Visite impromptue (Aaron)

1er jour de la 2ème ennéade
Hiver, Verimios de l'An 17:XI

C'était si étrange à l'oreille d'Efren... "Sieur Aaron". Jamais encore on ne l'avait traité en seigneur, sauf depuis leur arrivée. Officiellement, il n'avait rien de noble mais c'était à croire que le simple poste de Conseiller avait élevé son père au-dessus des autres hommes de sa condition. Alors, cela le fit sourire. Un sourire que personne ne verrait car il était seul dans sa chambre.

-Dans ce cas, vous vous êtes trompé de Kolhe. Rétorqua-t-il aimablement. C'est la prochaine porte sur votre droite.

***********

Aaron se tenait debout près de l'une des fenêtres de sa chambre. Cela faisait bien longtemps qu'il n'en avait pas eu de pareille. Un grand lit, un matelas confortable, un bel âtre, des fauteuils et tout le mobilier pour héberger dignement quelqu'un de passage ou logeant sur place. Mais les pensées du quarantenaire n'allaient en rien à la pièce qui l'entourait. Il avait assez mal dormi et était préoccupé. Il pensait à Louise, à sa déclaration et à la conversation avec Geoffroy. Il réfléchissait... Il hésitait... Sur la conduite à tenir ou même à l'idée de rester ou non. Il lui avait fait une promesse mais c'était avant de découvrir l'attachement de la jeune femme pour lui. Un attachement qui la desservirait à coup sûr. Parce que s'ils laissaient les choses se produire, quelles seraient les conséquences ? Elle perdrait tout. Absolument tout. Et il ne voulait pas qu'elle ait à faire un choix qu'elle pourrait regretter un jour.

Mais alors qu'il était plongé dans ses pensées, tournant et retournant la bague à son doigt, quelqu'un frappa à sa porte. Il pivota légèrement la tête sans pour autant se retourner. Cela pouvait être tellement de monde... Peut-être même Louise, même si ses propos de la veille l'avaient sans doute enjoint à l'éviter quelques temps. De toute manière, tant qu'il ne répondrait pas, il ne serait pas fixé.

-Entrez.

Tandis que la porte s'ouvrait, Aaron se retourna vers son visiteur et découvrit un visage qui lui était inconnu. Il fronça légèrement les sourcils, un peu surpris par cette visite. Cependant, il en découvrirait l'objet bien assez vite.

-Il est vrai que je ne suis ici que depuis peu mais je ne crois pas vous avoir déjà croisé. Monsieur ?

L'objet de la visite du vieil homme était pour le moins curieux et Aaron ne cacha pas son étonnement. Cependant, lorsqu'Elazar lui fit signe de ne rien dire, il fronça les sourcils, tournant légèrement la tête de côté. Prudemment, il s'approcha pour délester son visiteur de son sac dont le poids ne sembla pas le perturber outre mesure. Il posa le tout sur une table à proximité puis prit la fameuse liste. Les lignes en marges ne furent pas pour le rassurer davantage quant à la raison de cette "conversation" qu'on lui réclamait. Malheureusement pour le parfumeur, il n'y avait pas de balcon dans cette chambre et il ne connaissait pas assez bien les lieux pour savoir où ils pourraient s'entretenir sans être épiés.
Le quarantenaire observa Elazar sortir son matériel et son regard s'arrêta sur les documents qu'il étala devant lui comme si chacun devait se rapporter à l'une des fragrances qu'il proposait. Seulement, cela ne ressemblait en rien à des descriptions. Certains papiers étaient couverts de chiffres lorsque d'autres portaient des blasons différents. Aaron en prit quelques uns afin de les parcourir rapidement mais il devait bien avouer qu'il ne comprenait pas davantage la raison de cette visite.

Sur les documents traitant des prétendants de Louise, il y avait des notes. Sans connaître l'écriture du vieux Conseiller, Aaron supputa assez vite qu'il devait s'agir de celle de Geoffroy. Il n'y avait que lui pour parler mariage à tout bout de champ. Il n'était guère surprenant que la jeune femme ait refusé de le recevoir ces derniers jours quant elle avait accepté avec plaisir de passer un peu de temps avec lui.
Après de longues minutes, le quarantenaire lâcha tout simplement un des papiers, se retenant de montrer une quelconque colère. Pourtant, ce n'était pas l'envie qui lui manquait. Ces descriptions ressemblaient ni plus ni moins à celles que l'on ferait d'un bien à vendre. Louise n'était pas une marchandise et encore moins le premier prix d'un tournoi. Cette situation le répugnait et le rôle qu'y jouait Geoffroy plus encore. Finalement, il s'éloigna de la table pour rejoindre Elazar. Il lui tendit un papier où de l'encre encore fraîche luisait parmi des lignes plus anciennes.

