Converger vers l'Orthae Dek'za

Pointer ta lame en direction des prêtres n’est pas… n’était pas ton habitude. Pas avant que tu n’arrives à Sol’Dorn du moins. Aussi froid soit ton visage, aussi rares soient tes mots, tu bous, jusqu’au plus profond de tes entrailles, d’une indescriptible rage.
Tes talons claquent contre le pavé glacial. Tu approches, lentement, de l’animal acculé. Lentement mais sûrement, la distance entre l’acier et sa peau se referme. Il pourrait se battre. Il devrait se battre. Il ne le fait pas. Il s’y refuse. Ou peut-être a-t-il peur ? Peur de mourir ? Ici ? Au sein du Temple de la Gardienne ? En tant que son serviteur ? Tes viscères se retournent. Il te dégoûte. Et il n’est malheureusement pas le seul. La Foi Dornienne est timorée, fébrile et intéressée. Heureux soient les croques-morts face à la clémence du Vatna. Heureux soient ceux qui portent encore accrochée à leur peau l’odeur de la traîtresse.

- Qu’est-ce que c’est ?

- Vous ne comprendriez pas…

Une goutte de sang perle sur le fil de ta lame. Tu lèves le menton, cherchant le regard du sorcier. Des rubis inquisiteurs trouvent des jumeaux vacillants. Tu presses un peu plus. Il finit par parler. Et tu ne comprends pas. Pas tout. Pas assez. Il le voit. Il entend la colère que tu tais. Il essaie, désespérément d’abord, puis lentement, au fur et à mesure que certains de ses mots font mouche, de t’inculquer ce que – en tant que mage – tu devrais déjà savoir, pour mieux t’enseigner ce qu’eux n’ont toujours pas réellement déchiffré. Tu écoutes avec attention. À défaut de comprendre, tu retiens. Tu retiens toujours tout.

- Bien. tu pointes du doigt ce qui devait être approximativement la direction de l’ossuaire Maintenant on peut sortir.

Tu forces le prêtre à prendre les devants, et le sabre toujours à la main, tu lui indiques du regard – chaque fois qu’il se retourne vers toi – la direction à prendre. Sur votre chemin, ses confrères baissent la tête, certains compatissants devant son humiliation, d’autres jubilant, acteurs qu’ils en auront discrètement été, trop heureux qu’Elda se soit enfin décidé à terminer de chasser la vermine parmi eux.
Vous quittez finalement le Tombeau et les yeux continuent de se baisser. Sauf qu’ici à Sol’Dorn, il ne s’agit que trop rarement d’offrir ses respects. L’engeance doeben et le bétail Vaani traînant jusqu’aussi profond dans la forteresse n’a que trop peu idée de ce qu’est le respect. S’ils éloignent leurs regards, c’est plutôt que ces rats aiment se bercer d’illusions. Qu’ils aiment s’imaginer un monde où le pouvoir est à leur portée. Un monde où ils seraient libre. Un monde où ils pourraient réchapper à la violence. L’engeance doeben et le bétail Vaani, plus naïfs encore que les Enfants-des-Premiers-Nés, rêvent chacun d’un monde à l’image de celui qu’a façonné Kerhel, mais où ils seraient les seuls ne payant pas le prix de la servitude.

Enfin vous arriviez à destination. La Maîtresse des Souffrances vous attendait, gueule béante. Comme si tout cela avait déjà été décidé.

- À genoux.

Face à l’une des statues hurlantes décorant le Temple, le prêtre de Teiweon s’était effondré. Puis ton talon avait claqué et ta lame avait sifflé. Soufflée par le vent, sa bure lui avait été arrachée, révélant un large dos dont les muscles saillants frémissaient d’anxiété au point de rendre pitoyable un Ilythiiri dont le corps aurait dû inspirer crainte et admiration.

- Rachète-toi.

Tu poses la pointes de ta lame entre ses omoplates. Dans ta botte tes orteils dansent. Se répandant autour de la pointe de ton arme comme les filaments d’un lichen, le givre se glisse sous son épiderme et lui ronge les chairs. La mâchoire du prêtre se serre, il se refuse à hurler. Il comprend, au moins, ce que tu attends de lui. Il lutte la brûlure du froid alors que lentement, se dessine le cercle de poudreuse dans son dos. Un léger râle lui échappe. Tu souris, ranges ton sabre à ta hanche, et ce qui fut neige devient vapeur. Ainsi glace éveille les Flammes. Ainsi rappelais-tu à cette Braise-Vie perdue quel ardent feu lui avait-il été donné de voir brûler en elle.

Le prêtre se relève. Son regard trouve le tien. Après la peur, après la résignation, après l’humiliation, après la douleur, il ne pouvait plus que te haïr. Il t’observe quelques instants, t’offrant un silence valant mille discours. Ton sourire s’éteint. La pointe de tes pieds pour appui, tu te fais plus grande, aussi proche que possible de sa taille à lui. Tes lèvres se posent contre les siennes. Vous échangez un baiser, qu’il rompra de son départ.

