Sinder Gwyn prend la vie de sa mère à la naissance et grandit à Sol’Dorn dans le giron de son père. Tailleur tout entier dévoué à son métier, la perte de sa femme, qui dessinait les robes et les costumes, est une catastrophe pour son commerce. Sinder se construit donc en affrontant tous les jours le regard haineux de son paternel, qui le traite en esclave dès qu’il se trouve en âge de travailler.
Privé de l’inspiration de sa femme, Griver Gwyn doit déclasser son artisanat et s’adresser maintenant à une clientèle de basse extraction. Lui qui s’était élevé à une vitesse ahurissante en quittant le Puy avec Fachtna, lui qui avait bâti un établissement incontournable pour les puissants de la cité du Doeb Lodias. Quelle ruine, quel désastre, par la faute de cette progéniture. Alors, bon gré mal gré, gris et terne, Griver continue à faire la seule chose qu’il sait faire et renonce au mot "collection". Et il visse son fils derrière le métier à tisser pour qu’il l’aide à confectionner des vêtements pour le commun. Le travail est exténuant, les yeux et les doigts sont douloureux. Beaucoup de choses meurent chez notre jeune Sinder durant ces longues années.
Cinq décennies s’écoulent ainsi et Sinder frôle plusieurs fois la mort en encaissant la rage de son paternel alcoolique. Sinder dessine pourtant, pour son père, mais celui-ci ne croit pas en ses dessins, celui-ci n’y voit qu’un affront à Fachtna. Alors, du jour au lendemain, Sinder quitte son foyer pour rejoindre la compagnie itinérante des
Cygnes Noirs.
Car notre jeune drow est un amateur de théâtre voyez-vous. Il trouve en cet art une puissance qui déchaîne les passions chez lui. Véritable lecteur-dévoreur, il maîtrise de nombreux textes et a l’ardent désir de monter un jour sur les planches. Et lorsque l’occasion se présente, il la saisit sans hésitation aucune.
L’homme qui rigole est sa première pièce et c’est un fiasco total. Durement vilipendé par le public, son jeu emprunté et grotesquement collé à l’écriture fait se gausser l’auditoire.
Mais cet épisode n’aura pas raison de sa détermination et il poursuit son rêve avec acharnement, travaillant ses gestes, sa voix, son rapport au texte, pour se doter des nuances qui lui manquent. Mais les fours s’enchaînent malgré tout et bientôt il est considéré comme un bouffon que l’on vient voir simplement pour cracher dessus ou s’adonner au lancer de fruits pourris. Il persévère, va de compagnie en compagnie, endossant des rôles mineurs et ridicules. L’aventure se joue pendant plus de trente ans avant que Sinder ne craque, méprisé et abusé jusqu’à la corde par le milieu artistique.
Fuyant Essalia après avoir égorgé le meneur de sa troupe, Sinder descend sur Thaar pour se fondre dans la grouillance vaanie. Il prend le nom de Marlow. Là-bas, il rencontre le prestidigitateur Skiner, un fantasque sorcier capable d’illusions fascinantes. Skiner, homme d’ouverture et d’esprit, se prend d’affection pour notre noiraud en décelant chez lui une personnalité puissante et un rare potentiel avec les arcanes. Il accepte de le prendre comme assistant et commence à lui enseigner. Marlow trouve un nouveau père chez ce drôle d’homme. C’est la première fois qu’un être vivant semble croire en lui et le drow se met à l’ouvrage corps et âme. Son focalisateur est un masque à l’expression malaisante, il le porte sur la scène thaarie lors de chaque représentation, choisit un membre du public et en fait la cible d’illusions plus ou moins inspirées. Cible sur laquelle Skiner rebondit toujours pour le grand final de son numéro.
Skiner est passé maître dans l’art de duper une centaine de personne au même instant. Ses illusions arcaniques sont d’une humble envergure mais sa capacité à bercer un auditoire entier est tout à fait unique. Cette magie, couplée à d’ingénieuses machines truquées et à une grandiose mise en scène, accouche de spectacles que les hautes sphères de Thaar s’arrachent à prix d’or. Bien sûr, Marlow n’y trouve pas la grâce des œuvres de Mojière ou Jacine. Mais pour la première fois, il se sent à sa place et la sensation est douce. Et puis on lui a découvert un talent qui n’est pas donné à tout le monde, celui de percevoir la trame éthérée. Skiner est un maître de première bourre et notre perfide personnage apprend les bases de l’Art auprès de lui. C’est à cette époque que le noirelfe prend goût à l’usurpation d’identité. C’est une vraie révélation pour lui et sa magie va évoluer pour servir ce nouvel appétit. Plus tard, il se procure du verre pilé extrêmement finement, extrêmement, dont la communauté doeben a le secret. Et tous les jours, pendant plus d’un an, il assaisonne l’assiette de Skiner avec cette épice originale, saignant un peu plus ses viscères à chaque repas.