-Pardonnez-moi mais j'ai vécu un temps en Estrevent et je crois bien qu'il y a une erreur sur celui-ci.

"Je suis désolé que mon collègue n'ait d'autres conseils à dispenser que ceux-là mais j'ai bien peur qu'il soit de la vieille école. Il ne jure que par le mariage et se moque bien de savoir que cela ferait le malheur de Louise. Néanmoins, je ne comprends pas pourquoi vous me montrez tout cela. Et pourquoi nous écouterait-on ?"

Aaron haussa les sourcils et fit en geste en direction de la plume posée sur la table, offrant à Elazar la possibilité de "corriger" l'erreur sur le parchemin. Suivant les indications du vieux parfumeur, il prit une fiole et la huma. La fragrance de muguet fit aussitôt s'afficher dans l'esprit du quarantenaire l'image de Louise. Oui, c'était tout à fait cela. La fraîcheur de son sourire, la légèreté de ses cheveux, l'éclat de ses yeux... Redinem connaissait bien son métier, même si le fait qu'il est dévoilé un meurtre et qu'il s'évertue à déjouer un complot était assez étrange.

-Je crois que vous avez raison. Dit-il d'une voix douce. De ce que j'ai pu voir d'elle, quelque chose de pur et de fleuri lui irait très bien. Sans compter qu'elle a besoin de douceur en ce moment...

Que venait-il de dire ? Bon, trop tard pour le retirer malgré le risque que ses mots soient mal interprétés. Il ne pouvait plus le retirer de toute manière. Il reboucha la fiole et la reposa, faisant mine de rien afin de laisser entendre que ses mots étaient parfaitement innocents. Cependant, le Conseiller n'eut guère le temps d'y songer davantage. Elazar lui confia le parchemin pour "relecture" et ce qu'il y trouva le perturba au plus haut point. L'image de Louise auréolée de muguet s'effaça subitement.

Empoisonnée ?! Les avances ? Un conseiller ?

La première réaction d'Aaron fut de craindre pour la vie de Louise mais une rapide réflexion apaisa ses peurs. A priori, on voulait la pousser au mariage, on avait donc besoin d'elle vivante. Mais toutes ces allégations avaient-elles un sens ? Oui, hélas... Lorsqu'il l'avait rencontrée, Louise n'avait que le mot "mariage" à la bouche alors que lui avait identifié deux autres solutions en un clin d’œil. C'était à croise que personne ne lui avait jamais soufflé autre chose à l'oreille avant son arrivée. Cependant, pour empoisonner quelqu'un sur une longue période, il fallait être proche d'elle. Cela signifiait qu'il y avait un traître dans l'entourage des de Fernel. Et les deux "pièces rapportées" semblaient penser à la même personne.
Le mercenaire fut pris d'un moment de doute. Que faire ? Il ne pouvait pas laisser Louise dans cette situation mais il avait Efren... Sans ses yeux, il pouvait encore moins se prémunir d'une attaque qu'auparavant. Et il était déjà une cible pour leur adversaire. Choix difficile... A moins que ?

Aaron prit une autre feuille et fit mine de l'examiner.

-Hm... Il y a peu à dire sur cette fragrance-ci mais il est peut-être possible d'enjoliver un peu les choses et attirer l'envie. Vous permettez ?

Avec l'autorisation d'Elazar, il ajouta quelques notes sur une page relativement libre.

"On dirait que votre suspect est tout trouvé. Il n'y en a qu'un ici qui souhaite voir Louise mariée. Sans doute la même personne qui a menacé à demi-mots mon fils aveugle hier. Je croyais qu'il craignait pour son poste, je comprends maintenant que je compromets ses plans. Mais il n'était pas là quand Elisabeth est morte, il doit donc avoir un complice. Je ne sais pas comment vous aider sans risquer la vie de mon fils. A moins de le forcer à s'en prendre à moi directement."

Mettre Efren sous protection serait trop flagrant, Geoffroy se méfierait. En revanche, s'il devenait lui-même la menace, s'il faisait savoir qu'il était au courant de ce qu'il se tramait et commettait l'erreur de le lui dire, s'en prendre à son fils pour le faire taire n'aurait que de faibles chances de réussite. Il faudrait l'attaquer, lui. Cela aurait le double avantage de protéger Efren et de confondre le vieux conseiller. Mais, il lui fallait une porte de sortie pour cela... Et peut-être Elazar pouvait-il avoir son utilité. Car après tout, il ignorait tout de ses compétences.

Le parfum sous son nez eut le mérite d'étirer un sourire rêveur à Aaron. C'était ça... Tellement ça...

