La fierté de nos pères [Aerianna]

17ème année du 11ème cycle,
Deuxième ennéade de Favrius, premier mois d'automne,
Le sixième jour...

Parmi les innombrables étalages de la place du marché, le salon de Lhâgri était devenu une petite institution depuis quelques années. Son grand chapiteau protégeait hommes et marchandises aussi bien de la morsure du soleil que des pluies saisonnières, et une clientèle bruyante et éclectique s'y entassait tout le long du jour. On y admirait des produits régionaux, des animaux exotiques vivants ou morts, on serrait la pince d'éleveurs aux mains crasseuses qui connaissaient leur petit quart d'heure de gloire. Les gosses des bas quartiers y trouvaient un terrain de jeu idéal pour s'adonner à leurs chapardages ; les familles modestes en profitaient pour promener leur marmaille, longeant les étals avec une curiosité désabusée, cherchant dans tout ce charivari un semblant d'intérêt à leur vaine existence.

Le salon de Lhâgri avait aussi ses habitués de marque. Ascanio Vossula y venait tous les ans, et ce depuis la création du salon. Lhâgri s'enorgueillissait de l'attachement du riche Prince à son petit commerce. Il avait su tirer parti de l'aubaine pour se faire connaître, et il s'était fait fort d'entretenir chaque année l'intérêt du prestigieux visiteur, afin que celui-ci continue à lui rester fidèle. Ascanio, dès lors, était reçu comme un roi. Reconnaissable entre mille avec ses vêtements aux couleurs criardes et son grand chapeau à plumes, on lui faisait fête chaque fois qu’il venait, on lui serrait la pince, certains prenaient la pose à ses côtés le temps qu’un dessinateur habile leur tire le portrait. Il était néanmoins devenu plus difficile de l’approcher depuis qu’il siégeait au Conseil de Thaar, et qu’une bande de gardes du corps massifs l’escortait en permanence ; mais il prenait toujours le temps de scruter chaque étal et de déguster toutes les bonnes spécialités gastronomiques, les locales comme les plus exotiques - pour le plus grand plaisir des exposants.

« Et mangez des pommes, les enfants, surtout mangez des pommes, c'est important », s’exclamait le Prince Marchand, un grand sourire aux lèvres, avant de tendre un fruit à l’un de ses hommes de main et de lui glisser à voix basse : « débarrasse-moi de cette merde ».

Il allait achever sa visite lorsqu’il tomba nez à nez avec un visage qui ne lui était pas inconnu.

Cela faisait quelques jours que je cherchais de quoi me changer les idées avant de rentrer à Geresh, et de réception en réception j’avais vu l’espoir de trouver telle occasion et de véritablement me laisser distraire s’envoler. La dernière idée qu’on m’avait présentée était de loin la pire, mais il était un moment où on ne pouvait plus faire la fine bouche, et tant que je n’avais pas essayé de me rendre au salon de Lhâgri – qui ou quoi que ce Lhâgri soit – je ne pouvais pas réellement dire que ça ne fonctionnait pas. On ne m’y prendrait pas souvent à accepter ce genre d’offre, mais la détresse était grande, bien grande, et aux grandes détresses les grandes… les mauvaises idées ? Au moins, je savais à qui ne plus jamais accorder la moindre espèce de confiance si l’idée était aussi désastreuse qu’elle semblait. Finalement, la seule chose relativement intéressante, en dehors du fait que des marchands venus de Geresh devaient s’y trouver, était l’éventuel passage d’Ascanio Vossula.

Mais il se disait que c’était possible qu’il ne s’y trouve pas, alors que monsieur était bien affairé depuis le trépas de son père.

C’est donc sans autre idée que de passer le temps que je me faufilais entre ceux du peuple qui étaient venus, sans jamais toucher personne de peur qu’ils ne salissent ma belle robe blanche. J’étais suivie par un ou deux hommes de mes couleurs et j’ignorais jusqu’à la couleur de leurs cheveux. A chaque fois que j’avais prêté attention à l’un d’eux j’avais été perdante, aussi avais-je appris ma leçon. Quand je m’arrêtais pour observer une des rares choses qui valait le coup d’œil ils me flanquaient et portaient une main à leur ceinture, mais c’était là la limite de leur devoir tant qu’aucun trouble plus sérieux n’était apparu. J’avais aussi une esclave sur mes pas, portant un sac qui resterait vide, et j’avais mis un moment à me rendre compte que d’une façon ou d’une autre c’était celle des bains de Geresh, celle que j’avais voulu vendre. C’était amusant, sans que je ne mette le doigt sur pourquoi c’était amusant, et sur pourquoi je n’étais pas simplement irritée.

C’était juste avant que Sauveur… non, c’était avant Krish… ou pendant ?

Après avoir enfin lâché du regard quelque chose qui ne pouvait qu’être une réplique d’un œuf de dragon-faé – un animal dont je rêvais depuis gamine, un animal auquel je voulais me lier, même si je ne comprenais pas comment il pourrait percevoir la magie de la douleur – je me retournai brusquement pour reprendre ma route. Ou c’était l’objectif, avant de me rendre compte que le flamboyant personnage qui me barrerait la route quelques mètres plus loin était Ascanio Vossula, Ascanio Vossula qui parlait de pommes, Ascanio Vossula qui parlait de pommes à des enfants, Ascanio Vossula qui parlait de pommes à des enfants et qui se débarrassait de celle qu’il avait dans la main. Je me souvenais à peine du conseil de diététique qu’il m’avait servi quand je lui avait offert bien des fruits et légumes à son anniversaire. Un sourire, enfin, vint illuminer mon visage, et je m’approchai de lui avant de m’essayer à une courbette bien moins osée que la seule que j’avais eu à faire devant lui.

Et puis, de toute façon, ma tenue était beaucoup plus sage.

« Prince Vossula, je craignais vous avoir manqué. » La voix était douce mais portait juste assez pour traverser le tumulte d’un salon de ce genre. « Aerianna Hiisi de Geresh, je ne suis pas sûre de vous avoir croisé depuis votre anniversaire. Celui de vos… » Il ne complexait pas sur son âge, si ? Dans le doute… « …tre retour à Thaar, il y a quelques années de ça. » Je n’osai pas non plus parler de son père, dans une situation assez proche de celle qu’il avait dû vivre – même si sûrement moins complexe, avec un père encore vivant – je ne voulais aborder ce genre de sujet. Une petite moue apparut alors, même si je la voulais légère et la moins sérieuse possible. « J’espère que vous ne comptez pas sur moi cette fois pour vous présenter des pommes de Geresh… mais il devrait y en avoir… là-bas… non, juste ici, derrière cet étal. » Un geste confus avait d’abord désigné un point lointain derrière moi à gauche, mais le deuxième, plus précis, pointait vers ma droite.

Geresh, Geresh... il mit un moment à replacer la jeune fille. Il se rappelait une autre héritière de Geresh, cette pimbêche d'Eïnad qu'il avait connue en son temps ; une garce qui le méprisait et qui n'avait même pas voulu coucher avec lui. D'ailleurs, n'était-ce pas elle qui avait perdu sa tête ensuite ? Ça doit être ça. Les choses évoluaient si vite qu'il avait du mal à les suivre. De ce qu'il avait cru comprendre, il y avait eu du grabuge à Geresh ces dernières années, et la petite cité avait perdu de son lustre ; ça expliquait pourquoi, à l'heure actuelle, aucun représentant de cette cité ne siégeait au Conseil de Thaar. Mais bah ! Nous ne sommes pas là pour parler politique. Parlons pommes.

Et les pommes de Geresh, en l'occurrence, étaient délicieuses et bien juteuses, comparées à celle qu'il avait goûtée juste avant. Ascanio put le constater après en avoir saisi une dans un bac en osier. Elle était bien ronde, bien ferme, dégoulinante de jus ; exactement comme il les aimait. Et lorsque ses dents caressaient la partie charnue du fruit, celui-ci semblait frémir et murmurer : "croque-moi, grand Prince". A moins que ce ne soit pure invention de sa propre imagination fertile. « Excellent ! » clama-t-il en balançant négligemment le trognon derrière lui - ce fut la pauvre esclave d'Aerianna qui se le ramassa en pleine pomme.

Ses papilles satisfaites, le Prince considéra plus longuement la jeune femme qui l'avait abordé - en fait, une bonne partie de la clientèle du salon, dont le bon Lhâgri en personne, avaient maintenant les yeux rivés sur elle et la déshabillaient du regard. Un physique juvénile, de longs cheveux lisses, un corps frêle d'enfant, bien que relativement grande pour une femme. Jolie, mais banale, jugea Ascanio. Et on discernait comme un voile de tristesse et d'abattement sur son visage blanc et dans ses yeux noirs, cet air avachi qu'ont les gosses de riches qui s'ennuient. Elle avait pourtant fait preuve d'audace en se présentant à lui au beau milieu de la clientèle du salon, faisant fi de tous les regards. Aussi le Prince devinait-il, sous le masque timide et désabusé de la jeune femme, un certain tempérament volontaire. Et il aimait cela.

