L'enlèvement d'un roi | Nehril

Fin 1ere ennéade de Favrius, an 19
Frontière entre les Sept-Monts et l'Aduram

Une clameur à travers la plaine. Puissante, animale, faisant aisément frissonner le paysan comme le lièvre, à la pensée du prédateur qui la poussait. Et pourtant... S'y trouvait une sonorité étonnante : plaintive. Et pour ceux qui étaient encore plus près, elle s'accompagnait du cliquetis de chaîne.

Des injures précédèrent le coup sur les barreaux, faisant feuler la bête dans sa cage. Massive, tout en muscles et en crinière, le fauve gronda en révélant son arsenal, saillant dans une mâchoire capable de broyer un bras... Sans que cela n'intimide les humanoïdes, de l'autre côté des barres de métal. Ceux-ci avançaient, arme à la hanche, escortant les carioles rendus plus ou moins lourdes selon qu'elles transportent cages ou caisses, d'où s'élevaient aussi, parfois, des piaillements.

"Il va en faire du bruit dans l'arène, hoho qu'il va en faire ! s'amusa l'humain à la mâchoire barrée d'une vilaine cicatrice, en observant le regard de l'animal suivre son baton.
- Jusqu'à c'qu'il en crève... marmonna un autre, blond, le bras en écharpe.
- C'est d'bonne guerre qu'il t'ait eu ! Râle-donc pas.
- T'veux aussi ton compte ?" dit hargneusement le blessé.

Roulant des yeux, son camarade se concentra plutôt sur le cheval de trait au travail. Au premier village ils trouveraient un guérisseur, et le contenu de leur convoi leur rapporterait largement de quoi oublier les désagréments du voyage un bon tour des tavernes et des bordels. Il ne s'en faisait pas trop. Les gueules tirées alentours étaient surtout contentes d'être sorti de l'Aduram et de son atmosphère étouffante et poisseuse. Les blessures n'y étaient pas rares, cela était sûr, mais y perdre seulement un gar - la saloperie d'araignée géante les avaient eu par surprise -, pour de beaux spécimens, c'était on ne peut plus rentable.

Un nouveau rugissement agaça le cheval - et plus d'un mercenaire -, et la réponse fut la même, le métal sonnant durement aux oreilles de l'animal captif.

"L'en a déjà vu un comme ça ton p'tit ? reprit le balafré.
- Quoi ? dit mollement le blessé.
- D'Leomenis. Des châtons t'en voit dans tous les coins, mais d'cette taille hoho... !"

La gueule tirée par la douleur se dérida un peu.

"Non... J'l'emmènerai bien à l'arène, tiens...
- C'est ta Bonni qu'va être contente qu'tu prennes l'temps !" dit le taquineur, tout sourire.

Un crachat fut la seule réponse, mais l'homme ne s'esclaffa pas moins. Que son camarade pense à son p'tit et sa belle lui ferait - ne serait-ce qu'un peu - oublier les traces de griffes dans sa chair. La route serait un peu moins longue.

"Hey, tu nous paieras l'entrée ? tenta un semi-drow.
- Tu m'dois toujours trois bières. grimaça le père de famille.
- M'sieur ! On nous suit." fit une voix claire.

Le semblant de bonne humeur s'évanouit, alors que les regards se tournaient vers la silhouette fluette, puis vers ce qu'elle pointait. Quelque part en ce jeunot - pas si jeune que ça d'ailleurs - se trouvait un peu d'elfe, et les mercenaires ne doutaient ni de sa vue, ni de son arc. Alors... Le grand félin gronda, mais plus faiblement, alors que le balafré découvrait la grande silhouette dans leur sillage, avançant à grands pas dans leur direction. Un gars seul. Pas p'tit. Et plus il se rapprochait, et moins il avait une gueule de paysan du coin. Le gros de la cohorte poursuiit, pendant que quelques hommes s'arrêtaient. L'inconnu en fit de même quand il ne fut plus qu'à quelques mètres. Un putain d'drow... D'puis quand ça peut avoir l'air vieux et moche, ces salauds ?!

"Uk's naut dossta...*" gronda une voix très grave.

Les mercenaires s'entre-regardèrent en haussant les épaules.

"Il dit... fit le demi-drow, l'air de comprendre... Mais pas très longtemps.
- C't'ait vraiment un drow qu'a engrossé ta mère ? rigola un voisin.
- La langue vient pas avec, crétin !" s'agaça l'autre.

Quand au drow, son air renfrogné se fit un instant perplexe, avant qu'il ne reprenne, dans une langue compréhensible cette fois.

"Pas à vous.
- A nos commanditaires oué, et alors ? répliqua le balafré, trouvant la situation ridicule. Qu'est-ce que tu veux ?"

Les yeux de sang fixèrent le félin en cage qui s'éloignait. Le fauve feula, ses crocs saillants et visibles malgré la distance, et fit mine de se tourner... Sans le pouvoir. Sa prison était trop étroite, ses cornes cognaient contre les barreaux.
Le mercenaire balafré tiqua : le drow montrait aussi dents. Et elles étaient pointues. Qu'est-ce que c'est qu'cette merde ? Sa lame s'était retrouvée dans sa main. L'instant d'après, le sombre faisait quelques pas de danse. Et celui d'encore après, son pied frappait le sol, et la terre se souleva sur plusieurs mètres devant lui.

Merde !

Traduction:

Le vent soufflait légèrement, ébouriffant la tignasse désordonnée du semi-elfe qui avançait d’un pas mesuré derrière les carrioles qui cahotaient le long de la plaine. Ses yeux argentés étaient délavés, d’un gris terne et métallique, presque incolore. Sa main gauche tenait la bride de son cheval, une bête thaari qu’il avait récupérée quelques ennéades plus tôt lors de son départ de Thaar, monture qui persistait encore à vouloir mordre sa main. D’un air agacé, l’homme resserra la sangle de sa ceinture, rectifiant légèrement la position de son épée qui traversait son dos pour orienter la poignée de son arme plus près de son épaule droite. Il épousseta ensuite son armure en cuir noir, notant les quelques égratignures et le sang séché qui la maculait avant de rajuster ses gants de même acabit.

Une tape sur l’épaule sortit Nehril de sa torpeur et il porta son attention vers le mercenaire à la barbe hirsute qui lui tendait une outre pleine. Le semi-elfe leva une main en guise de refus. Il n’avait pas la tête à boire et encore moins à discuter avec son intarissable compère. Il avait rejoint cette compagnie de mercenaire quelques jours plus tôt, alors que ces derniers revenaient d’une chasse aux leominis. Se dirigeant dans la même direction, ces hommes lui avaient proposé de faire une partie de la route ensemble, prétextant qu’une lame de plus, attaché à protéger leur cargaison, n’était pas pour les déplaire. Jugeant l’argument recevable et surtout par manque de contact social, Nehril avait accepté.