Le prêtre écorché, ses chairs encore à vif, s’en va à travers Sol’Dorn, comme imperméable à la douleur. Et toi, ton attention va à Kiel, celle qui réveille les passions endormies. À ton tour tu t’inclines. Et mains tendues, tu attends. Tu attends que les mains de la figure drapée de rouge se posent contre les tiennes. Tu attends la brûlure. L’insupportable brûlure. Celle punissant les phalanges noires ceignant tes paumes blanches. L’insupportable brûlure. Digne tribut de celle dont la lame n’avait pas su être brandie à temps.

Existence omniprésente et absolue, nul ne pouvait s'y soustraire, elle était celle qui exigeait, celle qui frappait sans jamais demander le pardon, celle qui creusait la chair et l'être parfois jusqu'à l'extinction. Forge du vivant aux yeux de ceux qui vivaient au travers de son étreinte, ennemie cruelle et source d'une terreur effroyable pour ceux qui tentaient de ne plus jamais la recroiser. La Maîtresse des Souffrances accompagnait sans aucun discernement chaque braise, chaque conscience, chuchotant à l'oreille des mots d'une froideur frémissante.

Un frisson délectable envahit soudainement mon échine alors que me parvenaient déjà les hurlements lointains comme plus proches de ses proies. D'un geste délicat, je retirai le tissu recouvrant mon crâne, mes oreilles se dressant afin de mieux les percevoir. Familiers, ils me rappelaient les gémissements agonisants des brûlés. Mais en ces lieux, l'atmosphère glaciale tranchait avec le terreau bouillonnant des conflits.

Le Temple du Visage Hurlant ne représentait pour beaucoup que les portes grandes ouvertes menant à l'Elghinyrr, source du contact insidieux et glacial des P'leik ou de l'indifférence absolue de la brume.

L'une de mes mains passa un instant le long d'une fresque, explorant ce monde étrange du bout des doigts, m’imprégnant de ses couleurs, de l'émotion primitive mise à nu dans la moindre de ses courbes. La lassitude me fit cependant rapidement lâcher prise, fade, dénuée de réelles saveurs, l’œuvre n'était qu'une pâle copie des représentations exaltantes de puissance au sein du Vatna.

Une récidive affligeante à Sol'Dorn, une terre soumise mais faisant preuve d'un cruel manque d'éclat, conséquence évidente d'une existence éloignée de la lumière sainte du Puy. Il me semblait pourtant pouvoir la sentir, cette fureur, ces tremblements dans le sol faisant échos aux pas de milliers d'Ilythiiris marchant à la guerre. N'était-ce donc point là l'expression de la cité noire faisant à nouveau sienne la colère eldéenne ?

Ou peut être était-ce simplement le fruit de la perception exacerbée de la peau mise à nue de mes pieds foulant la pierre du Temple. Mon regard se baissa alors, un doigt passant sur mes lèvres tandis que m'échappait soudainement le souvenir du destin de mes bottes. Le voyage ne m'avait pourtant pas paru si riche en événements.

Brûlées ? Perdues ? Voilà qui importait bien peu, mon bras droit s'agitant comme pour chasser physiquement la pollution mentale qui m'affligeait. Car la raison de ma venue en ces lieux ne m'était toujours pas apparue.

Balayant du regard les environs, mes prunelles se fixèrent sur chaque Ilythiiri, scrutant les apparats, les détails et notant mentalement tout ce qui pouvait sortir de l'ordinaire. Mais elle n'était pas ici, pas encore. Elle, celle qui avait reçu la Trelao Dumoas, vaisseau de la volonté de la Maîtresse des Souffrances et l’instigatrice de l'Orthae Dek'Za.

Mon corps frissonnait à l'idée de croiser son regard, de ressentir sa puissance défiant la logique de la Trame elle même. Me serait-il accordé l'honneur d'un simple toucher ? Une incision perfide, une caresse malfaisante faisant hurler ma chair avant mon esprit. S'il m'était possible de survivre à une fraction infime de la puissance du Visage Hurlant, nul doute n'obscurcirait mon immersion dans son étreinte.

Alors, non loin d'un Ilythiiri aux allures semblables à un Jatha'la m'thain, je consentis à laisser la pierre mordre mes genoux, fermant les yeux et me laissant porter par les chœurs des fidèles.

Un goût métallique vint caresser l’intérieur de ses joues alors que l’odeur doucereuse de son propre sang vint lui chatouiller les narines. L’Obok Yatharil laissa s’échapper un râle alors qu’elle laissa tomber sa tête vers l’arrière. Ses dents semblaient s’enfoncer de plus en plus dans sa chair, libérant ce goût qu’elle appréciait tant. Tous ses sens semblaient en alerte, alors que la puanteur des entrailles de son jouet se répandait dans l’air. Elle pouvait presque la sentir. Elle pouvait presque sentir sa douleur. Les mains torturées se mirent à trembler d’excitation, avant qu’elle n’enfonce de nouveau le pieu de métal dans les intestins de ce dernier. Pendant ce temps, l’humain laissa s’échapper un nouveau cri, du moins, ce qui semblait être un cri. Difficile à dire à travers les gargouillements qui tentaient de s’échapper de sa bouche ensanglantée. Puis un horrible hurlement vint résonner dans la pièce. Comme celui d’une bête que l’on venait de heurter. Comme si la pire douleur venait de s'emparer du corps de son originateur. Il résonna à travers la pièce, les prêtres de Kiel se mettant à genoux, comme pris par la plus incroyable trance. Tous savouraient le hurlement. Tous se laissaient vibrer par l’horrible son qui ne venait de nul autre que de son avatar.


