La vie en couleur (Ithìliur)

Les portes de Naélis étaient grandes ouvertes, accueillant son peuple comme autrefois, invitant le baroudeur à y pénétrer sous l’œil avisé des gardes qui ne manquaient pas de questionner ceux dont les pas les menaient à fouler le pavé de leur bonne vieille cité.
Forte de sa réputation en les murs de la cité, les soldats en faction avaient prié la daedhelle de pénétrer Naélis sans qu’elle fût, ni elle ni son camarade, plus embêté ou questionné que cela. Et après quelques échanges amicaux avec certains des gardes et soldats en faction, T’sisra et Ithìliur profitaient bientôt de la protection des murs de la cité. Les rues et ruelles témoignaient d’une effervescence bien agréable à voir, car nombre de bâtisses et de structures souffraient encore les coups de marteaux des charpentiers et composaient avec la présence des maçons. La ville pansait les cicatrices encore bien présentes d’une guerre meurtrière.

T’sisra menait son comparse elfe au détour des étals de la rue principale menant à la plus grande place du quartier de l’Aigle, bien qu’elle bifurquât avant, remontant une artère bien moins peuplée jusqu’à enfin arriver sur une petite placette un peu plus animée. C’était là, dans un large bâtiment dont l’entrée faisait l’angle que se trouvaient la nouvelle adresse de Tristan et son auberge, fameuse au sein de la Guilde.

- Nous y voilà. Lança la noirelfe tandis qu’un sourire grandissait sur son visage. L’un des, si ce n’est le repaire le plus connu des aventuriers de ce Royaume et… Notre toit pour les prochaines ennéades.

La nécromancienne salua les hommes et femmes en armes qui discutaient entre eux devant l’entrée et poussa la porte de la bâtisse, pour y découvrir une auberge bruyante dont les rires et les palabres des tablées se perdaient dans une agréable cacophonie ambiante. Tristan, derrière son comptoir, interpella la noiraude alors qu’elle faisait ses premiers pas dans l’établissement.

- Eh beh ! Une paye qu’on l’avait pas revue par ici l’oreille grise !

- Vous n’avez pas idée. Fit la drow en venant s’accouder au comptoir. Comment vont les affaires ?

Le tenancier se contenta de désigner d’un large geste de la main l’ensemble de son établissement pour le moins bien peuplé. Si la salle était vaste, on apercevait dans le fond un escalier grimpant jusqu’à une sorte de mezzanine où se trouvait d’autres tables, ainsi que quelques clients a l’air autrement plus qualifié que l’aventurier lambda. Tandis qu’à l’opposé, un autre escalier menait aux chambres mise à disposition de la clientèle.

- On ne peut mieux, dirons-nous. Lui accorda-t-elle dans un sourire tout en marquant une pause. Nous avons besoin de deux chambres, mon ami et moi, pour un temps… Indéfini.

Tristan opina du chef, tirant deux clefs en fonte d’en dessous de son comptoir.

- Au deuxième, vous serez plus tranquille.

- Merci, souffla la noiraude en refermant ses mains sur les clefs, s’empressant d’en tendre une à son comparse elfe, je ferai le tour des annonces un peu plus tard.

- Prenez vos aises, on verra un aut' jour pour le reste !

T’sisra invita Ithìliur à la suivre alors que ses pas la menaient déjà vers les escaliers menant aux étages.

Loin d’Anaëh… mais en même temps si près. Le Royaume de Naélis était parfait. Le temps loin des ombres commençait à passer. Les voyages à la lumière commençaient à assez peser sur ta chair pour que la folie du monde obscure commence à s’étioler. Tu peinais encore à supporter la chaleur, mais tu ouvrais à nouveau les yeux en plein jour. Le moindre murmure ne t’était plus cacophonie. Manger, boire, respirer commençaient à retrouver leur naturel… et tu commençais à regretter. Ne plus être en permanence endolori a laissé l’occasion à la brume couvrant tes souvenirs de s’étioler. Et tes congénères commencent à te manquer. Oh ! Tu as toujours aussi peur qu’au premier jour d’affronter les Voix de la forêt, et à l’heure qu’il est, tu ne saurais même pas te confirmer capable de correctement t’exprimer dans ta langue natale. Mais les regrets commencent tout de même à peser. Tu te sens particulièrement coupable auprès de l’Assaila, qui essaie peut-être encore à l’heure qu’il est de t’arracher au plan des ombres. Et si… non.

Tu ne préfères pas imaginer d’autres partir à ta poursuite.

Tu aimerais pouvoir vivre égoïstement encore un temps. Prendre le temps de te redécouvrir toi-même. De te centrer sur toi-même. De découvrir par tes yeux ce dont tu n’as jamais qu’entendu parler, ou que tu n’as jamais vu qu’à travers les livres. Puis il y a le mage. Celui qui s’est servi de T’sisra comme échappatoire au piège dans lequel il se trouvait. Le retrouver et le vaincre n’était donc point votre grande quête à tous les deux maintenant ?

- Merci tu murmures en recevant la clef, pour ne pas couvrir la voix de l’aubergiste

Tes pas suivent ceux de la Puysarde, à la fois guillerets et quelques peu déçus. Deux clefs. Après avoir passé une apparente éternité accrochés l’un à l’autre, l’idée de faire chambre à part t’était étrange. Pas désagréable. Non. Étrange. Peut-être même un brin effrayante. Faire chambre à part, cela voulait dire ne pas pouvoir compter sur elle si tu devais être pris d’une nouvelle crise de panique. Faire chambre à part voulait aussi dire que tu ne serais pas là pour intervenir si quoi que ce soit devait surgir des… tu soupires. Vous n’étiez plus au cœur des ombres. Ici, il arrivait aussi au danger de dormir.

- Quitte à être ici, il faudrait peut-être que je profite pour me rapprocher de leurs ombromanciens. tu soupires d’aise Avec un peu de chances je pourrais me rendre utile. ton regard cherche quelque chose dans l’auberge sans savoir quoi Et toi, tu as déjà une idée de ce que tu penses faire ?