« Marchons ensemble, voulez-vous ? » dit-il, et, entraînant à ses côtés la jeune héritière entre les rangées des étals, encadrés de son escorte, il se laissa aller à un gentillet badinage. « Je connais bien votre pays, vous savez ; il fut un temps où la princesse Eïnad'Alin Akar'Demlir était amoureuse de moi. Parlez-moi un peu de vous, Marianna ; je brûle de vous connaître dans les moindres détails. »

Le fruit de Geresh était la seule valeur sûre à tout instant, aussi ne réagis-je pas à son appréciation de la pomme qui tombait sous le sens.

Je ne réagis pas non plus à ces regards qui se faisaient pour certains bien insistants, car l’habitude m’y avait rendue totalement insensible, j’aurais probablement même pu être nue qu’ils n’auraient tiré aucune autre réaction de ma part, ou c’était ce que je croyais. L’expérience aurait de toute façon été désagréable pour bien d’autres raisons que je ne voulais pas éprouver. Il y avait un regard auquel je ne pouvais pas paraître insensible, par contre, et si je rougis si légèrement alors qu’un sourire commençait à poindre, c’était parce qu’Ascanio me détaillait lui aussi du regard. Il ne pouvait avoir haute estime du peu d’extravagance que je montrais mais c’était toujours ce même pari que je faisais, celui de surprendre. Et puis, on ne m’avait pas donné les formes les plus recherchées, je n’avais pas tellement de choix en la matière. Heureusement, c’était amusant, de jouer avec les attentes des autres, et un autre Prince Marchand de Thaar était déjà tombé dans mon jeu.

J’acquiesçai poliment à son invitation avant de le suivre, laissant ma servante et mes hommes disparaître.

« Aerianna. » Je corrigeai doucement, pas nécessairement contrariée, avant d’encourager la discussion qu’il avait lancée. « Je n’ai pas connu Eïnad’Alin, pas bien en tout cas, pas avant que sa tê… » Une hésitation alors que je n’étais pas sûre de comment finir cette phrase, avant de me rendre compte que certains ne devaient pas rire à ce qui avait amené une montée si rapide des Hiisi. « Je n’avais sûrement pas besoin de vous parler du sort de votre amoureuse, je suis désolée. » Je ne restai contrite qu’un instant avant de changer de sujet et de répéter mon prénom en séparant assez les syllabes. « A-é-ri-anna, unique enfant de Rauast Hiisi, que vous ne brûlez définitivement pas de connaître. » Je choisis ce moment pour me presser légèrement contre son épaule en déambulant dans le salon de Lhâgri, sans un instant observer un seul étal alors que mon regard se tournait finalement dans la direction du Prince Vossula pour en admirer un instant le profil.

Ma voix baissa en volume, gagnant en chaleur alors que les prochains mots bien joueurs n’étaient que destinés à mon voisin. « Les moindres détails ? Ici ? Tout de suite ? » C’était peut-être une erreur, et le doute me fit hausser le ton à nouveau. « Je pourrais vous parler de bien des choses qui n’intéressent personne, vous parler du sort que j’ai réservé à ceux qui après les Akar’Demlir ont cru posséder Geresh, vous parler des émotions que l’on ressent lorsqu’on gagne les Jeux de Thaar. » Si un sujet piquait son intérêt je comptais sur lui pour l’exprimer. « Mais même après tout ça, la seule chose que j’ai en tête depuis que je l’ai vu ici, c’est l’œuf de dragon-faé sur lequel votre ami Lhâgri a réussi à mettre la main. Vous imaginez ce que penseront tous les elfes de Geresh s’ils voyaient l’œuf qui a le plus de valeur chez eux entre les mains de la seule humaine au dessus d’eux ? » Je gloussai légèrement à cette idée, même si je savais que l’œuf n’en était pas vraiment un.

J’avais craint que les mots soient ennuyeux, peut-être que ce jeu ne le serait pas ?

La jeune héritière semblait toute disposée à se dévoiler telle une effeuilleuse des troquets du port. Au vrai, Ascanio se souciait bien peu des soubresauts politiques de Geresh, et il se moquait plus encore de cette mascarade qu'avaient été les jeux de Thaar. Toutefois, la mention de l’œuf de dragon-faé qui passionnait la donzelle capta son attention. Il l'écouta s'épancher avec un sourire en coin, qu'on pouvait interpréter comme un signe de bienveillance - mais la vérité était toute autre. Petite sotte, songea-t-il, imaginant déjà de quelle manière il pourrait tirer profit de la candeur de cette poupée volubile. On voit que ta famille d'arrivistes ne joue pas dans la cour des grands. C'est que tout négociant digne de ce nom sait qu'il ne faut pas trop montrer son intérêt pour une marchandise, si l'on veut espérer l'acquérir à bon prix. Or, en bonne enfant gâtée, elle faisait tout ce qu'il ne fallait pas faire ; nul doute que Lhâgri, qui avait suivi l'échange, se frottait les mains à cet instant. Il allait essayer de lui refourguer sa camelote pour trois fois sa valeur. La lueur de malice qui brillait dans l’œil du marchand en disait long ; il jubilait d'autant plus qu'il savait, lui, que l’œuf était un faux - et pensait pouvoir tromper tout le monde.

« Ah, vous avez raison, mademoiselle ! » lança Lhâgri d'un ton mielleux, tout en s'approchant suffisamment de l'héritière pour pouvoir humer son parfum. « Avec un trésor pareil, ils seront bien forcés de vous prendre au sérieux. Je puis vous le céder pour un prix... raisonnable », souffla-t-il, dardant la jeune fille de ses pupilles libidineuses.

Le Prince Marchand pouffa de rire. L'appétit de Lhâgri pour les adolescentes était connu ; il éprouvait pour elles une soif insatiable, que sa laideur rendait difficile à étancher. Les circonstances d'une venue au monde compliquée l'avaient en effet affublé d'un bec-de-lièvre, et son cou était parsemé de petits boutons rouges disgracieux qu'il grattait sans arrêt. Il était assez riche pour garnir sa couche d'esclaves et de prostituées de bas-étage, mais une fille de bonne famille... il en salivait rien qu'à l'imaginer.

Ascanio hésitait à présent. Devait-il laisser sa nouvelle amie négocier sa ristourne avec ce satyre ? Dans un sens, il était curieux de voir si Lhâgri arriverait à ses fins ; la vision de son corps malingre entièrement nu en train de chevaucher la jeune pimbêche l'amusait autant qu'elle lui donnait la nausée. Il doutait que celle-ci puisse en arriver à de telles extrémités, mais après tout, si elle tenait tant à cet œuf, elle donnerait peut-être de sa personne. Elle avait déjà montré qu'elle n'avait pas froid aux yeux.

D'un autre côté, il tenait là l'occasion idéale de faire de la jeune héritière de Geresh son obligée.

« Lhâgri ?
- Seigneur Prince ?
- Et si vous m'en faisiez cadeau ? »

Le sourire suffisant du négociant disparut lentement, qui leva vers le Prince des yeux de chien battu. L'homme se savait pris au piège ; il lui était redevable à bien des égards. Pouvait-il décemment risquer de perdre son client le plus fidèle pour un faux œuf de dragon-faé ? Il ne balança pas longtemps, mais l'abattement sur son visage était plus qu'éloquent lorsqu'il lorgnait sur Aerianna : on venait de le priver de sa friandise.

« Oui, bien sûr ; ce serait un honneur. »

Aussitôt dit, aussitôt fait ; l'on porta l'objet à son nouveau propriétaire. Ascanio s'empara de l'oeuf avec précaution. S'il ignorait d'une part qu'il s'agissait d'un faux, il ignorait surtout à peu près tout ce qu'il y avait à savoir sur les dragons-faés. A ses yeux, il devait s'agir d'une sorte de wyverne ou d'un gros lézard volant ; il faut dire que l'on avait pris l'habitude, sur les marchés, d'affubler du nom de dragons à peu près tout et n'importe quoi. Là-dessus, ils reprirent leur marche, l'air de rien, avant qu'Ascanio ne se tourne une nouvelle fois vers Aerianna, serrant contre lui son nouveau bien.