Cela faisait désormais deux jours qu’ils arpentaient ces terres, mais le semi-elfe n’était toujours pas des plus loquaces. Pire, ce dernier semblait se morfondre davantage à chaque fois qu’une personne tenter de lui adresser la parole. Les feux de camp partagés entre mercenaires à la venue de la nuit n’avaient également pas permis de le dérider. Ses compagnons l’observaient d’un air moqueur ou avec incompréhension alors qu’il restait à l’écart, silencieux tout en fixant le feu. Quelques fois, le semi-elfe allait à la rencontre de la bête. Il la fixait avec un mélange de tristesse et de compassion, semblant trouver dans son sort le miroir de son propre destin. Lui aussi était entravé par des chaînes : des chaînes mêmes qui l’empêchaient d’exprimer ses émotions. Lorsque personne ne le regardait, il lui jetait quelques morceaux de nourriture, mais ne pouvait se permettre de faire davantage. Après tout, la bête servirait d’objet de foire afin de flatter une foule envieuse de sang.

Alors qu’il demeurait plongé dans ses pensées, le convoi s’immobilisa soudainement.

— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? grommela le mercenaire qui cheminait à ses côtés. On a pris une pause y'a pas une heure…

Des cris d’alertes s’élevèrent alors de la tête de la procession. Nehril tira aussitôt Aeris avant d’observer les alentours avec prudence. Il n’y avait aucun signe d’embuscade. Le vent ne charriait aucune odeur rance et forte d’une quelconque meute qui les aurait pris en chasse. Le semi-elfe plissa le regard avant de faire quelques pas en direction de la tête de colonne.

— Qu’est-ce que tu fous ? lança l’autre en saisissant sa lance avant de tourner sa tête dans toutes les directions.

Nehril ne répondit pas et poursuivit sa route. La compagnie composait une dizaine d’hommes en armes, excluant les conducteurs. Ces individus demeuraient adroits avec une lame et le danger aurait dû être écarté depuis plusieurs minutes déjà. Lorsque le mercenaire arriva sur les lieux, il observa la terre retournée et plusieurs hommes qui raclaient le sol de leurs talons en essayant de se relever.

— Pu… putain, mais qu’est-ce que tu veux ?! s’exclama l’un d’entre eux à l'inconnu en glissant à nouveau sur la terre.

Nehril tourna son regard vers la cause de toute cette agitation. Un drow. Grand. Vêtu d’un assortiment de vêtements sales et usés. Un sourire dément aux lèvres exhibant des canines pointues et acérées. Son visage paru familier au semi-elfe, comme s’il l’avait déjà rencontré quelques années auparavant, mais toute tentative pour lui de resituer l’instant fut vaine. L’épée toujours en main, Nehril s’approcha du drow. Ses compagnons retinrent leur souffle, persuadé que ce dernier serait désintégré lorsqu’il arriverait à portée du colosse.

— J’ai longtemps cru que l’on ne pouvait qu’associer grandeur et laideur en parlant de drow, commença le semi-elfe en s’immobilisant à quelques pas du drow. Mais je dois dire que j’avais oublié l'odeur. Que cherches-tu ici ?

Faibles. D'un geste fluide, le sombre s'était redressé alors que les mortels chutaient. Insignifiants, dérangeants, des insectes ignares et ridicules. Un pas vers la créature... Mais un autre avait surgit. Une question posée... Et l'élan était perdu. Contrariée, les mires sanguines vrillent sur la nouvelle figure pâle, que la stupeur n'a pas paré de ridicule. Impassible. Un autre pas, le drow n'a presque pas à baisser la tête pour dévisager l'impudent. Une figure taillée à la serpe, que la poigne d'une épée accompagne étrangement... Titillant l'esprit plusieurs fois centenaires avec des odeurs de métal, de sable et de sang. Qui ?... L'élan est perdu.
Agacé, le sombre domine de sa stature l'énième mercenaire, sous les regards peu sympathiques de ses petits camarades qui se rappelaient comment se servir de leurs jambes. Les mâchoires s'écartèrent, révélant davantage les crocs... Et s'agitèrent comme s'il cherchait ses mots, dans cette langue dont il écorchait les sons, des ombres ridant encore plus son faciès ancien parcourut d'infimes cicatrices.

"... Pas dignes. Furent les premiers mots qu'il parvint à trouver. Il en parut content. Un bras massif pointa la cage du prédateur... Lui, un. ... Avant de balayer l'air, désignant les mercenaires. Eux, beaucoup. Trop.
- Sais compter l'connard... grogna le blond blessé, qui s'était mordu en chutant. Il cracha un peu de sang.
- Naut ssran*. Le rictus se fit rageur et moqueur, alors que le timbre s'imprégnait de fureur. Faibles. Faibles soldats, pour faibles maîtres, rapportent beau jouet. Pour jeu. Pour sang. Pour rien."

Les mires se portèrent un instant vers la cage, et d'autres mots lui échappèrent, trop bas pour que d'autres que le curieux puisse l'entendre : "Il est pas faible."

"On nous paye et on attrape la bête . C'comme ça qu'ça marche. brailla le balafré, arme au poing. S't'as à y r'dire, va donc t'plaindre au maître d'l'arêne. Un doigt vint gratter la peau cicatricielle sur son menton, alors qu'il proposait soudainement, moqueur. A moins qu't'ais une meilleure offre ? Pour une bête comme ça...
- C't'un mage. Comment t'l'empêches d'jeter des sorts ?! chuchota un gars le dos du géant.
- Ouvre cage. dit le géant, reculant d'un pas, mettant une distance entre lui et le dernier importun.
- Hein ? Qu'est-ce que tu - ROD !"

Brutalement, l'un des mercenaires se jeta en avant, l'arme au clair.

"Tu libèreras pas cette salop' - AaaaAAAAH !"

L'attaque se suspendit aussi brusquement qu'elle avait commencé, dans un cri de douleur. Le sombre tenait l'homme par son bras martyr, et le soulevait à quelques centimètres du sol. La lame gisait dans la poussière. Quel con... ! Pesta intèrieurement le balafré.