T’sisra s’engageait sur l’escalier tout en coulant un regard vers son camarade aux cheveux roux.

- Ce que je vais faire ? Faire demander qu’on me monte de l’eau chaude et prendre un bain pour commencer. Depuis le temps que j’en rêve. Souffla-t-elle avec un sourire en coin en continuant de gravir les marches. Ensuite…

Arrivée au premier étage, la deadhelle s’arrêta pour se tourner vers Ithìliur, les yeux dans le vague un bref instant. Il était temps de commencer ce qu’elle aurait dû faire il y avait déjà trop longtemps et elle comptait bien sur les compétences de certains naélisiens aux mœurs versatiles.

- Je vais aller voir quelques…. « Amis », commença-t-elle en mimant les guillemets, des criminels qui se sont rangés au cours de la guerre. Bien que « rangés » soit un bien grand mot. J’ai besoin d’une paire d’yeux et d’oreilles à Thaar et ils ont les contacts pour ce genre de besogne. La noirelfe reprit la marche, s’attaquant à l’escalier suivant. Quant aux ombromanciens, ils sont assez… Secrets, et gagner leur confiance risque de ne pas être si simple. Mais bon, avec un peu de chance, tu peux en tirer en quelques chose. Et je peux toujours essayer d'intercéder en ta faveur s’il le faut, mais je ne  promets rien.

Arrivé au troisième, la noiraude s’engouffra dans le couloir, cherchant la porte marquée du même chiffre que celui gravé sur la grosse clef en fonte qu’elle serrait dans sa main.

- C’est la mienne. Fit-elle en désignant la chambrée de l’index avant de déverrouiller la pièce et d’en pousser la porte.

Découvrant tout le confort qui lui était nécessaire, ce qui consistait en un lit au matelas visiblement bien épais, une malle juste à côté, un petit bureau ainsi qu’une bassine dans le fond de la pièce. La noirelfe, toujours sur le pas de la porte, s’était à nouveau tournée vers son comparse.

- Ce n’est pas si mal. On sera bien ici. Fit-elle dans un sourire assuré. Comment est la tienne ?

- La mienne... tu jettes un œil à ta clef, puis cherches rapidement la porte correspondante Ah!

Tu t’éloignes de quelques pas à peine, et avec plus d’appréhension que tu ne l’aurais voulu, déverrouilles la serrure. Quelque chose en toi s’attendait presque à ce que de l’autre côté de la porte il n’y ait rien d’autre que le néant. Le néant à nouveau. Mais visiblement…

- C’est quasiment la même.

À peu de choses près. Logique. Pourquoi en serait-il autrement après tout ? Un lit, un coffre, un bureau, une bassine. Sommaire, mais douillet. Finalement, ce n’était pas bien loin de ce que vous proposait l’Académie d’Alëandir. Mais ce qui t’importait finalement le plus, c’est que T’sisra et toi n’étiez séparés que d’un mur. Certes, tu étais heureux d’avoir enfin une occasion de te retrouver seul avec toi-même, mais tu n’étais pas sûr d’être vraiment prêt. Vous aviez été jumelés à la hanche si longtemps…

- Je suis épuisé rien qu’à poser les yeux sur mon lit.

Un mensonge pur et simple. Tu n’es pas fatigué. Pas le moins du monde. Tu cherches juste une occasion de réfléchir au futur à tête reposée. T’sisra sait où elle va. Elle a un monde à regagner. Mais toi, tant que tu n’es pas prêt à retrouver celui que tu connais, il faut que tu t’en penses un nouveau. Que faire, ici et maintenant ? Qu’es-tu capable de faire, et qu’as tu la volonté de faire ?

T’sisra était venue se planter aux côtés de l’elfe alors qu’il déverrouillait sa chambre à lui pour constater le peu de différence avec la sienne. Elle leva les yeux vers Ithìliur et, dans un sourire, vint lui tapoter affectueusement le dos.

- Ce n’est pas si mal. Répéta la drow en opinant du chef. Il faudrait que je fasse un tour dans Naélis, du côté des étals et des boutiques. On se retrouve en fin de journée et on y va ? Ça te donnera l’occasion de visiter un peu la cité.

La noirelfe recula d’un pas en lui offrant un dernier sourire, puis avant de disparaitre derrière la porte de sa chambre, siffla à l'aide de ses doigts pour appeler Non qui, comme à  son habitude, débarqua en trombe en manquant de se retamer deux fois dans sa cavalcade.
Le dos appuyé contre le bois dur de la porte, elle inspira longuement avant de souffler tout l’air de ses poumons. Il y avait comme un malaise étrange qui ne lui plaisait guère, mais il lui semblait qu’ils n’auraient d’autre choix que d’en passer par là.

Une demi-heure plus tard, tandis que le jeune chien profitait d'ores et déjà du matelas, la daedhelle barbotait dans sa bassine, emplie d’une eau chaude et fumante, dont les vapeurs transportaient les effluves des sels qu’on lui avait apportés. Une éternité et un peu plus, au sens littéral, qu’elle n’avait pas profité d’un moment de détente aussi agréable. Ça, c'était la définition du bonheur, ou tout du moins ce qui s'en rapprochait le plus à l'instant présent. Rien pour venir l’embêter, rien pour la tracasser, à observer tranquillement ce plafond poussiéreux depuis longtemps devenu le royaume de sa gardienne a huit pattes qui y avait tissé une large toile.

