Le temps perdu. (Solo)

Les jours s’écoulent tranquillement, d'aubes éclatantes en journées de printemps terminées par de chaleureux crépuscules. Mais sans lui. Ou presque, car il occupe souvent les pensées de la noirelfe. Elle chasse son inquiétude en s’occupant, ou plutôt en travaillant au sein de l’auberge du matin au soir. Et il y a de quoi faire, au vu de la fréquentation de l’établissement. La daedhelle trotte durant la matinée, court tout du long de l’après-midi et volerait presque le soir venu tant la clientèle se laisse emporter et aller jusqu’à des heures peu recommandables.

Tard dans la nuit, au détour d’une table, l’oreille de T’sisra s’accroche à une voix lointaine. Connue. Familière. Amicale ? Elle entend son propre nom au travers des beuglements et des rires, fait volte-face et redécouvre un visage souriant. Un faciès qui lui avait manqué et fait apparaître l'allégresse sur son visage.

- Haradwen ? La daedhelle, à la fois surprise et heureuse, approche l’elfe tandis qu’elle esquisse un sourire. Ça fait si longtemps !

L’elfe se dresse sur ses jambes, délaissant sa chaise et accueille la noirelfe dans ses bras. T’sisra lui rend volontiers cette étreinte amicale puis la prend par les épaules et lève les yeux pour finir par l’observer de pied en cap. Elle ne l’avait pas revue depuis la guerre ayant ravagé la cité qui les abritait aujourd’hui. Et si peu de temps s’était écoulé ici-bas, pour T’sisra cela semblait être un éon.

- Comment vas-tu ? Que deviens-tu ?

- En pleine forme ! Déclare l’elfe sur ton enjoué en s’inclinant dans une révérence d’une grâce typiquement elfique. Et me voilà diplomate. Enfin… Presque. Disons que j’accompagne les diplomates et que par conséquent… J’en suis une moi aussi, bien qu’il me faille encore apprendre les… Comment dit-on déjà ? « Les ficelles du métier » !

La noirelfe se fend d’un sourire. Après tout ce que l’elfe avait vécu, son amour pour ces peuplades étrangères n’avait jamais tremblé. À aucun moment. Et elle admirait ça.

- Tu seras parfaite. Je ne vois aucune autre elfe aussi passionnée par les gens de ce pays et autant au fait de leurs coutumes. Je suis sûre que tout le monde y gagnera. Un instant de silence s’installe tandis que leurs regards se croisent à plusieurs reprises. Tu veux boire quelque chose ? C’est la maison qui offre.

- Une cervoise ?

- J’arrive, prend une table dans le fond, on sera plus tranquilles.

Une poignée de minutes plus tard et T’sisra avait rendu son tablier pour cette soirée. Les deux compères piaillaient dans le fond de l’auberge. Haradwen lui contait ses premiers pas en compagnie des diplomates assignés à la mission et aux enjeux que représentaient Naélis, ses coups de génies comme ses frasques les plus honteusement hilarantes, ses aspirations comme ses craintes. Quant à la daedhelle, elle s’épanchait sur sa traque, celle-là même qui avait si mal tourné et qui, contre toute attente, s’était pourtant révélée être à la fois la plus étrange et la plus merveilleuse épopée de sa vie.

- Et donc… Cet elfe vous a sorti tous les deux du plan des ombres ?

- Oui.

- Et vous avez traversé l’Ithri’Vaan jusqu’à Naélis au lieu de filer droit vers l’Anaëh ?

- Oui. La noirelfe inspire profondément. C’est… Compliqué.

- Et c’est après tout ça que vous vous êtes embrassés ? Dans le port ? Ici, à Naélis ?

La noirelfe hoche la tête. Ses lèvres s’entre-ouvrent, mais les mains d’Haradwen lui écrasent les joues et ce n’est qu’un son incompréhensible qui lui échappe. Leurs regards s’accrochent dans un silence assourdissant puis elles se laissent brusquement emporter dans un rire fou attisant la curiosité de la tablée voisine.

- Et quand est-ce qu’il rentre ?

- Je n'en sais rien. Répond T’sisra dans un haussement d’épaules. Bientôt, j’espère. Le temps d'un aller-retour pour Thaar.

- Et dire que je dois repartir d’ici peu… Promets-moi de me le présenter un de ces jours !

- S'’il est d’accord. Et si tu es sage.