Sa connaissance des gestes et des inflexions de Skiner est unique. Du reste, son partenaire et employeur est la seule personne qu’il connait véritablement. Handicapé socialement et pour le moins introverti, Marlow fréquente peu de monde. Il s’entraîne dans l’intimité à singer le maître, à bouger comme lui, à parler comme lui, à soulever un sourcil avec le même angle, encore et encore. Face au miroir, il est de plus en plus convaincant. Et puis un jour qu’il croise le notaire de Skiner, il invite cet homme à boire le thé avec une audace qui le surprend lui-même. Marlow se dit client, raconte à son interlocuteur qu’il vient de toucher un important héritage familial et qu’il aimerait que monsieur s’en occupe pour lui. L’autre mord à pleines dents dans le mensonge et Marlow fait en sorte de lui parler plus d’une heure durant, en habile fabulateur. Cette entrevue ne vise qu’une seule chose : cerner l’empreinte spirituelle de monsieur, éprouver la solidité de son esprit.
Un peu plus tard, nerveux mais déterminé, Marlow se rend à l’officine du garde-note, murmurant ses incantations sur le chemin. Il se fait annoncer et à l’instant où il pousse la porte du bureau, il enfile discrètement un loup sur ses yeux. Lorsqu’il pénètre dans la pièce chaudement aménagée, son sang circule dans ses veines à vitesse folle. L’illusion va-t-elle prendre ?
« Bonjour monsieur Marl… Skiner ? Ma secrétaire m’a annoncé votre assistant, quelle étrangeté de sa part ! » Le drow va balbutier mais il se reprend, son regard s’assombrissant, ses paupières formant des meurtrières, mobilisant tout son être.
« Elle est toute excusée. » Le notaire l’invite à s’asseoir, convaincu par la voix illusoire que génère les arcanes de Marlow entre ses tempes. L’illusionniste prend place et fait mine de chercher un document dans sa poche intérieure.
« Quel imbécile, j’ai oublié ce que j’étais venu vous porter pour initier la vente de ma villa. » Le garde-note arrondit les yeux.
« Oh, vous vous êtes décidé alors ? » Marlow-Skiner a un sourire satisfait de lui-même.
« Oui. » Et il se relève.
« Pardonnez-moi, je reviens vers vous bientôt. » Le notaire se lève à son tour, lui serrant la main en éprouvant une étrange sensation. Mais Marlow ne faiblit pas, puisant dans tout son art pour maintenir le charme. Et il y parvient.
« Quand vous voudrez, ma secrétaire vous dégagera un autre rendez-vous à l’heure qui vous arrange. » Et l’imposteur quitte la pièce, fermant la porte derrière lui et se débarrassant de son masque avant que la jeune femme ne lève le regard vers lui.
« Oh, vous voilà déjà ? » Elle observe ses boucles blanches avec une moue coupable et un feu noir passe dans le regard du drow. Il simule la timidité et lui fait une demande d’une voix hésitante.
« Dites-moi, j’y pense depuis un moment maintenant. Voudriez-vous prendre un thé ? »La plus qualiteuse des prestidigitations thaarie est alitée depuis 24h. Skiner est au plus mal. Alors, après s’être assuré que le maître mange une belle assiette requinquante, Marlow file chez le notaire. Sa démarche est différente aujourd’hui et la confiance qui habite notre ilythiiri à cet instant est méphistophélique. Lorsqu’il pousse la porte de l’office notarial, son loup sur les yeux, la jeune femme l’accueille avec déférence.
« Bonjour monsieur Skiner, il vous attend. » Marlow-Skiner entre donc, empoigne la main de gras-double et aborde tranquillement la question de son testament, qu’il souhaite réviser.
Deux ennéades plus tard, Skiner meurt d’une hémorragie interne. Un dénommé Sinder Gwyn hérite de tous ses biens.
En 943:X, Marlow est établi en Hanning, tailleur de profession. Il détient un magasin et un modeste atelier de confection qu’il a pu implanter dans les beaux quartiers. Il est par ailleurs à la tête d’une petite organisation usurière qui sévit dans les rues les plus désœuvrées. Son corps s’est affûté et il s’est entraîné pour être à l’aise armé d’un long couteau ou d'une petite arbalète. Notre cher Marlow dort très peu et travaille beaucoup. Il pratique sa magie quotidiennement, s’entraînant sur les gens de rien. Adepte de l’ingénierie sociale, il trompe et abuse jusqu’à plus soif.
L’établissement qu’il a fondé,
L’Oiseau Moqueur, remplit principalement un rôle de couverture. Même si Marlow continue à dessiner quelques robes et tuniques pour des clientes et clients d’importance, il privilégie ses activités illicites qui lui procurent un ravissement intense. Flouer les pauvres ou rendre les riches vulnérables, toujours briser les âmes médiocres, Marlow s’en donne à cœur joie. Il ne cherche pas nécessairement le profit, le bénéfice en sonnante et trébuchante (il défèque sur la logique d’épicier responsable de l’aliénation de son père). A mesure qu’il vieillit, il devient un simple sujet du désordre et de la confusion, jouant de ses pouvoirs arcaniques et de son influence malfaisante pour semer les graines du chaos, nourrissant comme il le peut la haine des pauvres à l’égard des riches et réciproquement. Et alors frappe le Voile.
