Les quais du négoce

L a journée avait mal commencé pour Mélusine Meldyrin. Cela faisait maintenant plusieurs ennéades qu’elle attendait que la Vaillante, l’une des péniches qui devait remonter le fleuve vers les cités du nord était en cale sèche. Un problème dans la coque avait dit l’armateur. Sauf que de cette excuse, elle en avait soupé : il y a quelques jours, c’était le gouvernail, l’autre jour, c’étaient ses apprentis qui s’étaient perdus de l’autre côté de l’Olya. Il y avait toujours une bonne excuse ! Il était hors de question que la Vaillante passe encore une ennéade de plus en cale sèche, à être inactive. Les réparations devaient se terminer et le plus rapidement possible. La Compagnie Olyane de Qiryah ne pouvait pas se permettre d’avoir trop de navires dans les ateliers des armateurs en plein hiver. La plupart des navires de la flotte de la Compagnie avaient besoin d’être entretenus et la présence d’un navire en réparation pour d’autres motifs que le simple entretien mettait à mal la logistique bien huilée que la représentante de la Compagnie avait mise en place. En face d’elle, maître Lermion, l’armateur qu’on lui avait recommandé, n’en menait pas large. Cela faisait plus d’une demi-heure qu’elle le tançait vertement. Ses excuses étaient pathétiques. Il avait eu clairement plus que le temps nécessaire pour mener ses réparations. Si la Vaillante ne sortait pas rapidement des ateliers en bon état de naviguer, cela mettrait en péril le planning de l’entretien de la Revêche et de la Grèbe.

« Quatre ennéades de retard, Lermion ! Nous allons prendre quatre ennéades de retard parce que vos foutus apprentis ne savent pas tenir un maillet et des clous dans le bon sens ! Vous m’emmerdez maître armateur et vos excuses sont affligeantes. Regardez-moi bien Lermion : vous avez une ennéade pour me remettre la Vaillante à l’eau et dans un état impeccable. Je me fiche pas mal du nombre d’apprentis que vous tuerez à la tâche pour accomplir ce miracle, mais si vous tenez à votre tête, vous avez intérêt à vous découvrir des talents de mage ! »

Il était clair que si l’armateur n’était pas la hauteur, il pourrait plier bagage. Sur ce coup-là, Mélusine avait été mal conseillée … elle en toucherait deux mots à son conseiller ... après lui avait mis une sacrée paire de baffes. Maudits soient ces armateurs : travailler avec des inconnus comportait toujours un risque et elle avait eu tort de faire confiance à ces gens-là. Il allait falloir revoir le planning de fond en comble : les céramiques d’Ys devaient arriver dans une ennéade et passer par le confluent. Peut être pourrait-elle demander à la Coquille – le navire qui devait desservir les quais de Qiryah – de la dépanner et de remonter au confluent pour livrer ? Elle n’avait peut-être pas le choix : il fallait s’attendre au pire.

« Mais vous êtes encore là sombre crétin ?! Déguerpissez ou je vous jure que vous finirez dans l’arène ! Et je veux mon navire dans une ennéade ! »

Maître Lermion s’enfuit sans demander son reste. Il s’en sortait avec les honneurs sur ce coup-là : elle aurait pu l’attacher à une corde et le faire mariner quelques heures dans l’un des bassins de pisciculture qiryote jusqu’à ce que les poissons se décident à faire de lui leur goûter. A tester …

Elle s’apprêtait à retourner à ses affaires quand elle sentit une activité inhabituelle sur les docks. Un doux frémissement : la baisse graduelle du bruit, comme si les dockers s’arrêtaient de trimballer les marchandises. Elle n’eut pas le temps de s’appesantir sur la question qu’elle fut hélée de loin par une voix familière.

Diolando Vega …

Mélusine était toujours restée assez loin de la nouvelle voix du Conseil de Qiryah. Dans la langue des drows, elle le surnommait intérieurement « Xebeche » - prononcez Xébètché – « Celui qui parle, mais ne dit rien ». Et cela résumait à peu près l’impression qu’elle avait de ce personnage, qu’elle ne connaissait que dans ses allocutions publiques et ses apparitions remarquées à la Société des Guildes (généralement en fanfare). Mélusine préférait les gens calmes, peu bavards et qui vont droit au but. Les flagorneurs fantasques tels que Diolando Vega étaient de ces cigales qui festoient tout l’été … Mélusine était plutôt fourmi. Et la fourmi n’est pas prêteuse, c’est la son moindre défaut. Diolando Vega était à ses yeux un de ces coups de tonnerre qui arrive sans crier gare, quand tout ce dont vous avez besoin, c’est d’un peu de calme et d’un bon thé bien chaud.