"SalopaAAAR -"

Les pansements furent coupés d'un geste vif, et tandis que les bandes salies par le sang et la boue chutaient sur le sol de terre battue, l'avant-bras à vif fut révélé, en partie entaillé par la lame. Mais la trace du passage du long couteau du drow n'était que pacotille à côté des entailles du grand félin : les plaies étaient profondes, les croûtes craquaient, révélaient une chair rose ici, un peu de pus là. La sueur perla sur le visage rougit par la souffrance.

"Belle marque... souffla le sombre sur un ton blanc, presque... Triste. ... Pour combat naut ssran.
- Lâche-le. dit le balafré, prêt à bondir. Le problème était que le sombre pouvait lâcher sa prise comme l'éventrer tout aussi rapidement. C'couillon aurait pas dû bouger. On voudrait l'garder en vie quand même.
- Crever... C'connard... souffla l'intéressé.
- Fait comme dit ta Bonni : ferme-la si t'as rien d'bien à dire."

Loin de lire sur les lèvres, mais tout à fait capable de reconnaître une situation qui dégénérait, le sang-mêlé elfe armait son arc sur la cariole qui s'était arrêtée. Il avait alerter les autres, qui regardaient ce que fichaient leurs collègues restés en arrière.

Traduction:

L’épée nonchalamment posée sur son épaule, le regard intrigué et en proie à de sérieux doutes sur l’équilibre mental de l’esprit humain, Nehril se demandait par quel miracle métaphysique ces individus pouvaient être aussi stupides. Sous son regard quelque peu surpris, l’un des mercenaires avait répondu aux menaces à peine voilées du drow avec un amateurisme qui confinait à la bêtise.

L’assaut n’avait été qu’ébauche : personne n’avait tenté de prendre l’adversaire à revers ni de détourner son attention à l’aide de quelques flèches ni même tenter de progresser silencieusement jusqu’à l’individu. Non, l’homme s’était tout simplement jeté frontalement sur son adversaire en beuglant une quelconque insulte. Une manœuvre jaugée brillante lorsque l’individu en question songe sérieusement à en finir avec la vie, mais beaucoup moins efficace dans le cadre d’un professionnel de métier tentant de mettre à bas un colosse faisant deux fois sa taille. Conséquence logique, et quelque peu affligeante, les griffes du colosse étaient désormais refermées sur la gorge violacée du malheureux, les doigts grisâtres s’enfonçant sans pitié dans sa chair.

Nehril fronça les sourcils et repoussa en arrière le second homme qui tentait de se jeter sur le colosse. Le moindre geste malvenu de leur part pouvait faire perdre la vie à l’idiot strangulé.

— Votre bêtise est consternante, grommela-t-il en faisant quelques pas en direction de la cage renfermant le leomenis. Mais espérons que cette malencontreuse aventure vous mette quelques plombs dans la cervelle.

— Oh ! s’écria indignement l’un des mercenaires en le voyant fracasser le cadenas du pommeau de son épée. Qu’est-ce tu fous ?

Plusieurs mercenaires vinrent à sa rencontre avant qu’il n’ait le temps de débarrasser la créature de ses chaînes.

— Putain arrête-toi ! lance un autre en pointant son épée dans sa direction.  

Nehril dévia rapidement l’arme d’un revers de lame avant de le repousser d’un coup de pied. Il défit ensuite hâtivement la dernière entrave, puis s’éloigna de la créature qui s’ébrouait lentement. Le semi-elfe ne tenait pas à rester près d’elle lorsqu’elle sortirait de sa cage. Il était fort probable qu’elle laisse libre cours à sa rage, sauf si le drow parvenait à la maîtriser. Il espérait toutefois que son vocabulaire leomenis soit plus étoffé que celui de son estreventais. Autour de lui, les mercenaires se rassemblaient avec un air vindicatif, Nehril entendit même quelques arcs craquer. Il fit semblant de ne pas leur prêter attention et se dirigea à nouveau vers le drow.

— Relâche-le, maintenant, fit-il en s’écartant légèrement pour qu’il puisse voir le leomenis sortir de sa cage.

Une main désormais sur la gorge de l'idiot, l'autre sur un long couteau, le géant observa avec intensité le semi faire, et suivit le mouvement, au même titre que les autres mercenaires que se partageaient l'envie d'en découvre et la perplexité face à la tournure des évènements. Cordes d'arcs tendues, lames sorties... Et le grand félin, soudain, fut libre. Plus ou moins. Endolori par sa captivité, face à toutes ces armes entre lui et l'extérieur, le félin ne bougea pas tout de suite.
Perdu une brève seconde dans la contemplation de la bête, le géant à la prise crachotant sa respiration baissa les yeux vers le semi, et le regarda... Longuement. Puis, un sourire. Amusé.

"Plus tard." répondit-il simplement.

Une goutte de sueur sur la tempe, le sang-mêlé elfe attendait un signe pour tirer. Signe qui ne venait pas. Le balafré grinçait des dents face à la situation absurde, comme nombre de ses partenaires.Rod', si tu survis à ce merdier... Et l'autre qui a ouvert la cage !
Comme s'il n'était pas entouré par une dizaine de mercenaires prêt à lui faire la peau, le sombre bougea, ouvrant la voie à l'animal... Qui ne bougeait pas. Une mimique agacée sur le faciès crevassé.

Juste un pas de danse, le sombre tournant rapidement sur lui-même et 'CHLANK' une pointe de terre bouscula la cage dans un vacarme métallique. L'archer perché perdit l'équilibre et chuta, juste à temps pour se faire caresser le flanc par le léoménis qui se jetait l'ouverture. De toute sa puissance féline, l'animal affaibli n'en avala pas moins les mètres, défiant de toute sa masse, de sa crinière et de ses crocs, quiconque de s'interposer. Les mercenaires n'en ratèrent pas une miette... Et les regards meurtriers vrillèrent sur le responsable le plus évident, pour la perte de leur revenu.

Le visage fermé, le sombre brandissait toujours l'humain et se mit à reculer peu à peu. Les mercenaires firent mine de bouger... Et une lame pointa vers la gorge du misérable, dont le calme relevait sans doute de l'inconscience. Les archers restant finirent par abaisser leurs bras.
Avec un grondement rageur, l'elfe sombre jeta sa prise à terre et s'en fut à grandes enjambées, à la suite du félin.
Au sol du sang. Dans son flanc, une flèche. L'archer qui avait chuté avait eu le temps de tirer.

Les flèches suivantes manquèrent leur cible tandis que le blessé était inspecté.

"TOI. Ton cheval !" ordonna le balafré en s'avançant vers le semi, imité par de nombreux hommes contrariés.