« C'est assurément un trésor des plus rares », affirma-t-il sur le ton du connaisseur. « Si vous me parliez un peu plus de la valeur qu'il a à vos yeux ? »

A la bienveillance d’Ascanio vint se substituer la convoitise de Lhâgri, alors qu’il se mit à arborer une expression que je connaissais bien pour l’avoir rencontrée beaucoup trop de fois. Le seul semblant de solution que j’avais trouvé était de me fermer totalement à lui sans lui laisser croire une seule seconde qu’il avait une chance. D’autant plus que les précédentes rencontres avaient toutes eu lieu dans des circonstances beaucoup moins sécurisées. Je souris d’un sourire sans émotion en soutenant son regard alors qu’il intervenait, comme si je lui avais demandé son avis. Je savais que son prix ne serait pas raisonnable dans le cas miraculeux où ce n’était pas simplement moi qu’il demanderait, et j’étais prête à céder l’objet non sans jouer un peu de comédie s’il se montrait trop dur. Si j’avais parlé de cet œuf ce n’était certainement pas pour lui, en tout cas, et je me détendis légèrement en entendant Ascanio pouffer de rire puis intervenir.

Je cachai mon soulagement et la satisfaction de voir la frustration du marchand s’exprimer ainsi, ou en tout cas, j’essayai.

Je ne savais pas encore si cette réplique d’œuf de dragon-faé allait arriver entre mes mains mais j’en étais déjà redevable à Ascanio pour le service qu’il venait de me rendre et le désagrément qu’il avait vite écarté. Peut-être que je n’étais pas prête, encore, à m’exposer de cette façon ? Je restai silencieuse le temps que l’homme amène le faux trésor au Prince Vossula et le temps que notre marche reprenne. Le sourire plus chaud reprit sa place pour accueillir l’intérêt du Prince porté à sa nouvelle prise, et je m’arrêtai en même temps que lui au moment qu’il décida pour être curieux. « Je ne sais pas exactement, la curiosité ? Quelque chose qui est rare au point que très peu d’elfes en ont vu dans leurs forêts, quelque chose qui a tant de valeur, quelque chose de si particulier. » Je tendis la main vers l’œuf mais ne le touchai pas, comme si je ne pouvais m’y résoudre, comme si quelque chose clochait.

« L’œuf est complètement indestructible, il paraît, et la seule façon d’avoir accès à la créature à l’intérieur est de la faire éclore. » Je marque une pause, souriante. « Et pour ça il faut de la magie, n’importe quelle magie. Un sort lancé et le dragon-faé se lie pour toujours à la personne qu’il a choisie. » Mes yeux brillaient d’une certaine impatience que je savais un peu ridicule, mais la comédie devait continuer au moins le temps que je cerne le personnage. « Vous vous souvenez peut-être de moi quand je brillais, à votre anniversaire ? » Là, je remontai si légèrement le pan de ma robe, jusqu’au mollet, pour montrer la magie qui m’envahissait déjà légèrement, laissant la lueur bleue traverser ma peau diaphane en serrant les dents pour qu’il ne se rende pas compte que j’étais aussi à l’origine du gémissement qu’il avait remarqué au dit anniversaire. Ce n’était pas vraiment l’endroit ni le moment.

Je m’approchai de lui, pas assez pour toucher l’œuf mais assez pour lui murmurer quelques mots alors qu’une main venait glisser le long de son épaule. « Peut-être que nous pouvons assister ensemble à un tel miracle ? »

Le Prince tenait toujours la jeune héritière pour une rosière candide, dont il pensait pouvoir se jouer. Et pourtant, voilà qu'il buvait ses paroles, captivé. De la magie ? Son regard s'était illuminé comme celui d'un gosse devant une manufacture de confiseries, et il resserra l’œuf contre lui. Il ne connaissait strictement rien à la magie, mais il avait toujours été émerveillé par le surnaturel, et la perspective de faire éclore un œuf de dragon grâce à un rituel arcanique l'excitait tellement qu'il commençait à en avoir la trique. Non pas qu'il ait spécialement rêvé de posséder un jour un dragon ; il préférait chevaucher un tout autre genre de pouliche, mais tout de même - ça claque.

« Bien sûr, je me souviens de vous - même si votre prestation a été, il faut le reconnaître, un peu éclipsée par le spectacle de pyrotechnie dont nous avons été gratifiés ce soir-là. »

Un mec qui crame, ça fait toujours son effet ; n'empêche, il n'avait pas pour autant oublié la danseuse translucide. Il s'en rappelait même très bien : elle dansait avec un drow, et elle portait une tenue légère, sous-laquelle sa peau s'était soudain mise à briller d'une étrange lumière bleue, révélant aux yeux de tous les moindres contours de son corps. Ascanio en avait salivé - les femmes qu'il imagine nues ont généralement cet effet. S'il n'avait pas jeté son dévolu sur une courtisane aux formes voluptueuses ce soir-là, peut-être aurait-il cherché à mettre l'héritière dans son lit. La teneur de leur conversation en cet instant aurait été sensiblement différente.

« Je serais très curieux d'assister au miracle », avoua-t-il à voix basse. « Si vous passiez me rendre visite chez moi, ce soir ? Ensemble, nous pourrions écrire l'Histoire. »

J’avais oublié la mort de l’homme mais maintenant qu’il parlait de spectacle pyrotechnique je me souvenais de ce qu’il avait interrompu, et on venait maintenant me dire qu’il avait éclipsé mon petit tour ? C’en était presque insupportable mais ce qui était fait était fait, et puis, au moins il se souvenait. Probablement pas pour les bonnes raisons, alors que mes souvenirs me rappelaient quelle robe j’avais portée, ainsi qu’autre chose qui me donnait quelques indices, mais attirer l’attention des Princes Marchands de Thaar avait été mon intention, et parfois la manière importait peu. Le reste de mes explications ne semblèrent pas non plus changer la donne et voilà qu’il me donnait rendez-vous dans son palais pour faire éclore un œuf que je savais faux. Et peut-être que lui aussi, ce qui aurait pu, si je n’avais pas été aussi sûre de mes forces, m’emplir du doute que c’était un piège qu’il me tendait. Cela ne m’aurait pas repoussée de toute façon et le tout n’aurait qu’été rendu plus excitant.

Mon regard se mit à pétiller, donc, et c’était d’une voix douce qui avait gagné en candeur et perdu en sous-entendu que je répondis à sa proposition, feignant une légère hésitation. « Ce soir… Esteldur voulait me montrer quelque chose, je crois, mais il attendra demain, il peut attendre demain, pas vrai ? » Esteldur était mort depuis un moment, mais il pouvait bien me rendre ce service-là, et puis, il y en avait sûrement d’autres, des Esteldur. Au lieu de fuir l’endroit comme je l’avais initialement prévu, je décidai de rester là plus longtemps et empêcher par ma présence de laisser une opportunité à Lhâgri de se rattraper, il n’en avait plus le droit de toute façon. Je glissai mon bras au sien et proposai, toute guillerette. « Laissez-moi vous accompagner jusqu’à votre départ, peut-être qu’il y a d’autres trésors ici, cachés sous quelque étoffe. » Mes traits se fermèrent un instant, en même temps que mes yeux, mais quand il se rouvrit une décision semblait avoir été prise. « Ne vous inquiétez pas, cette robe est à peine digne de mon vieux palais tout fissuré, je viendrais autrement vêtue, pour faire honneur au vôtre et à l’Histoire. »

J’avais une piste pour m’amuser mais j’avançai tout de même un peu à l’aveuglette, ça se passerait bien, sûrement.

« D’ailleurs, je vous ai dit que j’allais changer de palais ? »

Ascanio ignorait qui était Esteldur - ce n'était, du reste, pas son affaire. Qui que ce soit, il ne pouvait certainement pas rivaliser avec la perspective d'une soirée au Palais Vossula. Ah, qu'ils allaient s'amuser ! Le Prince avait grand hâte. Je vais t'en montrer, moi, des trésors dissimulés sous des étoffes, pensa-t-il, s'amusant de ses propres pensées graveleuses. Il ne savait si c'était véritablement l’œuf de dragon-faé qui rendait la gamine si guillerette, ou si son masque de candeur cachait une nature aussi indécente que la sienne. Qui sait quelle chaudière se cache sous ses dehors de petite chatte bien élevée ? Elle n'avait pas caché avoir quelques problèmes avec son père, ce qui correspondait bien au profil.

« J'ignorais que vous alliez changer de palais », avoua-t-il - et en même temps, il ne savait même pas où était situé l'actuel. « Pourquoi ce changement ? Votre père vous aurait-il déniché un fiancé ? »

Il voyait d'ici le tableau ; la petite, terrifiée à l'idée d'épouser un vieil homme riche qu'on voulait lui imposer, se précipitait dans les bras du bel Ascanio Vossula, afin de connaître, au moins une fois dans sa vie, la félicité de l'amour. Pauvre petite.

