La roue tourne... Et pas dans le bon sens | Solo

5ème ennéade,
Autonome, Bàrkios 19:XI

Je soupire en refermant la porte. Un soupir de fatigue, de lassitude, de consternation. Cette vie est vraiment miteuse, tout autant que cette maison dans laquelle nous logeons, nous, les esclaves d'André Delmar. C'est loin d'être le maître le plus habile que j'ai eu mais ce n'est pas le pire non plus. Il a beau vieillir et gérer ses affaires n'importe comment, nous avons au moins un endroit dans lequel nous sommes en sécurité et où nous pouvons nous reposer. Ici, personne ne nous touche. Nous sommes suffisamment nourries. Nous avons une paillasse correcte. Une couverture lorsqu'il fait froid... Bref, nous ne sommes pas si mal. Oui, j'ai connu tellement mieux... J'ai partagé les draps de soie de plus d'un riche. Mais je sais comment ça se passe dans les autres bordels du quartier et nous n'avons franchement pas à nous plaindre de notre propriétaire. Seulement quelques petites choses à redire sur ses décisions discutables...

Je descends l'escalier qui mène au demi sous-sol où se trouve les deux pièces que nous nous partageons à cinq. Je rajuste en même temps cette horrible tenue bien trop aguicheuse, voire vulgaire, que je suis obligée de porter quand je travaille. Il est pratiquement l'aube, j'ai eu la chance d'avoir un client qui a loué une chambre pour la nuit. Quelques heures de sommeil sur un vrai lit m'ont fait du bien. Cependant, je suis intriguée quand, arrivée à mi-chemin du petit hall qui relie nos dortoirs, j'entends des voies chuchotantes. Mes collègues sont levées. Pourquoi elles ne dorment pas ?...
Je suis presque en bas lorsque je les vois enfin. Elles sont agitées, inquiètes. L'une d'elle me remarque immédiatement et se précipite presque vers moi.

-Yssa ! Tu es là !
-Qu'est-ce qu'il se passe ? Je demande, incrédule.
-C'est Delmar... Commence-t-elle.
-Il est mort. Finit une autre.
-Quoi ?

Oui, je savais qu'il était malade mais je pensais que, quand son heure serait venue, son agonie durerait au moins quelques jours. Le temps que son mal achève de remplir ses poumons et le fasse tousser jusqu'à l'asphyxie... Alors oui, je suis surprise que cela ait été si soudain, même si c'est sans doute mieux pour lui. Mais je n'ai pas le temps de poser de question. Quelqu'un surgit juste derrière moi.

-Ah ! Mesdames !

Je sursaute presque. Je ne l'ai pas entendu arriver. Je m'écarte, non par respect mais plutôt pour prendre mes distances et l'observer d'un œil méfiant. Il a la figure de travers. Plusieurs cicatrices lui barrent le visage. Il sourit et cela lui donne un air malsain... Il nous regarde les unes après les autres, prenant le temps de nous examiner de la tête aux pieds.

-Je vois que vous êtes au complet. Parfait ! Il semble soudain remarquer l'interrogation qui marque nos expressions. Nous ne l'avions encore jamais vu : une tête pareille, ça ne s'oublie pas ! Oh ! Suis-je bête. Je me présente : Björn Brekke. Votre nouveau maître. Dit-il en écartant les mains, comme si c'était une bonne nouvelle. Devant l'absence de réaction de notre part, il enchaîne. Je vous demanderai de rassembler vos affaires. Nous allons commencer par vous faire quitter cette cave ridicule. Nous serons bien mieux chez moi pour parler de la suite. Rassemblez vos affaires, nous partons !

Il y a un moment de flottement. Nous nous regardons, sans trop savoir si nous devons vraiment bouger ou non. Et puis, l'une de nous commence à faire mine de vouloir aller dans son dortoir et l'homme semble subitement se réveiller.

-Quoi que !... Inutile de prendre vos frusques. Nous allons procéder à plusieurs changements, à commencer par vos haillons. N'emportez que ce qui vous tient à cœur.

De nouveaux regards échangés, puis chacune disparaît dans les deux pièces voisines. Chacune, à l'exception de moi. Björn me jette un regard de côté, interpellé tant par mon inaction que par le fait que je ne l'ai pas quitté des yeux -ou presque- depuis son arrivée. Je soutiens son regard, sans la moindre peur ni d'attitude de provocation. Il s'en montre intrigué et s'approche de moi d'un pas de biais, se plantant à quelques centimètres à peine.

-Tu n'as rien à emporter ? Il marque une pause mais je ne réponds pas. Une breloque de famille. La fleur séchée d'un ancien amant...
-Non. Je préfère autant le couper avant qu'il ne me sorte une liste qui n'aura ni queue ni tête à mes yeux.

Il semble plonger son regard un peu plus dans le mien. J'ignore à quoi il pense mais il se redresse en faisant une drôle de moue suivie d'un "hm". Puis il se poste de nouveau au pied de l'escalier. Quelques instants plus tard, mes compagnes nous ont rejoint et il étire un sourire satisfait.

-Bien. Allons-y.

Nous le suivons, un peu dubitatives mais nous n'avons pas le choix. De mon côté, je ne sais pas vraiment quoi penser de tout ça. C'est peut-être seulement sa tête qui me donne des frissons mais, derrière l'air amical et les sourires bienveillants que Björn nous adresse, je ne peux m'empêcher de me demander qui est ce type sorti de nulle part le jour même de la mort d'André et ce qu'il a derrière la tête...