[Crin d'écume] Un pied à terre reposant (Wenwen)

L’astre solaire était au plus haut de sa course, malgré le froid de l’hiver et son épais manteau blanc, la journée était ensoleillée et le ciel bleu dégagé. Tout était calme dans l’auberge, certains consommaient leur déjeuner, d’autres égayaient l’établissement d’une musique d’ambiance faisant valser quelques présents.

La porte s’ouvrit alors, brusquement, et claqua contre le mur. On aurait pu croire que le vent avait bien aidé le battement à s’ouvrir si violemment, mais l’imposante stature qui se trouvait dans l’encadrement de la porte ne laissa aucun doute quant à l’origine de ce soudain fracas.
“Hé oh doucement Rocaille !” râla une femme qui se glissa de derrière le colosse barbu pour finalement pénétrer dans la chaleur ambiante. Croqueuse, la sang-mêlé aux oreilles pointues dissimulée sous un bandana rouge pivota le buste en direction de la porte de laquelle se déversa d’autres silhouettes encapuchonnées et voulant rapidement se mettre à consommer. “Dis moi l’Rok’... On était obligé d’venir jusqu’ici dans c’coin paumé pour y boire un coup ?” Pas de réponse. “Oh j’te parle !” L’homme en question, le Rokvenha, entra alors en dernier, bien trop concentré sur ce qui s’apparentait à un harmonica à l’allure soigné et rappelant les œuvres elfiques. “Mais bordel range moi c’truc là ! Tu nous a gonflé tout l’trajet !” La Seconde chercha alors à arracher l’instrument des lèvres de son capitaine d’une main, mais ce dernier s’esquiva et souffla plusieurs notes décousues en s’échappant quelque peu de l’ire de sa consoeur. “Bordel d’merde…” Finalement, l’odeur enivrante du repas bien préparé et de la boisson interpella les sens de la jeune demi-elfe et son souffle s’apaisa aussitôt, la faisant s’avancer vers une table ronde en y effectuant quelques pas de valse délicats et harmonieux.

Les trois officiers mécans s’installèrent alors. Découvrant leurs têtes et révélant à tous leurs vévés religieux et symboliques ainsi peints sur leurs visages, des siggnes bien reconnaissables des mécans. Caleb, ne quitta pas son instrument et posa sur la table ses pieds trempés, tout en plaçant sa chaise dans un angle dangereux. Rocaille, quant à lui, fidèle à lui-même, se planta dans son fauteuil et se renferma attendant sa commande. Seule Croqueuse profita de l’instant et dansa assise sur sa chaise en profitant de la musique tout en attendant qu’une serveuse passe à sa portée.

L’auberge jusque là bien calme se retrouva rapidement animée par la présence de nombreux marins qui s’installèrent aux différentes tables ou au comptoir même, parlant dans leur patoi étrange et s’exclamant comme s’ils étaient les seuls au monde en cet instant.
Le Rokvenha, d’une fausse apparence détachée et toujours concentré sur l’harmonica coincé aux coins de ses lèvres qui cracha quelques fausse notes, laissa son regard aqua courir sur la salle, attentif à son environnement comme le serait un prédateur à la recherche d’une proie.

Les marins qui s’étaient éparpillés dans l’établissement avaient, pour la plupart, commandé d’abord à boire afin de s’ouvrir l’appétit. Les rires gras, les jurons et les discussions s’envolèrent alors dans la pièce et résonnèrent en couvrant peu à peu l’ambiance d’avant.

A la table où siégeait le trio, une jeune femme rousse s’approcha alors, attirant aussitôt l’attention de deux des forbans ; Rocaille et Croqueuse qui se tournèrent alors vers elle. Si le colosse à l’allure peu commode ne lui lâcha qu’un regard suspicieux, la Seconde, elle, lui sourit et la salua dans un Oliyan parfait bien que couvert d’un léger accent peu entendu sur ces côtes. “Bien l’bonjour !” Après les recommandations proposées par la tenancière, la demi-elfe se tourna vers les siens et, bien qu’aucun mouvement ne put se voir, ni même une parole, elle revint à la serveuse. “Va pour trois plats d’jour et d’ton hypocras !”

Les mécans avaient une allure peu avenante, bien proche des racontars de comptoir que l’on pouvait entendre sur leur compte. Sous les tuniques épaisses, il n’était pas difficile de voir les tatouages recouvrant la majeure partie de leurs corps, sur les bras, les jambes et même jusqu’au cou. Les bijoux brillaient sur leurs oreilles, leurs nez ou simplement sur leurs mains. Ils avaient une allure sauvage comme le rapportaient les quelques marins ayant côtoyé ces insulaires.  

