Condamnation [Libre]

Oglicos de la 1ère ennéade de Fävrius
17e année du Onzième Cycle
Camp Sud du siège eldéen – Temple d’Uriz
Peu après la réunion matinale

Colère, tristesse, déni, épuisement, acceptation. Les Cinq étapes du grand Deuil, tu t’étais trouvé forcé de les traverser en un temps record alors que la garde d’ébène t’avait traîné jusqu’au temple dont le Feu d’Uriz était la Haute-Prêtresse. Douce ironie quand tu nous tiens. Tant de pouvoir. Tant d’influence… et voilà à quoi elle servait. D’assurance. De protection. D’argument d’autorité à soulever lorsqu’il fallait défendre la médiocrité. Et c’était d’autant plus triste que tu voyais s’y abaisser une Krish que tu savais loin d’être médiocre.

Tout cela changerait bientôt.

Tout cela changerait bientôt, tu en étais persuadé. Même aveugle et sans magie, tu étais capable de le lire dans ses attitudes. Personne n’est mieux placé que le Gardien pour comprendre le Père. La déchéance devant les mortels. Une injuste exclusion. Une exclusion qui coûterait plus cher à l’Elda qu’à toi, voilà ce qu’il avait fallu payer, mais comme aux jours premiers, tu avais rapporté la flamme Primordiale à Uriz. Tu avais accompli ta mission et un jour ils t’en remercieraient.
C’est ce que tu avais hurlé, encore et encore aux gardes qui te surveillaient, avant que ta tristesse ne devienne épuisement, que le ton ne finisse par baisser, et qu’inévitablement, tu t’installes dans un silence de mort et de sombres réflexions.

Ne te restait-il donc vraiment plus rien à accomplir avant de rejoindre le Nahali ?

La proximité de ta fin ne t’effrayait pas. Plutôt, pour ce que cela vaut, elle te décevait. En terminer maintenant, c’était livrer aux mains d’autres tant de projets… qui pour certains te tenaient à cœur. Tu abandonnerais l’Œil de Valas avant que ses secrets n’aient été livrés et laisserait derrière toi une Etude Noire qui au prix de grands efforts commençait à te faire confiance autant en tant que chercheur qu’en tant que personne. Les séances d’extraction de pierres d’âmes partagées avec Xun’tyrr ne te manqueraient probablement plus une fois dans l’après-vie, mais pour l’instant, elles devenaient un passé proche que tu regrettais de plus en plus. Un passé proche qui à cause de cela devenait douloureux… presque aussi douloureux que la perte de l’une de tes rares amitiés.
Colère, Tristesse. La tristesse t’avait donné le temps… non, t’avait forcé à penser à des choses auxquelles tu ne pensais habituellement pas. Ton lien avec Krish et les Repentis était l’une de ces choses. Il y avait autre chose entre vous que ce qui liait Gardien et Destructeur. Il y avait aussi une complicité, une affection, du moins au moins de ta part. C’est en partie cette affection d’ailleurs qui te permettait d’aller aussi loin lorsqu’il s’agissait d’elle. D’autres, même choisis du Père n’en auraient pas valu le coup à tes yeux. D’autres, tu les aurais appelé des indignes et des fantoches. D’autres, tu aurais attendu qu’Uriz s’ennuie d’eux et finisse par les détruire. Pour d’autres, tu n’aurais pas sacrifié corps et esprit comme tu l’avais fait dans l’Etat-Major. D’autres, tu n’aurais pas pris le risque de les prévenir de leurs déviances avant qu’elles ne leur aient coûté cher.

Seulement, il fallait croire que cela ne comptait que pour trop peu, puisque tout ça ne t’avait même pas gagné le droit de lui parler comme le faisait l’Obok Senger du 2e Ost.

Déni, épuisement, acceptation. Maintenant toutes ces pensées étaient derrière toi. Les onze seuls savaient ce qu’ils t’avaient préparé pour tes dernières heures.