Une véritable cacophonie s’était emparée du groupe suite à la fuite du sombre et de la bête. Avec une lueur folle brillant au fond de leurs yeux révulsés, les mercenaires tentèrent de s’organiser, hélèrent chevaux et renforts, exhortèrent les hommes à poursuivre le fuyard tandis que certains se tournaient vers l’unique responsable encore présent qui avait rejoint son cheval. Sur leur visage cramoisi se lisait la juste colère inhérente à ceux qui se sentent trahis et qui sollicitent une justice des plus expéditives.

Fouettés par le vent, les cheveux de Nehril semblaient danser autour de son visage pâle alors qu’il orientait ses yeux grisâtres vers celui qui lui ordonnait de remettre sa monture. Il fit quelques pas en avant, les sourcils froncés et toisa l’homme de toute sa stature. Une grimace sardonique étira ensuite ses lèvres cendrées lorsque ce dernier recula.

— C’est votre propre bêtise qui m'a poussé à agir ainsi, lâcha le semi-elfe d’une voix rauque, presque métallique. Je dois dire que je m'attendais davantage à recevoir des remerciements.

Le cercle de mercenaire se resserra autour de lui, certains venant même poser leur main sur son épaule. Nehril se dégagea prestement. Apparemment ces derniers ne s'étouffaient pas de gratitude.

— C’est pas une d’mande mon gars, marmonna l’un d’eux avec un accent à coupé au couteau. L’butin est perdu par tes conneries. Si tu veux pas qu’on te refasse la gueule, t’as intérêt à coopérer.

— File-nous ta monture et tes possessions, cracha un autre en pointant sa dague vers lui. Ce sera en réparation de ton acte héroïque .

Nehril haussa les sourcils. Libérer la bête n'avait pas été la meilleure des décisions qu'il avait prises, mais il avait eu à cœur la vie du malheureux pris à la gorge par le colosse à la peau sombre. À trop ruminer dans ses pensées, il en avait oublié qu’un mercenaire se moquait éperdument de la vie d’un camarade lorsqu’une promesse de bourse remplie d’or était en jeu.

Avec prudence, le semi-elfe hocha la tête et fit mine de tendre la bride de sa monture à l’un des hommes. D’un même mouvement, il lui asséna un violent coup de pied au torse avant de pivoter et d’écraser son front contre le nez d’un autre qui hurla de douleur. Profitant de la percée, il se dégagea des bras qui tentèrent de le saisir et sauta sur son cheval qu’il lança au galop. Plusieurs autres mercenaires se lancèrent à sa suite, mais furent rapidement distancés par la vélocité de son destrier.

Penché en avant afin d’éviter d’être pris pour cible par d’éventuels archers, Nehril observa du coin de l’œil une unité de cavalerie en provenance de la tête de la caravane qui pourchassait le drow et tentait de le conduire au cœur d’une embuscade. Leur formation en éventail obligeait le fuyard à courir le long d’un couloir rocheux, bordés par plusieurs archers qui chevauchaient à bride abattue. Soulevant des nuages de poussière, ces derniers parvinrent néanmoins à décocher plusieurs flèches en direction de leur cible, tandis que d’autres rassemblaient leur filet afin de capturer la bête qui galoper loin devant le drow.

Également talonné par les mercenaires, Nehril ne put prendre un autre chemin que celui tracé par les archers montés. Parvenant à leur hauteur, le semi-elfe tira sa lame et trancha la tête des deux hommes qui, concentrée sur le sombre, ne le remarqua qu’au dernier moment. Le mercenaire poursuivit sa folle chevauchée, dépassant le fuyard tout en lui indiquant les quelques cavaliers camouflés plus loin à la sortie du chemin de terre. Si ce dernier pouvait se rendre utile, Nehril n’était pas contre un peu d’aide. Il bifurqua ensuite vers l'autre groupe d'archers qui les visait tout deux.

Les grandes enjambées ne pouvaient rivaliser avec le galop des chevaux. Entendre les cavaliers le rattraper, un piège être tendu, tandis que quelque part devant lui, le fauve poursuivait sa course folle, loin de son territoire. L'absurdité de ce qui n'était pas une chasse, mais une folie, pour se retrouver poursuivi par d'impurs mortels et de misérables semis. A la pulsion douloureuse à son flanc s'était jointe une autre, tout autant familière, lui raidissant les points et la mâchoire. Le rouge de ses yeux voulait se répandre dans la plaine...

Il fit volte face quand l'un se risqua à approcher : c'était celui qui avait libéré. Une interrogation interrompit les gestes d'incantations, laissant le cavalier passer, indemne. Un avertissement. Traqué par des chasseurs pitoyables... Alentours, le tonnerre de galopade se dispersait, à la recherche du fauve comme de l'élémentaliste.
Ni prudence ni ruse ne furent de mise. Le sombre fonça vers le piège tendu, avec l'avance nécessaire pour en changer l'issue.

Il avait déjà commencé à danser quand les flèches sifflèrent à ses oreilles.

Rugissement. Une vague de flamme se précipita vers l'avant, léchant la terre, noyant végétation et embusqués dans un torrent brûlant. L'oeil d'aigle d'un archer vit la mort fondre vers lui alors que sa main relâchait sa corde. Aucune fuite. Un instant fugace où l'air sembla si frais, avant qu'une inspiration ne devienne insupportable, ses poumons et sa peau subissant un supplice. Ses cheveux crépitèrent en une torche vive.

Hérissé de deux flèches supplémentaires, le drow massif contempla ses ennemis se tortiller, enflammés, courant sans pouvoir échapper à ce qui les dévorait. Un rugissement suivit, animal, plus loin.

Quelque part, le fauve affaibli avait été rattrapé.

Sans chercher de signe de son 'allié' de circonstance, le drow reprit sa course, en direction des bruits de lutte du félin enragé, des montures affolés et des cavaliers agacés. Un nuage de poussière et d'ombres dansantes s'élevait au dessus de la plaine, sous un soleil ardent. Furieux, le léoménis jetait vers ses poursuivants sa gueule et ses griffes, feulant, rugissant, le moindre de ses coups capables de jeter à terre un cheval comme d'emporter un homme dans la mort. Les filets entravaient ses gestes, le rendant toujours impuissant, à la manière d'un lionceau dans un sac.

"Trop fatigué pour aller loin ce salaud ! Serrez, serrez enco -"

Une bourrasque emporta l'injonction, faisant vaciller les cavaliers. Une autre en fit tomber une dans la poussière, fuir sa monture. A travers la troisième, ils virent la brute qui avançait vers eux dans une chorégraphie martiale.

