La fierté de nos pères [Aerianna]

J’avais peut-être trop poussé sur la magie. Ou bien étais-ce l’ascendant qu’avait pris Ascanio sur moi qui faisait son effet, alors qu’il renversait mon corps comme s’il n’avait été qu’un vulgaire chiffon, alors qu’il s’agrippait à ma chevelure comme s’il avait besoin de rênes pour me diriger, alors que chacun de ses coups de reins était plus puissant que le précédent ? Quoi qu’il en était, je cédai avant lui dans les cris et les tremblements, le corps pressé contre le parquet, sans même comprendre ce qu’il venait de crier, sans même réaliser que j’étais en avance, trop en avance… Il continua et je ne pus entendre plus que ça, chacun de ses assauts, chacun de ses coups. Si j’avais fermé les yeux à cet instant je me serais transportée dans un temps et un endroit qui n’aurait été que douleur et supplice, mais je préférais largement à ça cette joue collée contre le bois et un peu plus loin cet œuf brisé trop nettement.

La magie commença à s’estomper, doucement, pour ne pas aller trop loin, pour ne pas aller jusqu’à me faire perdre conscience, alors que je le sentais et l’entendais arriver au bout, lui aussi. Je ne savais plus pourquoi j’étais venue à lui, je ne savais plus pourquoi je lui avais permis tout ça, je ne savais même pas si ça me servirait, alors que la liste des Princes Marchands qui en venaient à m’utiliser de cette façon se rallongeait. N’allaient-ils pas vouloir de Geresh au Conseil de Thaar que pour jouer avec elle comme ils jouaient avec moi, aurais-je la possibilité de m’extraire de ce qui commençait à devenir une réalité ? Ce n’étaient pas des pensées pour ce moment là, elles viendraient ensuite, mais c’était à cet instant que leurs graines venaient d’être plantées, avec d’autres. Mes seules autres pensées concernaient l’œuf, et comment je pouvais m’en servir maintenant, mais je n’étais pas en état, et dans un soupir je me laissai m’affaisser au sol.

La jeune héritière semblait ailleurs, mais le Prince ne s'en souciait guère. Chacun de ses assauts la voyait s'affaisser un peu plus sur le sol, si bien qu'il ne distinguait plus d'elle que sa délicieuse chute de reins, et les marques rouges qu'y imprimaient le frottement de son pubis. Emportée par la frénésie de son amant, la belle Aerianna paraissait entièrement soumise ; Ascanio savourait cet ascendant qu'il avait pris sur elle, comme si, de sa queue, c'était tout Geresh qu'il était en train de dompter.

Las, quelque chose n'allait pas dans l'affaire. L'œuf est détruit, et rien ne bouge. Il ne pouvait s'empêcher de le voir. Le dragon-faé ne naîtra pas, réalisait-il entre deux coups de reins. Le front luisant de sueur, il se pencha sur le dos de son amante sans arrêter leur étreinte, et, tout en lui pinçant un sein, murmura d'une voix rauque :

« Ça ne marche pas. Pourquoi ça ne marche pas ? »

« C'est… à cause de… Ultuant ? Lhâg… » Je faillis avoir un haut le cœur en pensant au grossier personnage, mais je n'avais heureusement pas la force d'aller plus loin dans la prononciation de son nom ou le fil de mes pensées. « Finissez… Ascanio… on trouvera… les coupables… après… » Et contrairement à ce que ma voix fatiguée laissait entendre, j'avais suffisamment d'énergie en réserve pour laisser la magie revenir et faire bleuir à nouveau ma peau dans un baroud d'honneur. Les gémissements — trop faibles — de douleur et de plaisir retrouvèrent le chemin de ma gorge et je retrouvai peu à peu assez de ma contenance pour participer à ma façon aux ébats, bien que toujours à moitié écrasée sur le parquet du cabinet. Y avait-il eu une autre que moi, d'ailleurs, dans cette position, dominée par Ascanio de cette façon en cet endroit, ou au moins par un de ces visages porté par ces tableaux ? Je n'imaginais pas ceux qui ne s'y étaient pas exhibé se laisser manipuler de la sorte par une jeune femme et son dragon, en tout cas.

