[Magsque] La Quiétude d'une Roseraie, le Spectre de la Négoce | Azhar

La Quiétude d'une Roseraie, le Spectre de la Négoce

& Azhar Tahwi Salougan

[Début Verimios, An 8]

Si dans ses primes années elle s'imaginait que le fatum lui avait offert la veine de résider en une contrée plus que radieuse, la Doeben reprochait aujourd'hui à l'Ithri'Vaan son été perpétuel. Oh, non pas que l'harassante chaleur asséchant les terres estreventines ne lui déplaisait, son amère carcasse y était trop habituée, mais cet amas torrentiel de lumière l'irritait grandement. Chacune de ses sorties hors de sa tanière citadine de la prospère Thaar l'obligeait à couvrir ses prunelles dolentes, trop sensibles pour affronter l'éclat du jour. L'altération de sa vision allait de mal en pis, la grisonne ne savait combien d'ennéades encore, de mois ou bien d'années il lui restait avant de perdre totalement la perception de son monde. Cette mutilation expansive était tellement désavantageuse qu'elle en souhaitait presque être déjà être aveugle.
Pour autant, si un sens ne lui faisait pas défaut, c'était celui des affaires. Son commerce étant sa principale et presque seule raison de vivre, elle se résignait avec abnégation à la moindre tâche ou occupation à fournir. En ce tout début Vérimios, prémisses du premier mois d'été – si tant est que l'on puisse parler de saison en une région constamment ensoleillée – le moment était venu pour la Maîtresse Marchande de retourner sur ses possessions, près de la cité de Selynonte sur la côte brûlée, afin d'effectuer la principale visite du cycle estival. En effet, c'était là l'aube d'importantes récoltes de la plupart de ses ouches, et elle tenait à toujours s'y rendre en personne.

Pour autant, cette occasion-ci était différente. Déjà la noirelfe se sentait beaucoup plus apaisée, presque guillerette, depuis son entrevue avec le Haut-Prêtre d'Uriz. L'audace de sa proposition allait se révéler payante, salutaire même, pour son activité. Cette réussite inespérée – bien qu’ardemment désirée – avait pansé les plaies de son repli et tisonné son esprit vif ; le renouvellement allait être son prochain cheval de bataille. L'envie lui prenait aussi de renouer avec d'ancien partenaires de marché, de façon à toujours plus propager son nouvel essor, et celui qui primait en ses souvenirs n'était autre que le Prince Azhar Tawhi Salougan, confrère de haute lignée de Baaz-Hima. Un vélin lui avait été prestement envoyé, le conviant à rejoindre Shynrae à Magsque, où elle l'invitait à visiter son domaine et surtout causer commerce. Le sang-mêlé avait concisement accepté l'offre de la vieille-elfe, aussi avait-elle hâtivement quitté Thaar pour rejoindre ses propriétés avant l'arrivée de l'éminent visiteur. Elle n'avait croisé la route du fiévreux demi-elfe depuis plusieurs mois, ci ce n'était plusieurs années. Si Shynrae estimait que leurs relations n'avaient guère été altérées par le temps, ces retrouvailles incidieuses seraient un bon moyen d'en avoir le cœur net.

Chaque voyage à Magsque était pour elle une sorte de renaissance, un retour aux sources plus que vivifiant dont elle sous estimait les bienfaits et en jouissait pleinement à la visite suivante. Néanmoins elle ne se rendait pas en ces terres pour le plaisir de prendre du recul quant au bouillonnant chef lieu d'Ithri'Vaan, mais pour s'assurer de la bonne marche du cœur de sa production. Le village abritait l'essence et la genèse de tout son travail, se répandant en vergers et roseraies sur des lieues entières, inondant les plaines environnantes d'étendues arborées et fruiticoles prolifiques. De son palais surplombant la Basse Baie d'un côté et les pépinières en cascade vers les hauteurs des terres, se mêlaient avec onctuosité les fragrances sucrées et fleuries des cultures. Pour qui n'était habitué à ce puissant fumet – plus soutenu encore par le crépuscule naissant -, cela pouvait paraître presque écœurant tant les odeurs s'acharnaient à prendre le dessus sur les autres. Tandis que le soleil piétinait vers l'horizon, le dos tourné à la brise marine du couchant, Shynrae inspira profondément, fermant quelque peu les yeux afin de saisir pleinement la puissance de l'instant. Instant presque aussitôt interrompu par le timbre rauque de son dernier né, Ryltar. « Veuillez m'excuser, Mère. Loin de moi l'idée de vous déranger mais, nous nous demandions quand dire aux serfs de venir sur la lande afin d'inaugurer les primes collectes ? Nous n'attendions plus que votre arrivée pour les initier, comme de coutume. »
Son aval était bénédiction on ne peut plus précieuse, son rejeton s’évertuant à ne point la brusquer ou se méprendre. Une incongrue paume maternelle vint se poser sur l'épaule trapue du garçon, geste d'ordinaire inconcevable pour quiconque aurait côtoyé la Sirène.
« Ne te presse pas, mon fils. Nous attendons de la visite en notre demeure, un émérite confrère Marchand qui devrait arriver sous peu. J'attendrais sa venue pour glaner la première rose des jardins de Magsque, et initier la période de cueillette. »

L’émérite confrère était Azhar Tahwi Salougan du nom de ses deux géniteurs. Le Merveilleux Prince aux Milles Femmes. Ravi de se déplacer pour la première dans un village qu’il n’avait jamais visité, Azhar avait accepté sans rechigner l’invitation de la Guenaude Sanglante. Il avait déjà rencontré cette femme, ce n’était pas encore une Princesse mais elle s’en rapprochait sans mal. Pour son déplacement, Salougan devait montrer sa richesse à Shrynrae, l’étaler devant sa demeure. Alors il avait fait les choses en grand.

La caravane qui l’emmenait à Magsque était composée de cinq petit hanglyosi des plaines. Cinquante Akhabans faisaient le déplacement avec lui pour assurer sa protection, avec leurs bonnets rouges et leurs sarouels blancs, ils étaient divisés en deux colonnes, les uns portant des lances et les autres portants des sabres. Quelques marchands étaient assis sur les bêtes mais les trois cent esclaves suivaient à pied. Autant dire que la traversée prit du temps. Surtout qu’ils prirent soin de faire plusieurs arrêts sur la route pour se restaurer et ne pas se lasser du voyage.