"J'vais l'crev -"

Tendant de faire volt-face à sa monture, le mercenaire se retrouva déséquilibré par les à-coups, son cheval manquant perdre pied à chaque fois. Parvenant à rester en selle en s'accrochant à cette dernière, l'homme fit avancer sa bête vers le bâtard dansant, sa lame au claire. Danse, fils de chien. DANSE ET CRÈVE !
Alors qu'il arrivait à portée, le drow cessa ses cabrioles, dégaina et égorgea le cheval. Dans un cri de frustration, le mercenaire finit au sol, une jambe coincée sous l'animal, une marre se formant tandis que le sang s'échappait à gros bouillon de la plaie ouverte. Le cavalier périt plus rapidement que sa monture.

Les quelques mercenaires restant regardèrent avec stupeur le grand sombre gris qui s'avançait encore, un cadavre dans son sillage, sa lame rougie. Le vent portait une odeur de brûlé, et les cris de souffrance s'étaient tus.

"J'mourrai pas pour une bête..." marmonna la femme sans cheval.

Bondissant derrière son camarade, elle le tança jusqu'à l'en faire lâcher le filet, puis détaler à bride abattue. Le souffle égal, le drow les regarda faire, les flèches cassées lui picotant la chair, en faisant couler un peu de rouge. Coincé dans l’entrelacs de fils, la bête fatiguée ne disait plus rien.

La lame du mercenaire siffla, fauchant une dernière tête avant d’être ramenée auprès de sa cuisse. Les yeux argentés cherchèrent ensuite leur prochain adversaire, mais n’en trouvèrent point à portée. Leurs poursuivants faisaient finalement demi-tour, soulevant un épais nuage de poussière dans leur sillage. Une sombre grimace vint étirer les lèvres cendrées du semi-elfe qui avait encore une fois échappé à la mort. L’ironie de la situation l’amusait. Lui qui l’appelait de tout cœur se voyait encore refuser sa miséricordieuse étreinte.

Au loin, le drow gigantesque, le dos criblé de quelques flèches brisées, se penchait en direction de leominis afin de le libérer de ses entraves. Nehril s’interrogea à l’idée de le rejoindre, jugeant l’homme probablement dangereux et craignant de subir son aveugle colère. Néanmoins, faisant fi de sa propre sécurité, il lança sa monture dans sa direction, tel l’enfant intrigué par une flamme vive. Parvenu à portée, le mercenaire arrêta sa monture à quelques mètres.

— Il n’est point commun de voir les tiens en ces contrées, drow, commença Nehril en flattant l’encolure de son cheval qui piaffait nerveusement face à la bête. Je ne sais ce qui t’amène, mais je peux t’assurer que ces mercenaires n’en resteront pas là. Ils reviendront à la nuit tombée pour récupérer ce qui leur a été dérobé, ainsi que pour châtier les responsables qui ont bafoué leur honneur. Ses yeux devinrent ternes. Si tant est qu’ils en aient un.

Le mercenaire observa le leominis un moment avant de reprendre.

— Si ton objectif est de libérer chaque animal blessé de ces terres, sache que ta quête est futile. L’esclavage des bêtes est un commerce des plus lucratifs dans la région. Panse tes blessures et retourne là où vivent les tiens avant qu'une flèche ne trouve sa cible.

Une fois encore, le semi revint. Un coup d’œil à son intention, puis le sombre regarda de nouveau sur la bête fatiguée, observant le dédale de corde dans laquelle elle était prise. Tout à cette contemplation, l'une de ses mains s'animait d'une étrange manière, tandis que l'autre défaisait sa chemise. Le timbre grave du curieux se mêlait au chuintement du tissu qui tombait, puis au soudain feulement de l'animal, à la vue d'un battoir qui rougeoyait. Aussi grand soit-il, l'animal réagissait à ce qui le dépassait, un instinct clamant l'arrivée du malheur.
Les mires rouges avaient contemplé tant de bêtes ainsi réduites...

Les flèches furent extraites, dans un ruisselet écarlate, les vaines battantes à la tempe, les mâchoires se crispant un instant. Les doigts vinrent trouver les trous dans la chair... Et dans un grésillement, en clore. Quelques marques noircies et quelques coulures rouges, au milieu d'une constellation de vieilles marques de coupures de lames, de griffes, de morsures, de chocs, de perforation... Le dos entier évoquait une très vieille brûlure. D'autres marques ornaient les poignets en bracelets.
Le vêtement sale recouvrit tout cela.

"Libérer..." Un chuintement grave, aux mots déformés par un accent eldéen, alors que le faciès était un masque de réflexion, froide.

Le géant s'accroupit, moins grand, toujours massif, et l'un de ses couteaux montra divers points de l'animal, ainsi qu'une ligne allant du torse à l'aine.

"Ouvrir là. Brisser os. Cherchant dedans. Leur offrir. Libérer ? HA ! Libérer... La voix s'éteignit brièvement. Jamais l'être. Seulement... Retourner... A l'autre ?"

La chevelure blanchâtre qui se tourne, les billes rouges qui fixent l'étranger, contrariées, curieuses, comme s'il pouvait trouver quelques réponses chez l'autre. Au cheval piaffant, il adressa soudain un sourire fait de crocs. La colère crispa son visage. Un mot eldéen claqua, tel une injure, et la lame s'abattit sur les filets. Soudainement, ses mains si grandes s'empressèrent de tirailler l'entrelacs, d'y chercher la faille, de la perforer et de s'agrandir. Le léoménis s'agita, feula... Et un coup de pattes se perdit dans les cordages qui le retenait. Le drow s'interrompit un bref instant simplement pour lui hurler au museau.

Dans un fatras chaotique de félin tentant de bondir malgré le filet et de géant tâchant de retenir la bête pour couper encore dans les cordes, un claquement retenti au son des fils qui lâchaient et de la créature qui rugissait de frustration. Brutalement, dans un cri, le drow fut jeté à terre et piétiné par l'animal dont les pattes arrières se coinçaient encore dans l'amas emmêlés. Encore quelques sursauts et il fut libre... Avant de rugir de douleur, de bondir... Et de s'effondrer plus loin.
Ses tripes traînaient derrière lui. Dans la cohue, la lame du sombre lui avait tranché le ventre.

Essoufflé et en sang, le torse lacéré en de multiples endroits, le drow s'était relevé, prêt... Mais pas à découvrir l'animal agonisant. Un air ahuri sur son faciès... Avant qu'un genoux ne cède et finisse dans la poussière.
D'entre ses lèvres coupées au couteau et tordues par le dégoût, une litanie de jurons eldéens s'écoula.