Pour ceux qui peuvent m’empêcher d’entrer je suis Ton Haut-Prêtre au masque étoilé, et je leur demande une autorisation qu’ils ne me refusent pas, alors que même le plus haut serviteur du Menteur n’utilise pas le nom de la Haute-Prêtresse et du Vaisseau d’Uriz en vain. Pour ceux qui ne sont pas sur mon chemin, je ne suis personne et je n’ai pas de visage, alors que je porte un manteau qui n’est pas celui que tous reconnaissent et qu’aucun bâton ne martèle le sol. La visite n’est pas secrète, elle ne saurait l’être, mais elle n’est pas non plus criarde, et il n’y avait de raison que cela ne suffise. Plus tôt, un prêtre d’Uriz qui n’est en fait qu’un autre de tes serviteurs y a apporté la tête trouvée dans le mur de Sol’Dorn. Séparée du corps figé dans le mur elle est un indice parmi d’autres, et s’il n’y a aucune raison de venir voir celui qui aurait pu devenir Prime Sorcier – avec une langue moins déliée – en premier, c’est suffisant pour Toi.

Quand j’entre enfin je prends la bonne direction et je trouve le sac avant de trouver le prisonnier.

Les murs ont des oreilles, je n’oublie pas l’avertissement lancé par la Triumvir et celle que celui à qui je rends visite a désigné comme une reine, mais ce n’est pas une nouveauté, alors que je suis souvent un de ces murs quand je ne suis pas leur architecte. Quand je m’approche de l’aveugle, finalement, je pose les genoux au sol et m’assieds. « Tu savais ce que tu faisais, mais sais-tu ce que tu feras ? » Je commence d’une voix d’un froid qui caractérisait l’absence d’émotion. « Tu as un jour et peu d’alliés, un jour et que des ténèbres, un jour puis une éternité là où on ne te suivra pas. » Je n’obtiendrais peut-être pas de réponse, je ne sais même pas si j’en attends, mais ce n’est pas important. « Comment vas-tu utiliser ce jour, comment vas-tu faire pour qu’il serve et ne se perde pas ? » Ce qui est important, c’est de comprendre sa réaction à mes mots et m’ajuster.

Des bottes claquent contre le sol. Tes oreilles frémissent. Tes gardes s’écartent de toi. Tu n’as plus l’impression d’être observé, ou du moins pas aussi intensément que tu ne l’étais un instant plus tôt. Un autre. Quelqu’un arrivait. Ce n’était pas Krish. Même ainsi privé de tes sens, tu reconnaîtrais assurément encore le pas de Krish. Fusse-t-elle-même blessée. Mais si ce n’était pas Krish, qui pouvait-on bien avoir autorisé à te visiter ? L’espace d’un instant tu te tends, craignant que l’heure soit déjà là, et que sans que l’on t’ait donné l’occasion d’un au-revoir, ceux chargés de te marquer de disgrâce soient déjà arrivés. L’être s’approche, s’approche, s’approche bien trop près, et il s’assied.

Quand la voix du Haut-Prêtre de Tesso traverse ses lèvres, tu as du mal à réprimer un sursaut, signe de soulagement plus que de surprise. Le reste, ce sont des jeux que tu aurais habituellement trouvés ô combien hilarants, mais qu’à l’instant tu n’étais pas le moins du monde d’humeur à jouer. Aujourd’hui, contrairement au reste de ta vie est un jour sur lequel tu ne possèdes aucun contrôle. Aujourd’hui seuls les dieux savent ce qu’il adviendra de toi, et à cause de cela, tu n’as qu’une hâte, mourir. Mourir et enfin être réinvesti de pouvoir.

- Quand je pouvais encore voir, le ciel nocturne me passionnait. tu réponds, d’un ton monotone Saviez-vous, Suliss, que les étoiles ne brillent jamais aussi fort que la veille de leur mort ?

Deux. En quatre siècles tu as vu deux étoiles mourir. Bien peu comparativement à l’infinité d’astres déployée dans votre cosmos. Probablement personne d’autre si ce n’est quelques astronomes ne s’en est jamais rendu compte. Deux pauvres étoiles au milieu du ciel nocturne.

- Seuls les Onze savent ce qu’il adviendra de moi, mais je compte bien faire au moins ça. Briller.

Bien sûr que tu ne sais pas ça, tu me dis, et je ne peux rien faire d’autre qu’acquiescer d’un mouvement de tête qui ne pourra être perçu, comme le semblant de constellation qui illumine mon masque. « Le ciel nocturne ne m’intéressait que parce qu’on ne pouvait savoir qui j’étais quand il me surplombait, avant tout ça. Je n’ai jamais vu dans ces étoiles autre chose que la source d’inspiration pour ce masque que je porte sans cesse et dont je ne vois que l’envers du décor, je l’ignorais. » Dans un monde où tu es Uriz et qu’il est toi, le ciel étoilé est-il le même masque que je porte, un qui semble si merveilleux mais qui ne cache qu’un vide qui ne fait aucun sens, un néant que se retient pour ne pas devenir un tout, une coquille vide qui ne veut plus se montrer à ceux qui pourraient le reconnaître ? C’est idiot, mais les mots de l’aveugle sont amusants, et je peux jouer avec eux de bien des façons.