Il ne s’intéressait peut-être pas vraiment à ce que je lui racontais, mais la diversion fonctionnait. Un peu trop même, alors qu’il venait d’enchaîner sur une question un peu inconfortable. Inconfortable mais pas parce qu’elle était déplacée, juste parce qu’elle éveillait des émotions qui n’étaient pas tellement positives. Je souris tout de même, alors que l’anecdote que je comptais lui raconter me faisait encore rire, quelques années plus tard. « Il aimerait bien, mais ça attendra un peu. Le dernier qu’il a voulu me proposer s’est malheureusement retrouvé écrabouillé par une foule mécontente, il en a même perdu ses oreilles, avant même de me laisser le temps de lui répondre quoi que ce soit. » Je laissai échapper un petit gloussement. « Et puis il avait peur de ma magie, il suffisait que je m’allume et il se recroquevillait comme un idiot, comme si son heure était venue. » C’était amusant, mais je ne répondais toujours pas à sa question, ce que je fis après m’être calmée, le plus simplement du monde, comme si la réponse s’imposait alors que les Hiisi montaient. Il y avait aussi les fissures, mais je ne parlai pas des fissures.

« Non, c’est juste parce qu’il est devenu trop petit pour mo… pour nous. »

La fin de la visite du salon de Lhâgri se déroula plus ou moins de la même façon, avec des discussions de tout genre qui n’avaient pas réellement de conséquences mais qui dévoilaient sûrement un peu trop la part de moi qui riait du sort de ceux qui n’étaient pas importants. Ça ou une naïveté particulièrement poussée alors que rarement je ne me préoccupais des conséquences de mes actes. C’était à lui de choisir, et à la fin c’était sûrement un mélange de tout ça, combiné à encore d’autres parcelles de moi-même que je dévoilais quasi-aléatoirement. Mais il y avait surtout l’envie de se retrouver dans la soirée pour jouer à la magicienne qui fait éclore des œufs de dragon-faé. Il n’en serait rien, clairement, mais je n’allais pas ruiner ses espoirs si tôt. Toute excitée je me rapprochai encore une fois de lui, avant une séparation qui ne saurait tarder, pour lui murmurer quelques mots. « Gardez précieusement cet œuf, je viendrais m’en occuper pour vous. » Puis, plus fort, sans cacher le fait qu’un rendez-vous nous attendait tous les deux.

« Je vous dis à ce soir, Prince Ascanio, je ne vous ferais pas attendre. »

Le soir venu trouva le Prince en train de s'adonner à l'un de ses passe-temps favoris. Depuis qu'il avait succédé à son père en tant que chef de famille, Ascanio n'avait eu de cesse de chercher de nouveaux moyens d'associer la gloire de son nom à l'exaltation de ses plaisirs. Ainsi, la grande bibliothèque de son père qui occupait toute une aile du deuxième étage avait été métamorphosée en un théâtre improvisé où, depuis plusieurs ennéades, une troupe de comédiens répétait une pièce bien particulière. "Les Merveilleux Voyages d'Anculio Fossula", fameuse œuvre littéraire narrant la vie légèrement romancée du Prince, allait être adaptée en comédie musicale.

« Je couuuuuuurs daaaaans les foooorêêêêts, protééééégeeeer ma Carleeeeeeeey, hurlait la voix stridente d'un soprano qui gesticulait sur la scène, la tronche dégoulinante de maquillage blanc.
- Cieeeel ! Ô infamiiiiiiie ! Mais quiiiiii viendra me saaauuuveeer ? De ce monstre qui veut me dévoreeeer ? » chantait une sublime jeune femme dont le visage était livide de peur - et de maquillage.

Assis dans les rangées de sièges vides, Ascanio manquait rarement les répétitions. Il avait certes embauché un metteur en scène, mais n'avait de cesse de contredire ce dernier et de donner son propre avis sur la performance des comédiens.

« Pas mal, pas mal, on progresse ! lança-t-il d'un ton jovial. Mais je pense que le personnage d'Anculio devrait être plus viril. Pourrais-tu prendre une voix plus grave, plus rauque ? Les jeunes aujourd'hui raffolent de Kurtophore Cobanus, on pourrait moderniser la pièce.
- C'est que je suis soprano, dit le comédien, un peu gêné.
- Enchanté, moi c'est Ascanio. Et qu'est-ce que ça change ? »

C'est à ce moment qu'un valet interrompit l'échange, en attirant l'attention du maître d'une toux discrète.

« Mille excuses, Seigneur Prince. Vous avez de la visite.
- Qui ose me déranger en pleine répétition ?
- Aerianna Hiisi, Seigneur Prince. Vous l'avez invitée vous-même.
- Ah ! Oui, c'est vrai. Qu'attendez-vous pour la conduire jusqu'à moi ?
- J'y cours, Seigneur Prince. »

Et tandis que le valet se hâtait, Ascanio reportait son attention sur la scène.

« Bon ! Reprenons la scène de l'attaque du chien, et je ne veux aucune fausse note. »

Une fois que j’avais rejoint mon palais, la priorité avait été de trouver une robe à enfiler qui plaise autant qu’elle me serait utile. La priorité avait été réglée rapidement, par contre, et dans un souci d’équitée j’avais décidé de porter la même robe que celle que j’avais montrée aux deux autres Princes Marchands que j’avais rencontré seule à seul. D’un blanc immaculé qui avec la bonne luminosité laissait transparaître les lignes bleutés qu’assurément j’allais devoir montrer, d’une longueur un peu plus courte qu’il n’était raisonnable, avec les échancrures latérales qui s’étendaient sous mes bras jusqu’à la naissance de mes hanches. Sûrement ma robe préférée, je devais bien l’avouer, même si sa simplicité était quelque chose qui n’intéressait pas tout le monde et qu’elle n’était pas plus mise en valeur par ce que je lui offrais en formes. Mais après tout, si j’avais réussi à attirer l’attention d’Ascanio avec l’hideuse robe de tout à l’heure, n’importe laquelle ferait l’affaire.

C’était l’œuf qui comptait, et l’histoire que je lui avais racontée.

Le valet qui m’accueillit, après une courte absence, me fit entrer dans le palais d’Ascanio. J’en connaissais au moins une partie, j’étais venue ici en soirée, celle qui avait changé mon monde et qui m’avait montrée aux yeux de tous, mais l’on me guida jusqu’à ce qu’on me dit être une bibliothèque. Je ne savais pas trop quoi penser du lieu, pas certaine que je me serais attendue à y trouver Ascanio, même si quelque chose avait bien dû le mener dans cette position qu’il occupait aujourd’hui. Les livres, donc, étaient bien présents dans la pièce, mais ce n’étaient pas eux qui étaient mis en valeur, ce qui me rassura un instant. Des acteurs semblaient répéter une pièce que je ne compris pas totalement, qui était soit très élaborée et trop complexe pour les profanes, soit pas du tout. Il était question d’un chien, en tout cas, et d’une… petite fille ? J’en détournai mon attention avant de rejoindre le Prince Vossula qui semblait complètement absorbé par le spectacle.

Je me glissai à ses côtés, choisissant le siège directement collé au sien.

« Prince Ascanio… » La voix était douce, et au bout de quelques instants je repris, avoir écouté d’autres mots qui semblaient ridicules, et au mieux assez louches. « Qu’est ce qu’on regarde, au juste ? »

Le Prince, émerveillé, semblait totalement absorbé par la pièce. Son regard brillant resta un moment tourné vers la scène, avant qu'il ne daigne enfin s'intéresser à son invitée.

« Ceci, dit-il, est de l'art, Aerianna Hiisi. La relève de la tragédie nisétienne antique. Une intrigue de haut vol, sur un sujet poignant : moi. »

Nul doute qu'il aurait bien volontiers poursuivi la répétition pendant une partie de la nuit ; cela étant, ses ambitions de grand auteur de théâtre ne devaient pas lui faire oublier ses devoirs d'hôte. Il se leva, considéra une dernière fois la scène et interrompit les comédiens.

« Ce sera tout pour aujourd'hui, les enfants ! On reprendra demain soir, et je veux que ce soit parfait. Rompez ! »

Les acteurs soupirèrent ; ils en étaient rendus à l'épisode d'un incendie de forêt, et l'un d'eux s'échinait depuis cinq minutes à tenter d'enflammer un petit arbuste au centre de la scène. En vain. Soulagés de ce repos tant attendu, tout ce beau monde déserta les lieux en un rien de temps, laissant finalement le Prince seul à seul avec son invitée. Ascanio glissa une œillade intéressée sur la robe blanche qu'avait revêtue la jeune femme. Elle était sans nul doute agréable à regarder, pourtant, il ne pouvait s'empêcher d'être un peu déçu... sans les artifices magiques qu'il l'avait vue déployer autrefois, l'apparence d'Aerianna manquait quelque peu de fantaisie.