La bête s’ébroua une dernière fois dans un râle d’agonie avant de tomber sur le côté, le corps inerte et la gueule béante. Penché sur son cheval de race sombre, Nehril observait le spectacle avec un étonnement évident. Son sourire s’était évanoui au profit d’une grimace et il força son destrier à avancer en direction du leominis étendu sur le sol. Ses yeux argentés étincelèrent doucement alors qu’il prenait la pleine mesure de la situation. Tout cela… pour ça ?

— Fort bien joué, le complimenta ironiquement le mercenaire en mettant pied à terre afin d’examiner la dépouille. La mine sombre, le mercenaire grommela dans sa barbe : l’excité du couteau avait bien visé. Bigre, non, il n’y a plus rien à faire. Le leominis est mort. Notre dernière chance de négocier avec les mercenaires qui sont à nos trousses vient de s’envoler avec votre coup d’éclat.

Le semi-elfe examina le torse de l’animal avant de soupirer. Les reflets dorés qui caressaient lentement son poitrail semblaient faits d’or. Il tapota plusieurs fois ses cornes avec un vague intérêt. Il avait déjà vu plusieurs nobles d’Ithri'Vaan s’en servir en guise de verre à vin et connaissait la valeur de cet objet.

— Nous devrions récupérer sa peau : la laisser pourrir au soleil ne présente aucun intérêt. Nous pourrions aussi la revendre au marchand à l’origine du contrat : il est vrai que nous n’en tirerions pas autant que si la bête était vivante, mais ce sera toujours cela de pris.

Nehril se redressa pour croiser le regard avec le drow qui était toujours en train de lâcher plusieurs jurons dans sa langue natale.

— Et éloigne donc ce couteau si tu ne sais pas t'en servir correctement, ajouta le semi-elfe en écartant sa monture du drow. Je n’aimerais guère rentrer à pied.

Le semi ne pouvait comprendre ce que le sombre disait, et ne pouvait comprendre que ses propos lui eurent valu de goutter la lame de purs eldéens. Le géant à genoux vibrait de fureur, pâle de rage, de fatigue, du sang perdu... Un regard à la lame coupable, et il la jeta avec colère, et un rictus de dégoût. Il en avait d'autres, là n'était pas le problème. Non, il était tout autre...

"Vendre..." gronda-t-il - enfin - dans un langage compréhensible par son interlocuteur.

Un regard. Un regard qui clamait qu'il allait saisir sa monture à pleine main, la jeter à terre et lui avec, avant de lui broyer l'échine dans sa poigne. Un regard clamant milles colères, milles injustices insupportables, brûlant et transperçant, dans un faciès ancien tordu par des émotions non retenues. Mais il n'était qu'un grand drow à genoux, regardant par en bas l'être qui ne pouvait le toiser que par la grâce d'une monture. Qu'il se relève lentement rappela sa taille... De même que les profondeurs d'où semblait s'extraire sa voix aux tonalités de catacombes assourdies.

"C'être animal puissant. Prédateur. Faibles trembler à l'entendre. Jeunes craindre grand mâle. Femelles le chercher. Puissant. Redouté. Un défi. Dieux sourire pour son sang. Toi ne voir que marchandises ? Son torse, ensanglanté à travers le tissu, enflait par la force d'inspirations profondes. Petits humains pas mériter peau ni corne. Finir éventrer sans filet. Marchand caché pas mériter créature, seulement être dévoré. Jeté dans son arène."

Plus d'un mot l'avait fait buté, son accent s'avérant cinglant à plus d'une occasion, rendant les mots étranges à l'oreille, le rythme tout sauf fluide. La colère n'arrangeait rien. Avec un râle de frustration, il lâcha une injonction en eldéen, secouant la tête, brandissant un poing tout sauf sympathique à l'attention de la carcasse. La vie s'en échappait tout juste, les yeux devenaient vitreux, le poitrail ne s'élevait plus... La bête terrassée restait sourde au devenir de ses restes. Les herbes alentours bruissaient doucement... Avant que ne tonne le pas lourd du drow furieux, s'avançant jusqu'à la chose morte.

"Il l'a eu. lâcha-t-il après un lourd silence. Volé. Je pas vouloir... Pour... Je..."

Brutalement, les vastes épaules s'étaient affaissées, et c'est désemparé que le sombre parut, les bras ballants... Une seconde seulement. Puis les poings se serrèrent à nouveau. Lentement, bras et jambes frappèrent un ennemi invisible, le firent voltiger. L'air se mit à soulever délicatement, puis de plus en plus puissamment, la crinière de la grande bête... Et à chauffer.

À mesure que le drow s’exprimait, les sourcils de Nehril devinrent plus froncés, marqués par l’incompréhension. La dépouille de la bête s’offrait à eux, sous leurs yeux, et avec elle s’accompagnait la promesse d’une récompense des plus attrayante. Bien que l’appât du gain ne motivait guère plus le semi-elfe ces dernières ennéades, il ne dédaignait pas la moindre offre qui lui vaudrait fortune aisée. Il grimaça en décortiquant les mots hachurés de son sombre compagnon avant de le suivre près du corps massif de la noble créature gisante.

— Le leominis est mort, lança Nehril en agrippant le poignet du colosse. Brûler sa dépouille afin que d’autres ne s’en emparent n’est que pur égoïsme de ta part. Tu penses qu’il n’existe pas d’hommes méritants de posséder ce pelage, mais qu’en sais-tu réellement ? As-tu visité ce vaste monde et rencontré chacun des individus qui le peuplent ? N’as-tu pas davantage blessé cette bête en voulant la sauver que si elle avait été emmenée par ces hommes sans foi ?

Les doigts gantés du mercenaire quittèrent l’étreinte glacée de la peau brunâtre, décrivant un geste élégant avant de s’enfoncer dans son veston maillé.

— Il n’est guère plus affligeant que le sort de celui qui vit esclave de la volonté d’autrui. Mais la mort octroyée, quand bien même délivre-t-elle, prive l’espoir d’un meilleur lendemain. Même piégé, blessé, il n’était pas certain que c’est entre les murs d’une arène sale et délabrée que cette bête aurait terminé ces jours. Ton intervention, néanmoins, a arraché chacune de ces possibilités, et l’a condamné au néant.

Nehril croisa les bras, le ton de sa voix froide et mesurée détonait avec le timbre rauque et guttural de son compère. Le vent souffla lors du silence qu’il prit, faisant virevolter sa chevelure d’argent et la végétation malingre où gisait la dépouille, semblable à l’ultime souffle poussé par la créature.