Les deux étoiles mauves du serviteur du Menteur brillent désormais d’honnêteté, peut-être qu’il est à la veille de sa mort, lui aussi ?

Mais je ne suis pas là pour briller, je suis là pour le faire miroiter lui. « Tout ce qui se passe dans Sol’Dorn doit te sembler bien futile, maintenant, mais le mystère aurait été de ceux pour t’intéresser, car magies ou dieux sont concernés, et que les deux se mêlent souvent de bien des façons. » La voix exprime du regret, un regret bien étrange, que je ne devrais pas ressentir, et qui est peut-être feint. « Peut-être as-tu besoin de ça pour briller, peut-être pas, en t’offrant une fenêtre sur Sol’Dorn à travers ce fragment, je te laisse ce choix. » Les mots ne font pas de sens, il manque un contexte, un contexte qui tarde, mais un contexte qui arrive tout de même. « Il y a une tête, sur le sol, devant toi, à une trentaine de centimètres, je l’ai nettoyée moi-même, et je veux que tu la saisisses, je veux que tu en touches la peau avec tes deux mains, et je veux que tu me dises quelque chose. »

« Il est des gens qui ne veulent pas te laisser briller, tu sais ? » Je finis sur un petit rire, avec des mots que je veux à plusieurs sens, sans avoir réussi à me décider réellement.

- Tu choisis bien ton moment.

Tu te lèves, un sourire narquois pétri de colère aux lèvres. C’était bien le moment, maintenant que tu n’avais plus ni focaliseur ni liberté, d’annoncer à l’héritier de Valas que sa Chimère de père était au travail dans Sol’Dorn. C’était bien le moment, longtemps après que Viconia se soit amusé à te mettre des bâtons dans les roues, longtemps après cette première fois, où pour éviter d’avoir à vivre ce que tu as vécu, tu étais allé quérir l’aide des disciples du Menteur – et qu’ils te l’avaient refusée – de t’annoncer l’existence d’une adversité. Tu sais qu’elle existe cette adversité, même si tu n’es pas certain d’en saisir l’entier spectre. Pour ce que tu en sais, Ssol’Riss Ulnen pourrait faire partie de tes adversaires. Le Haut-Prêtre de Tesso, cherchant à mettre en place quelque agenda que seul lui est capable de décoder, pourrait tout aussi bien t’avoir depuis le départ conduit à la mort.

Tu te baisses avec lenteur, cherches l’objet qu’il t’a désigné du bout des doigts, trouves des lèvres inertes, une langue, un nez, des yeux… Tes doigts en font le tour, et pour la première fois depuis bien longtemps tu es authentiquement surpris. Tu grattes la pierre du bout des ongles, persuadé qu’il s’agit-là d’une quelconque gangue enfermant les chairs, mais non contente de se refuser à s’effriter, elle épouse à la perfection les formes de la chevelure qu’elle recouvre. Trop fins pour qu’il s’agisse d’une couverture, c’est comme si chaque poil de cette crinière avait été minutieusement sculptée.
Tu te saisis de la tête, te baisses, et au moment de te lever et de soulever l’étrange objet, tu es encore une fois profondément décontenancé. Cette tête est bien trop lourde pour être juste une tête de chair et d’os, et bien trop réaliste pour n’être qu’une sculpture. Tu pestes en silence. Ce que tu aurais aimé pouvoir te reposer sur ta magie, explorer l’étrange objet à ta manière, en identifier la matière, les endroits où elle se distordait, essayer d’en comprendre l’impossible composition et la manière dont elle avait été altérée… au lieu de ça, tu étais condamné à subir l’appel d’une trame que tu ne pouvais plus manipuler. Comme incapable de faire sens de mots que tu entendrais pourtant distinctement, comme perdu entre le haut et le bas avec les yeux grands ouverts, tes es impuissant face au chaos arcanique glissant autour de l’objet. Et c’est avec grand peine que plutôt que de chercher comme le chercheur que tu es, c’est sans la moindre conjecture que tu es obligé de demander :

- Quelqu’un a la moindre idée de ce qui lui est arrivé ?