- Arrête ! S’indigne l’elfe en passant son bras autour des épaules de la drow en jouant du sourcil. Tu ne peux pas me faire ça ! Pas à moi ! Pourquoi ne veux-tu veux rien me dire ?

- Disons que les choses sont… Complexes.

- Parce que ça arrive que les choses soient autre chose que « complexes » ou « compliquées » avec toi ?

T’sisra penche la tête sur le côté, roule des yeux et finit par répondre d’un haussement d’épaules. Sa comparse lève sa chope et la termine d’une traite avant de s’affaler de dépit sur sa chaise. Elle meurt d’envie de savoir. De tout connaître. Mais, pour cette fois, elle laisse sa curiosité derrière elle et se fend d’un sourire.

- Je t’ai assez embêtée pour aujourd’hui. Mais je recommencerai, s’empresse-t-elle d’ajouter en dressant un index inquisiteur en direction du visage de la daedhelle, jusqu’à ce que je sois au courant de tout. De tout !

Haradwen et T’sisra se tiennent devant la table de la chambre. Elles contemplent les morceaux de l’épée soigneusement posés les uns à côté des autres, comme pour reformer la lame qu’elle fut au temps jadis. Leurs mines à toutes deux semblent songeuses, quoique la daedhelle affiche un soupçon de d’agacement.

- Comment tu as dit ?

- Irinelëna.

- Tu es sûre et certaine que ça vient de là-bas ? Que ce n’est pas juste…

La noirelfe tire la lame à sa ceinture et la dépose au-dessus de sa jumelle brisée, affichant l’air de celle qui ne peut que constater l’évidence même.

- Bon. Très bien. Mais ça remonte à… L’elfe lève un doigt à chaque fois qu’elle ajoute un chiffre au compte. Huit cycles environ. Huit !!

La noirelfe acquiesce lentement. Ses sens s’attardent dans le flux et le reflux de la trame sur cette trace presque invisible et pourtant bien réelle.

- Et comme on n'a plus les pommeaux… Évidemment… Souligne l’elfe en agitant l’index. Voilà qui rend la chose bien commode.

- Qu'a-t-il dit exactement ?

- Tu n'as pas écouté ?

- J’ai une tête à parler couramment l’elfique ? Ses sourcils s’arquent tandis que son regard insiste pour obtenir une réponse.

- Qu’il n’était sûr de rien. Du fait que… Enfin, ça brille. Mais… Malgré la possible altération…. Elles ont tout de même traversé les âges. Mais… Qu’il y en a quand une qui a été brisée ! Mais en temps… Le style, ça y ressemble.

La main de la noirelfe remonte jusqu’à son visage, elle se pince l'arête nasale. L’autre vient se poser sur l’épaule de l’elfe et un léger rire finit par lui échapper.

- Il me faut un forgeron elfe.

- Il te faut un forgeron elfe.

- Qui ne s’étouffe pas en me voyant avec ça.

- Ou qui ne t’étrangle pas directement. Lance la diplomate dans un rire moqueur. Mais de toute façon… Comme il l'a dit, à part constater...

La lame brisée rejoint le tissu qui l’avait, depuis l’Aduram, protégée des regards. T’sisra roule précautionneusement la relique et la glisse dans son sac. Ses mains se posent à plat sur la table et son regard se perd dans le vague.

- De toute façon, nous allons au Zagazorn.

- Nous ?

- Ithìliur et moi. T’sisra avale sa salive et jette un œil à sa comparse qui, elle, est tout à coup surexcitée. Ne commence pas…

- Alors c'est comme ça qu'il s'appelle... Voyant la daedhelle soupirer et implorer la pitié de sa curiosité, la jeune elfe chasse l’idée d’un geste de la main. Je m’en contenterai !

- Garde-le pour toi s'il te plaît. Jure-le moi. Je n'ai pas envie qu'il soit rattrapé par... La noirelfe conclut dans un soupir et secoue la tête.

- C'est promis. La main de l'elfe vient frotter le dos de sa comparse. Tu peux me faire confiance !

La nécromancienne esquisse un sourire en coin. Et son esprit divague loin jusque dans les terres du Nord, au pied des montagnes gelées bordant le monde connu. Là-bas réside peut-être une solution, bien qu’elle lui semble plus que compliquée à mettre en place. Mais après tout, comme l’avait dit sa comparse la veille au soir, les choses étaient toujours ainsi avec elle.