Une profonde inspiration et la noirelfe se laissa glisser sous la surface, s’abandonnant à ce monde à part, cette sensation de n’être qu’avec soi-même que procurait l’immersion, là où les sons étaient diffus et la vue trouble. Ses pensées se diluaient, son esprit partait à la rencontre de ce qui vivait entre ses murs, aux cœurs battant à l’unisson de ces aventuriers trop excité par l’alcool et l’ambiance festive des lieux. Et puis il y avait ce vieux briscard, si fatigué par les années, au corps fourbi et dont le foie se mourraient depuis trop longtemps déjà. Elle souhaitait s’enfoncer encore, s’attarder sur ces accrocs dans la vie tissée ici, pourtant à chaque seconde qui s’écoulait, elle s’en éloignait. Encore et encore. T’sisra ne pouvait ne pas y penser, à cette fatigue qui n’était point. Après tant de temps passé là-bas au cœur des ombres avec lui seul pour flambeau, il était trop difficile d’ignorer son malaise.
Émergeant de l’eau, elle prit une grande inspiration avant de dégager les cheveux qui lui barraient le visage. Un soupir de fatigue et elle laissa sa tête reposer contre le rebord, fermant les yeux pour vider son esprit et se défaire de ces pensées, jusqu’à ce que l’eau tiède ne la ramène à la réalité.

Serrant son ceinturon auquel pendait sa lame, elle passa ensuite la bandoulière de son sac tout en contemplant son reflet déformé dans la petite et vieille glace trônant sur table. T’sisra avait laissé son plastron d'écaille et sa cape dans l’armoire et opté pour sa simple chemise de lin, bien plus appropriée à la ville. Ce fut tout en terminant la longue natte de cheveux cascadant sur son torse qu’elle franchit le pas de la porte, en compagnie de Non, pour se diriger vers la chambre de son comparse.

- Ithìliur ? Demanda-t-elle en toquant trois fois d’affilée. Tu veux aller faire un tour ?

À peine la daedhelle partie que tu t’étais jeté sur ton matelas, le regard perdu vers le plafond, à penser à tout et à rien. Tu aurais aimé t’endormir, là maintenant, pour que le sommeil t’aide à gérer la confusion. Seulement la fatigue était loin. Le monde des rêves se refusait à toi. Tu étais prisonnier de l’éveil, de la même manière que tu l’avais été de l’autre côté du Voile, là où le temps ne s’écoule pas. Dehors le ciel semblait immuable. Dedans c’était le silence. Et toi tu étais là, à attendre, comme s’il était dit que la suite se déciderait d’elle-même.
Ton coeur s’emballe. Ta respiration s’accélère. La nausée te prend à la gorge. Ton crâne chauffe. Non. Pas ici. Pas maintenant. Quelque part entre tristesse et colère, entre appréhension et regrets, ton corps se perd. Ce n’est pas la première fois. Ce ne sera pas la dernière. Tu sais ce qui se passe. Ou du moins tu penses savoir. Tu étouffes. Comme prisonnier d’un endroit de plus, tu étouffes. Alors tu cherches une échappatoire, tu te lèves en catastrophe et tu frappes contre le premier mur venu. L’ombre avale ta main, puis ton bras, puis toi tout entier. Tu fermes les yeux. Et tu les rouvres libre, face au ciel.

La caresse de la brise adoucit ta fièvre. La lente translation des nuages poussés par le vent fascine ton regard, trop habitué à l’éternel immobilisme d’un univers sans teint. Les bruits de la Cité, les roues des carrosses, le trot des chevaux, le verbiage incompréhensible des locaux, bien qu’ils te soient étrangers, au moins semblent-ils avoir un sens dans le grand schéma des choses. De ce côté du Voile, le monde semble avoir une direction. Et en cela tu trouvais quelque chose de rassurant. Si le monde en tant que concept, aussi abstrait soit-il, allait vers quelque chose, alors il n’y avait pas de raison que tu ne finisses pas par toi aussi y trouver ton chemin. C’est avec cette pensée qu’enfin, sur le toit de l’auberge, tu avais fini par t’endormir.

Le soleil avait légèrement baissé. La cacophonie ambiante avait augmenté en intensité. S’il on te demandait ce qui t’avait réveillé, les hurlements de ce qui te semblait être un couple en plein milieu d’une dispute seraient certainement ce que tu tiendrais pour responsable. Mais soit, probablement cela voulait-il dire qu’il était temps de retourner d’où tu viens. Peut-être cette fois trouverais-tu le sommeil dans le lit prévu à cet effet.

Tu n’avais pas plus réussi à fermer les yeux que la première fois lorsque le son de phalanges contre ta porte te tira de tes rêveries.

- J’arrive !

Faute à une échappée du lit un peu précipitée, la réponse n’avait pas eu l’entrain que tu aurais espéré. Et c’est claudiquant un peu péniblement, essayant de faire fi du vertige, que tu t’étais saisi de la première chemise et du premier pantalon à ta portée.
Le pantalon était le tien. La chemise par contre… soit oubliée par un client précédent, ou alors volontairement proposée comme habit de rechange par le propriétaire ? N’en reste pas moins que probablement taillée pour un plus petit gabarit, tu t’y étais retrouvé les épaules coincées, alors encore à moitié dans les vapes, sans vraiment réfléchir…

- Donne-moi un instant!

Tu t’étais simplement saisi du premier objet tranchant à ta portée, et tu en avais coupé les manches. Et alors, bien trop fier de toi, tu avais enfilé un vêtement qui – s’il on oubliait ces bordures irrégulières – semblerait presque fait sur mesure.

- Pourquoi pas ? C’est comme tu veux.

Tu n’avais pas ouvert la porte. Tu étais passé à travers la serrure. Il faut dire qu’après autant de temps à t’être reposé sur ta magie dans le moindre de tes déplacements, cela te paraissait finalement presque plus naturel.    

- Par contre... tes sourcils se froncent Je ne serais pas contre... tu réfléchis un instant, puis soupires Non oublie. Ce sera pour une autre fois.

Tu voulais comprendre ce qui se passe autour de toi. Voilà tout. L’Oliyan t’es totalement étranger et à cause de ça tu te sens perdu au milieu des babillages des passants. Seulement tu te rends bien compte que… demander à T’sisra de te traduire tout ce qui se passe autour de vous n’est pas raisonnable. Avec le temps tu apprendras. Voilà tout. Et tu apprendras seul ; par toi-même, cette fois-ci.