Je l’ai comme fermé à ma présence, un temps, un temps où la colère prend le dessus, même s’il se contient et que sa voix reste mesurée, mais je sais que ça ne peut durer, car c’est toujours la curiosité qui prend le dessus avec les eldéens comme Valsrik’Hrae Zezxyra. J’aurais pu être comme lui, si tu ne m’avais pas emporté, si elle n’avait eu besoin de moi, si la voie de l’Art s’était imposée à moi. La curiosité, quand elle le happe, ne lâche pas son emprise sur lui, et c’est de la surprise que je comprends bientôt habiter celui qui aurait pu faire de cette énigme la sienne. Les mots de la Triumvir me reviennent, et je souris, rompant si peu la parfaite immobilité qui m’a prise alors qu’il explorait l’objet de la seule façon qu’il le pouvait désormais, avec ses mains. Une immobilité qui aurait pu revenir, s’il n’avait pas prononcé ces quelques mots, formulant une question qui devait lui faire ressentir une profonde impuissance.

« Peut-être que nous tenons quelqu’un qui sait. » Pas de détail, juste une piste de réponse, qui laisse sa place à un contexte qui se présente à l’aveugle. « Celui à qui appartient cet objet n’est sûrement pas le seul à s’être retrouvé prisonnier de la roche. Nombreux sont les nôtres à se faire avaler par Sol’Dorn et elle ne semble pas vouloir les recracher de si tôt. » Je m’arrête, un cours instant, avant de reprendre avec une piste qui se précise. « Mais elle n’est pas infaillible et elle a recraché deux des siens, deux enfants, qui ont vu, et qui ne voulaient plus voir, quelque soit le sort de ceux qu’ils ont laissé à l’intérieur. » Là, la piste bien maigre se dévoile. « Ils ne sauront pas ce qui est arrivé à l’homme de roche, mais ils sauront des choses que j’ignore, des choses qu’Il ne daigne pas me partager, et peut-être que ça servira, et peut-être qu’ensuite je pourrais répondre à ta question par l’affirmative. »

Puis viennent mes réelles intentions, qui par habitude s’expriment de manière joueuse, un jeu qui n’a d’intérêt que celui que tu lui portes. « Je ne suis pas là pour chercher la vision d’un aveugle, tu dois bien le deviner, mais l’aveugle qui aurait pu devenir leur seigneur peut connaître ceux qui voient, et désigner ceux qui voient mieux au serviteur du Silencieux pour qu’il ne s’attarde pas sur les opinions de ceux là même plus aveugles que l’aveugle. »

Il peut, mais va-t-il ?

Tes doigts courent toujours entre la peau et la roche, se laissant aller à explorer de la manière la plus complète qui soit la chose qui leur est offerte, s’efforçant de te donner quelque chose d’autre à penser que les charades du Porte-Parole du Menteur. Tu n’es pas contre un jeu de mots, tu n’es pas contre une intrigue, mais là… tu as autre chose à faire de tes neurones que d’essayer de décoder les implicites et les figures de style. Le Haut-Prêtre t’agace, et cela se voit à ton visage.

Nombreux sont ceux qui ont été avalés par Sol’Dorn.

Voilà qui voulait tout et rien dire à la fois. Etaient-ils prisonniers des forces en présence, ou au contraire étaient-ils prisonniers avec les forces en présence ? Tout te porte à penser que lorsqu’il désigne le personnage de Sol’Dorn, il est littéral. Pour une fois. Juste au moment où franchise est facilement confondue avec image. Sauf que s’il sait d’autres prisonniers de Sol’Dorn, en digne rampant aux milliers d’ommatidies, nul doute qu’un simple prise d’otage n’aurait pas échappé à sa compréhension. Il était des forces en jeu qui lui échappaient. Des forces auxquelles tu es plus habitué à toucher que lui… sauf que tes mains t’ont été coupées.

Douce ironie quand tu nous tiens.

Tu reposes la tête au sol, et t’assieds à ses côtés. Tes doigts graciles se mettent à danser dans le vide, sans rien accomplir. Tu joues le chef d’orchestre pour un public qui n’existe pas, et lorsque ton numéro est fini, alors tu es comme éteint. Tu forces le Haut-Prêtre à attendre quelques secondes, quelques minutes, que tu lui répondes, tendant une oreille vers lui au moindre craquement qu’il eut provoqué.