Néanmoins, malgré le peu d’intérêt que Mélusine portait à ce sang-clair flamboyant – elle qui était plutôt terne – il n’en restait pas moins l’une des figures de proue de la cité fluviale et en tant que tel, il méritait tout le respect qui lui était dû. Elle allait certainement devoir se coltiner une sacrée migraine à la fin de cette rencontre, mais personne ne sortait indemne d’une rencontre avec cette boule de feu crépitante d’énergie qu’était la Voix du Conseil. Elle fit une aimable révérence et accueillit l’homme avec politesse :

« Conseiller Vega. Bien le bonjour à vous. Qu’est-ce qui vous amène sur les docks ? »

Elle aurait pu se contenter d’ignorer la personne qui se tenait à côté, mais elle eut un imperceptible mouvement de recul. Cette demoiselle ressemblait traits pour traits à sa sœur quand elle était enfant. La ressemblance était troublante : le même visage rond, les mêmes cheveux blancs et le regard clair. Par Néera, si l’Ithri’Vaan reproduisait des Cassiopée à la chaine, cela serait bientôt le chaos !

« Qui est cette charmante demoiselle à vos côtés ? »

Douce Néera. Qu’il était malaisant de se retrouver en pareille compagnie. Mélusine se sentait prisonnière de deux fauves en cage, qui lui tournaient autour sans qu’elle puisse s’échapper. Mais elle n’avait le choix : ses autres affaires attendraient … Elle toisa la petite – Pairyl, c’était son nom - qui pointait son couteau d’un air serein, malgré son agacement intérieur. Les morveuses comme elles s’attrapaient la peau du coup tels des lapereaux et repartaient avec les fesses rouges dans le quartier qui l’avait vu grandir..

«Baisse ton arme petite. J’ai vu des pipumias plus dangereux que toi. »

C’était bien dans les traits du Conseiller, d’emmener une fillette mal élevée pour discuter avec une représentante de la Société des Guildes. C’était … malvenu … mais totalement dans le personnage. La directrice de la Compagnie Olyane se décida de passer sur cet évènement et d’entrer directement dans le vif du sujet avec le sang-mêlé. Mieux valait ne pas perdre plus de temps que nécessaire.

Le fait d’être questionnée sur ses activités et ses problèmes n’était pas du tout à son goût. Avoir Diolando dans les pattes était bien la dernière chose qu’elle avait en tête. Néanmoins, elle ne pouvait se permettre de le rembarrer comme un pouilleux. Il fallait rester courtoise, professionnelle et s’efforcer de montrer une figure irréprochable, quand bien même votre interlocuteur se mêlait de ce qui ne le regardait pas. Même si cela semblait dans sa bouche des politesses d’usage, de s’inquiéter ainsi des travailleurs de sa cité, cela faisait près d’un siècle et demi que Mélusine parcourait l’Ithri’Vaan et elle savait gérer ses problèmes comme une grande.

« Ne vous inquiétez pas. Il ne s’agit de rien qui ne puisse être réglé en moins d’une ennéade, assurément. Nous avons eu un contretemps avec notre planning d’entretien des navires dans nos cales sèches, mais cela n’impactera pas la fluidité du trafic fluvial. Au pire, nous étendrons quelque peu la période d’entretien pour nous laisser un peu plus de marge, ou nous demanderons à la Compagnie à Ys de nous prêter un navire supplémentaire en attendant. Vous voyez, rien qui ne puisse être géré convenablement. »

Cela ne servait à rien de lui mentir, alors Mélusine se décida de jouer franc jeu. Elle connaissait son métier sur le bout des ongles et voulait montrer à la Voix du Conseil qu’elle était parfaitement capable de représenter les intérêts de la Compagnie à Qiryah. La Compagnie Olyane était implantée depuis plus d’un demi-siècle à Qiryah : des problèmes comme celui de la Vaillante, la Compagnie en avait vu d’autres ! Mais ce n’était visiblement pas pour s’enquérir de la bonne santé de son affaire que Diolando venait s’aventurer sur son terrain.

« Si nous quittions les formalités d’usage pour en venir à l’affaire qui vous préoccupe, éminent Conseiller ? Qu’est-ce que ma modeste personne peut faire pour vous être agréable ? »

L a Directrice se garda bien de répondre à la volée. Un appel d’offres pour livrer à Esion. Pourquoi pas ? Cassiopée n’allait certainement pas apprécier que l’on livre de la nourriture pour sustenter le IIIe Ost, mais la Compagnie Olyane étant extraterritoriale, il n’y avait aucune raison que les navires ne livrent pas des suppléments à Esion pour peu que le prix soit plus qu’alléchant. Mélusine n’y voyait aucun problème de principe. Cela risquerait cependant de faire hérisser le poil de quelques représentants des trois Conseils.