— Brûler cette carcasse n’expira pas ta faute, poursuivit le semi-elfe en papillonnant ses yeux grisâtres vers la gueule béante de la bête. Je peux m’assurer que seuls des hommes dignes détiendront les atours du leominis.

Il marqua un nouveau silence, plantant cette fois-ci ses deux yeux dans ceux du sombre.

— Privé chacun de la beauté qui fut sienne en la réduisant en cendres ne me paraît pas un sort approprié eu égard à sa fin. Toi qui l’a privé de sa vie, ne prive pas d’autres de contempler la magnificence qui fut la sienne.

La tension, quand l'autre avait osé le toucher. Un regard sanglant qui fixe l'impudent, des gestes qui changent, dirigent ailleurs la puissance, le vent qui s'emporte... Mais, à la manière d'une goutte de vin disparaissant dans l'eau claire, cela avait petit à petit disparu, au profit d'un froncement de sourcils d'incompréhension. Ainsi, la magie ne s'exprima pas davantage que par une brise, le grand sombre prêtant l'oreille aux propos du semi. Des mots, il n'en prononça aucun, mais pour qui prêtait attention, ses mires racontaient beaucoup : réflexion quant à s'il était des méritants; de la colère vis-à-vis de la servitude; la fuite concernant sa 'faute'... Et d'autres étincelles plus complexes et éphémères.

Dans la prairie vide d'autres cavalcades, alors que la carcasse refroidissait et que la monture renâclait, le mercenaire, frêle en comparaison du sauvage, avait beaucoup parlé. Capté l'attention de l'élémentaliste. Une petite leçon dans ce désert de civilisation ? Comment en être sûr quand, finalement, un sourire hargneux et moqueur se répandit sur le dur faciès aux yeux fixés sur une vérité qui ne fut pas nommée.

"Pourrir..." lâcha le sombre à la crinière lacérée, en hochant sombrement la tête.

Quelques pas, et il s'anima à nouveau. Et, cette fois, il ne se laissa pas interrompre.

Dans un craquement lourd et plaintif, le sol se mit en branle, se creusant sous la carcasse, s'élevant autour d'elle. La terre lourde se fit gueule de cailloux et de poussière. En quelques instants, l'être de chair, de fourrure et de corne fut avalé par cette non-créature que la magie avait animé, le faisant disparaître sous un insignifiant monticule de végétation retournée. Un dernier fracas du pas du drow, et la surface s'aplatie avec un 'fouf' de poussière repue.

"Ni pour dieux, ni pour larves. conclue sombrement l'elfe gris, sa silhouette abattue tournée vers la sépulture cachée. Un mouvement de tête vers le mercenaire, pour ajouter, moqueur. Creuse chercher ton or."

Comme s'il n'avait rien écouté, ou ne croyait pas un mot du semi.

Nehril observa impassiblement la magnifique bête se faire avaler, recouverte par le sable d’or, disparaissant sous les graines voraces qui l’emprisonneraient pour l’éternité. Un bref sourire étira les lèvres cendrées du mercenaire alors qu’il se détournait de ce spectacle. Il attrapa la bride de son cheval et grimpa sur le selle en cuir usé.

— Tu penses avoir honoré cette bête en l’enfermant dans son carcan éternel, drow, asséna la voix glaciale du semi-elfe, mais tu n’as fait que masquer ta propre honte.

Sa monture renâcla lorsqu’il l’éloigna du colosse.

— Un jour, ce sable disparaîtra et la dépouille surgira à nouveau. Dans ce futur où tu ne seras plus, d’autres s’empareront de cette peau d’or et de ces cornes scintillants comme l’ivoire. Mais je ne suis pas dupe de tes paroles. Tu ne souhaites pas que quelqu’un de digne s’empare de cette peau. Tu souhaites à jamais que ta honte d’avoir ôté sa vie soit ensevelie avec elle. Afin d’apaiser ton esprit. Afin de te racheter à ta manière.

Arrivant à hauteur du drow, Nehril plongea ses yeux d’argent dans les siens.

— Nous ne nous connaissons pas, poursuit-il en calmant une nouvelle fois son cheval récalcitrant, pourtant je connais les fausses excuses qui gangrènent ton cœur. Tu es fort vieux, plus ancien que moi, je le vois aisément. Plus l’âge avance et plus les regrets s’accumulent, les erreurs s’entassent, le poids qui s’abat sur nos épaules se fait plus lourd. J’ai le sentiment que parfois, mon dos n’est que le reposoir de ce monde… alors je n’imagine pas ce que doit ressentir quelqu’un qui a traversé maints siècles.

Le semi-elfe éloigna à nouveau sa monture, comme s’il se préparait à partir au galop.

— La vérité est que tu es aussi égaré que je ne le suis. Tu te fixes des objectifs risibles et tu les accomplis sans conviction. Parce qu’y renoncer serait se laisser mourir et que tu n’es pas encore prêt à faire face à la plus grande des libérations. Parce que tu es habitué à souffrir et qu’une vie sans douleur serait inimaginable.

Il pointa du doigt le monticule où avaient disparu les leominis.

— Alors, épargne-moi tes paroles moralisatrices, tu sais bien qu’elles ne sont que le reflet distordu de tes propres convictions. Nous fuyons tous deux un passé qui ne veut plus de nous, mais qui nous maintient en vie. Je le vois clairement à présent. J’ai désormais la conviction que je me dois d’affronter ce que je m’efforce de fuir. Je dois l’affronter.

Le mercenaire eut un sourire triste.

— Bon vent sur ta route.

Qu'avais compris le sombre ? Quelle compréhension derrière son vaani tordu, déformé par l'accent d'un autre peuple ? Qu'une émotion trop forte faisait disparaître derrière un eldéen rageur ? S'il était bête, son pelage ce serait sans doute hérissé au fil des mots, ceux qui lui étaient compréhensibles, ne serait-ce que le ton, et le regard. Il n'en était rien, alors, tout simplement, son regard se fit plus dur, et ses lèvres se relevèrent peu à peu sur des crocs. Alors, quand le semi lui tourna le dos...

Le sentit-il, ce frisson dans le sol ? La sèche mélopée de pas martelés ? Le poids immatériel de la magie appelée ?
Une nouvelle fois, la terre fut troublée. Le sol trembla, remua, perturbant la bête pour qui pareille évènement était inexplicable. Qu'il se retourne sur sa selle, et le sang-mêlé pourrait voir le sombre diriger cette fois contre lui cette danse qui avait décimé bien des êtres.