« Est-ce encore loin ? » S’enquit le demi-elfe.
« Encore quelques heures Mon Prince. »

Les heures semblaient si longues que le Prince s’endormit dans sa cabine sur le dos de sa bête. Il fût réveillé lorsque le village était à vue d’œil, Azhar tapa dans ses mains pour signifier au Maitre de Cérémonie, l’honorable Cantar d’entrer en jeu. Une dizaine d’esclaves se mirent à jouer aux tambours pour annoncer leur imminente arrivée si jamais on ne les avait pas aperçus d’une tour. En tête du cortège, deux cracheurs de feu alourdissaient encore plus la chaleur ambiance avec leurs jets. Plus ils se rapprochaient et plus d’autres instruments se joignaient dont les lourdes trompettes de Baaz’Hima. Sous le vacarme musical, Azhar échangea quelques paroles avec l’une des épouses qui faisait le voyage avec lui.

« J’ai grand hâte de revoir la Grise Sirène, Leyla. »
« Pour pouvoir la baiser ?» Se moqua l’humaine.
« Ne te moques pas Femme. Elle a ce charme des drows auquel il m’est difficile de résister. Si froide, si inaccessible. »
« Je te paierais une zurthane, c’est tout aussi noir mais sans la monstruosité du sang. »
« Rhoo tais-toi Femme. » La fit taire Azhar en joignant ses mots d’un signe de la main.

Ils arrivèrent finalement. Une échelle fut apportée à Azhar pour qu’il descende de l’énorme pachyderme. Un héraut annonça tous ses titres plus pompeux les uns que les autres « Sa Bonté Azhar Tahwi Salougan, le Sublime Nourricier des Champs Pâturés, Grand Écuyer des Étables d'Audias, Petit Arômateur du Carrousel, Prince Marchand de Baaz'Hima l'Envoûtante, Maitre-Serpent des Cépages d'Orient et Illustre Prince Marchand du Conseil de Thaar aux Milles Portes. »

« Toujours aussi agréable à entendre. » S’amusa-t-il en se présentant devant la maitresse des lieux. « Shynrae Irvin Sin'Do'Rah, Divine Beauté de l’Humble Magsque, c’est un plaisir de te revoir et un honneur d’être accueilli chez toi et voici un témoignage de ma gratitude. » Dit-il en claquant ses doigts pour que des esclaves ramènent deux cages drapées. Ils les posèrent devant la marchande et Azhar retira le tissu lui-même dévoilant deux magnifiques félins.

« Pour toi ces deux léopards des steppes zurthanes. »

Azhar comme la plupart de ses confrères ne vouvoyer jamais une personne.

L'écho du tintamarre des percussions et des cuivres dans la vallée avait achevé son impatience. Adossée à un l'une des ouvragées colonnes du péristyle extérieur de son palais, Shynrae considérait l'arrivée en la bourgade de son éventuel associé, qui n'avait pas lésiné quant à l'escorte convoquée. Azhar s'était entouré d'un cortège pis que princier, attestant de son infiniment haute stature et toute puissance. Si elle connaissait le personnage et son attrait presque passionnel pour le spectaculaire – chose qui n'aurait du la déconcerter -, la Doeben devait s'avouer circonspecte devant cette démonstration d'ostentation. Désirait-il lui prouver quelque chose à travers cette provocation? La bassesse de la parenté humaine du seigneur prenait parfois le dessus sur la noblesse de ses origines Sylvaines, cela expliquait probablement ce besoin compulsif d'exposer sa virile influence. « Il me faudra bien plus que les logis de la maisonnée pour recevoir telle cohorte ... » Marmonnait la maîtresse des lieux en dodelinant du chef avec contrariété. « Yskandar, Ryltar ! Venez donc. »
Ses fils, tutélaires du domaine en l'absence de la noirelfe, accoururent aussitôt. Rien ne devait altérer l'humeur – à tendance neutre-bonne en ce jour – de la matriarche.
« Oui, Mère. » « Que pouvons-nous faire pour vous contenter, Mère ? » S'enquérirent-ils en chœur comme des pantins parfaitement réglés. Le plus âgé s'octroya un bref coup d’œil vers le régiment qui cheminait désormais aux portes de la ville. « Il s'agit de mon invité. » Expliqua t-elle en tendant un bras en direction du passage en contrebas. « Voyez il n'est point venu ...disons... Seul. Si nous avons eu quelques jours pour nous préparer quant à son approche, il est évident que nous ne saurions être à la hauteur, en l'état actuel de nos apprêts. Comme prévu, nous recevrons le Prince et sa suite intime au palais, pour le reste, trouvez-leur quelque hébergement disponible dans les faubourgs. Quémander aux villages alentours si nulle place n'est vacante, mais je désire, j’exige, qu'au déclin du jour, quiconque ai sillonné la moitié de l'Ithri'Vaan aux côtés d'Azhar Tahwi Souligan puisse trouver repos en un lieu adéquat. »
Si Magsque ne pouvait suffire à tel accueil, elle ne s'en inquiétait guère. Sa descendance n'avait aucun droit à l'erreur, qu'ils y passent la journée en y perdant patience lui était égal. Le soucis était que la propriété Irvin n'avait rien d'une localité commune, où quiconque pouvait se rendre à loisir tout en visitant la Côté Brûlée. Non, l'endroit lui appartenait dans son entièreté, tous les habitants étant en fait peuple assujetti au joug de la Maîtresse Marchande. Pour autant la populace tributaire officiait avant son arrivée en la culture des vergers et leur existence n'était que peu réformée par leur état d'appartenance. De fait il n’existait d'auberges ou pensions permettant d'offrir l'hospitalité aux voyageurs de passage.