- Il paraît que je suis un traître. tu soulèves un sourcil On attend de l’aide des traîtres maintenant ?

Ce qu’il veut… du moins ce que tu penses qu’il veut, tu pourrais le lui donner sans hésiter. En réalité, tout en toi veut le lui donner. Priver la Zho’Us Raghar d’un sujet d’étude aussi intrigant que celui qu’il te présente là va contre tous tes principes, mais te laisser mourir alors que tu pourrais faire tellement plus pour Elda n’est pas plus dans ton tempérament. Tu as une chance d’obtenir quelque chose, alors pourquoi te gêner ? Tu n’as plus rien à perdre.

- Quitte à me faire confiance, autant y aller jusqu’au bout et me laisser faire mon travail correctement.

Je ne suis pas étonné par cette réponse, car elle est de celles qu’on me pose bien souvent, car elle est de celles qui ont une réponse toute trouvée dans Ton culte, où les choses sont moins absolues, où on ne sait jamais vraiment ce qui est. Ce que j’exprime. « En chaque lieu que le Menteur visite les ennemis qui n’en sont pas et les traîtres apparents sont légion. Sol’Dorn est un tel lieu, tout autant que ce temple d’Uriz. » Les murs ont des oreilles, et peut-être que j’aurais pu être plus attentif à mes mots, mais qu’importe, je continue avec un sourire. « Le messager n’aurait peut-être pas dû mourir, ou peut-être que si, personne ne peut savoir s’il a été plus utile à nos ennemis qu’à nous, peut-être qu’il en est de même pour toi. » Je marque une pause. « Et puis, quand le Menteur attend de l’aide, il ne fait la différence entre ennemi et allié. Il demande à tous, rarement aussi directement, et parfois il est surpris. »

Ce qu’il essaie, par contre, est un peu plus surprenant, et quand j’ai fini d’adresser sa première question il me faut du temps pour considérer mes options. Et il y en a de nombreuses, que tu explores avec moi. Celle qui l’emporte se sert des mots de la Triumvir, et de ce que j’ai pu comprendre à travers eux de ses intentions. « Tu te doutes bien que je n’ai pas en ma possession ce que tu me demandes, que je ne peux te rendre tes yeux, que je ne peux te rendre une perception de ce qui a pu créer ce que tu tiens entre les mains. » Je secoue la tête. « Je n’ai que les mots. » J’insiste sur le que, comme déçu, mais j’espère bien qu’il n’en croira rien. « Et les mots ont déjà été susurrés, le reste dépend de toi. Une décision sera faite avant que la journée n’arrive à son terme. » C’est pour ce genre de moment que je te sers toi, c’est pour ce genre de moment que je t’ai toujours servi, avant même que Ssol’riss Ulnen n’existe.

« Maintenant que cette question là a été réglée, tu sais à quel point c’est amusant de parler de confiance ? Là, je peux le dire, ce n’est pas ça qui pose problème, mais comment pourras-tu répondre autrement que par un rire ? Fais moi confiance… » Et je ris, doucement.

- Je refuse de croire le serviteur du Menteur incapable de me rendre ce qui m’appartient.

L’entendre s’allonger en des justifications longues comme des paraboles te fatigue. Si Tesso désire ton aide, alors qu’il se la fournisse, et t’offre la possibilité de servir. À moins que ce ne soit toi le dindon de la farce, s’il est si clair, si direct, si insistant… alors rien ne justifie qu’il ne se donne pas plus de moyens. Lorsque l’on est un serviteur du Menteur, ce que l’on ne possède pas se dérobe, ce que l’on ne sait pas s’apprend, et la vérité que l’on veut cacher s’efface. Rien ne dépend de toi tant que tu n’es pas toi ; et tu n’es pas toi sans magie. Demander ta confiance… comment pouvait-il se permettre de te demander ta confiance sans t’avoir fait la moindre preuve de la sienne.

D’entre toutes les divinités aux voies impénétrables, celles de Tesso restaient les plus nébuleuses.

Tu laisses peser le silence, toujours sérieux comme les ombres, partagé entre tes devoirs envers les dieux et ton presque égoïste désir de rester accroché à la vie. Presque seulement car si tu désirais rester en vie c’était pour mieux servir l’Elda. Presque tout de même car si tu désirais rester en vie c’était aussi pour avoir un jour l’occasion de voir se réaliser tes prédictions, constater que comme toujours tu avais raison, et te bâffrer dans la satisfaction alors que se dessinait devant toi un monde dont tu auras été le discret fondateur.