Il détourna les yeux et, quittant les rangées de sièges qui faisaient face à la scène, s'aventura plus loin dans la longue salle, invitant l'héritière à le suivre. Longeant distraitement les étagères remplies de bouquins que personne ne lisait plus depuis longtemps, Ascanio devisait gaiement.

« Vous ai-je dit, Aerianna, que lorsque j'étais enfant, je rêvais de devenir mage ? » La question était purement rhétorique. Evidemment qu'il ne le lui avait pas dit. « Je le criais à qui voulait l'entendre, je cherchais de l'aide dans les vieux grimoires poussiéreux de cette bibliothèque - j'ai appris à lire en partie pour ça - je débauchais de vieux clochards dans les rues que je prenais pour de savants thaumaturges... un jour, lassé de mes caprices, mon père m'a pris à part, entre quatre yeux, et m'a dit ceci. "Il n'existe qu'un tour de passe-passe qui vaille la peine, mon garçon : celui qui remplace une pièce d'or par deux pièces d'or." Le lendemain, il m'a fait embarquer sur une de nos galéasses ; j'ai sillonné les côtes de l'Olienne pendant un mois, entouré de vieux loups de mer qui me regardaient de haut. J'avais neuf ans. »

Et j'ai beaucoup vomi pendant la traversée, faillit-il ajouter, mais peut-être avait-il un peu trop tendance à détailler ses anecdotes.

« Faites-moi plaisir, montrez-moi quelque chose de magique, Aerianna. Impressionnez-moi, voulez-vous ? »

J’allais lui laisser le bénéfice du doute, simplement parce que je ne venais pas pour cette pièce de théâtre et que l’art nisétien m’était totalement inconnu. Si cette chose en était la relève, en tout cas, on tenait peut-être ici la raison du pourquoi de l’effondrement de l’empire au pire, du théâtre nisétien au mieux. Mais je ne proposerais pas à Ascanio cette théorie, consciente qu’il n’y avait que sa tristesse au bout d’un tel chemin. Sa tristesse ou sa frustration, n’importe lequel des deux ne serait pas à mon avantage. Peut-être aurait-il fallu que je le prévienne qu’il n’y avait que peu de chance qu’un tel spectacle plaise une fois qu’il serait dévoilé au regard d’un public, mais il en semblait tellement fier que je ne laissai pas mon sourire s’en aller un seul instant. S’il voulait qu’on loue celui qu’il était de cette façon ce n’était pas vraiment mon problème, et s’il n’avait personne pour le préserver de ça non plus. Et puis, j’avais moi-même essayé de lancer un festival de Kiel à Geresh, les erreurs arrivaient…

Il mit fin au massacre en une intervention et je le suivis dans la bibliothèque, reconnaissante.

Je l’écoutais parler avec beaucoup d’intérêt alors que d’une façon assez similaire à la mienne plus tôt dans la journée il me contait un segment de son histoire, plus spécifiquement son rapport à la magie, et comment son père l’avait dissuadé de poursuivre cette voie de cette bien étrange façon. Il avait sûrement eu raison, les vieux clochards dans la rue n’avaient rien de mages, et même ceux avec des capacités devaient être bien idiots s’ils ne pouvaient s’en servir pour gagner leur or. Peut-être était-ce parce qu’ils manquaient de finesse ? J’aurais aimé cependant que mon père soit plus comme celui-ci, plutôt que de nourrir l’idée que ma magie devait être contrôlée et qu’on devait faire de moi une véritable mage quand toute la richesse de l’énergie se trouvait dans le mal qu’elle me faisait. Plus comme le sien, mais sans la partie qui concernait la galéasse. Même si on ne prenait pas en considération que les vieux loups de mer n’avaient rien à faire près d’une gamine de neuf ans, ç’aurait été une véritable perte de temps.

Je ne sus quoi lui répondre, mais par chance il me demanda de montrer à nouveau ma magie.

« Je dois en garder pour le dragon-faé. » Je regrettai à mi-voix, me tournant vers le Prince, avant de reprendre doucement. « Mais pour vous, Ascanio, je peux montrer plus qu’une cheville. » Je me positionnai face à lui en lui coupant la route avant de lui poser une main sur le bras. Ouvrir mon corps à la magie était toujours un jeu d’enfant, et elle revenait toujours s’engouffrer en les canaux qui lui étaient rendus accessibles avec toute sa volonté. La douleur m’arracha un premier gémissement que je maquillai comme un qui venait avec l’effort, mais mon visage et mon corps restaient trop décontractés pour que ce soit plausible. La lumière sous ma robe, la lumière sous ma peau, la lumière qui m’envahit semblait naître du centre de mon corps pour se diriger vers les extrémités, progressivement et sans perdre un instant. Elle dessina des arabesques partout sur mon corps, multipliant les courbes qui traçaient la moindre de mes formes pour me révéler encore un peu plus aux yeux de celui qui observait sûrement. Si je parvins à réfréner le prochain gémissement, fermant les yeux, mon visage montrait sans aucun doute à Ascanio que je profitais un peu trop du moment.

Je n’attendais que la réaction du Prince Vossula désormais, et j’espérais autre chose que l’ennui.

Le spectacle, on s'en doute, ravissait le Prince Marchand. Les yeux ronds, la gorge sèche, il suivait du regard les traits lumineux entrelacés se dessiner sur le corps de la jeune héritière. Au travers de la robe blanche, les arabesques luminescentes qui reflétaient ses formes laissaient bien peu de place à l'imagination ; en sorte que, sous le regard appuyé d'Ascanio, Aerianna Hiisi aurait aussi bien pu être nue que ce n'eut pas été plus indécent. Elle était très fine, avec une poitrine menue mais qu'il devinait, pour autant qu'il puisse voir, joliment galbée. Et cet air farouche qu'elle avait ! Les yeux fermés, le front plissé, elle semblait particulièrement concentrée ; on l'eut crue invoquant une force enfouie au plus profond de son être. Le Prince l'entendit à quelques reprises émettre des soupirs étouffés, des sons très féminins, qui éveillaient chez lui de brûlantes idées.

Aux yeux d'Aerianna, tout ça n'était peut-être qu'une ode à la beauté innocente, une forme d'expression très spirituelle, dénuée de toute arrière-pensée ; Ascanio était bien plus terre-à-terre. Il avait, à ce stade, totalement oublié l'oeuf de dragon-faé.

« Magnifique, murmura-t-il d'une voix rauque. Mais votre robe occulte une grande part de votre magie. Pourquoi ne pas l'ôter ? »

Un gloussement m’échappa à la proposition d’Ascanio, un gloussement qui glissa sur un petit gémissement alors que je venais de baisser ma garde. Je n’avais rien contre le fait de m’amuser un peu, et j’aurais pu céder à cet instant, mais j’étais surtout venue pour autre chose. Tant que je n’aurais pas fini de jouer avec le prince qu’était Ascanio je ne pouvais jouer avec l’homme qu’était Ascanio. Je laissai donc la magie peu à peu se résorber et disparaître à nouveau pour me laisser la possibilité de répondre sans avoir à le faire à travers les gémissements. Sur mon visage se trouvait une pointe de déception qui n’était pas dirigée vers lui mais bien vers moi. Je voulais qu’il sache que je regrettais ne pas pouvoir accéder à sa requête, et qu’il n’y avait que l’Histoire à écrire qui pouvait me dévier de ce genre de proposition.

« N’oublions pas l’œuf, Prince Ascanio, ce serait dommage de ne pas profiter de cette occasion… Je vous montrerais tout ensuite si vous le voulez bien. »

Je me positionnai à nouveau à ses côtés pour passer mon bras dans le sien avant de l’entraîner à travers la bibliothèque sur le même déplacement que je venais d’interrompre. Je regrettai un instant ne pas avoir gardé ma magie active, j’aurais pu à la place céder puis soutirer de lui une promesse qu’il ne me toucherait pas avant d’avoir atteint l’œuf. Ç’aurait été amusant comme voyage à travers son palais… « Vous savez quoi ? C’est une très bonne idée, et je vais suivre votre conseil. Quand je ferais appel à la magie pour faire éclore l’œuf j’ôterais ma robe, au cas où le dragon-faé trouverait lui aussi dommage qu’elle occulte ma magie… » Je souriais d’un sourire joueur, espiègle même. Il n’y avait aucune raison qu’un dragon-faé soit intéressé par ce genre de spectacle, mais comme il n’y aurait pas de dragon-faé je pouvais inventer n’importe quoi et Ascanio ne m’en tiendrait pas rigueur. Je n’étais sûrement à ses yeux que toujours une gamine, les gamines pouvaient être mal informées, surtout sur ces sujets là.