Manipuler à quel dessein ? Les coups commençaient à faire mal, les coups donnaient tant de plaisir, les coups me rappelaient ce que j'avais perdu, mais ne donnais-je pas plus au Prince qui resterait dans son esprit et pour toujours mon supérieur ? Sûrement. Les gémissements redevinrent des petits cris, le bleu se fit plus ténu, et c'était comme si je n'avais pas déjà cédé une fois. La voix, se faisant entendre entre chaque cri, repris un peu de sa consistance, jusqu'à se permettre un petit trait d'humour, alors que j'aurais voulu à la place afficher un grand désarroi. « Ascanio… vous n'avez pas besoin… de dragon… la peinture disait vrai… vous l'avez déjà… » Mais le désarroi ne l'aurait-il pas rendu trop malheureux pour finir ce qu'il avait commencé ? Et avais-je envie de le rendre malheureux ou de lui laisser croire que je désirais tant qu'il laisse aller cette tension qui s'accumulait ? C'était beaucoup de logique, une logique malhonnête, car elle masquait que peut-être je lui voulais un peu de bien, que peut-être j'avais été charmée par une simplicité à laquelle je ne m'attendais pas.

L'échec du rituel s'avérait de plus en plus évident. Le Prince, cependant, n'était pas prêt à en accepter l'idée ; les élans de plaisir de plus en plus intenses qui naissaient de la fusion de leurs deux corps accaparaient toute la concentration de son esprit embrumé. Une dernière ruade libéra sa jouissance : se laissant tomber sur le dos d'une Aerianna qu'il écrasait de tout son poids, Ascanio poussa un long et puissant soupir rauque, collant sa tête contre la nuque de son amante alors qu'il venait en elle.

Il resta là pendant un temps indéfinissable, allongé sur elle, le souffle court, épuisé par l'effort. Les dernières paroles Aerianna avant l'extase lui revinrent en tête : « vous n'avez pas besoin de dragon ; vous l'avez déjà. » Qu'avait-elle voulu dire par là ? Était-ce lui, le dragon ? Tout cela n'était-il qu'une simple métaphore ? L'évidence s'imposa à lui, claire comme de l'eau de roche. Elle a besoin d'un dragon pour soumettre son peuple, et ce dragon, c'est moi. C'est moi qu'elle veut. De dragon-faé, il n'y avait jamais eu. Elle s'était jouée de lui.

« Vous m'avez menti », murmura-t-il d'un ton accusateur. « Vous vous êtes jouée de moi pour que je couche avec vous. Je devrais probablement aller trouver votre père et lui demander réparation... »

Il y avait quelque chose d'étrange à penser qu'il puisse passer pour la victime, alors qu'il venait de prendre son plaisir en elle et qu'elle se trouvait encore allongée sous lui, nue et immobile sous son poids. Il semblait aussi oublier que c'était lui qui avait suggéré qu'ils s'accouplent afin de faciliter le rituel. Mais le Prince n'était pas à une absurdité près.

Il me fallut pousser beaucoup trop sur la magie pour m’offrir une deuxième jouissance qui allait se calquer sur celle d’Ascanio lorsque je m’étais rendue compte que le moment était venu, et le cri n’en fut que plus puissant. Les conséquences de l’acte ne s’imposaient pas encore à moi et elles ne le feraient pas tant qu’assez de temps n’avait pas noyé toutes ces sensations si grisantes. C’était étrange, de ne point avoir le contact plein de sa peau sur la mienne alors qu’il me pressait contre le sol, c’était moins agréable, mais ce n’était presque plus important alors que je sentais la magie refluer. La lucidité n’était pas encore revenue que je me disais qu’il avait dû vraiment apprécier le moment pour rester si pris par le moment qu’il ne se mouvait pas pour s’en extraire, et le temps s’égraina, lentement, presque comme s’il s’était arrêté, alors qu’il ne me laissait pas pour autant réfléchir au prochain pion à avancer.

Son murmure incriminateur vint briser le moment et le temps s’écoula à nouveau.

Il y avait du vrai dans ses mots, je lui avais menti, et la finalité était qu’il avait couché avec moi, mais j’aurais pu ne pas plus en savoir que lui de la tromperie de Lhâgri, et cela seul me donnait l’impression que la situation pouvait encore être sauvée. Je ne savais pas de quoi elle devait être sauvé, en fait, car savoir que mes relations pouvaient sur un malentendu m’offrir une descendance satisferait plus qu’elle ne choquerait un Père qui n’était pas si loin de tirer un trait sur moi. Comment réagirait-il ? Proposerait-il à Ascanio que je me marie à lui, après avoir cédé une partie de ses possessions au Prince Marchand ? Les mots de l’argenté me revinrent à l’esprit, peut-être que le Père en question s’en foutait, que sa descendance soit Hiisi ou Vossula, tant que son sang lui survivait ? Il était pragmatique, que ce soit sa fille ou un inconnu qui hérite de sa fortune, il ne le saurait peut-être jamais.

Mais j’allais essayer quand même.