Le cri dura bien quelques minutes, puis s’arrêta sec. Haletante, un sourire carnassier aux lèvres, l’Obok Yatharil reprenait tranquillement ses esprits alors que l’hémoglobine coulait doucement sur le sol en pierre.


« Suliss. »


Le regard vide se retournait sur la figure masquée de rouge alors que ce dernier s'inclinait.


« De nouveaux arrivants. Pour l’Orthae Dek’za…»


De nouveaux arrivants…


Ils semblaient venir de plus en plus. Nombreux étaient ceux qui avaient entendu son appel. Peu seront ceux qui seront choisis. Sans attendre, Kiel Elamnishae se mit à marcher, s’engouffrant dans le temple de sa maîtresse, sortant rapidement de la salle qui était réservée qu’à ceux qui propageait son cri.


Impassible, le regard se promena d’un individu à l’autre, restant silencieuse pendant un moment. Les bras sur le côté, la chaîne de sa maîtresse bien en évidence sur son bras. Elle put reconnaître un des visages. Mais les autres, lui était inconnu. Titre ou non, tous avait à faire leurs preuves. La main déformée de la prêtresse se crispa, alors que son murmure rauque traversa finalement le métal.


« Dos nezmuth't tlu izil ulu veldri.
udos orn kyorl dos.
gaer zhah nau dro ahead whol nind.
nau ssussun. Er'griff oloth.
er'griff elghinn.
vile wun zhaunil.
Sansiss wun griff,
twisting vel'bol zhah t'hed,
twisting vel'bol ol ilstaren.
ilta d'zare zhah txvent.
nin dos inbal ulu yikss vel'bol dos ssrig'luin ulu xun.
vel'bol dos inbal ulu xun xuil lil' draeval dos inbal. »

Tu ne peux te cacher.
Nous te verrons.
Il n’y a pas de vie en face d’eux.
Pas de lumière. Que l’obscurité.
Vil en sagesse,
Cruel en force.
Déformant ce que nous toucherons
Tordant ce qu’ils gouvernent.
Sa domination est le tourment.
Maintenant, vous avez à décider ce que vous devez faire.
Ce que vous avez à faire avec le temps imparti.


Un sourire carnassier sembla s'agrandir derrière le masque, avant qu’elle ne rajoute tout simplement;


« Yikss vel'uss dos phuul lueth udos zhal kyorl ka dos orn tlu detholusin. »
Décidez ce que vous êtes et nous verrons si elle vous choisit.

Tes bras encore tremblants te paraissaient les seules choses osant le moindre mouvements au sein du temple lorsque Son pas avait commencé à résonner. L'ssivah d'l'ul'nusst venait s’enquérir des nouvelles Braises cherchant à la suivre dans sa future campagne. Une fois de plus. Combien s’essaieraient à attirer ses faveurs cette fois ? À combien les accorderaient-elle cette fois ? Là n’est pas chose qui te concerne, mais tu en es curieuse. Quelque chose dans leur cérémonial fait battre ton cœur. La dévotion – quelque forme qu’elle prenne – t’excite, voilà tout. Tu aimes voir l’Elda au service de ses dieux. Tu aimes voir les Eldéens trouver leur mission. Tu vis le sacrifice que tu ne peux plus faire à travers le leur.

Ton visage impassible fait mentir ce qu’il se passe en ton sein. Tu observes couler le sang avec le même intérêt que celle en l’honneur de qui il est versé. Sans même que tes chairs n’aient été touchées, tu ressens la douleur de celui qui crie. Tes bras tremblent toujours. Tes doigts brûlent toujours des peines que tu viens de leur infliger. Un sourire finit par se dessiner sur ton visage. Tout cela te plaît. Tout cela t’attire. Mais tout cela t’est tristement inaccessible.

Observer un Eldéen s’offrant à une nouvelle mission te rappelle que tu es encore loin d’avoir fait honneur à la tienne. Qu’il est encore de nombreux Dorniens clamant la protection de la Dame aux Ombres sans pourtant se mettre sous son joug. Il te reste encore du sang à verser… mais verser le sang peut encore attendre un temps. Un moment. Juste un court instant. Le temps de humer le parfum de la Foi. Le temps de humer l’odeur du sang. Le temps que ta Flamme soit attisée par le regard Divin.

Aujourd’hui attendre n’est pas faillir. Aujourd’hui, attendre c’est grandir.