« Aerianna, Aerianna, Aerianna ! » s'exclamait un Ascanio plein d'allégresse, alors qu'il se baladait à son côté, bras-dessus, bras-dessous. « Vous êtes si fougueuse, si ardente... »

Ce faisant, le Prince entraîna son invitée hors de la bibliothèque. Ils traversèrent plusieurs corridors, tandis qu'il commentait au passage les différentes toiles de maîtres qui ornaient les murs. Il y avait là les tableaux de ses ancêtres, les précédents patriarches de la maison Vossula. Lorsqu'ils passèrent devant, le portrait de Tiberio sembla les dévisager de ses yeux froids et austères, comme s'il les jugeait. Quant au portrait flambant neuf d'Ascanio, il détonnait quelque peu des précédents, puisqu'il avait choisi de se faire représenter nu, trouvant que cela lui conférait une aura plus majestueuse, quasi-divine - il faut dire que l'artiste avait exagéré certains détails ; les pectoraux notamment.

C'est au détour d'un couloir qu'ils tombèrent sur Niusha, une jeune et jolie esclave d'origine zurthane, dont le ventre s'était, dernièrement, joliment arrondi. Face à son maître, elle baissa la tête en signe de soumission, tout en s'excusant de les interrompre.

« Nous avons rangé l’œuf dans votre cabinet, Seigneur Prince, toutefois... Ultuant aimerait vous en parler avant. Il dit que l’œuf est...
- Plus tard, Niusha, plus tard. Dame Aerianna et moi-même avons à faire, et ne devons point être dérangés. Sais-tu où se trouve Caley ?
- La Maîtresse est avec les enfants, Seigneur Prince. Elle vous croit à la bibliothèque, en pleine répétition.
- Bien. Tu peux t'en aller. »

Ils pénétrèrent dans le cabinet du Prince, cette grande pièce qui avait vu tant d'illustres hommes gouverner l'empire commercial des Vossula avant que cette responsabilité ne tombe sur Ascanio. Les lampes et les bougies y répandaient une lumière chaude qui faisait scintiller les dorures du plafond. Le bureau était chargé d'objets orfévrés, d'étoffes de prix, de sachets d'épices. Sur une petite table aménagée entre deux fauteuils, on avait disposé un plateau de délices d'Arcam, ainsi que deux coupes et un pichet de vin pourpre. Au centre de la pièce, sur un grand pupitre d'ivoire, trônait le fameux œuf de dragon-faé.

Ascanio s'avança vers le trésor. Il s'arrêta lorsqu'il fut assez près, sans oser le toucher, comme s'il craignait à présent de le voir éclore sans crier gare. Une pensée fugitive le saisit : était-ce bien prudent de faire naître un dragon ici-même, dans cette pièce, au beau milieu de son palais ? N'allaient-ils pas provoquer la destruction de Thaar ? Il ne tergiversa pas longtemps ; quelles que soient les conséquences, ce serait forcément fameux à voir.

Le Prince se détourna de l’œuf, et se saisit du pichet de vin. Il en remplit les deux coupes, et tendit l'une d'elles à son invitée.

« A l'Histoire », trinqua-t-il, et il but. Après quoi, il demanda : « eh bien ? Comment s'y prend-t-on ? »

Les excentricités des différents Princes et Princesses du conseil de Thaar étaient légèrement connues en règle générale, mais je n’avais d’une façon ou d’une autre pas été informée de celle-ci. Il fallait dire que c’était le visage dans le tableau précédent qui avait été la face des Vossula depuis ma venue au monde. Ce tableau-ci expliquait beaucoup de la pièce de théâtre d’inspiration Nisétienne, en tout cas, et si je ne pus vraiment contrôler le déplacement de mon regard au début, j’essayai de le maintenir assez haut, ce qui n’allait malheureusement pas être un franc succès. Etais-ce vraiment le même homme que celui que j’avais au bras ? Peut-être, je me dis, sans beaucoup de conviction, alors que perdue dans mes pensées je ne remarquai l’esclave que quand elle s’approcha lentement de dévoiler quelque chose qui serait venu bien trop tôt. Mais Ascanio empêcha le seul mot qui pouvait venir pour qualifier cet œuf d’être prononcé. Le reste du message du Prince Vossula était clair, alors qu’on ne s’assurait pas de ne pas être dérangé en même temps que de l’emplacement de sa femme sans arrière pensée.

Je le suivis tout de même, ce n’était pas comme si l’idée ne m’avait pas traversé l’esprit à plusieurs reprises…

Je ne remarquai qu’à peine que le bureau dans lequel je venais de mettre les pieds était plus rempli, mieux décoré, mieux illuminé, et peut-être même mieux aménagé que celui que mon père tenait à Geresh, ayant un peu l’habitude de n’être qu’une Princesse de seconde zone… mais mon attention se reporta rapidement sur l’œuf après le petit état des lieux. C’était lui qui m’avait amenée là, ce faux œuf dont je partageais le secret avec de plus en plus de monde : Lhâgri, Ultuant, Niusha… Il n’y avait pas Ascanio dans la liste, au moins, et pour lui le secret de l’œuf avait survécu jusqu’à maintenant, un petit miracle en soi. J’oubliai presque Ascanio en m’avançant vers l’œuf et en y posant une main, là où lui ne l’avait pas osé. Il était froid, et j’imaginais que c’était trop froid pour être celui d’un dragon-faé. Je l’en décollai rapidement avant de me tourner vers Ascanio pour qu’il ne croie pas que j’avais commencé alors qu’il me proposait un verre de vin.

« A l’Histoire ! » Je lui répondis avec le sourire avant d’engloutir le contenu de la coupe en quelques gorgées.

Le moment était arrivé, donc, et Ascanio me regardait plus moi qu’il ne regardait l’œuf, sans doute prêt à apprécier le spectacle que je lui avais promis. J’aurais apprécié quelques verres en plus, mais il fallait se lancer, et j’avais déjà fait pire, assez récemment. Ma voix se fit plus timide, plus hésitante, comme si d’un coup je n’étais plus sûre de vouloir aller jusqu’au bout. « Il leur faut juste de la magie, normalement, juste que je le touche. » Je fis face à l’œuf sans me préoccuper de la place de laquelle Ascanio voudrait observer le spectacle et j’invoquai la magie sans un mot, me crispant encore en prévision. Elle mit un peu plus de temps à me couvrir de ces lignes bleues et je parvins à garder la plupart des sons que j’avais tendance à laisser échapper. Une fois couverte des lignes sur ma robe je commençai à me dénuder par le haut, laissant les pans de la robe me dévoiler totalement alors qu’ils tombaient sur mes hanches et que je les laissai glisser jusqu’au sol avant de lever un pied après l’autre et de m’en dégager.

La princesse de Geresh est enfin nue, devait penser Ascanio, mais j’avais un œuf à toucher et n’oubliai pas ma tâche ainsi que la vengeance qui en découlerait.

Je m’avançai d’un pas et touchai finalement l’œuf qui n’avait pas gagné en température. D’abord d’un unique index autour duquel s’enroulait un filament bleu, puis de ma main toute entière, une main qui semblait s’animer avec toute cette énergie magique. Je savais que rien ne se passerait, je savais que le froid ne disparaîtrait jamais, je savais que l’œuf ne s’ouvrirait pas, je savais que tout ça était en vain. Mais je me pris à rêver qu’un jour l’événement ait vraiment lieu, un rêve que je ne trouvais pas si idiot, là, avec ma main sur un œuf qui n’en était qu’une réplique. Ce sera comme ça, le jour où un véritable œuf se trouvera sous ma paume ? Et un instant plus tard il sera ouvert ? Je m’étais décontractée un instant et lâchai un gémissement doux et involontaire, puis un autre, avant qu’ils ne surviennent à intervalle régulier et que je m’abandonne légèrement à la sensation.

Cet œuf là ne s’ouvrira pas, et dans un instant il s’en sera rendu compte.

Alangui dans un fauteuil, sa coupe de vin à la main, Ascanio avait suivi le spectacle de ses yeux brillants. La jeune héritière de Geresh, en se dénudant, offrait tout à son regard avide. Elle avait un corps fin comme celui d'une fillette, avec des petits seins sur-lesquels retombaient ses longs cheveux noirs et lisses. Ascanio les aimait plus rondes, et en avait certes vu passer de bien plus belles ; il n'empêche, occupé qu'il était à lorgner son bas-ventre, le Prince en avait presque occulté l'oeuf de dragon-faé. Il sentit monter en lui un fort élan de désir, et il envisagea de la posséder tout de suite, profitant de ce qu'elle soit ainsi nue et offerte à sa vue. Mais il devait rester concentré sur la tâche qu'ils avaient à accomplir. Le dragon. D'abord le dragon.