- Et je ne désignerai personne tant que je ne serai pas certain de ne pas les condamner avec moi.

Faire confiance, pourquoi pas ? Parce que faire confiance c’était peut-être donner au Feu d’Uriz à travers le Menteur les moyens de faire disparaître avec toi tous ceux ayant assez de respect pour toi pour soutenir ton discours auprès d’elle. Si l’Etude Noire devait tomber, si l’Erek’d’Fenor devait perdre de sa verve, tu refusais que ce soit de ta faute.

Il joue avec ce qu’il lui reste, et il gagne.

Il ne gagne pas ce qu’il me demande, car elle sait que je suis ici, elle sait que si quelque chose vient à arriver au prisonnier je suis responsable, elle sait qu’il faudra mettre toute prise de pouvoir du prisonnier sur un dos qui te supporte déjà toi. Non, il gagne autre chose, une preuve peut-être, que mes intérêts se situent au même endroit que les siens. Il ne l’acceptera peut-être pas, le don ne fait aucun sens pour ceux qui ne vivent pas pour toi, il n’apporte pas d’avantage, il n’apporte pas de pouvoir sur moi, il n’apporte rien d’autre que la connaissance de ce qui se trouve sous le masque, il n’apporte rien d’autre que la connaissance de la seule chose que je cache en tout moment et à tous. Ou presque tous, je pense, alors que là où je vais ensuite je m’apprête à faire le même don, sans le semblant d’honnêteté qui va avec. Je reste dans ma position, et alors que ma voix s’abaisse, je retire le masque.

« Tu n’as pas d’yeux pour me voir, et peut-être que pour cette raison tu n’accepteras pas l’échange que je vais te proposer, mais sache que nous ne sommes pas des ennemis, pas tant qu’Elda a besoin de nous. Pose tes mains sur mon visage, je t’offre le secret sous le masque, pour que tu me reconnaisses au-delà du jour qui vient, que ce soit dans l’Elghinyrr ou en dehors. » Je sais que s’il le choisit, il parviendra à me sonder comme il a sondé ce crâne. Je sais qu’avec un peu de temps il connaîtra mes traits aussi bien que quelqu’un qui a des yeux à y poser. Je sais que s’il survit, si ce que je sais vient à se réaliser, il me connaîtra mieux que beaucoup ne me connaissent, et qu’il deviendra un danger. Mais Elda prime, et si je dois sacrifier quelque chose d’aussi précieux, je peux le faire. « Si ça te suffit comme gage de confiance, crois le serviteur du Menteur. Crois-le quand il te dit que ce que tu crains n’arrivera pas, pas de son fait. »

La tempête qui a lieu à l’intérieur n’est pas près de s’arrêter, la tempête qui a lieu à l’intérieur est de ton fait, et je la subis sans frémir, alors que tu penses avoir été trahi, et que je sais que c’est tout l’inverse.

Il ne se rend pas compte de ce qu’il t’offre. Soit il ne se rend pas compte de ce qu’il t’offre, soit il cimente ce-faisant ta condamnation. Il t’offre son visage. Il te propose de lever le mystère pesant sur sa personne… et quel pouvoir te donnerait-il sur lui si seulement tu possédais ta baguette ! Parce que tu ne vois pas comme les autres. Tu ne vois plus comme les autres. C’est à travers ta magie que tu explores le monde. Avec ta baguette, tu soupèses, tu t’enquiers des forces régissant la matière… et ce faisant tu touches exactement comme le ferait un aveugle. Depuis longtemps déjà tu vois en formes plus qu’en couleurs, en échos plus qu’en ombres et lumières. Si seulement ta baguette t’était rendue, alors à moins de te priver du soutien de la trame, le Haut-Prêtre du Menteur ne pourrait peut-être plus jamais se cacher de toi.