Son oreille s’agitait au rythme du son de ses pas derrière la porte alors qu’il lui assurait de sa venue sous peu. La noirelfe hochait lentement la tête pour elle-même quand, en l’espace d’un clignement d’yeux, les ombres vacillantes du couloir dévoilaient la présence de l’elfe. Un sourcil arqué, T’sisra recula d’un pas tout en haussant les épaules à la demande avortée d’Ithìliur, puis ses mains vinrent saisir les bordures irrégulières de son vêtement pour tirer légèrement dessus, comme pour arranger l’apparence de son ami.

- Aller, viens. Souffla-t-elle, tirant l’elfe par la manche vers l’escalier pour en dévaler les marches un brin trop vite. Je sais ce qu’on va faire. Il y a un grand marché sur la place du quartier de l’Aigle, avec des étals à perte de vue, on y trouve des bibelots d’un peu partout et des denrées de Péninsule comme d’Ithri’vaan.

La daedhelle salua Tristan d’un signe de main alors qu’ils traversaient la salle plus bondée encore qu’à leur arrivée. Les affaires allaient bon train et une ambiance festive avait déjà commencé à s’emparer des lieux.

- Et, si ça te dit, j’aimerais bien qu’on aille manger quelque chose sur le port. La vue est imprenable, surtout en fin de journée. Dit-elle dans un regard pour Ithìliur alors qu’elle poussait la porte de l’auberge pour laisser sortir Non dans la rue.

S’engageant sur le pavé naélisien, la deadhelle enroulait son bras autour de celui de l’elfe, levant les yeux vers lui dans un sourire plus prononcé qu’à l’accoutumée. Nul doute qu’elle était loin d’être aussi tendue que lors de leur traversée de la région, ici à l’abri des murs de la cité, ayant tenu face aux marées du Puy. Et même s’il y avait ce quelque chose au fond du bleu de ses yeux qui semblait entacher ce soulagement, elle se laissait aller à raconter avec une allégresse certaine l’Histoire, tout du moins dans les grandes lignes, de Naélis, avant de s’épancher plus longuement sur les anecdotes ayant forgé sa réputation et auréolé ses quartiers de leur aura si unique.

◈ ◈ ◈

T’sisra retenait sa longue tresse de cheveux d’une main tandis que, penchée sur un étal couvert de bijoux, elle inspectait et triturait les marchandises de l’autre main. Point de pierres réellement précieuses ou d’œuvre d’art, il s’agissait là de bibelots à destination des gens modestes, cependant elles n’en restaient pas moins de charmantes créations. La daedhelle avait jeté son dévolu sur deux anneaux aux reflets dorés liés par une chaînette du même matériau, ainsi qu’un collier aux reflets d’argent et de cuivre au bout duquel pendait une goutte d’ambre polie et resplendissante.

S’empressant de percer son oreille avec chacun des anneaux sans qu’aucune goutte de sang ne coule, la noirelfe s’en retourna à son comparse pour venir lui coller le collier dans les doigts sans lui laisser le temps de bien réaliser.

- Cadeau ! Lança-t-elle en pressant le pas en direction de la boutique de vêtement. Garde le chien. Je… Je reviens !

Le tintement de la cloche résonna dans la boutique alors que claquait sa porte derrière la drow qui, dans un regard à travers le vitrail, jetait un œil à l’ombromancien avant d’être alpaguée par le tenancier.

- Bonsoir chère… Diantre !

- Pardon ? Demanda la drow en faisant volte-face.

- C'est visiblement une urgence. Lâcha-t-il en approchant pour contempler avec un dégoût certain la chemise qu’arborait la daedhelle. Oser se trimballer avec une horreur pareille sur les épaules… Par tous les dieux...

L’accoutrement du tailleur était à couper le souffle, incroyablement coloré et parcouru de fines bordures dorées, on aurait dit qu’il était paré pour se rendre à un carnaval ou bien à grimper sur la scène d’un théâtre. D’autant qu’il était aussi maquillé qu’une dame de cour naélisienne.

- Ce sont des… Fleurs les motifs sur votre chemise ?

- Création de la maison. Répondit-il en prenant la pose dans un large sourire empli d’une fierté à toute épreuve avant de regarder à son tour par le verre teinté du vasistas. Mmh… Un elfe ?

T’sisra opina du chef et, s’éloignant du personnage haut en couleur, s’en alla fureter auprès des présentoirs. Il y en avait de toutes les couleurs et pour tous les goûts, mais pas toutes les bourses. Qu’ils fussent de soie ou de coton, ces quelques vêtements soigneusement confectionnés étaient plus là en guise de démonstration des talents de l’artisan qu’autre chose.

- Dis-moi ce qui mettrait des étoiles dans tes yeux ? Une robe comme on les fait chez les vaanis ? Les beaux jours sont déjà là après tout.

- Non, j’ai des mollets de lutteur alors on va éviter ça. Une chemise ira très bien. Celle-ci, je l’ai trouvée dans ma chambre à l’auberge mais…

- Un naufrage. Nous sommes d'accord. Coupa-t-il en empoignant les hanches de la daedhelle visiblement très surprise. Calme-toi ma jolie, je suis plus intéressé par ton compagnon elfe que toi.

À la surprise s’ajouta le choc, laissant la noirelfe bouche bée, alors que le propriétaire la poussait dans l’arrière-boutique en lui laissant entre les mains des vêtements qu’il venait de choisir pour elle avant de la laisser seule.

- Cette chemise t’ira parfaitement, c’est une coupe pour femme. Pas comme ton torchon. Maugréa l'homme avec un brin de dédain dans la voix. Et pour le reste… C’est ce qu’ils font de mieux à Missède en matière de lingerie. Autant dire en Péninsule. Tu prendras le plus confortable.

Après avoir tourné et retourné ces habits entre ses doigts avec une certaine appréhension, la daedhelle revint se poster devant le tailleur en écartant légèrement les bras, prête à être proufendue par un verdict tranchant.