Or, l'oeuf de dragon ne semblait guère pressé d'éclore. Quelque chose dans l'expression de la jeune héritière montrait que tout ne se passait pas au mieux ; le rituel, visiblement, ne portait pas ses fruits. Ascanio ne tenait pas à l'interrompre, mais ça commençait à devenir long. Il réfléchit, cherchant à deviner ce qui pouvait bien manquer au rituel pour pouvoir fonctionner.

Il ne tarda pas à avoir une idée ; il se leva, déposant sa coupe de vin sur le bureau. Puis il s'avança vers l'apprentie enchanteresse et, tout en contemplant longuement ses seins, posa sa main contre son épaule. Sa peau était douce et froide. Ses doigts glissèrent dans le dos d'Aerianna, jusqu'au creux de ses reins.

« Il se pourrait, dit-il, que l'oeuf exige autre chose que de la magie pour éclore. Il n'est de naissance sans semence ; aussi, je crois que nous devrions nous unir charnellement, Aerianna. Je pense, oui, je pressens que c'est ce que le dragon exige, et croyez-moi, je ne dis pas ces choses à la légère. »

L’idée était idiote, et pas qu’un peu, ce n’était pas comme ça que ça pouvait fonctionner, et puis l’œuf n’était pas…

Mais, ayant forcé plus que de raison sur la magie, l’ayant laissée prendre ascendant sur moi par la douleur qu’elle m’infligeait, ne retenant plus vraiment certains de mes gémissements, et sentant cette main glisser dans mon dos, la proposition était tentante. N’étais-je pas venue ici pour jouer ? Ce n’était pas ce jeu que j’avais eu en tête au début, mais il ne m’empêcherait pas de profiter du prochain, assurément. Il lui donnerait peut-être même une saveur toute particulière ? Et puis, l’autre jeu… il n’apporterait pas l’excitation dans le moment, ne serait-ce pas frustrant ? Et puis, ce serait probablement une occasion de tester le tableau… Peut-être que le résultat aurait été le même sans cette magie toute particulière pour assouvir cette envie de souffrir, peut-être qu’il aurait été différent, mais avec cette énergie bleutée sous ma peau, il ne m’en fallait pas tant, et je ne pus que succomber.

« Peut-être… que… » Une pause puis je hochai la tête, vivement. « Oui, c’est une bonne idée… Prince Ascanio. »

Je me rappelai in extremis qu’il ne fallait laisser de failles dans le rituel ou plus tard il croirait que c’était celui-ci qui était fautif plutôt que l’œuf. Ce dernier n’était pas très gros et je décidai de le soulever pour le maintenir contre moi de mon bras gauche alors que je me tournais vers Ascanio. J’enroulai mon bras droit autour de son cou pour lui murmurer quelques mots à l’oreille alors que je me collais contre lui. « Ne perdons pas de temps, je ne sais si je peux garder ma magie active longuement… et n’oubliez pas que vos serviteurs sont jaloux de votre œuf… n’oubliez pas qu’ils ne veulent le voir éclore… » Je lui volai un baiser en me décollant de lui sur cet avertissement qui n’avait que pour but d’assurer mes arrières si malgré tout il faisait appel à ceux à son service. Et je savais par expérience que c’était si facile d’appeler un esclave pour ôter le moindre vêtement.

Sans savoir ce qu’il déciderait, je pris place sur le fauteuil qu’il avait quitté pour m’y exposer lascivement et l’y attendre.

« Ne perdons pas de temps », avait-elle dit ; comme si le Prince Vossula était du genre à faire traîner les choses ! L'intéressé, au contraire, ne demandait qu'à hâter le pas ; il faut dire que la vision qu'offrait Aerianna n'incitait pas à la patience. A la voir ainsi, alanguie nue dans ce fauteuil, exhalant l'érotisme de son jeune corps et serrant l’œuf de dragon-faé contre ses petits seins juvéniles, Ascanio se sentait plus que jamais à l'étroit dans ses vêtements.

Pourtant, le Prince résolut de ne pas trop se précipiter. Après avoir d'abord caressé l'idée de la saillir dans l'instant sans s'embarrasser de préliminaires, voilà qu'il caressait plutôt l'idée de caresser d'autres choses. Il contourna le fauteuil où elle était assise et, debout derrière elle, pencha la tête tout contre son épaule. Là, respirant le délicat parfum de la belle, sentant contre son nez la caresse de ses cheveux lisses, Ascanio laissa vagabonder ses mains sur le ventre de l'héritière. Au contact de cette peau indécemment douce, il sentit s'électriser ses doigts.

« Ce que veulent mes serviteurs importe peu », lui susurra-t-il dans le creux de l'oreille. « Il n'y a ici que vous, moi, et la créature. » Alors qu'il prononçait ces mots, l'héritière pouvait sentir une main s'emparer de sa poitrine. « Songez au pouvoir qui serait le nôtre », murmura Ascanio, et lors qu'il parlait de l’œuf, sa main resserrait étroitement son emprise sur le sein d'Aerianna, comme s'il confondait l'un et l'autre. Ses doigts se firent audacieux, et tandis qu'il jouait à flatter les petites pointes de ses tétons, le Prince glissait son autre main plus bas, s'enfonçant entre les jambes d'Aerianna. « Je vais vous chevaucher, Aerianna, je vais vous chevaucher comme je chevaucherai bientôt ce dragon. » La formule lui semblait bien trouvée sur le moment, mais à bien réfléchir, elle était peut-être un peu tordue. Je n'ai pas vraiment voulu dire ça, aurait-il pu rajouter... oh, et puis zut ! Sans s'embarrasser de plus de manières, il se jeta carrément sur elle, tant il brûlait de sentir son corps contre le sien, quand bien même il ne s'était toujours pas débarrassé de ses vêtements. Déséquilibré sous le poids combiné des deux amants, le fauteuil chancela, et le Prince et sa belle tombèrent sur le plancher du cabinet ; dans leur chute, l’œuf échappa aux bras protecteurs d'Aerianna et, du coin de l'oeil, Ascanio le vit voler à quelques mètres d'eux avant d'achever sa course au sol. Sous le regard médusé du Prince et dans un craquement sinistre, l'incassable œuf de dragon-faé se cassa en deux.

Interdit, Ascanio coula un regard vers Aerianna dans-lequel on lisait l'incompréhension la plus totale.

« Il s'est ouvert... ça veut dire que ça a marché ? »

Même si l’œuf avait été vrai, il manquait quelques bases à Ascanio concernant le dragon-faé. Il ne pouvait quand même pas penser que si je voulais un dragon c’était pour le chevaucher comme un héro qui s’en va en guerre, ce serait moins amusant si pour incendier le moindre palais je n’avais qu’à l’ordonner à une vulgaire bête. Non, c’était un petit animal de compagnie que je cherchais, quelqu’un plus loyal encore que personne ne pouvait l’être. Je m’en occuperais bien, je pensais, si un jour un dragon-faé échouait entre mes mains. Mais là, je devais penser à autre chose, je devais calquer les pulsations de ma magie avec ses attentions qui il y a bien longtemps auraient suffit à m’émoustiller, et à me pousser à en vouloir plus. Je ne jouais pas tellement la comédie, car les gémissements bien féminins que je poussais étaient véritables, c’était simplement me servir du modèle qu’il me proposait et accorder nos plaisirs pour qu’il n’y ait aucune différence avec l’acte plus naturel. Et si lui ne pouvait pas faire la différence, j’arrivais presque à l’oublier.

Puis la catastrophe vint.

Ou quelque chose qui aurait pu être considéré comme une catastrophe si je n’avais pas connu la teneur de la mascarade depuis bien longtemps. Peut-être les derniers mots d’Ascanio étaient-ils prémonitoire, peut-être qu’il venait bien de me chevaucher comme il chevaucherait un dragon qui ne faisait que quelques dizaines de centimètres, et comme prévu, ça ne menait à rien de productif. Si au début je ne perçus pas correctement où étaient placées ses mains et que je pensais nos corps ridiculement entremêlés, je me rendis compte que la chute n’avait pas été si inutile, et que quelque chose d’autre s’était rapproché. Ma tête gisait sur son ventre couvert d’étoffes, et quand je levai le regard je tombai sur le sien. Son attention glissait dangereusement de moi jusqu’à l’œuf, mais il cherchait quelque chose qui lui permettrait d’avancer. Heureusement, mes connaissances en dragon-faé s’étaient étendues à l’instant, et je trouvai quelque chose à lui répondre.