La traversée du centre-ville tenait plus du défilé processionnel que de la conclusion d'un long trajet. La grisonne se tenait en haut des marches du grand escalier menant à sa demeure, entourée d'une bien plus modeste procession, attendant que ne cesse le ballet de parade du Prince. Le semi-Ornedhel descendit de l'échine d'une gigantesque bête tandis qu'on exhalait à la foule venue assister à l’événement sa ribambelle de titres et vertus. Sa suffisance n'avait d'égale l'impétuosité de sa démarche. S'amusant de ces pompeuses présentations comme si les flatteries d'usages l'émoustillaient encore, il présenta d'aussi pontifiantes salutations à Shynrae. Révérences qu'il accompagna aussitôt d'une offrande inattendue ; deux majestueux fauves, chacun dans une geôle aux montants d'or. L'un deux laissa échapper un rugissement rauque avant que la noiraude ne puisse répondre.
« Azhar, mais ...C'est bien trop il ne fallait pas. » S'excusa Shynrae complètement fascinée par les carnassiers quelque peu amorphes à cause de la chaleur. « Tu te donnes trop de mal, mon ami. Bien que je sache qu'il ne t'en coûte rien, je suis plus qu'honorée de tant d'attentions. Je ne saurais te remercier à la hauteur de ta générosité, puisses-tu accepter en retour mes modestes présents ? »
Un groupe de serfs derrière elle déroulèrent avec précaution un lourd rouleau d'étoffe. Le brocart de soie devait mesurer plusieurs coudées aussi bien de long que de large, brodé de fils d'argent sur lesquels se reflétaient le soleil. Le motif de la tenture représentait un serpent ainsi qu'un céphalopode enlacés, non pas surpris dans un combat acharné mais plutôt un corps à corps ardent, duquel se dégageait en fond un astre ambré. « Mes tisseuses y ont consacrés des ennéades, j'espère que cette humble draperie saura trouver refuge en un de tes sérails. »
Mais ce n'était point là la seule largesse dont elle souhaitait couvrir son invité, un autre valet immergea de la foule, menant par une corde un échassier grassouillet. Il s'arrêta tout près des cages, agitant quelque peu les félins.
« Oh non, celui là ne sera point pour vous. » S'amusa la Drow en s'approchant de ses – désormais – animaux de compagnie. « Nous avons capturé ce Héron aux matines. Ils sont très rares dans la région et font un met de choix. Je songeais à le faire servir ce soir à notre table, comme gage de bienvenue. »
Elle ne laissa au demi-homme le temps de répliquer, ils auraient tout temps de se confondre en gentillesses et en faveurs. « Izialle, tu conduira Son Altesse à sa chambrée, ainsi que ses plus proches accompagnants. » Lâcha la Sirène alors qu'une plaisante donzelle à la démarche chaloupée vint tendre un rachitique bras nu à Azhar. L'idée lui complairait sûrement. « Tu aura l'après-midi pour t'installer en tes appartements, nous avons encore quelques préparatifs à fignoler, une collation ainsi que des rafraîchissement t'y attendent déjà. Puis l'on viendra te quérir pour le souper d'apparat. Ensuite … ensuite tu verra en temps voulu. Puisses-tu considérer ma demeure comme la tienne pour la durée de ton séjour, Azhar. Magsque est en joie de te recevoir. »

« En attendant, je vais réfléchir à comment nommer mes compagnons...Bien que j'ai déjà ma petite idée. » Shyn adressa un sourire mutin à son hôte, tout en glissant dans une des cellules une main aventurière, à laquelle la bête se frotta avec empressement.

Azhar gloussa devant les excuses de Shynrae. Bien sûr que cela était nécessaire, il ne pouvait venir chez quelqu’un sans offrir de cadeaux car l’on ne venait jamais chez lui sans avoir quelque chose à offrir au risque de voir l’audience annulé car on ne plaisantait jamais avec le protocole à Baaz’Hima.

« Ce n’est pas un mal que de vouloir être à la hauteur de Sa Gracieuse hôte. Pour tes présents j’accepte volontiers. »

Il ne refusait jamais lorsqu’on lui offrait quelque chose. Il se tourna vers l’arrière où quelques personnes déroulèrent un long rouleau de soie, Azhar plissa les yeux puis en découvrant les deux créatures offrit un large sourire à la noirelfe.

« C’est un magnifique Shynrae, je penserais à toi à chaque fois que je poserais les yeux dessus au sérail. » Glissa-t-il non sans innocence amusant par la même occasion l’épouse qui l’accompagnait.

Un autre esclave approcha en tenant un héron en laisse, Azhar cru un instant que c’était un autre présent de la drow et écarquilla un peu les yeux face à ce manque de délicatesse mais elle le rassura aussitôt en disant qu’il devait servir de diner. Près des félins, la marchande continua.

« C’est un honneur, tu sais accueillir tes invités comme il se doit. » Complimenta-t-il avant qu’elle n’interpelle une Izialle.

« Que cela scelle une longue amitié entre Baaz’Hima et Magsque. » [i] Répondit-il simplement en se courbant légèrement devant elle avant qu’elle ne caresse l’un des félins qu’il venait de lui offrir.

Azhar n’aurait jamais osé en toucher un avant que l’un de ses dresseurs ne s’en occupe. Il en avait également quelques uns dans son palais mais leur dressage avait été fait dès leur plus bas âge afin qu’ils soient tout aussi dociles que des gros chats.

Au bras de sa jeune femme, le prince suivit ladite Izialle jusqu’à ses appartements en détaillant chaque couloir par lequel il passait ne manquant jamais une occasion de commenter tel ou tellle objet et décoration.

Il se détendit toute l’après-midi avec ses gens dans sa suite. Il faisait beaucoup trop chaud à l’extérieur pour jouir d’un bon moment. Il s’était fait couler un bain par les esclaves du domaine, car Azhar aimait goûter à la culture locale comme il l’expliquait, pour retirer la crasse du voyage qu’il avait essayé de minimiser par de nombreuses escales le long de la route. Il avait également demandé à se faire masser en compagnie de son épouse durant une longue heure afin d’être complètement frais pour le dîner de la soirée. Lorsque vint l’heure de se sustenter, Izialle vint les chercher une nouvelle fois mais Azhar n’était pas encore prêt. Elle dût attendre une vingtaine de minutes pendant qu’un de ses esclaves lui colorait une mèche d’un indigo sombre.