- Trop serré. Fit-elle en lui rendant la lingerie dont elle n'avait pas usage. Mais, ce n’est pas un peu trop… Seyant ? Et Révélateur.

- Tu prévois peut-être d’entrer au couvent ma jolie ? Demanda-t-il en déboutonnant les trois premiers boutons de la chemise. C’est beaucoup mieux. Lève les yeux. Ordonna-t-il en s'emparant d'un stylet de bois et d'une pochette de khôl pour à tracer du noir autour de ses yeux. Ferme-les.

- J’étais venue acheter des vêtements pas…

- C’est pas bon pour les affaires de laisser des épaves sortir de la boutique. Je fais ce que je peux pour révéler la beauté de mes clients.

- Je ne sais pas comment je dois le prendre…

Soulagée de bien trop d’argent à son goût, la noirelfe retrouvait les embruns marins portés par les vents au dehors. Passant les mains sur sa nouvelle chemise, elle descendait les trois petites marches devant elle pour rejoindre l’elfe.

- Alors ? Demanda T'sisra en mettant les poings sur les hanches après avoir pris une grande inspiration, déjà presque trop gênée de la réponse à venir. Comment c’est ? C'est pas un peu trop...

Qu’est-ce que… quoi ? Ton regard oscillait entre le collier et le chien, ne sachant pas la présence duquel des deux tu trouvais la plus gênante. Tu n’avais jamais réussi à vraiment t’attacher à Non. Et c’était réciproque. De longues ennéades à combattre la folie fuligineuse en avaient fait une insupportable source de désordre qu’il t’avait fallu lutter pour ne pas éviscérer. L’animal l’avait ressenti. Difficile après tout de ne pas le ressentir. Maintenant que tu commençais à peine à te faire à l’idée de son existence, lui par contre se méfiait encore plus de toi que de raison. Seulement, T’sisra avait ordonné, alors il devait exécuter. Il faut bien se l’avouer. Gêné ou pas, tu étais impressionné de la capacité à rester plus ou moins calme en ta seule présence que la boule de poils avait développé.

Tu avais fini par passer le collier autour de ton cou. Au départ par souci pratique, pour garder les mains libres plus qu’autre chose. Et puis tu t’étais pris à en observer l’ambre et à presque l’apprécier. C’était un cadeau. Fait sans raison à part entière par une Eldéenne qui semblait perdre un peu la tête… ce qui finalement, le rendait peut-être plus précieux encore. Voilà qui suffit à t’arracher un sourire et à te rosir un peu les joues.

- Trop quoi ?

Les sourcils froncés, tu restes perplexes un instant. Tu ne comprends pas ce qu’elle te demande. En réalité, tu ne comprends simplement pas ce qui se passe. Pourquoi cette question ? Et pourquoi est-ce qu’elle parlait d’elle-même non seulement à la troisième personne, mais en plus en tant que…

- Ah! tu te reconnectes enfin avec la réalité Non ça va. Ça te va bien je trouve. tu hausses les épaules Après, je trouve que tu es juste...

Tes sourcils fuient en direction du haut de ton crâne, et tu claques frénétiquement des doigts. Tu n’as pas le mot juste. Etais-ce si étonnant après tout ? Il ne vous a jamais été utile depuis que vous vous connaissez.

- Jolie. tu pinces les lèvres, réfléchissant une manière d’expliquer la chose avec des mots de votre langage Agréable à regarder. tu hoches la tête, content de ta définition Du coup, je te trouve agréable à regarder en règle générale, donc bon. tu hausses à nouveau les épaules Mais c’est sympathique. Ça change un peu.

Machinalement, tu commences à rassembler tes cheveux en un chignon approximatif.

- Maintenant la question c’est de savoir... tu tournes le regard vers le port Si avec ta chemise ne te serre pas trop... tu lances un genou en avant dans un geste que T’sisra ne doit maintenant connaître que trop bien ...pour que tu tiennes le rythme !

Voilà longtemps que tu n’avais pas couru. Ou du moins, pas sans raison. Juste parce que la sensation t’était agréable. Voilà longtemps que tu n’avais pas non plus poussé tes jambes à leurs limites. Parce que voilà longtemps que tu cours avec quelqu’un dans ton sillage, fuyant vers l’avant sans savoir où tu allais, tout en craignant de la perdre. Mais maintenant qu’un semblant de chemin était tracé… là était l’occasion de vérifier si elle se laisserait distancer.

- En règle générale… Répéta-t-elle doucement pour elle-même pendant que Non venait lui tourner autour des pieds et sautiller pour attirer son attention. Je suis agréable à regarder.

La noirelfe sentait le bout de ses oreilles chauffer et ses joues rosir, aussi, elle se pencha rapidement pour cacher sa gêne en allant gratter la tête du chien, visiblement trop content de la retrouver, elle qui ne s’était absentée qu’une poignée de minutes. En se redressant, la noiraude coula un regard en direction d’Ithìliur qui, pour elle ne savait quelle raison, était pris d’une soudaine envie de la mettre au défi.

- Sérieusement ? Demanda-t-elle sans cacher sa perplexité. Tu vas te faire un point de côté avant d’avoir terminé de traverser la place ! Elle marqua un temps d’arrêt alors que l’elfe se mettait d’ores et déjà à courir. Mais…

S’élançant à sa poursuite, la noiraude constatait le désavantage d’avoir troqué ses bandes de tissu contre sa nouvelle lingerie hors de prix. Courant avec un bras contre la poitrine, elle ne se laissait pour autant pas distancer, bien au contraire. Suivie de près par Non, qui lui semblait visiblement s’amuser plus que de raison, elle avait fini par arriver à la hauteur du rouquin alors qu’ils s'engageaient dans l’une des grandes rues menant au port.
Et au vu du monde qui en revenait, c’était l’heure de la débauche. La daedhelle s’enfonçait entre les dockers, poussant certains d’entre eux à pester sur son chemin tout en se demandant quelle mouche avait bien pu la piquer. Mais il n’était pas question de ralentir de la cadence et de le laisser la distancer.