Je m’imaginai avec un œuf de dragon-faé. Je m’imaginai le tenir, avoir l’espoir qu’il s’ouvre un jour, avoir l’espoir que quelque chose puisse rompre une solitude forcée par ce mal qui m’éloignait de Sauveur. Je n’eus même pas à aller jusqu’à cet œuf qui ne s’était pas ouvert, penser à Sauveur et penser à tout ce que j’avais fait et tout ce que j’allais faire depuis notre séparation suffisait. Penser à ces dégradants ébats quand un véritable amour avait lié une princesse à un ancien gladiateur suffisait. Et Ascanio n’en avait peut-être pas fini. Je pleurai alors, d’abord en laissant des larmes s’écouler à travers mon visage jusqu’à perler sur le sol, puis en laissant échapper quelques sanglots, puis en les laissant me secouer ainsi que l’amant par dessus moi. Les mots s’échappèrent de mes lèvres à chaque fois que les quelques hoquets de désarroi total le permettaient, alors que ma voix semblait simplement brisée.

« Qu’est ce qui… ça aurait dû… pourquoi… tout était là… l’œuf… je pensais… Ascanio… je lui ai donné ma magie… qu’est ce… qu’il lui manquait… »

Aplatie sous lui je ne pus que faire mine d’essayer de tourner la tête dans la direction de l’œuf, honnêtement dévastée, simplement pas pour les bonnes raisons.

De tous les plus grands bonimenteurs, des meilleurs comédiens aux princes du mensonge, aucun ne saurait rivaliser avec le pouvoir persuasif des larmes d'une jeune fille. Dès lors, comment Ascanio eut-il pu ne pas se laisser fléchir ? A la vue de la pauvre Aerianna toute larmoyante, le Prince sentit se serrer son cœur d'artichaut. J'ai été dur avec elle, je l'ai accusée à tort. Tout de même, quel goujat il était ! Elle avait pourtant donné de sa personne pour essayer de faire en sorte que ça marche - il fallait lui reconnaître ça. Elle avait été jusqu'à lui offrir sa virginité ! Et tout ça pour un espoir déçu.

« Ça ne fait rien », dit-il, et il essuya d'un geste les larmes d'Aerianna, laissant courir ses doigts sur ses joues délicates. « Ne pleurez pas, Aerianna. Il manquait... je ne sais pas, moi, trois fois rien. Il manquait, euh... »

Qu'est-ce qui a bien pu manquer ? Il se posait la question, tout en se détachant d'elle et en la laissant enfin respirer. Il se releva, rangea son attirail dans ses chausses, et se mit à faire les cent pas dans la pièce, serinant dans sa tête la même question. Qu'est-ce qui manquait pour que le rituel fonctionne ? Il y avait eu la magie, il y avait eu le sexe. Restait...

« Il manquait l'amour. Le dragon a senti que vous n'étiez pas assez amoureuse de moi, et cela l'a dissuadé de venir au monde. C'est la seule explication logique. Pourquoi ne m'aimez-vous pas, Aerianna ? »

Les larmes ne se tarirent pas, même après qu’Ascanio ait essayé de me les essuyer, même après qu’il eut sûrement profité quelque peu du moment pour me caresser. Son corps était encore lié au mien jusque là et je le laissai se relever, me laissant enfin respirer. J’avalai des goulées d’air entre les pleurs, entre les hoquets, et manquai même m’étouffer à un moment, mais lui avait commencé à faire les cent pas, et à trouver une nouvelle façon d’essayer de rejeter la faute sur moi. Et il avait trouvé, pour lui, il manquait l’amour. Il semblait sincère, mais est-ce que ça voulait dire que lui m’en avait donné, de l’amour ? Peut-être pas, et de toute façon je ne voyais pas par quel moyen le catalyseur d’un tel rituel était celle qui devait donner cette amour et non pas celle qui devait le prendre des autres ? Et me voilà qui prise dans le jeu considérait le dragon et le rituel comme de vrais éléments, tout devenait tellement idiot que peut-être j’aurais mieux fait de saisir ma robe et de disparaître.

Mais non, je me retrouvais plutôt à ramper comme une limace vers l’œuf brisé.