Le Rokvenha tourna finalement son attention à l’encontre de Eänwen et abaissa son instrument. Il la fixa sans ciller pendant de longues secondes et finalement étira le coin  de ses lèvres en un sourire étrangement charmant aux notes carnassières. Le Capitaine était le plus marqué de tous, les tatouages tribaux lui remontaient jusqu’au dessous du menton et semblaient symboliser des vagues, ses oreilles étaient percées par des anneaux aux cartilages et de larges écarteurs fait de bois. Ses mains étaient couvertes de bagues faites d’or, d’argent et aux pierres précieuses les plus connues. L’un de ses anneaux luisait à la lumière ambiante, faite de mozalite, la pierre semblait enfermer une petite flamme ondulante à chacun de ses mouvements.
Gardant sa position nonchalante, les pieds sur la table, il rangea distraitement l’harmonica dans une poche intérieure et garda toute son attention sur la belle rousse. “T’en fais pas, on f’ra pas d’vagues chez toi.” lança- t-il alors, d’une voix calme. Le Capitaine, qui avait observé les environs depuis son arrivée, avait remarqué l’agitation des employés et se doutait que celle qui avait osé s’approcher d'eux devait être la propriétaire elle-même ou une quelconque responsable.

“On vient juste d’poser pieds à terre ‘près une bien longue traversée… Mes gars veulent juste profiter d’un peu d’repos qu’ils ont bien m’rité et d’bonnes compagnies….” Il renifla, laissant la fin de sa phrase planer de sens, son Oliyan était encore plus indélicat que celui de la Seconde et son accent mécan était encore plus marqué. “T’aurais pas d’quoi leurs proposer l’services d’quelques donzelles par hasard ? Ou même… - L’Rok !” Cracha la sang-mêlé qui n’eut comme réponse qu’un regard noir de la part de son capitaine, qu’elle soutint avec force. Finalement, le Rokvenha leva ses deux mains, l’air innocent et cracha quelques mots en patoi insulaire avant de revenir à la rousse. “Juste des donzelles alors, ils pourront s’contenter d’ça.” Il lui sourit encore, gardant toujours cet air étrangement malsain sur son visage couvert de vévé tribaux sur lesquels des sabres, des couronnes ou des navires pouvaient être visibles.

Alors que les officiers se mirent à discuter avec la tenancier, un des marins éleva la voix. Il ouvrit les bras et entama d’une intonation caverneuse et rauque. Le chant emporta quelques autres marins présents qui s’ajoutèrent à lui, couvrant un peu la discussion entre leur capitaine et la tenancière :

Le Duc d’Soltariel dans son pays, Oui, oui oui oui !!
N'est pas l’plus bête d’son canton, Non, non non non !!
Seules l’mauvaises langues dit-on,
Prétendent qu'il a l'air d'un c-
Hé fais attention mon vieux !!
... Qu’l a l'air d'un orgueilleux…

Toutes l’donzelles en pincent pour lui,  Oui, oui oui oui !!
Mais il n'est pas polisson, Non, non non non !!
Et sans êt’ un cénobite,
Il n'a qu'une toute petite b-
Hé fais attention mon vieux !!
... Une p'tite belle aux yeux bleus

   

Les chants des marins recouvraient la pièce et les musiciens présents jouaient en accord avec les airs ainsi poussaient. Certains des forbans dansèrent, d’autres restèrent à leurs places, mais pour l’ensemble, aucun n’avait l’air hostile ou à l’initiative d’un quelconque problème.

Au retour de l’aubergiste, Croqueuse avait disparu de la table, dansant la valse avec un de ses camarades de beuverie, riant à gorge déployée, sa natte tressée volant au vent. Rocaille lui, avait aussi quitté sa chaise pour se rendre à une autre table, cherchant sûrement à faire passer les avertissements du capitaine à certains éléments perturbateurs dans l’espoir de les refroidir de toute envie de s’exciter de trop.
Seul le Rokvenha resta alors à sa place, toujours enfoncé dans son fauteuil, à moitié allongé. Les yeux mi-clos il tenait entre ses doigts un objet étrange finement ouvragé, une clepsydre sylvaine qui émettait des cliquetis par intermittence et où des petites bulles colorées semblaient couler dans des tubes.