Tu t’approches timidement, incertain de la manière dont prendre la proposition. Cela pourrait tout aussi bien être une récompense qu’une punition. Il pourrait te donner une arme confiant de l’utilisation que tu en ferais, comme il pourrait t’offrir un cadeau piégé de la pire des façons. Seulement tu es bien trop curieux… tu es bien trop avide de savoir pour ton propre bien, et même dans une situation comme celle-ci, terrifié par le poids de la vérité, tu la trouves bien trop tentante. Quitte à mourir, autant mourir savant.
Tes doigts se tendent, se posent avec le respect qui leur est dû sur les joues du Haut-Prêtre, et ils glissent. Ils détaillent une peau extrêmement lisse, exempte des cicatrices et autres brûlures que portent fièrement beaucoup de vos comparses. Ils y trouvent des contours anguleux, dessinés par le menton pointu et les osseuses pommettes étirant ce précieux crâne en longueur. Tu descends le long de fossettes très marquées jusqu’à des lèvres courtes et pleines dont tu traces soigneusement le tour avant de continuer ta remontée. Un nez droit et fin aux narines menues te guide jusqu’aux arcades creuses que personne ne sait avoir vu, aux grands yeux dont personne ne connaît l’expression et aux fins sourcils faisant au Sombre le front court.

- Il y a une Spirite, Xun’Tyrr, avec qui j’ai beaucoup travaillé sur la manipulation d’énergies. tu recules légèrement, les paumes au clair, comme hésitant maintenant à toucher quoi que ce soit d’autre Qu’il s’agisse d’un phénomène magique aléatoire ou de la Voilée s’en prenant aux Braises des gens de Sol’Dorn, nul doute qu’elle serait capable de poser d’excellentes conjectures.
Il y a aussi un Elementaliste du nom de Byr’Sath, qui s’est toujours intéressé à la nature minérale du corps, et qui comprendrait certainement mieux que n’importe qui d’autre quel phénomène aurait pu créer cette… tête.
Et puis il y a Sel’Drin, un mysticiste, trop habitué à gérer les catastrophes que peuvent provoquer nos Wanre pour rester aveugle aux perturbations magiques, mais dans son cas, je ne pense pas qu’il soit raisonnable de l’éloigner de l’Etude Noire. Si ni lui ni moi ne sommes présents au Puy, la gestion de nos Institutions magiques civiles risque – même si ce n’est que peu – d’en pâtir.

Tu recules, à pas lents et retrouve, même aveugle, instinctivement l’ombre d’un coin de ta « cellule ».

- J’espère que ça suffira.

Mon froid visage n’arbore aucune expression, aucune émotion, alors que les doigts l’auscultent, après une courte hésitation. Ils glissent sur un visage lisse qui n’a pas l’habitude d’être touché par autre chose que la pierre froide et le reste du masque, pas sous cette forme en tout cas, pas depuis une trentaine d’années. Tu me dis qu’Imdri, Medril et Azsancha au moins ont connu ça, mais ils ne sont pas tes serviteurs, pas vraiment, pas comme moi. J’écoute alors qu’il ne touche plus, j’écoute et je retiens, je retiens et je visualise, je visualise et je planifie. Elle veut les réponses le soir, elle aura les réponses le soir, mais pas grâce à celui que je visite.

« J’espère aussi. » Je lui réponds, d’une voix avec autant d’émotion que mon visage.

Trois noms, seulement, tous inaccessibles, en échange d’un visage. Ce n’est que peu cher payé, c’est totalement décevant, et cette marque de confiance devra donner sur autre chose pour ne pas être dans le vide. Le visage perd en plus en valeur à chaque fois qu’il est révélé, en même temps que le danger grandit. Tu ne voulais pas, mais je n’en ai fait qu’à ma tête, et en réalité, je prévois de le dévoiler encore deux fois dans les jours qui viennent, m’en servir comme arme tant que je le peux, m’en servir pour moi plutôt que pour toi. Je me relève, je retrouve les ténèbres du masque, et je me retourne.

« Mais j’en doute fortement. » J’ajoute, avec une voix plus amusée.

Peut-être est-ce une façon de lui rappeler qu’il en faudra plus, peut-être est-ce une façon de lui rappeler que j’en attends plus de lui, peut-être sont-ce des mots qui n’ont pas de but, qu’ils doivent juste être prononcés pour montrer une sorte de mécontentement, de déception. Peut-être qu’ils sont les derniers mots que je lui adresse, peut-être pas. Dans tous les cas, le haut-prêtre de toi qui se tient devant le prisonnier disparaît alors qu’une capuche est rabattue et qu’il quitte le lieux où il est enfermé, conscient que la tête lui reviendra par elle-même alors que le serviteur à la fois de toi et d’Uriz reviendra se glisser parmi les ombres.