« Ascanio… ne regardez… pas l’œuf… c’est trop tôt… vous ne voulez… pas d’un dragon mort-né… pensez à la semence… chevauchez moi… avant lui… »

C’était la magie qui parlait, ou ce fut l’excuse que mon esprit parfois légèrement malade trouva le plus rapidement, alors que je ne savais si j’assumais réellement les mots. C’était aussi la magie qui hachait mes phrases par quelques gémissements, c’était aussi la magie qui me permettait de ne même pas jeter un coup d’œil vers l’œuf, c’était aussi la magie qui m’empêchait de jouer la comédie en prenant l’air dévasté de celle qui voyait son rêve disparaître. La magie qui provoquait toute cette douleur gardait en vie une avidité intense, et cette avidité ne pouvait qu’être comblée en laissant mon esprit se laisser berner par mon propre stratagème, elle ne pouvait qu’être comblé par Ascanio. Je me redressai légèrement et mes deux mains vinrent se porter à sa ceinture pour essayer de l’en délester. Je retenais la douleur, toujours dans cette objectif de me calquer sur son plaisir…

Si seulement il parvenait à oublier le dragon et à simplement m’écouter.

La douleur que je m’infligeais moi-même était une chose, mais je commençais à m’impatienter, et s’il faisait finalement ce que j’attendais de lui, il découvrirait que mes derniers soins légèrement trop performants avaient régénéré autre chose dans mon corps. Comme si la Princesse de Geresh n’avait été qu’une vierge effarouchée, il pourrait tirer de moi quelques véritables cris de plus, des cris de douleur et d’extase, ceux que j’attendais le plus.

Ne pas regarder l’œuf ? Mais celui-ci était ouvert, en deux ! Saisi d'effroi à l'idée qu'il puisse être trop tard, Ascanio ne savait que faire. Une petite part de lui-même pensait que tout était perdu, que le rituel avait échoué, que le dragon-faé était mort ; dans le même temps, une très grosse part de lui songeait que, dans le doute, il était préférable de chevaucher la jeune héritière de Geresh, ainsi qu'elle le réclamait à corps et à cris.

« Tu vas avoir droit à la totale, ma grande », déclara-t-il d'un ton impérieux, tandis que la coquine le délestait de sa ceinture. Empressé qu'il était, et incapable de se dévêtir sans serviteurs, Ascanio se contenta de baisser ses chausses jusqu'aux cuisses, exhibant une verge fin prête à éperonner la jeune fille. Il allait la prendre là, sur le plancher, au beau milieu de son cabinet de travail. Pour le dragon. Il se mit sur elle, gauchement, l'écrasant à moitié de son poids ; puis il glissa ses mains sous le dos de la belle pour mieux lui empoigner les fesses alors qu'il se glissait en elle. Ses doigts se resserrèrent sur la chair tendre tandis qu'il poussait son vît dans la chaude moiteur de son sexe, et que le plaisir lui arrachait un long et puissant râle. Il prit le temps de savourer cette douce introduction, avant de lui asséner un puissant coup de rein, suivi d'un deuxième, puis d'un troisième, toujours plus fort ; un élan de désir violent s'était emparé du Prince, mû peut-être par l'impérieuse nécessité d'assurer la survie du dragon par tous les moyens possibles. Les gémissements d'Aerianna, douleur ou extase, ne faisaient que décupler ce besoin irrépressible de la bourrer comme il l'eut fait d'une vulgaire belle-de-nuit. Il fourra sa langue dans sa bouche et se mit à fouiller son palais, dans de grands bruits de succion ; dans le même temps, ses puissants coups de reins faisaient résonner le plancher. Il aurait pu se laisser aller, là, à déverser en elle sa semence en quelques instants, mais quelque chose lui disait que ça ne suffirait pas à sauver le dragon-faé. La magie implique toujours plus d'efforts, songea-t-il, et si Ascanio n'était point magicien, il entendait se montrer adroit de sa baguette magique. Il se mordit la lèvre pour se contenir, tandis que son visage venait se loger dans le creux du cou de son amante et qu'il s'enivrait de son odeur ; tout en continuant de l'enfourailler de son glaive roide et ardent.

En le voyant finalement m’obéir, je laissai la magie s’estomper légèrement, en prévision de ce qui viendrait.

Je ne le sentis pas, au début, toujours pas libérée de cette malédiction qui m’avait prise, je ne le sentais toujours pas alors que lui goûtait déjà aux premières gouttes de son plaisir. Je ne sentais que son corps qui pressait le mien contre le sol de son cabinet de travail, je ne sentais que ces mains qui en s’agrippant à mes fesses ne provoquaient qu’une trop légère douleur, et je résistai à peine à laisser la magie revenir. Il alla suffisamment loin la première fois pour heurter doucement cette membrane qui n’aurait plus dû être là, et je retins mon souffle. La douleur vint au premier coup, et elle fut accompagnée d’un premier cri de plaisir. L’événement était une petite vengeance sur je ne savais qui, et j’étais la seule à en avoir conscience. Peut-être sur le monstre, peut-être sur Sauveur, peut-être sur moi-même… En tout cas, c’était le plaisir le plus naturel que j’avais récolté en de très longues ennéades, et après avoir essayé de le tirer de celui qui aurait dû me le donner je l’avais tiré d’un Prince qui avait tout de l’étranger.

Avant que la première douleur ne s’estompe je ramenai à moi l’énergie magique qui me fit briller un peu plus à chaque fois qu’il frappait en moi. Il était presque sauvage dans son geste et à chaque fois de longs gémissements se faisaient entendre en récompense alors que mes doigts s’agrippaient à ses vêtements en se crispant de plus en plus. Je ne refusai pas non plus son grossier baiser, et de toute façon je ne l’aurais pu, car il était plus puissant et profitait sûrement de son ascendant sur moi. Mais cela n’avait rien pour me déplaire, car ceci était une tendance qui revenait de plus en plus. Je ne me sentais pas libre sous lui, et ça faisait du bien, car je n’étais pas importante, lui et son plaisir oui. Et peut-être que si je servais correctement je pourrais m’amuser un peu… Je n’avais jamais tant brillé en face de cet homme, et alors que le moment de notre libération à tous les deux approchait je n’avais jamais non plus tant crié mon plaisir.

Je l’enlaçai de plus belle alors qu’il enfouissait son visage dans mon cou, et je me perdis petit à petit dans toutes ces sensations débilitantes qui se démultipliaient. Que ce soit la douleur de la magie, ce parfum que je découvrais, ou simplement ce vacarme provoqué par ses coups de reins qui semblaient s’accélérer. J’eus envie de lui dire quelque chose qui contribuerait à notre plaisir à tous les deux, peut-être un trait d’esprit, peut-être autre chose, mais j’arrivais à l’endroit du temps où c’était si compliqué de réfléchir que je n’en fis rien.

Elle est vierge, avait pensé Ascanio en sentant cette légère résistance qui avait accompagné ses premiers coups de reins. Je suis son premier, songeait-il encore tandis qu'il la pilonnait allègrement, sans égards pour sa féminité malmenée. Vu la facilité avec laquelle elle s'était donnée à lui, il n'aurait jamais parié là-dessus, mais force était de se rendre à l'évidence : ses petits cris de douleur étaient la preuve de ce que ces sensations étaient nouvelles. Je suis son premier, réalisait-il, et cela changeait pas mal les perspectives. Lui avait-elle sacrifié sa virginité dans le seul espoir de faire éclore le dragon, ou y avait-elle consenti par admiration, par amour même, pour le puissant Prince qu'il était ? Elle est probablement amoureuse de moi. Il était trop occupé à trouver son plaisir tout au fond d'elle pour réfléchir aux conséquences, mais une part de son être pensait déjà à la manière dont il pourrait en profiter. Si Geresh retrouvait un jour un siège au Conseil de Thaar, Ascanio se faisait fort de se faire d'elle une alliée pour le prix de quelques coups de reins. Dans l'art de la négociation, on touchait là au sublime.

Aerianna donnait de la voix, de plus en plus. Sa magie rayonnait tout autant, comme si c'était leur étreinte qui provoquait ces reflets bleutés au travers de sa peau nue. Pourtant, nul bruit ne semblait émaner des deux moitiés de l'oeuf de dragon-faé. Ascanio n'osait regarder, préférant se concentrer sur le corps de son amante et espérer de tout son être que le rituel réussisse. Peut-être n'y allait-il pas assez fort ? Elle a dit que je devais la chevaucher, se rappela-t-il, aussi devait-il privilégier une autre position. Il se retira d'elle et, dans un élan bestial, se saisit de ses jambes pour la forcer à se retourner. Jouissant d'une vue imprenable sur sa croupe, il la pénétra de nouveau, n'hésitant pas à empoigner ses longs cheveux bruns tandis qu'il reprenait ses assauts, plus puissants que jamais.

« Saint Coloscopus ! » jura-t-il, alors qu'il se sentait au bord de l'implosion.