A l’arrivée d’Eäwen, il rouvrit les yeux et l’observa dans sa gestuelle. Le regard froid et acéré du mécan ne laissa passer aucun détail et ne se décrocha à aucun moment de la jeune rousse. Peut-être pensa-t-il qu’elle profiterait de son inadvertance pour l’empoisonner, ou peut-être simplement, était-il juste bien trop curieux, quoi qu’il en soit, il leva alors à son tour ses iris azurés vers elle quand elle s’approcha de lui. “Pas d’donzelles, l’consent’ment…” Il émit un bref rire moqueur et finit par hocher la tête. “Aye, j’me doute que ça a pas l’air d’être un tripot comme les aut’ ici, ça m’convient bien… Même si mes gars vont êt’ déçu d’pas pouvoir finir en bonne compagnie après leur longue traversée.” Finalement, la demi-elfe revint, les joues rougies par la fatigue et le front quelque peu transpirant d’avoir autant dansé. “Pfffiou… Ca fait du bien ça !” Puis elle bu près de la moitié de son verre tout juste servi.

D’un geste lent, Caleb déposa la somme due en piochant dans une bourse visiblement bien remplie au son des pièces sonnantes et trébuchantes et garda son index sur une dernière pièce, en plus. “Ca c’pour toi si t’es du genre à pas dire non.” Un sourire espiègle se dessina sur ses lèvres et Croqueuse leva son attention sur la jeune femme. La Seconde souffla un rire en voyant l’aubergiste être étrangement captivée par les tatouages et l’allure générale de son capitaine et elle ria, parlant alors en mécan. Difficile de comprendre l’intégralité de la phrase, mais quelques mots proches de l’Oliyan purent se faire entendre. “corps, regard, gêne”. Les deux insulaires rièrent alors à leur tour et Caleb finit par retourner à la tenancière.

Il glissa finalement le souverain dans la direction d’Eäwen et le libéra. “On peut p’t’êt’ déjà commencer par discuter, si ça peut t’mett’ un peu plus en confiance ma jolie… Dis moi tout, j’suis plutôt curieux d’savoir c’qui se passe pas loin d’ici, à Thaar et les environs. Moi et l’miens on r’vient d’l’Anaeh et les longues-oreilles ont été assez généreux avec nous aut’... On a bien b’soin d’claquer quelques économies.” Il désigna une chaise, libre, d’un geste du menton intimant alors à la femme de s’installer et avant même qu’elle ne puisse refuser, il ponctua. “Tes employés s’chargeront d’servir, va, installe toi ma belle.”

Le Rokvenha planta son regard sur la jeune rouquine, attentif aux détails de sa tenue et des courbes de son corps. Le mécan laissa ses yeux glisser le long des formes attirantes de l’aubergiste sans une once de gêne ni discrétion.
Quand elle entama son récit par l’avertissement, il porta le verre d’hypocras à ses lèvres et l’écouta. Croqueuse fit de même, bien qu’un sourire accueillant se fixa à ses lèvres comme pour essayer de rassurer la jeune femme en cet instant.

Caleb prit la nouvelle de la mort de la Princesse de la Chair sans réaction, laissa alors planer un court silence en reposant son contenant sur la table. Son visage donna l’impression qu’il était déjà au courant de la situation et même, qu’il en était affecté. Sa bouche se tordit dans une grimace et son regard se perdit dans le vide, il sembla songeur quelques secondes, comme un homme se remémorant des souvenirs avec la défunte. Il soupira même un court instant “L’Dragonne est canée…”

Croqueuse l’observa et son sourire se changea discrètement en amusement en le voyant faire, devant cette singerie de tristesse. Il ne fallut guère plus après cette expression de deuil, pour que le Rokvenha relève la tête vers Eäwen et tire une moue de dégoût. “Elle m’devait une p’tite fortune…” Voilà ce qui le chagrinait le plus en ce moment, la perte d’un revenu promis.

Ecartant alors toutes ses fausses émotions, il se réajusta sur son assise face à l’aubergiste et son regard se durcit. Comme un prédateur ayant senti les promesses d’un festin sanglant, le Rokvenha renifla l’air et la senteur des souverains ainsi que du sang devant la situation de la cité vaani semblèrent le faire frissonner de plaisir. “On va s’y rend’ en c’cas, j’dois réclamer c’qui m’appartient et l’chaos pourra même nous servir à s’faire un p’tit paquet en plus, naye ?” Il se tourna vers sa Seconde, bien que la question ne demanda pas de réponse. La sang-mêlée opina et cracha alors dans son patois. “Langehack, Soltarii” purent se faire entendre et ces quelques mots firent rire le Capitaine avant qu’il ne revienne à la rousse.