Non aboyait gaiement tout en tournant triomphalement autour d’Ithìliur et T’sisra, car s’il y avait un gagnant à cette course effrénée, ce devait bien être lui après tout. Il les avait devancés, perdus puis retrouvé malgré la foule et avait atteint le pavé du port avant eux.

- Il te plaît ? Souffla la drow en approchant de l’elfe pour venir prendre entre ses doigts la pierre du collier à son cou. L’ambre me rappelait… Tes yeux. Un peu. Enfin, je me suis dit que… Que ça t’irait bien.

Elle ouvrit la bouche, comme si elle voulait ajouter quelque chose, puis recula de deux pas avant de lui tourner le dos sans manquer de se taper le front du plat de la main. Jetant son dévolu sur l’un des étals du port d’où s’échappaient d’agréables et alléchantes odeurs de poissons et d’algues, ce fut seulement quelques instants plus tard que T’sisra revenait vers son compagnon, tenant entre ses doigts deux brochettes sur lesquelles avaient grillé autant de morceaux de poulpes que de calamars et d’algues. D’un signe de tête, elle désigna les larges caisses entreposées sur le pavé et vint s’asseoir contre l’une d’entre elle, face à la mer dont le bleu se paraient des reflets orangés d’un soleil déclinant.

- Tiens, fit-elle en lui tendant l’une des brochettes alors qu’il s’asseyait à ses côtés, donne-moi ce que tu n’aimes pas, je te laisserai ce qui te plaît sur la mienne.

Non, à son tour, avait voulu se frayer chemin et se faire un coin rien qu’à lui, quitte à marcher sur les jambes de l’un comme de l’autre pour finalement se rouler en boule du côté de la daedhelle.

- Et… Merci. Pour ce que tu as dit tout à l’heure. Dit-elle en regardant à l’opposé de son comparse. Je n’ai pas le souvenir qu’on me l’ait exprimé de la sorte avant aujourd’hui. Marquant une brève pause, elle s’empressa de s'emparer du poignet de l'elfe afin passer son bras derrière sa nuque. Dis-moi, que t'es-tu retenu de me dire avant qu’on parte ? Ça avait l’air de te… De te déranger.

L’air presque indigné avec lequel tu fixes Non est l’expression d’une pensée dont tu n’arrives plus à te débarrasser. Tu aurais dû aller plus vite. Que la daedhelle finisse par te rattraper, pourquoi pas ? Tu n’y voyais pas vraiment de souci. Mais que le cabot soit meilleur sprinter que toi il n’en était pas question. Étrange réaction que tu te surprenais à avoir, quand de tes deux compagnons l’Eldéenne était définitivement la seule que tu étais capable de distancer. Peut-être étais-ce là exactement le nœud du problème. Vaincre là où l’on s’en sait capable n’a pas grand-chose d’excitant. L’impossible cependant attise les convoitises. Il te serait certainement physiquement impossible de battre ton rival à quatre pattes à ce jeu-là, mais rien ne t’empêchait d’essayer.

Au travers de la soupe de pensées t’ayant traversé l’esprit, il en était une qui t’avait arraché un large sourire. L’envie de courir t’était revenue. Voilà qui marquait un pas de plus vers ta normalité.

- Je… ahem la question de T’sisra t’arrache à ton train de pensées Oui je l’aime beaucoup.

Simplement parce qu’elle te l’a offert. Le temps ne t’a pas vraiment donné le temps de développer un sens esthétique prononcé. Tu t’es toujours habillé avec ce qui venait, sans réellement y penser. Tes bijoux n’avaient jamais été qu’un assortiment des breloques t’ayant été offertes et auxquelles tu t’étais attaché. Et là où tu avais vu certains des tiens arranger leurs chevelures en de complexes coiffures, lorsque livré à toi-même, tu n’avais jamais fait qu’aller au plus pratique, ne trouvant pour seule expression de vanité que le refus catégorique de tailler tes cheveux tant qu’ils ne te gênaient pas. Et aujourd’hui… en réalité aujourd’hui tu ne sais même plus vraiment à quoi tu ressembles. Tu te contentes de ne pas être choqué lorsqu’à l’occasion tu croises ton reflet, mais que l’on te demande de le décrire et ton souvenir n’en est que trop lointain.

Une fois de plus, T’sisra perce au travers la bulle de ton monde intérieur, et avec la promesse d’un en-cas, t’attire face à la mer. Tu te saisis de la brochette qu’elle te tend, la remerciant des yeux plutôt que d’un mot. Puis sans plus attendre, tu entames ta dégustation.

- C’est une offre intéressante, mais à ta place je la retirerais très vite. tu lui réponds, amusé, mâchonnant un morceau de poulpe Parce que si je la prends au mot, je garde tout pour moi.

Ton regard se perd un instant vers le grand bleu. L’infini de ce côté du monde. Une immensité autrement plus accueillante que celle que vous aviez connu ensemble. Ou du moins qui s’en donnait l’air. Puis T’sisra relance la conversation.

- Ah bon ?

Tu te tournes vers ton amie pour te rendre compte qu’elle parle sans te regarder. Et le constat transforme ta surprise en un sourire attendri. Tu te retiens d’en dire plus, et tu lui laisses un instant avec ses propres pensées. Ton regard retourne vers la mer, pour lui offrir un peu d’espace… et pour dissimuler, autant que tu le peux, tes joues légèrement empourprées par son dernier geste. Mais rapidement tu reprends contenance, et c’est finalement avec tout le naturel qui t’est habituel que tu réponds à sa question.