Je n’avais toujours pas répondu à Ascanio, laissant courir mon désespoir pour couvrir ce fait, simplement parce que je ne savais pas quoi lui répondre. Non, je ne l’aimais pas, même si le personnage était plus attendrissant que je ne l’aurais cru, mais être honnête aurait sûrement été trop cruel, et lui dire que je l’aimais serait trop contraignant. Je soupçonnai même qu’il s’en souviendrait pour l’éternité, et je n’avais pas besoin qu’il demande ma main à Père. Au lieu de ça, le visage toujours empli de larmes, je me saisis d’un morceau de l’œuf et le contemplai assez longtemps pour avoir le temps de venir à la conclusion prochaine et ne pas sembler avoir tout préparé. « Prince… Ascanio… les œufs de dragon… faé… » Une pause, comme si je cherchais mes mots. « Celui-là… un bout de… métal… c’est un faux… » Gisant là, je me retournai à moitié pour lui jeter un regard qui n’était pas moins dévasté. « Ce n’est pas de notre faute… »

« Un faux ? » s'étrangla Ascanio, scandalisé. « Par les trois verges du dieu aux trois verges ! Lhâgri s'est joué de moi ! » Et dire que j'avais confiance en ce minable, songea le Prince, tout consterné. « Ah, l'infâme serpent, le vil bonimenteur ! Il me le paiera ! Quand je pense qu'à cause de ce porc, nous avons... » il s'arrêta, un bref instant, comme si le cheminement de ses paroles le rattrapait et qu'il se rendait compte de leur sens. « Hmm, ma foi, ce n'est pas si grave après tout. »

Il prit la main d'Aerianna, l'aidant à se relever tandis que de l'autre, il lui tendait sa robe. Il n'était pas dans ses habitudes d'aider une femme à s'habiller, mais enfin, celle-ci n'était pas une prostituée après tout - c'était l'héritière de Geresh, bon dieu ! Et je l'ai niquée, songea fièrement le Prince, qui ne manquait jamais de s'enorgueillir de son tableau de chasse.

« Ecoutez, Aerianna, dit-il avec gravité. Ce que nous avons fait ce soir n'est jamais anodin pour une jeune fille de votre âge. Nous l'avons fait pour la bonne cause, quand bien même cela ne pouvait réussir. N'ayez pas honte : c'est parfaitement naturel entre un homme et une femme. » Quel gentleman je fais, pensait Ascanio, toujours persuadé qu'il était le premier homme auquel Aerianna se donnait, et se faisant un devoir de la rassurer. « Toutefois, je sais combien le cœur des jeunes filles est prompt à s'emballer, et je ne voudrais pas que vous... enfin, vous voyez, je sais que je suis un très bon amant. Mais je ne pourrais jamais être plus que cela, Aerianna. Le comprenez-vous ? Notre aventure devra à jamais rester un instant fugace, éphémère, un moment particulier dans une existence remplie de joies qui, je le conçois, seront bien ternes en comparaison. La vie est pleine de petites chandelles qui brûlent doucement dans la nuit, alors que moi, je suis l'incendie qui ravage la forêt. Mais je ne vais pas ravager votre forêt une seconde fois, si vous voyez ce que je veux dire. »

Il réussit à me rassurer, il réussit à me calmer, surtout qu’au milieu de ses mots, sans prendre le temps d’essayer de m’habiller, je m’étais lancée à son cou pour me serrer contre lui, laissant ces humeurs qui glissaient le long de ma peau nue se répandre sur le tissu de ses vêtements. Son discours n’était pas le bon dans son contenu, mais le ton qu’il employait faisait presque oublier tout ça, et finalement, contre toute attente, l’entendre me dire que l’instant avait été aussi naturel qu’il avait été éphémère éteignait quelque peu la honte que je ressentais. Et alors que le calme était revenu, que peu à peu les pleurs cessaient, que plus aucun sanglot ne venait me secouer, je pensais à ce qu’il avait dit un peu plus tôt. J’avais eu l’espoir que même si cela s’était bien fini pour lui Ascanio en voudrait à Lhâgri, mais cet espoir semblait s’être tout à fait volatilisé, me frustrant intensément.

Il était encore temps de rectifier le tir, mais il fallait que je sois patiente.

Je fis taire quelque part une voix qui me proposait de quémander cet incendie qu’il avait mentionné et écartai mon visage de son cou, non sans y avoir posé mes lèvres un petit instant. La voix douce et faible n’eut aucun mal à parvenir à ses oreilles. « Je comprends, Ascanio, je… je comprends, ne vous en faites pas… je suis heureuse que le moment ait existé avec vous, mais… ce moment est terminé. » C’était difficile de jouer cette comédie, alors que quelque part un côté plus sombre voulait lui répondre qu’il ne savait rien de moi, qu’à aucun moment mon cœur qui se rafraîchissait de jour en jour ne s’était emballé, que je ne m’étais pas épris de lui, et qu’il n’était pas si bon amant, que le plaisir je me l’étais procurée seule. Mais non, il me prenait encore pour une gamine, ce que j’étais sûrement un peu. Il se méprenait aussi très probablement sur mon âge, mais ça, c’était plutôt un motif de satisfaction, alors que j’étais de celles qui ne souhaitaient pas vieillir, qui ne souhaitaient pas qu’on les voie autrement que comme des enfants, c’était si utile, parfois.