« Livrer à Esion ne nous posera aucun souci car nos navires font déjà le trajet. J’arrangerai la chose avec Ys et sa Protectrice afin que nos navires aient toute latitude de franchir l’embouchure du fleuve et acheminer correctement les marchandises à Esion et dans les délais les plus brefs. Cela va de soi. »

De toute façon, en vertu des accords commerciaux mis en place au sein de l’Ithri’Vaan, Ys ne pouvait pas bloquer le trafic fluvial et maritime de sa simple volonté. Le commerce régnait en maître et si Esion voulait des vivres, alors des vivres ils auraient. Pas nécessairement au meilleur prix … mais c’était un risque à prendre quand on commerçait avec les cités libres de l’Ithri’Vaan. Les marchands cherchaient toujours à obtenir une meilleure part du gâteau. En revanche, que la Voix du Conseil ne connaisse pas la position de sa sœur vis-à-vis des Puysards était étonnant. Ys s’était faite remarquer récemment pour avoir pris position contre la purge de Sol’Dorn.  

« Il me semblait que la nouvelle était parvenue à Qiryah. Ys voit d’un œil très défavorable les actions militaires des Puysards ces derniers mois. La cité portuaire commerce certes avec les Eldéens, mais n’a pas apprécié que ceux-ci fassent une hécatombe à Sol’Dorn. Il ne peut y avoir de doux commerce si ceux-ci mettent à feu et à sang l’Ithri’Vaan, ce qui peut se comprendre …

Quant à moi, j’ai tendance à estimer que le commerce reste le commerce et que tant que tout le monde y trouve son compte, nous dormirons paisiblement. Le sang que nous partageons n’influe en rien sur ma vision d’eux. Je n’ai pas été élevée dans le respect des enseignements dispensés au Puy : ils me sont autant étrangers qu’un Péninsulaire peut l’être d’un Vaani. »

Mélusine sourit : c’était assez rare de sa part. Elle n’était pas connue pour être la personne la plus souriante de ces terres. Au moins, la Voix du Conseil et elle étaient sur la même longueur d’ondes : le profit passait avant toute chose. Chaque écu dans les coffres des Vaanis était un écu de moins dans les coffres des Eldéens. De la nourriture, l’Ithri’Vaan en regorgeait. Autant profiter de l’occasion pour soutirer le plus possible d’or aux Eldéens en transportant les marchandises jusqu’à Esion.

« Le commerce avant tout. Si les militaires d’Esion veulent des produits de première nécessité, la Compagnie Olyane de Qiryah se fera une joie de les faire cheminer jusqu’à la cité occupée afin que vos marchands puissent accumuler l’or puysard. Je n’y vois pour ma part aucun inconvénient : il s’agit d’un commerce honnête et frappé sur le coin du bon sens »

Elle n’eut cependant pas le temps de poursuivre qu’elle sentir le regard du sang-clair la détailler de haut en bas. La questionnant sur ses habits, il semblait tenter de passer de la discussion d’affaires à des choses plus anodines. Etonnante capacité que celle d’être capable de basculer d’un sujet à l’autre sans aucun souci. Mélusine portait des vêtements fabriqués à Qiryah mais teints avec le bleu que sa sœur avait récupéré à Méthylène sur ses conseils.

« Tissu qiryote mais la couleur vient de Méthylène, d’une teinturerie que ma sœur possède avec une Eldéenne. Nous essayons de trouver de bons tisserands sur notre temps libre pour voir si l’indigo trouve preneur dans les cités libres. C’est un petit projet que nous avons, mais qui est très prometteur. Seriez-vous intéressé par hasard ? »

Le comportement erratique de la dénommée Pairyl commençait véritablement à courir sur le haricot de la demoiselle. Où était-on ? Dans une garderie ? Par la Damedieu, mais faites qu’il tienne son moutard ! Ce n’était plus un chien fou que cette petite sang-clair, mais un vrai désastre. Était-ce cela la nouvelle génération de sang-clairs de Qiryah : un éphèbe aux allures de dandy précieux et une gamine intenable ? Du temps de sa jeunesse, les gamins étaient correctement tenus : pas question de les laisser faire n’importe quoi et les parents veillaient au grain.

Il fallait néanmoins répondre à la curiosité de la Voix du Conseil, quand bien même son rejeton était en train de faire son intéressant …

« Il s’agit d’un bleu que les teinturiers de Méthylène obtiennent à partir de l’indigotier cultivé dans la région. Ma sœur étant alchimiste, elle a aidé les locaux à affiner le processus qu’ils avaient mis au point pour augmenter la qualité et la production. Nous tenons l’ensemble avec une Eldéenne et le producteur local. Nous sommes actuellement en train de rechercher de bons clients pour cette teinture. Si cela vous intéresse, nous pouvons certainement parvenir à un accord qui nous serait communément profitable. »

Le commerce ne s’arrêtait jamais, même pour une Meldyrin. Si Mélusine pouvait trouver un bon client pour ce bleu qu’elle avait trouvé et dans lequel sa sœur venait d’investir, alors tout le monde serait gagnant. Et puis … il était vrai que ce bleu était magnifique.