- Je ne comprends rien à ce qui se passe autour de nous. tu soupires Enfin rien… j’ai des yeux, mais quand tout ce que disent les passants n’est qu’un brouhaha sans le moindre sens… disons qu’il y a plus agréable. tu mordilles l’intérieur de ta joue et pinces les lèvres un instant avant de continuer J’allais te demander si ça te dérangerait de me traduire un peu ce qui se dit autour de nous, que je puisse me familiariser avec le langage tu souffles des nasaux Mais je me suis rendu compte qu’à la fin ça risquerait de te faire beaucoup de boulot et du coup je me suis ravisé.

Tu te penches sur le côté, et laisse tomber ta tempe contre le haut du crâne de la daedhelle.

Puis bon. Maintenant que j’y vois un peu plus clair, ce sera l’occasion pour moi d’essayer d’un peu me débrouiller seul. Ça fait déjà assez longtemps comme ça que tu te coltines un boulet.

Un frisson lui avait parcouru l’échine lorsqu’elle avait senti tout le poids de la tête d’Ithìliur contre la sienne. Sa main s’en était doucement allée frapper la cuisse de l’elfe tandis qu’elle laissait échapper un rire somme toute assez discret.

- Ithìliur… Je parle… La noirelfe comptait en levant rapidement ses doigts devant ses yeux. Quatre langues, presque. Dont une morte. Et je suis capable d’en déchiffrer une cinquième. Fit-elle en tapotant à nouveau la cuisse de l’elfe. Même si ça parait être un peu de boulot, comme tu dis, je serai vraiment contente de t’aider dans ta démarche. Elle marqua un temps d’arrêt en dressant l’index pour s'accorder le temps de la réflexion. Je peux comprendre qu’il y ait des choses que tu veuilles faire seul, bien sûr. Et je ne veux pas être… Envahissante, mais si je peux te soutenir et que tu le veux, je le ferai. En réalité, il n’y a pas grand-chose qui me ferait plus plaisir que de t’aider, au moins pour te donner les bases. Après, je suis certaine que tu t'en sortiras seul.

La noirelfe croquait un autre morceau de sa brochette, offrant au silence tout le loisir de s’installer à nouveau pour quelques instants. Elle se laissait aller et se blottissait toujours un peu plus dans l’étreinte de son compagnon. Et, elle qui d’ordinaire poussait ses sens à s’étendre ci et là à la recherche du vivant et des cœurs battants, ce soir, elle ne se concentrait qu’uniquement sur celui de d’Ithìliur.

- Et puis… Tu n’es pas un boulet…

T’sisra pencha la tête vers l’arrière afin de pouvoir plonger son regard dans celui d’Ithìliur, un air de malice au fond des yeux.

- Quoique… Mais un gentil boulet ! Souffla-t-elle en laissant échapper un rire, tandis que sa main venait effleurer la joue de l’elfe et que du pouce elle caressait les taches de rousseurs courant le long de sa peau. Un boulet avec un air un peu perdu et de jolies taches de rousseur.

L’instant d’après, ses lèvres parties à la rencontre des siennes alimentaient furieusement le battement de son propre cœur habituellement si calme et régulier. La daedhelle n’aurait su dire combien de temps, mais trop rapidement à son goût, elle fut prise d’un terrible doute qui lui noua le ventre comme jamais elle ne l’avait ressenti auparavant. Et ses oreilles s’affaissaient à mesure qu’elle réalisait toute l’étendue de son geste.

- Je… Comme tu m… Enfin, j’ai cru…

La daedhelle avait au fond des yeux une pointe de crainte qui s’y dessinait quand son visage se teintait de pourpre, si bien qu’on en oubliait aisément le teint cendré de sa peau. Elle rentra légèrement la tête dans ses épaules, sans savoir ni où ni comment se mettre. Elle voulait disparaître là maintenant, sans attendre, ou bien remontrer le temps, ou encore devenir quelqu’un d’autre. Et pourtant elle n’arrivait pas à se défaire de son regard ambré qui désormais parvenait à lui couper le souffle.

Tu souris bêtement. Tu devrais être soulagé d’avoir son soutien de l’apprentissage de la langue qui t’ouvrira les clefs du reste du monde ; mais la seule chose à laquelle tes pensées s’accrochent, c’est ce compliment. Ce compliment qui ne paie pas de mine, mais qui sur l’instant te paraît d’une importance capitale. Elle te regarde. Tu la regardes. La suite semble évidente. Ses lèvres se posent contre les tiennes, et tu les accueilles avec le mariage de tendresse et de maladresse qui rend les premiers baisers si marquants. Elle se retire. Elle semble regretter. Tu continues de bêtement sourire. Ton pouce caresse son épaule, comme pour la rassurer, et quand finalement l’expression se transforme en mots, la caresse se transforme en tapotement.

Tu ris.

Pour toute réponse à son désarroi, tu glousses comme un imbécile, ne sachant en réalité pas plus qu’elle ni quoi dire ni quoi faire. Mais contrairement à elle, qui – de ton point de vue pour la première fois – avait l’air de ne demander qu’à disparaître, tu étais heureux. Là, ici, maintenant et comme ça, les choses faisaient sens. Tu n’en demandais pas plus. Ou du moins si. Tu aurais aimé pouvoir dire quelque chose.

- C’est sympa comme manière de partager des brochettes de fruit de mer. ton sourire pincé trahit le nouveau rire que tu retiens péniblement On devrait le faire plus souvent ! tu lèves un sourcil, puis l’autre, et finalement, ton expression se teinte d’anxiété À moins que...

Ton coeur commence à son tour à battre la chamade. D’inquiétude. Jusque-là tu riais. Tu riais de voir celle qui s’était toujours donné des airs d’inflexible devenir soudainement timorée, se rendre brusquement vulnérable. Tu riais de bon coeur, parce que tu découvrais une façade d’elle qu’elle ne dévoilait pas souvent, elle qui se contentait simplement – toujours en la parant d’un lustre de dureté – la laisser entendre au travers de son récit de vie. Tu riais parce que tu étais heureux qu’elle se soit enfin permise de se laisser voir ainsi. Sans sa garde. Mais maintenant tu avais peur. Tu avais peur qu’il ne s’agisse pas de cela, et qu’elle regrette vraiment son geste.

