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 La Complainte des Bannis

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Lothaire
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Lothaire


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MessageSujet: La Complainte des Bannis   La Complainte des Bannis I_icon_minitimeDim 20 Oct 2019 - 10:41


La nuit avait envahi le ciel, le couvrant d'une infinité d'étoiles et de nébuleuses, lorsque le campement de la Vermeille alluma ses grands feux de joie à l'intérieur de leur campement, les uns faisant cuire de la nourriture, les autres buvant et accordant leurs instruments. Une nouvelle soirée en dehors des murs d'une ville, à resserrer les liens entre les hommes de la compagnie, ou à les briser. Mais ce soir, il n'était point question de querelles : à la lumière d'un feu de joie plus étendu que les autres, des chevaliers ripaillaient gaiement avec leur chef, Lothaire.

Ce dernier, assis sur un siège pliable, observait Edmond Gamelin ajuster son luth, tandis qu'un autre chevalier, Sire Maurice de Riven, produisait quelques sons à la vièle pour s'échauffer. Cette nuit serait celle de la musique, et de nombreux mercenaires quittaient déjà leur propre feu pour prêter l'oreille aux notes lancées dans les airs, présageant un petit concert à l'improviste. Prosper, comme à son habitude, se rinçait le gosier à la bière, prêt à brailler à gorge déployée la première chanson paillarde à lui passer par la tête.

Mais Lothaire avait besoin de quelque chose d'autre, ce soir. Un sentiment étrange avait envahi son esprit. Avec un regard pour Edmond, il lança :

« J’aimerais entendre la Péninsule, ce soir. »

Le Berthildois à la fière moustache observa son capitaine tandis qu'il finissait d'accorder son luth.

« Houlà… Voilà bien des ennéades, des années même que je n’ai pas joué un air du pays. »

Lothaire acquiesça doucement. Leur patrie était lointaine, mais leur cœur ne l'avait pas abandonnée. Plusieurs chevaliers se mirent à murmurer leur approbation, ou à proposer quelques idées de chansons à jouer devant le feu de camp. Autour, les quelques Estréventins s'étant approchés tendaient l'oreille. La plupart ne connaissaient que peu de choses sur la Péninsule, en dehors de leur art de la guerre et de leur religion pentienne. Certains ignoraient même ce que pouvait être un roi...

Prosper, après l'une de ses sempiternelles éructations, lâcha :

« Je doute fort que vous puissiez apprécier les contines arétanes. On parle de tout le monde, mais jamais en bien ! »

L'intervention provoqua un petit rire chez certains hommes. Voilà deux ans que le reître s'était hissé dans l'état-major de la compagnie, et beaucoup avaient mis du temps avant d'apprendre à l'apprécier. Il était compliqué de s'attacher à un homme aussi cruel, violent et malpropre que Prosper, néanmoins, lorsqu'il n'était pas dans son élément guerrier, il pouvait se montrer un bon camarade festif.

Lothaire regarda le sieur Maurice avec sa vièle.

« Je propose "La fille du Roy Louis". »

Un autre murmure d'approbation parcourut l'assemblée, plus fort, plus sonore. L'idée avait l'air de séduire tout le monde, même l'Estranglepoulet. Maurice prit son archet, le posant sur sa vièle, et entama une série de notes lentes, mélancoliques. Le silence se fit alors autour du feu, et sans qu'ils s'en rendent compte, autour de certains autres feux à proximité. Tous tendaient l'oreille, écoutant voleter les notes au timbre triste que dégageait le chevalier de ses cordes.

Du silence surgit une voix. Une voix d'homme, forte mais juste. Sire Loup chantait.

Le Roy Louis est sur son pont
Tenant sa fille en son giron
Elle se voudrait bien marier
Au beau Déon, franc chevalier

- Ma fille, n'aimez jamais Déon
Car c'est un chevalier félon;
C'est le plus pauvre chevalier,
Qui n'a pas vaillant six deniers.

- J'aime Déon, je l'aimerai,
J'aime Déon pour sa beauté,
Plus que ma mère et mes parents,
Et vous mon père, qui m'aimez tant.


Sur les visages des chevaliers, de brefs sourires naquirent, sur lesquels dansèrent les flammes du bûcher ardent. Dans leurs regards, perdus en le lointain, des scènes secrètes se jouaient, des souvenirs enfouis. Une femme, une noble dame, voire une amante. Si le cœur des hommes est d'acier trempé, la chanson, elle, se fait perce-armure.