Cette fois, il chassa l'image de Louise volontairement. S'il hésitait il y avait quelques minutes, sa décision était prise désormais. Il ne partirait pas. Il ne pouvait plus. Il avait déjà les deux pieds dans cette affaire et s'en aller desservirait la jeune femme. Et puis, pouvait-il vraiment la laisser entre les mains de cet homme et de ses machinations alors qu'elle était si fragile en ce moment. Ce serait contre ses propres valeurs.

-Je ne sais pas d'où vous venez, Elazar, mais une chose est certaine : vous connaissez votre métier.

Se faisant passer pour ce qu'il n'était pas depuis des décennies, il semblait évident à Aaron que le vieux parfumeur n'était pas ce qu'il prétendait. Mais s'il était bien un proche d'Elisabeth de Fernel, alors il aurait à cœur d'employer ses compétences au profit de Louise.

-C'est parfait. Conclut-il. Un peu d'aide pour ranger ?

Au milieu des cliquetis des fioles et des bruissements des papiers quelque peu exagérés, la voix basse d'Aaron s'éleva pour la seule oreille de son visiteur dont il s'était sensiblement rapproché.

-Vous ne comprenez pas. Geoffroy a déjà les yeux rivés sur moi. Parce que je suis peut-être son remplaçant. Parce que j'ai été mandaté pour un projet qui mettrait Fernel à l'abri en quelques ennéades. Et parce que Louise a les yeux rivés sur moi plutôt que sur ses prétendants. Je suis sa prochaine cible, nous n'y pouvons plus rien. Changer de comportement éveillerait ses soupçons. Pour vous aider, je ne peux que conserver son attention sur moi afin de vous laisser le champ libre. Efren trouvera ce dont vous avez besoin. Geoffroy m'a offert un entretien "entre conseillers" dans ses appartements. Choisissez votre moment, il sera le mien.

Le vieux conseiller avait déjà toutes les raisons du monde de vouloir se débarrasser de son homologue rapidement. Si Louise ne s'était certainement pas confiée à lui concernant ses sentiments pour Aaron, il y avait fort à parier qu'il avait déjà compris grâce à la simple observation. Il la connaissait depuis trop longtemps et la jeune femme ne savait pas jouer la comédie. C'était ce qui pousserait Geoffroy à vouloir agir sans trop tarder. Seulement, il ignorait qu'il était désormais surveillé à son tour... Ce secret devait rester à leur avantage.
Cette conversation qu'ils devaient mener ensemble, c'était l'occasion rêvée de garder leur ennemi éloigné de son bureau durant quelques temps. A Elazar de trouver quand agir. De préférence lorsque les couloirs étaient aussi vides que possibles... Et s'il y avait des passages secrets, Efren les identifierait en un rien de temps. Les plans du château étaient déjà entre ses mains.

Ignorant à qui il avait à faire, Aaron prit les paroles d'Elazar pour rien de plus qu'un conseil servant à leur situation présente. Cependant, cela révéla une évidence soudaine... Le mercenaire n'avait rien vu des sentiments de Louise... Ni même des siens apparemment. Néanmoins, ce qu'il ne percevait pas semblait d'une évidence pour ceux qui les entouraient ! Était-il idiot pour ne rien avoir vu ?

Le quarantenaire ne broncha pas alors qu'il lui passait ses dernières consignes. Il retint un haussement de sourcils devant la formulation du parfumeur quant à sa façon de parler de Louise. Malaisant ? A vrai dire, il ne s'était pas rendu compte que ses sentiments étaient aussi visibles alors qu'il les ignorait lui-même. Cependant, le vieux parfumeur le surprenait dans un moment particulier. L'esprit embrumé, isolé dans sa chambre, ses pensées entremêlées entre passé et présent, il n'avait pas réellement contrôlé ses réactions. Et cette fragrance n'avait pas vraiment aidé...

Les deux hommes se séparèrent avec chacun leur mission. Efren chercherait un passage secret. Lui détournerait l'attention de Geoffroy. Et Elazar en profiterait pour chercher des preuves dans le bureau du conseiller. L'emplacement de cette pièce, Aaron pensait le connaître. Et il lui semblait que son fils lui avait parlé d'incohérence dans les plans du château. Des murs beaucoup trop épais à des endroits qui n'avaient rien de logiques... Ils se pencheraient dessus ensemble dès le lendemain. Et il ne manquerait pas de lui passer d'autres consignes. Il devait éviter de se retrouver seul avec quelqu'un, la porte fermé. Il devait se méfier de Geoffroy et ne rien accepter qui vienne de lui. Et, si Aaron devait disparaître, il devait se mettre à l'abri.
Toute cette situation et ces menaces pouvaient sembler impressionnantes pour une garçon de son âge mais Efren avait connu pire. Et puis, plus vite ils agiraient, moins le vieux conseiller aurait le temps de mettre ses plans à exécution. L'entretien entre les deux hommes serait pour bientôt...