- Tu ne regrettes pas… Si ? ton regard se baisse un instant, avant de retrouver le sien, et tu souris à nouveau, plus timidement cette fois Moi non.

Les mots comme les gestes, Ithìliur les avaient. Et si elle ne craignait pas autant de se sentir à ce point vulnérable elle aurait ri aux éclats, en lieu et place, un immense soulagement l’envahit tandis que ses oreilles pointaient à nouveau vers les cieux.
Dans un instant de flottement où la question de son compagnon résonnait encore dans le vide, la daedhelle ne put s’empêcher d’esquisser un sourire. Et avec autant de délicatesse que de maladresse, ses lèvres vinrent à la rencontre des siennes. Encore.

- Je suis d’accord pour qu’on fasse ça plus souvent. Souffla-t-elle dans un sourire timide. C’est juste que… J’ai eu peur que tu… Que ça ne soit pas… Réciproque. Et comme je n'ai jamais…

Son regard s’en allait à droite, puis à gauche, fuyant désespérément celui d’Ithìliur. Un moment de silence, d’embarras, de gêne, encore un. Pourtant, elle se mit à rire à son tour avant de trouver le courage de pouvoir croiser son regard, puisqu'elle réalisait que désormais, face à lui, ça n’avait plus d’importance.

- Je crois que… Que je n’arrivais pas à m’en convaincre. Que tu puisses me voir comme ça. Elle marqua un temps d’arrêt, visiblement peu assurée dans le choix des mots. Je me sens bête maintenant. Bête, mais heureuse. Très heureuse.

T’sisra déposa un nouveau baiser sur ses lèvres d’Ithìliur avant se blottir plus encore contre lui, remontant ses genoux contre sa poitrine avant d'à nouveau déposer sa tête contre son épaule. Aujourd'hui, elle réalisait qu'avoir été balancée dans ce plan infernal fut sans conteste la meilleure chose qui lui soit arrivée.

- Tu te souviens du dessin que tu avais fait de moi ? Quand on était là-bas, perdus au milieu des ombres. Je t’avais raillé sur l'attention que tu portais aux détails. La daedhelle se fendit d’un sourire en levant le visage vers lui. En réalité, ça m’a beaucoup touchée.

Si bien qu’elle avait déchiré la page pour la conserver précieusement dans le coffret contenant la cyanite graverunée lui ayant été offerte par Harald et Grimeldha, mais ça elle se gardait bien de le dire de peur de paraître encore plus bizarre qu’elle ne l’était déjà.

- Et depuis, je n’ai cessé de m’attacher toujours plus à toi, Ithìliur Telperiën. Et même si je n'ai pas voulu te le montrer durant ces dernières ennéades... J’ai eu mal quand ton corps te faisait souffrir, j’ai été terrifiée quand ton esprit s’égarait. Et au fond de moi, j’ai le sentiment que ça ne me quittera plus.

La daedhelle glissait sa main dans celle de son compagnon, ses yeux bleus rivés sur les siens, incapable d’arrêter de sourire.

Le premier baiser donne naissance à un second. Le second donne naissance à un troisième. La timidité du premier laisse place à l’entrain du second. L’entrain du second laisse place à l’émoi du troisième. Elle parle, tu écoutes, et ce-faisant tu réalises finalement non seulement ce qui se passe à l’instant, mais ce qui s’est passé avant. Tu repenses à ces moments passés à raconter les souvenirs qui voulaient bien vous revenir. Tu repenses à ces moments à s’enseigner les mots de l’un et de l’autre, à s’accrocher à ce que vous compreniez de l’autre, pour mieux créer l’unité-duo qui vous aura permis de survivre. Tu soupires doucement, les yeux fermés, les mots de T’sisra perlant encore à ton oreille, et l’espace d’un instant tu te demandes si tout cela était bien réel.

Vous vous étiez rencontrés là où personne d’autre n’existait. Vous n’aviez eu que l’un et l’autre sur qui compter pendant un temps que le temps n’explique pas. Vous aviez été forcés de faire l’un avec l’autre. Certes, vous aviez réussi. Certes, cela vous avait rapproché. Mais maintenant ? Sans plus de danger qui vous force à rester côte à côte, combien de temps est-ce que cela durerait ? Maintenant que tu allais « mieux », qu’envie de tuer et de mourir avaient libéré tes pensées, que tu étais capable d’exister sans elle comme garde-fou, combien de temps est-ce que cela durerait ?

- Au moins comme ça si un jour tu en as assez de moi, je saurai comment te faire revenir. tu ris, et enveloppe sa main de la tienne Mais merci. ton regard s’attendrit et vient chercher le sien Si tu n’avais pas été… si tu n’avais pas été toi, je ne sais pas si j’aurais réussi à m’en sortir. ta poigne se crispe légèrement sur la sienne Je ne te l’ai jamais dit comme ça parce que c’est un peu ridicule, mais déjà là-bas à mes yeux tu étais devenue le symbole de tout ce que je me refusais à perdre. Et puis... tu baisses le regard ...au moment où j’aurais pu rentrer en Anaëh, je me suis rendu compte que c’était aussi toi que j’avais peur de perdre.

Ta main vient chercher ses cheveux, et tes doigts se perdent à en lisser la soie.

- J’aurais peut-être dû le verbaliser plus tôt, mais j’avais peur que ce soi plus une forme de… de… de dépendance, qu’une véritable affection. tu poses un bise sur son front Mais maintenant que tout est dit, je me sens étrangement plus libre.

Vous êtes liés par quelque chose de plus fort que la peur, la solitude ou la simple proximité physique. Elle t’apprécie autant que tu l’apprécies, et cela te libère d’un poids. Parce que maintenant, qu’elle vienne un jour à être loin de tes yeux, elle restera près de ton coeur. Tu n’as plus peur de la perdre, voilà tout.