- Ma fille, il faut changer d'amour,
Ou vous entrerez dans la tour.
- J'aime mieux rester dans la tour,
Mon père que de changer d'amour.

- Avant que changer mes amours,
J'aime mieux mourir dans la tour.
- Eh bien ma fille, vous y mourrez,
De guérison point vous n'aurez.

Le beau Déon, passant par-là,
Un mot de lettre lui jeta;
Il y avait dessus écrit:
"Belle, ne le mettez en oubli" ;

Faites-vous morte ensevelir,
Que l'on vous porte à Sainte Deina;
En terre laissez-vous porter,
Point enterrer ne vous laisserai

La belle n'y a pas manqué,
Dans le moment a trépassé;
Elle s'est laissée ensevelir,
On l'a portée à Sainte Deina.

Le Roy va derrière en pleurant,
Les prêtres vont devant chantant :
Quatre-vingts prêtres, trente abbés,
Autant de nobles couronnés.

Le beau Déon passant par-là:
- Arrêtez, prêtres, halte-là !
C'est m'amie que vous emportez,
Ah ! Laissez-moi la regarder !


Des lueurs d'espoir passèrent sur les visages des hommes, qui le relevèrent du sol pour observer Loup chanter. Ses yeux étaient embués, mais il n'était pas le seul à ressentir ces vives émotions. Car dans tout le public, un frisson d'espérance filtrait.

Il tira son couteau d'or fin
Et décousit le drap de lin :
En l'embrassant, fit un soupir,
La belle lui fit un sourire


Dans les rangs des chevaliers, un murmure joyeux accueillit le couplet, et des sourires plus francs se dessinèrent sur les visages. Même Lothaire se déridait. La voix de Loup reprit de plus belle, comme revigorée :

- Ah ! Voyez quelle trahison
De ma fille et du beau Déon !
Il les faut pourtant marier,
Et qu'il n'en soit jamais parlé.

Sonnez trompettes et chantons,
Ma fille aura le beau Déon.
Fille qui a envie d'aimer,
Père ne peut l'en empêcher !

Fille qui a envie d'aimer,
Père ne peut l'en empêcher !


La vièle étira la dernière note, qui tomba peu après dans l'abîme du silence. Certains chevaliers pleuraient. Des larmes de joie, des pleurs de mélancolies. Ils étaient tous le beau Déon, et ils étaient loin de leur princesse, ensevelie, les attendant. Lothaire lui-même ne put réfréner le cours de ses pensées, la vision de sa sœur au visage rieur, de son jeune fils qu'il avait abandonné il y a près de cinq années. La douleur des souvenirs lui brûlait la gorge, dont le feu ne pouvait être atténué. Les flammes devant lui dansaient en myriade, le plongeant intensément dans son passé.

Brisant la contemplation des Péninsulaires, une vague d'applaudissements retentit autour d'eux. Lothaire, relevant la tête, embrassa du regard les mercenaires s'agitant dans la semi-pénombre autour de leur brasier. Sire Maurice, vièle toujours à la main, fit une légère révérence, conquis par la foule. Loup non plus n'était pas mécontent, et saluait les Estréventins lui faisant signe.

Un homme au visage allongé et barbu dit quelque chose à Lothaire, mais dans un dialecte moyen-oliyan extrêmement mâchonné, dont il ne comprit que très sommairement la teneur. Il acquiesça néanmoins, quand Hassar Merohès vint se porter à son côté pour lui traduire :

« Il dit qu’il n’a pas compris les paroles, mais qu’il a compris la chanson. »

Lothaire fit un léger signe de tête au lancier estréventin, qui lui fit un grand sourire édenté, avant de s'en retourner vers ses comparses. Edmond Gamelin, qui avait lâché son luth, regardait son capitaine dans les yeux.

« C’est une belle chanson. Mais pourtant, elle me rend triste. »

Lothaire posa une main sur l'un de ses genoux, et déroba son regard d'Edmond pour le replonger dans le feu, dont les braises virevoltantes possédaient un effet quasi hypnotique.

« Notre vie est belle et triste. Nous sommes des exilés, loin de nos foyers. Et même si l’Estrévent nous accueille et fait de nous ses fils, jamais un enfant n’oublie le visage de sa mère. »

Un peu plus loin, Prosper récupérait subrepticement le luth d'Edmond, ricanant dans sa barbe en pensant à la grivoise chansonnette qu'il allait pousser lorsque tout le monde se serait remis de ses émotions...

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