« Maintenant on peut y aller ma jolie. » Dit-il en lui claquant une fesse et la faisant tressauter alors qu’il riait.

A peine le Prince avait-il quitté son champ de vision, la foule s'étant dispersée, que la grisonne héla avec empressement ses fils qui avaient assisté, non loin, à l'arrivée du bataillon de pèlerins. « J'espère que vous saurez donner satisfaction quant à ma précédente requête. Il en va de la réputation de notre maison. Voyez à quel individu nous avons à faire ! Si je connais Azhar depuis longtemps maintenant, que nos rapports n'ont plus à souffrir des réserves et appréhensions d'un début de relation, il demeure tout de même un personnage bien singulier. La bonté qu'il nous a vomi sur le palier, tout à l'heure, n'est qu'une infime partie des gracieusetés dont il va certainement faire preuve. Comprenez bien, il est en spectacle, en représentation. Il ne cessera de vouloir se faire passer pour le plus affable, le plus généreux, le plus magnanime de tout Miradelphia ! En ce qui me concerne, je m'en moque, du moins, je ne prête plus attention à son déploiement d'exubérance. Je préférais néanmoins vous prévenir, que vous ne soyez ni surpris, ou encore choqué de son comportement, il est ainsi fait, c'est tout. En retour, et non pour le provoquer, il nous faut montrer tout aussi débonnaire. En cela je compte sur vous. »
S'ils paraissaient comprendre, acquiescèrent aux remarques, Shynrae se doutait qu'ils ne pouvaient prendre la réelle mesure de ses avertissements. La distinction était plus que subtile, elle avait apprit cela des anciennes années passées à côtoyer le Seigneur de Baaz'Hima. De toute façon, la Marchande s’arrangerait pour que son invité et sa suite rapprochée ne demeurent qu'en sa seule compagnie, ainsi elle n'aurait à s'inquiéter des manquements d'autrui. Les fauves s'éveillaient doucement de leur apathie, commençaient à s'agiter avec férocité. Leur présence lui rappela d'autres tracas qu'elle avait à régenter. « Faites venir Céorl, il faut un enclos pour accueillir ces bêtes, ainsi que quelqu'un pour tenter de les dresser. » Lâcha t-elle en s'éloignant d'un pas précipité vers sa bâtisse. L'homme était le sous-intendant du domaine, mais aussi un probe autoursier qui s'occupait de la luxuriante volière du palais.

Vaquant de domestiques en spécialistes, Shynrae passa le reste de l'après-midi à superviser la bonne installation de ses hôtes ainsi que la préparation du dîner, qui promettait d'être grandiose. Elle avait fait dresser pour l'occasion la tablée à l’extérieur, sur la terrasse principale, donnant sur l'étendue des jardins. Les façades étaient décorées de fanions criards, rehaussées de lampions de papier, tout comme étaient éclairées les ouches en contrebas. Les loufiats finissaient à peine de dresser le couvert que la Sirène envoya Izialle quérir le demi-elfe. « Est-ce là le service en argent de Lante, Mère ? J'avouerai ne jamais l'avoir vu de mes propres yeux ... » Se risqua Yskandar en soupesant une fourchette finement ciselée. La Doeben ne prit pas la peine de répliquer, un regard noir suffit à lui faire reposer l'objet. Oui, c'était de son devoir que de parfaire sa réception, en mettre plein la vue à cet être noyé dans le faste, lui rappeler qu'elle était Shynrae Irvin Sin'Do'Rah et qu'elle aussi pouvait faire preuve de grandeur. Les minutes passèrent, puis des dizaines. La belle esclave ne revenait point, le déroutant Azhar non plus. « Impolitesse …. » « Rustre … ! » Pouvait-on entendre chuchoter dans la petite assistance grossie par l'arrivée des quelques hauts-métayers de Magsque. Et puis, il fit enfin son entrée. Les visages de l'assemblée s'égayèrent à la vue du Prince, les messes-basses devinrent rires et chahut enjoués. Les amphions que Shynrae avait fait venir de Selynonte commencèrent à entonner des balades rythmées, bien que doucereuses. S'approchant du fantasque, la noirelfe lui adressa son plus aimable sourire. « Mon Prince ! Je te présente mes excuses pour t'avoir ainsi dérangé, je n'aurais du envoyer la pauvresse te chercher si tôt. J'espère que tu pardonnera mon impatience, nous avons tant à faire après les agapes. » Ses phalanges claquèrent et un plateau alourdi de carafes en tout genre apparu à leurs côtés. « Que désires-tu boire, Azhar ? Liqueur, suc ? » Lui proposa t-elle en attrapant une coupe pour son propre compte. « J'ai fais venir tous les liquides qu'il est possible de trouver en Ithri'Vaan. C'est le moins que je puisse faire pour ta venue. »
Autour d'eux les discussions se faisaient animées, l'escorte de l'émir se mêlant à la suite de la Maîtresse des lieux. Il était temps que tous prennent place et que la veillée puisse véritablement commencer. « Allons, je vous prie, installez-vous. Vous trouverez chacun votre nom gravé sur un coquillage disposé près de chaque écuelle. » Tonna Shyn d'une voix puissante et affirmée, couvrant pleinement les cacophonies ambiantes, qui d'ailleurs cessèrent pour céder place à un ballet de chaises raclant les dalles de pierre. Le plan de table n'avait rien d'anodin, et si, chaque convive trouvait à sa destre et senestre un membre de l'autre concile, la grisonne avait délibérément éloigné l'épouse de son remarquable voisin, reléguée à épier le couple d'un soir depuis l'autre bout du madrier.
« Alors, mon ami. As-tu fais bon voyage ? Je sais qu'il s'agit d'une sacré trotte entre les confins de la Côte Brûlée et Baaz 'Hima. Où peut-être étais-tu à Thaar auquel cas la traversée se voit quelque peu réduite. » Demanda la sombre avec légèreté.