Dans une plainte surnaturelle, le sol se souleva. L'animal hurla. La roche cria et se fracassa contre elle-même. Tout aussi brutalement qu'elle avait été soulevée, la poussière retomba en un nuage aride, piquant les yeux, grattant la gorge, asséchant la langue, tandis que le sang se répandait. Celui de l'équidé, au ventre et au torse transpercés. Ses lamentations s'éteignirent avec son sang, ruisselant le long de ce qui l'avait tué, abreuvant la terre si injustement ennemie.

Cela ne fut pourtant que le début.

Cela continua.

D'autres tremblements. Des craquements, des secousses, devant, autour, dans un fracas d'effondrement, de roches jetées encore et encore vers le ciel, se fracassant au dessus des piques qui piégeaient le cavalier et sa défunte monture. Cacophonie, de blocs massifs craquant, s'entrechoquant, dans des grondements remuant le moindre être assez vivant pour craindre d'être écrasé par ces colosses, jetés dans un absurde pied-de-nez fait à la gravité, de grandes ombres annonçant leurs lentes chutes funestes.
Dans ce chaos terrestre, la poussière masquait, étouffait, mais le corps ressentait chaque choc des géants venant mourir et éclater, les uns contre les autres, se faisant l'écho... D'un hurlement de rage.

Et puis... Brutalement, la terre se tue. Ses innombrables petites filles s’apaisèrent et cessèrent leur ballet chaotique, laissant être découvert le champ de dévastation, de terre et de roche retournées, éventrées et fracassées, au milieu duquel, sous une multitudes de piques, se trouvait le cavalier. Dans sa prison, il était à peine visible pour le sombre qui se tenait à la limite de son œuvre, les bras ballants, la tête basse. Défait.

"Eux m'avoir fait. Je tout leur donner. Sang. Vie. Fils. Le vent portait ces mots qui s'échappaient, en un aveux misérable, d'un être à l'âge impossible dont les paroles étaient aussi maladroites que celles d'un enfant. Même si fuir, je suis ce qu'eux avoir fait. Ils tout avoir. Presque. Sous les mèches blafardes, au creux de la gueule innommable, un sourire se força un passage. Pas lui. Pas ma mort."

Pas d'autre son. Rien qu'une main, lasse et lourde, qui se porta au visage. Et... Un peu d'humidité, qu'une terre sèche et aveugle bue aussitôt.

Le grondement de la terre et le vrombissement de l’air résonnèrent soudainement aux oreilles du semi-elfe impassible qui fit aussitôt volte-face. La main sur le pommeau de son épée, il se préparait déjà à affronter cette nouvelle menace, ne s’interrogeant à aucun moment sur ses chances de victoire, se concentrant simplement sur sa volonté de vaincre. Ses yeux grisâtres prirent une teinte plus sinistre alors qu’il tentait d’identifier l’ennemi. Cette attaque ne semblait guère provenir de la compagnie d’hommes qu’il fuyait et il porta en conséquence son attention sur le sombre qui semblait être à l’origine de ce déferlement de magie.

Le sol s’éleva dans un craquement sinistre et des piques jaillirent, transperçant sa monture dont le cri affolé se mua en gargouillis étranglé, avant de tenter d’atteindre Nehril. Les deux pieds sur le dos de son cheval, le mercenaire dégaina adroitement son épée avant de décrire une pirouette dans les airs, laissant son fidèle destrier se faire déchiqueter par la magie du drow. D’un revers de lame, le semi-elfe brisa deux traits avant de retomber au sol et de se réceptionner d’une roulade. La dépouille de sa monture vint aussitôt le rejoindre en s’écrasant à ses côtés dans un bruit mat, soulevant un nuage de poussière et faisant pleuvoir une pluie vermeille, avant que la magie du drow ne vînt les emprisonner dans une cage de terre. Avec un grognement, Nehril frappa sa prison de fortune du pommeau de son épée. Elle semblait solide. Il resta donc là immobile, les yeux rivés sur son geôlier dont la silhouette émergeait progressivement de la tempête sablonneuse.  

Ses premiers mots ne furent pas ceux qu’escomptait Nehril et ses sourcils s’arquèrent en réponse. Le cuir de ses gants grinça lorsqu’il ferma ses poings, comme pour contenir la colère froide qui l’animait. Était-ce des larmes qui coulaient sur les joues du sombre ? De qui se moquait-il ?

— Tu confonds le marteau qui t’a façonné avec la main qui la maniée, drow, s’éleva la voix froide du mercenaire. Nous ne sommes pas le résultat du marteau qui nous forge, nous sommes la main qui porte l’instrument. Tu as confié ton destin à autrui et ils t’ont trahi après t’avoir dépouillé de ce qui t’était cher. Dès lors, tu penses trouver des réponses dans la fuite, tu te convaincs que cette course en arrière n’est que justice, qu’ils ont dérobé ta vie, alors tu conserves jalousement le simulacre de vie qu'il te reste, tel un alcoolique en sevrage.

Un sourire cruel étira les traits du semi-elfe.

— Naïf… La vérité est qu’ils n’en ont cure. Sache drow, que ta fuite est vaine. Une vie sans but n’a aucune valeur pour ceux qui se repaissent de la misère d'autrui. Ta mort ne leur apportera aucune satisfaction, de même que ta vie dans son état actuel. Tempête comme tu le souhaites, terrasse ma monture comme le ferait un enfant capricieux brisant ses jouets, mais c’est bien là la triste réalité du sort que tu as embrassé. Disparais sans laisser de trace et laisse tes adversaires t’oublier s’ils ne l’ont pas déjà fait, mais sache qu’avec eux viendront le remords et les regrets.

Nehril concentra sa magie dans son poing et après un instant orienta le feu sur un pique de la cellule afin de la fragiliser. D’un coup de pied, il brisa le pieu fissuré et branlant avant de faire de même avec les autres pour finir par sortir de sa geôle.

— Le marteau est entre tes mains drow, lança simplement le mercenaire avant de lui décocher un coup de poing en plein visage. Tu ne mérites guère ma colère, mais celle-là est pour ma monture.

Le semi-elfe rengaina son épée et fit demi-tour, déterminé à regagner la ville la plus proche et espérant que son acolyte sombre ne le suive pas ! Cette conversation lui avait appris qu’il avait lui aussi une tâche à accomplir. Une tâche qu’il n’avait que trop longtemps esquivée. Il était temps qu’il s’y attèle…

En dépit de toute l’aversion qu’il portait au sombre, il se souvint des larmes qui avaient coulé le long de ses joues. Il espérait qu’il parvienne également à affronter ses propres démons, la fuite étant rarement la solution…