Sueurs froides, nu sur le pavé d’Hanning à l’aube. Outre ces détails, il résumerait son expérience à une rencontre, la plus marquante de son existence. Sa rencontre avec Arcam. Sinder, ce fou, a dessiné sa vision.
L’impact de cet autre monde entraperçu renverse plusieurs couches de son psychisme. Depuis, Sinder et Marlow ont décidé de servir Le Menteur et sont convaincus de leur légitimité. Arcam a fait d’eux les réceptacles de sa volonté, ils sont ceux qu’il a choisis parmi les doeben pour se jouer du panthéon noirelfique. Dès lors, notre drow fait le tri. Son œil habité et son âme investie traquent les éléments qu’il doit garder et ceux qu’il doit écarter. Parmi les membres de sa coterie, il identifie celles et ceux qui ont véritablement foi en Arcam et dont l’esprit est assez vif pour cultiver le secret. Doté d’une nouvelle énergie, d’un charisme neuf, Marlow s’impose bientôt en prophète chez les siens. Il se remet à dessiner à l’atelier, frénétiquement, composant les sombres costumes aux losanges bariolés de celles et ceux qui acteront pour Le Fripon. C’est ainsi qu’il fonde le groupuscule du
Masque.
Avec cette équipe resserrée, Marlow cible maintenant celles et ceux qu’ils jugent ennemis de l’Ennemi. Vol, chantage, extorsion, espionnage politique, l’activité a évolué mais a circonscrit son périmètre, le regard tourné dans la direction où pointe le menton du Menteur. Tout s’opère masqué désormais, de nuit, tant et si bien qu’on raconte dans le milieu que Marlow s’est détourné des « affaires ». Quelques années plus tard, le Masque apporte dans les ombres sa modeste contribution à l’ascension d’Ascanio Vossula en Hanning. Ce Prince Marchand a toutes les qualités qu’il faut selon Marlow, un véritable élu d’Arcam qu’il faut pousser sur le devant de la scène. A cette époque, Marlow trouve des relais dans la cité de Thaar. Il lui faut cinq ans pour monter une cellule fiable d’une quinzaine d’individus dans les murs de la capitale. En l’an 15:XI
Le Masque fête la première de ses ramifications.
En l’an 17:XI, Marlow et les siens sont à Thaar pour assister aux fâcheuses Semailles de Sangs. Masqués, dans leurs tenues uniques, ces fanatiques sont les yeux d’Arcam durant le chaos. Armés et véloces, passant d’un toit à une rue en flammes, ils participent au massacre sans aucune retenue, jouissant de l’instant et lardant les premiers venus. Peu importe la faction de celles et ceux qu’ils tuent, tant qu’ils sont partie prenante de ce divin maelström. Trois cadavres masqués et bariolés seront retrouvés après le massacre mais le Guet ne mènera pas d’enquête les concernant. Trois victimes d’une troupe de saltimbanques, rien de mieux.
Ce fameux épisode conclu, rentré en Hanning, Marlow tourne son regard d’onyx vers Naelis. Un temple s’est édifié là-bas et il est dédié au culte d’Arcam. Le drow forme des plans mais il est interrompu dans son élan par le grondement de la guerre. Alors l’esprit retors de notre sombre protagoniste s’enflamme à l’idée des perspectives chaotiques qu’annoncent les osts du Puy.
La prise de pouvoir de Maralina Irohivrah et Marzaban Ambreroc est une fameuse surprise pour notre maléficieux personnage. Fâcheuse aussi, puisqu’il perd son homme de paille au Conseil de la Ville un peu avant l’arrivée de prince et princesse.
Les événements qui précèdent l’arrivée de ces deux libérateurs sont d’une violence sans précédent en Hanning. Des mercenaires lancés au galop dans la traîne des osts noirelfiques sèment un trouble inouï dans la cité. Marlow sourit large, le chaos opportuniste qui investit les Sept-Monts le réjouit jusqu’au tréfonds. De nombreuses têtes tombent au sein de son biotope. Lui et les siens s’adonnent aux festivités avec allégresse mais l’illusionniste doit finalement réfréner Le Masque, qu’il fige en dressant un index soucieux mais plein d’autorité. Reniflant quelque chose de puant, Marlow décèle de l’impureté dans les cendres, un vil calcul au cœur des flammes. Le doeb connaît parfaitement la société criminelle et son esprit vif ne s’y trompe pas. Des spadassins honorent un contrat, des tueurs feignent le pillage. Marlow sait reconnaître ces esbroufes. Alors il pleure en comprenant l’absence de spontanéité chez ce feu qui enfle dans sa ville. Et lorsque les deux éminences Thaaries poussent les grandes portent de Hanning, Marlow comprend. Et son sourire s’étire, sardonique à s’en faire saigner les commissures.