« Rhaaa ma jolie Shynrae, tes excuses sont acceptées, j’avais moi-même hâte de tous vous revoir. »

Déclara le Prince tout sourire en indiquant la joyeuse assemblée d’un mouvement du bras. Il regrettait l’absence d’Aleth à ses côtés, il aurait préféré avoir sa Sublime plutôt que son épouse pour l’égayer de sa fougue et de ses palabres. La drow claqua des doigts et on vint leur présenté un plateau de carafes. Elle lui proposa alors de choisir parmi tout ce qu’elle avait à lui offrir. Ses yeux se baladèrent sur les différentes couleurs des mélanges, il hésita et choisit finalement de répondre.

« Egaies mes papilles et proposes moi ce que tu as de mieux. »

Afin de ne pas prendre de décisions, il avait reporté son choix à Shynrae qui en avait à présent la responsabilité. Ce qu’il buvait déterminer généralement son humeur, mais il n’était pas difficile et se contenter souvent de ce qu’on servait d’habitude au Palais des Princes de Thaar. La Mercanti les invita à s’assoir, elle avait établi un plan de table et éloigner l’épouse de son prince. Il fut légèrement surpris mais la laisser s’en aller s’assoir à l’autre bout de la table tandis qu’on laissait Azhar s’avançait vers sa chaise. Bien entendu, il avait été positionné près de son hôtesse et ce n’était pas pour lui déplaire.

« J’étais à Thaar, horrible session du conseil. Rhaa, je t’envie parfois Shynrae, tu n’as pas à te tracasser des affaires de notre capitale. Je regrette parfois le temps où j’étais qu’un simple marchand, comme toi. »

Il souriait pour plaire, un peu pour provoquer. Mais il ne provoquait pas méchamment, juste taquiner. Puis, comme ça, il rappelait son rang à la grisonne, il lui rappelait qu’il d’un rang supérieur et que sa venue sur cette côte était une bénédiction pour sa maisonnée et son commerce.

« Mon voyage fut agréable, je me suis arrêté plusieurs fois en route pour redécouvrir la région. Je ne suis pas venu ici depuis trois ans sais-tu. »

Azhar jeta un coup d’œil à quelques personnalités de la ville, certaines étaient occupées à bavarder avec leurs comparses, d’autres le scrutaient. Il croisa le regard d’une jeune femme, ayant du sang drow sans aucun doute, et l’accrocha. Elle lui souriait en buvant son nectar arrachant au Salougan une œillade avant qu’il ne se détourne vers la noirelfe.

« Je ne suis pas déçu de m’être déplacé Shynrae. Magsque me semble prospère et florissante, à quoi doit-on boire ce soir ? » Demanda-t-il en levant son calice.

Oui, cela faisait bien longtemps qu'elle n'avait côtoyé Azhar. Et ses propensions à la sournoiserie corrosive lui avait grandement échappé … La semonce lui fit serrer les crocs, elle ne s'attendait guère à ce que le Prince Marchand avec qui elle entretenait les plus intimes et amicales relations la condamne de la sorte. Un brin de déception saupoudra son plaisir d'accueillir un tendre collègue en ses quartiers. Pour autant, la remarque du sang-mêlé possédait une portée quelque peu … sincère. Le conseil dont-il faisait allusion n'avait effectivement pas du être un moment de plaisir pour cet individu plus disposé à dégouliner dans tous les pans de l'hédonisme que voir son séant cloué à l'assise inconfortable d'une barbante réunion.
« Ahh ça ... » Souffla Shynrae avec autant d'empathie qu'il lui était possible de feindre. « Tu sais bien ce que je pense de tout cela, mon ami. Du moins, que je suis en effet, fort joisse de ne point partager vos congrès de sommité, bien que qu'il s'agisse plus d'une impossibilité due à mon rang qu'à un éventuel choix de ma part … Je t'avouerai pourtant me gausser de constater que la tour d'ivoire des monarques mercantiles puisse s’effriter quelque peu. Si ce comice t'a été désagréable, je ne m’appesantirai point sur le sujet. Nous sommes ici pour passer un moment le plus agréable possible, s'il peut, en outre, te faire omettre un instant les responsabilités qui t'incombent … J'en serais plus ravie encore. »
A sa façon, la Grise lui exprimait ce dont son compère avait déjà connaissance, son aversion envieuse des Maîtres des châtellenies, tout comme son désir inavoué d'être membre de leur cercle. Par le passé, c'étaient des échanges qu'ils avaient déjà tenu, ce qui expliquait probablement les taquineries d'Azhar à ce sujet. Peu auraient pu la provoquer de la sorte sans en subir de fâcheux contrecoups. « Je me trouve pourtant bien trop accablée pour une simple marchande... Mon affaire est d'ailleurs en train de prendre un virage décisif, cela me demande beaucoup d'attention, et de temps.... Mais ce n'est pas le sujet, pour l'heure ! » C'était là autant une réponse visant à le contredire qu'une déclaration enjouée à l'attention d'un partenaire potentiellement intéressé. Mais rien n'était fait encore, ni acté, mieux valait ne pas trop en dire ou se leurrer sur le sujet. Le seigneur de Baaz'Hima avait véritablement l'air satisfait de son accueil, aise d'être en sa compagnie. Toutes les réflexions mesquines qui pourraient lui échapper des lippes se verraient amoindries par ces signaux explicites de communication non verbale. Shynrae avait tenu à sortir le grand jeu pour son hôte de marque, et le meilleur était encore à venir.
« C'est bien la première fois que je fais venir quelqu'un à Magsque. Si je suis plus que coutumière de la Côte Brûlée et de son climat ...capricieux, je veux bien admettre que la route, ou plutôt les reliquats d'anciens sillages abandonnés, soient une périlleuse épopée. Pas forcément des plus plaisantes, d'ailleurs. Ainsi tu es déjà venu en notre pays ? Et tu retentes l'expérience ! Je te savais hardi à n'en point douter, mais n'aurais songé un instant que tu ai déjà fait halte en ces lieux. Que faisais-tu dans la région ? Il est bien trop rare que la Calonnée reçoive l'honneur d'un Prince Marchand. » La Sirène se laissait galvaniser par son propre discours. Quelle surprise ! Comment n'avait-elle pu le savoir ? Azhar avait-il été particulièrement discret - ce qui était somme toute chose complètement absurde – ou n'avait-il rien fait d'important sur ces terres ? Son propre emportement la fit réagir immédiatement. « Puisses-tu excuser ma véhémence, mon ami. C'est que .. De toi à moi, je règne ici telle l'une des vôtres sur vos opulentes cités. Le Bassin du Nahl, dans sa généralité, ainsi que les terres qui le bordent, sont autant sous mon contrôle que ma protection. Je suis l'intermédiaire, la passerelle de cette contrée excentrée avec notre inestimable Thaar. Cela fait un plutôt coquet territoire, je te l'accorde. Mais jusqu'alors, aucune éminence du Delta n'a fureté, ni même lorgné sur mes plates-bandes que l'on considère comme adustes. »
La Doeben n'aurait pu tenir si profonde confesse à l'égard de n'importe qui. Était-ce la sûreté de s'exprimer ainsi en sa demeure, ses murs, lui assurant un droit particulier, qui lui déliaient la langue ? Ou la confiance qu'elle plaçait en cette connaissance de longue date. A n'en point douter, elle lui révélait là – si tant est que cela ne fut déjà un sujet à leurs dits conseils - de quoi probablement faire chuter sa suprématie rudement acquise et ardemment gardée. « J'y ai tant œuvré. Ton compliment me touche de fait en plein cœur. Je te propose, de trinquer à notre diffuse bonne entente ? Au nirvana de nos commerces ? Tout comme à une éventuelle union de nos génies mercantiles ? » L'elfe porta la coupe qu'elle avait gardé en main contre celle du demi-homme, geste bientôt imité par presque tous les convives qui guettaient du coin de l’œil leurs agissements.
« Parles-moi de toi. Qu'es tu devenu depuis notre dernière rencontre ? Comment se portent tes affaires ? Qu'aurais-tu donc à raconter à ta plus vieille compagne. »
Derrière eux s'activaient une foule d’esclaves, apportant des pots emplis d'olives de la localité, ainsi que des amuse-bouche composés de poissons et autres denrées du Nahl. La Marchande s'autorisa même un regard amusé vers l'épouse du Prince, qui lui répond par une oeillade noire et colérique.