Mais il restait Lhâgri, et ma voix qui n’allait pas se déplacer vers un ton moins avenant n’allait pas en montrer le venin.

« Vous aviez raison, tout à l’heure. Lhâgri vous a trompé, et ça n’a que fini grâce à vous, pas à lui. Si vous n’aviez pas eu cette idée, l’œuf ne se serait pas non plus ouvert, et il aurait totalement gaspillé votre si précieux temps, il ne mérite pas que vous le pardonniez, il a abusé de votre confiance… »

Tout en serrant contre lui le corps frêle et vulnérable de la donzelle, Ascanio haussa un sourcil en l'entendait évoquer de nouveau Lhâgri. Visiblement, Aerianna ne parvenait pas à extirper de son crâne le vilain tour que ce vaurien leur avait joué ; et dans l'esprit de la jeune héritière, la rancune semblait prendre le pas sur toute autre émotion. Sans doute concentrait-elle ainsi sa colère pour mieux chasser les émois hormonaux propres à son sexe. Je ne vais pas la juger là-dessus, résolut le Prince, bon prince.

« Lhâgri s'est joué de nous, c'est un fait, et il en paiera le prix. Nul ne se joue impunément d'Ascanio Vossula. Je voulais vous offrir un cadeau, ce soir, et puisque ce cadeau est tombé à l'eau, je vous offrirai réparation. Quel sort doit-on réserver au menteur ? »

Je le croyais quand il parlait de ce cadeau qu’il voulait me faire, même si je n’étais pas certaine qu’il ait bien compris qu’un œuf de dragon-faé éclot de cette manière n’aurait créé un compagnon draconique que pour ma compagnie, et non la sienne. Voulait-il me faire cadeau de l’éclosion ou du dragon-faé ? Mais ce n’était pas très important, en l’absence de l’œuf. La question tomba et je réprimai un sourire. Je n’eus pas à répondre tout de suite, alors qu’il me serrait ainsi contre lui, et heureusement, car les idées qui vinrent d’abord étaient de mauvaises idées, de très sombres idées, auxquelles Ascanio n’aurait sûrement pas voulu participer. Si j’avais répondu instantanément, tout ce que j’avais gagné je l’aurais perdu. Mais paisiblement, j’attendais la bonne idée, celle qui condamnerait Lhâgri, et celle qui avec un miracle pouvait m’apporter beaucoup plus que cette réparation. Je me défis de l’étreinte du prince, je fis un pas en arrière, m’offrant pour la dernière fois peut-être toute entière à son regard. La voix douce s’exprima dans un souffle, alors que mon regard brillait.

« Envoyons-le chercher un véritable œuf de dragon-faé, chez les elfes, qu’il ne revienne que quand il aura mis la main sur le trésor. »

Toujours persuadé d'avoir affaire à une gamine immature ayant des problèmes avec son père, Ascanio ne l'avait pas prise au sérieux. Il avait imaginé que la rancune d'Aerianna contre Lhâgri n'était qu'une bravade, une lubie, et qu'elle se dégonflerait sitôt que le Prince lui aurait laissé entrevoir une revanche. Après tout, Aerianna n'était qu'une candide princesse, que savait-elle de la violence, que savait-elle de la justice ?

Pour la première fois, Ascanio comprit qu'il ne l'avait pas tout à fait cernée. Elle n'avait pas cillé en réclamant son prix, pas plus qu'elle ne semblait mal à l'aise, alors qu'elle se trouvait nue face à lui et qu'elle aurait pu en éprouver de la gêne. La vengeance qu'elle appelait de ses vœux était une autre preuve de sagesse : elle ne réclamait pas le sang de Lhâgri, comme l'aurait fait n'importe quel tyran ; elle ne faisait que réclamer ce qu'on lui avait promis et qu'on ne lui avait pas donné. Elle ira loin, se surprit à penser Ascanio, et cela le troubla.

« Un choix raisonnable », murmura Ascanio, devenu subitement bien compendieux. « Qu'il en soit fait ainsi. »

Il ramassa la robe qu'elle avait laissée tomber, et entreprit de l'aider à se vêtir. Ce faisant, le Prince se promit qu'à l'avenir, il saurait garder un œil sur elle.