Le sourire de l’Anoszia était sans équivoque, le dîner lui plaisait et la compagnie de la marchande également. Il savait bien ô combien elle les enviait d’être parmi l’élite exécutive de Thaar, il la savait également jalouse du pouvoir qu’ils détenaient. Ainsi, il la taquinait. Il ne voulait pas provoquer pour heurter, uniquement pour s’amuser. Il hocha la tête sans de départir de son sourire, il n’était pas un néophyte dans les affaires mercantiles et Shynrae venait tout juste de jeter son hameçon dans l’eau. Azhar était conscient de ne pas s’être déplacé pour le tourisme, la noirelfe souhaitait quelque chose et elle venait de jeter son premier hameçon à la mer pour voir s’il mordrait. Le prince ne montra donc pas son intérêt pour ces « affaires florissantes » dont elle se vantait, ils auront le temps d’aborder le sujet plus tard lorsque Shynrae tentera de chasser ce qu’elle pouvait penser être du désintérêt.

« Ta véhémence est pardonnée ma charmante hôte. Elle est même appréciée. Rien de tel que d’être passionnée par ce qu’on fait pour percer dans le domaine.»

Dit-il en jetant un coup d’œil aux serviteurs amenant plats raffinés et plateaux gourmands. Azhar attrapa ce qui semblait être un fruit des exportations Genesh et croqua dedans en regardant la Sirène.

« Je suis venu ici pour rencontrer un marchand d’esclave à Selynonte. On m’avait demandé d’être l’intermédiaire pour une affaire dornienne. Je ne m’étais pas attardé, ni même eu le temps de venir te rendre visite. »

En réalité, il n’y avait juste pas pensé car une autre affaire plus importante l’attendait alors à Eofel. Croquant un deuxième morceau du juteux fruit avant de le laisser choir dans son assiette, il ajouta, taquin.

« Eh bien, encore une fois je suis heureux, et honoré, d’être ton premier Shynrae. »

L’allusion était coquine, la drow pouvait ne pas la comprendre mais il n’allait pas donner d’avantage d’explication. Il repensait plutôt à ce que la noirelfe venait de lui dire. Régner sur une aussi large région n’était pas anodin, si Shynrae était réellement de celles qui gouverner alors elle avait prise d’avantage d’ampleur sur le marché vaani. Azhar trinqua comme proposé par la maitresse des lieux en levant vers elle bien haut son verre encore rempli.

« A notre union. » Susurra-t-il sur le même ton en jetant un coup d’œil vers le reste des illustres personnages venu lui rendre hommage.

Des serviteurs vinrent avec des pots d’olives huilés et épicées comme Azhar les aimait, il jeta un regard plein de gourmandise vers l’esclave qui posa le pot devant lui et à l’aide d’une pique, piqua plusieurs olives les unes à la suite de l’autre avant de répondre à une Shynrae bien curieuse.

« Mes affaires vont très bien. La demande pour mes céréales ne cesse d’être croissante, je viens de livrer une cargaison d’esclaves à un ami de Sol’Dorn et mes épices égaient les papilles de part le monde.»

Azhar avait plusieurs affaires qui ont construite sa fortune et sa richesse, déjà hérité de son père avant lui. Son principal domaine était l’agriculture et les épices dont il était devenu le maitre après la disparition d’Aglyros. Quant aux esclaves, il faisait la formation que d’un genre, ceux destinés à la luxure et qui donnaient maint surnom à sa ville.

« Et toi alors ma mirifique marchande ? Que racontes-tu de joyeux ? »

Le basané disait bien vrai. Leur profession leur réclamait souvent bien plus d'âme et de conscience que de science. Tous avaient d'ailleurs déjà perdu un peu de leur substance, dans cette longue bataille sans finalité. Certains probablement plus que d'autres, qui ne s'étaient pas contentés d'occuper une place vacante, gardée au chaud pour leur douillet séant.
« Je te prie aussi de pardonner la relative frugalité de notre repas. Pour te dire vrai, je n'ai guère plus de souvenances de ton régime alimentaire … Aussi, dans le but de contenter le plus de convives, j'ai préféré un assortiment de diverses denrées, plutôt qu'une succession de préparations sophistiquées risquant un succès moins unanime. »

La Grise fit s'arrêter à sa hauteur un des serfs, lui ordonna de la servir des quelques lichées de la viande saignante qu'il transportait. Elle aspira les bouts pourpres presque sans les mâcher, après les avoir enduit du contenu d'une fiole personnelle posée devant son couvert. Sa dégustation rituelle lui était d'autant plus utile qu'elle cherchait à se dérober des justifications du demi-sylve. Un marchand d'esclave, à Selynonte ? La révélation avait de quoi l'étonner, si la noirefle ne pratiquait ce genre de commerce en son domaine, elle se gardait bien d'en observer une quelconque influence sur le bassin. Les Cités Calnéennes n'avaient pas pour coutume de verser dans ces mœurs là, du fait de leur éloignement du joug des Princes Marchands et surtout de leur domination territoriale. Peut-être cela avait été plus anodin qu'elle ne s'imaginait, en attendant, la sombre s’accorderait plus tard le temps d'éclaircir cette affaire.
« Tout le plaisir est pour moi, Azhar. » Ronronna t-elle avant de s'envoyer la pleine rasade de son verre aux reflets de nacre.
La pointe de ses feuilles cendrées tournées vers les paroles de son acolyte, la Marchande se laissait tout autant absorber par la doucereuse musique qui flottait dans l'air chaud de cette orée crépusculaire. La félicité des négoces de son invité la rassurait quant à leurs arrangements à venir. C'étaient d'ailleurs, ces dernières marchandises, qui l’intéressaient plus particulièrement. Ses yeux bondirent sur l'assistance ainsi rassemblée. Tous avaient l'air de grandement apprécier leur traitement, tout comme l'endroit. En son fort intérieur, elle souhaitait que cette initiative, unique et comme le Prince lui rappelait si bien, originelle, serait concluante. La Sirène avait ouvert les portes de la partie la plus privée, la plus intime de sa longue vie, peu lui en faudrait pour le regretter.

« Mère ? » Hésita son fils qui s'était glissé derrière elle afin de l'apostropher. « Mère je ne voudrais vous interrompre, mais … Le soleil entame sa course finale, peut-être est-il temps ... »
« Oui da, Yskandar. » Lui sourit la matriarche en quittant son assise afin de le prendre à parti, et s'exprimer plus discrètement. « Alors que je me dirigerai avec Sa Sérénissime vers les jardins … Je te prierai de t'assurer que la réception suive son cours ici. Que chacun soit rassasié selon son bon plaisir, que la boisson étanche chaque luette, et qu'au moment venu tu présente à l'assemblée le spectacle de nos moissons. »

« Ah, et préviens ton frère de retenir notre populace. Je désirerai que nous soyons seuls, là bas. »
Sans cérémonie, elle invita le Seigneur de Baaz'Hima à lui emboîter le pas, lui proposant néanmoins le contact de sa paume pour accompagner leur départ. Ensemble, ils quittèrent les festivités de la terrasse, pour entamer la descente vers les basses terres de la demeure, empruntant pour se faire les marches dérobées du versant arboré. La mélodie du kamânche et de l'oud résonnait avec plus de majesté encore, les notes accentuée par l'écho grandissant. Après une petite marche sous un vent tiède, ils arrivèrent à la lisière du domaine Irvin ; d'où s'épanchaient les plantations de Magsque. Sous leurs pieds naissait une roseraie aux merveilles odorantes, première des ouches de l'étendue. Cela ressemblait plus à une véritable mer de teintes, allant de carminés obscurs à des blancs délavés, en passant par tout un dégradé d'autres nuances incroyables. Quelques allées d'un sable clair sillonnaient à travers les champs, permettant de rejoindre les hauteurs du panorama. Une sobre œillade vers le palais lui esquissa les contours d'une foule agglutinée contre les garde-fou, tout comme moult métayers toisaient depuis de lointaines positions, leur Maîtresse.
Alors, avec lenteur, Shynrae se baissa. Portant son dévolu sur un pistil d'un rouge-orangé presque surnaturel, ouvert comme si les Dieux le lui avaient ordonné. Dans leur dos une clameur commençait à monter, comme une puissante mélopée que tous les Magsquois entonnaient en chœur.

L'pala zhah rothai, gaer zhah nau mzild woren
Le grain est mûr, il n'y a plus d'herbe
Pholor l'eairthin nindel orn kyorl
Sur le sol qui verra l'éteule
kikkamm belbaue shiv'
Passer la faux donne les gerbes
Udos piled wun oru
Que l'on entasse sous forme de meules,
wun natha ssin'urn Ghourn
Groupées en une montagne superbe
Wun natha barn, tidal norr
Dans une grange, raz la gueule

« Tiens, mon ami. Voici la première rose de l'année. » S'exclama la Doeben en lui tendant la fleur avec délicatesse. Des cris de joie détonnèrent dans le paysage, l'écho d'autres éclats de voix.
« Ust harvest, udos zhahen feithin whol dos ulu doer. Ib'ahalii inlu'darla inlul'cal Magsk'Da, Ib'ahalii inlu'darla inlul'cal Magsk'Da! » Pouvait-on entendre raisonner dans le Nahl. Ainsi se célébraient, au regard du couchant, les primes récoltes.

Azhar fit un signe nonchalant de la main montrant que le dîner ne le gênait pas et que tout au contraire, il s’y amusait bien. Il goûta à la viande que Shynrae lui servit avant de se lever pour la suivre en attrapant sa main faisant ainsi renaitre quelques souvenirs éphémères qu’ils avaient partagés autrefois. Ils arrivèrent très vite dans une roseraie gracieusement parfumée où le son des instruments orientaux résonnait à peine dans le fond.

« Ton domaine est magnifique… » Murmura le Prince en regardant la mer colorée des fleurs qui s’étendaient à leurs pieds.

La noirelfe se baissa pour cueillir une rose qu’elle lui tendit. Azhar l’attrapa en attardant légèrement ses doigts sur les siens avant d’en humer le délicat parfum. Il sourit puis l’attacha à son col et invita ensuite la doeben à faire quelques pas en sa compagnie.

« Il y a quelque chose que j’aurais aimé te demander. »

La lassitude d’Azhar quant aux affaires des Princes Marchands à Thaar n’était plus trop inconnue et se devinait souvent à la tête que le prince faisait lorsqu’on les mentionnait.

« Tu es sans savoir que mes responsabilités à Thaar m’éloignent chaque jour de plus en plus de Ma Sublime Baaz’Hima. J’ai déjà tout vu à Thaar, le Palais des Princes, l’Esplanade, même des grossiers nains qui siègent parmi les grands alors qu’ils ont un marteau coincé dans le cul. Rhaa Shynrae, je parle avec les mots d’un centenaire en fin de vie mais pourtant…. »

Il s’arrêta pour lui attraper la main en souriant.

« Je te demande pas de m’épouser, je sais que tu refuseras. Mais tes affaires marchent bien et je t’observe depuis longtemps maintenant. J’aimerais que tu gères mes affaires à ma place, de mes champs agraires à mes esclaves en passant par les lupanars et les vignobles. Je ne fais pas confiance aux miens, Baaz’Hima n’est pleine que de gens souhaitant ma mort mais je l’aime toujours malgré tout. Tu seras ma Voix au Conseil des Princes mais tu parleras avec tes mots, je ne souhaite plus voir leurs tronches pédérastes à ma table. Bien évidemment ta commission sera conséquente. Mes Palais tes palais, et mes hommes les tiens. »

Il n'aurait pu la surprendre plus. Jamais Shynrae n'aurait pu anticiper tel rebondissement quant à sa visite, jamais même elle ne l'aurait espéré. Depuis combien de temps Azhar avait-il cela en tête ? De quoi parlait-il en qualifiant son affaire de prospère ? Certes oui, elle n'était pas à plaindre, loin de là. Néanmoins le commerce Irvin avait connu des heures plus glorieuses encore. Ce constat la flattait autant qu'il l'impressionnait. Si ce n'était guère le propos de cet aveu, la reconnaissance dont le demi-sylvain faisait preuve lui réchauffait l’ego.
Sa première réaction fût de poursuivre leur lente déambulation au travers de la roseraie, la main crispée à celle du Prince. Les clameurs s'atténuèrent pour plonger à nouveau les plaines dans un paisible silence.
« Je … Je ne m'attendais pas à cela, Azhar. » Répliqua t-elle sans pouvoir exprimer autrement sa stupeur ni le brusquer. Son masque d'assurance lui glissait le long des joues.
La Doeben ne savait par quoi commencer. Quelques pourquoi lui traversèrent l'esprit, avec autant d'importance que les autres interrogations qui succédèrent. La confusion de la proposition floutait tout ce qu'elle avait envisagé jusqu'alors, ouvrant d'autres portes indécises, et insoupçonnées. « Était-ce quelque chose que j'aurais du comprendre, lors du repas lorsque tu me parlais du pénible dernier conseil … ? » Demanda l'Ondine afin de s'octroyer les rennes d'une conversation imprévue.
L'homme à la peau dorée ne cessait de lui sourire. « Tu sais, Shynrae. Je ne suis pas venu uniquement pour le plaisir de visiter les possessions d'une vieille connaissance, ni pour admirer ton agréable , bien qu'un peu sec, terroir. Je suis marchand, comme toi, et ce que je te propose là est à considérer comme n'importe quel autre … contrat, pourrions-nous dire. J'imagine que toi non plus, tu ne m'a pas convié ici sans arrière pensée mercantile. Je me trompe ? »

Avait-elle eu l'intention de lui en parler ce soir ? La Grise ne pouvait l'affirmer. Elle aurait agit selon l'avancée de la situation, de façon à optimiser son effet. Le seigneur de la Sublime lui coupait l'herbe sous le pied, cela elle ne pouvait l'ignorer.
« Les années passent, les souvenirs restent. Oui, j'ai en effet souhaité ta venue en un dessein aussi pragmatique qu'affectueux … Maintenant que nous en sommes au fait, je ne puis guère te le dissimuler plus longtemps. » Ils atteignirent bientôt l’orée du lit de l'Errès, les figueraies s'étendant devant eux.
« J'ambitionne de commercer avec le Puy d'Elda. J'ai, disons, ébauché la genèse d'un réseau d'influence me permettant d’espérer aussi surprenante démarche. Si je t'ai invité à venir à Magsque, c'était en partie pour te proposer quelques accords destinés à ce marché particulier, dont je ne connais encore les tenants et aboutissants. Ce projet est encore à l'état de germe, mais il pourrait bien vite s'engager de façon concrète. J'ai toute confiance en la main que l'on me tend. Si je l'ai déjà saisi avec douceur je saurais la maintenir avec fermeté.
Néanmoins.... Au vu de ce que tu me confesses là, mon ami, je constate qu'il me serait possible de poursuivre seule cette voie dont j'ai esquissé les contours, car telle est mon idée, ainsi que ma proposition. »

« Je ne puis accepter de suite, Azhar. Nous savons tous deux que ce ne sont des choses que nous pouvons décider lors d'une promenade champêtre dans un clos fleuri. Néanmoins, oui, ce serait te mentir que refuser ton offre, dire que siéger au conseil ne m'intéresserait point, ou renier cette opportunité que tu me présente. Si je n'ai guère besoin de temps pour réfléchir quant à ma décision, c'est plus pour tout ce qui concerne la mise en œuvre réelle d'un tel verdict, et surtout, m'assurer les prémices de mes prétentions. Alors, laissons de côté ces propos pratiques et profitons de nos retrouvailles. Je te ferais parvenir quelques vélins , quand le moment sera venu, pour pérenniser nos dires. »
Le Maître de Baaz'Hima avait conservé sa mine solaire, maintenant contagieuse. L'abcès percé, chacun était au fait des intentions de l'autre, et ils n'avaient plus rien à se cacher.
« Aux aurores les champs seront bondés de métayers. Les roses se cueillent quant la rosée perle encore sur les pétales, ce jusqu'aux derniers éclats des matines. » Enchaîna Shynrae avec légèreté, l'invitant à poursuivre leurs flâneries dans le domaine Irvin.

[Fin.]

» [Solo] Le prix de la quiétude
» A la poursuite de la quiétude (Artiön, Illynora)
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