“Dis moi ma jolie, d’ici… On est à combien d’temps d’Thaar à pied ou en navire ?” Il s’avança quelque peu sur la table, s’accoudant et sembla piéger la jeune femme comme une proie acculée devant un prédateur qui ne la laisserait pas s’échapper sans ce qu’il désire.

Autour d’eux les marins semblaient vaquer à leurs occupations sans esclandres. Il faut dire que Rocaille veillait au grain et que dès qu’un des forbans élevait la voix ou commençait à se montrer un peu trop désagréable devant les employés ou le reste de la clientèle, le colosse s’en chargeait aussitôt. Une main solidement posée sur l’épaule et un murmure à l’oreille suffisait bien souvent à calmer les excités, mais pour les plus récalcitrants, d’autres mots soufflés à l’oreille les faisaient pâlir de peur tandis qu’un sourire amusé s’élevait aux coins des lèvres du grand gaillard.

A la table du capitaine, le Rokvenha soutint le regard de la jeune femme, avant de se remettre en position en voyant qu’elle ne le craignait pas, ou du moins en apparence. Il ne s’en offusqua pas, au contraire, car il sembla peu à peu se dérider en laissant une moue plus joviale sur son visage. “L’Rokvenha” répondit-il simplement, comme si son nom était une évidence à l’oreille de l’aubergiste bien qu’il se doutait que rares étaient les rumeurs le concernant étant arrivées jusqu’ici. Pour une rare fois, il n'en fit pas des tonnes en y ajoutant ses surnoms ou même du spectaculaires. Car il n'en avait tout simplement pas l'envie.

Son visage était marqué par la fatigue et les cernes d'un long voyage éreintant et il soupira longuement en prenant une longue gorgée de son verre, qu’il finit, il le fit tournoyer devant lui l’air songeur. “Ca fait un p’tit bout d’chemin, mais j’pense pas qu’prend’ la mer à tout va s’rait une bonne chose.” Il renifle alors et questionne sa seconde en redressant l'œil vers elle. La jeune femme oscilla de la tête en haussant les épaules. “Ici c’est un bon coin…” Il pivota sur lui-même en observant la pièce et ses décorations. “Ca f’rait un pied à terre, l’temps d’y faire nos affaires à Thaar et pour s’éviter les emmerdes on va pas s’mentir.” Revenant à Eäwen, il s’enfonça dans le siège, comme s’il se l’était approprié. “Va pour ça, j’vais vous prend’ une chamb’...” Une quinte de toux s’éleva de la chaise d’a côté et le capitaine regarda sa subalterne qui mima l’ignorance. "...deux…L’reste retournera sur l’navire.” Pour lui, pas de refus possible, il passa alors à autre chose comme si l’accord était bel et bien passé.

“Donc à Thaar c’est l’bordel… T’m’étonnes, la Princesse d’la Chair cannée, ça a du faire un peu d’place aux aut’... Tiens r’ssers moi un verre.” Il fit glisser son verre vide devant Eäwen et porta sa main droite à son visage, se massant d’un air las. “Et toi ici… J’suppose qu’t’es pas dérangée par tout l’merdier qui s’passe plus au sud ? Mmh ?”

Le Rokvenha sourit alors, il avait quitté les terres vaanie depuis bien trop longtemps mais cette nouvelle lui donnait le plaisir d’y être retournée. Des affaires allaient pouvoir se faire si les puissants avaient besoin de bras pour de sombres besognes ou d’autres, perdus dans la cohue, seraient des proies faciles à dévaliser.

Quelle drôle de petit bout de femme que voilà pensa le forban en l’observant. Eäwen avait décidé de l’imiter dans la gestuelle et le comportement, peut-être pour se sentir plus à son aise face à lui et s’éviter des problèmes. C’était en quelque sorte réussi, car le Rokvenha sourit en la voyant faire et Croqueuse, qui s'efforçait de rassurer la tenancière en restant à ses côtés s’éloigna alors, comme pour donner un message silencieux entre gente féminine “tout va bien”.

La cerise sur le gâteau fut le pichet offert par la maison et ce geste fut bien accueilli par le mécan qui rit de plaisir en laissant alors la rouquine le resservir encore une fois. “Une bonne chose ‘lors !” Levant son verre pour la remercier alors.

Son sourire se mua subitement à l’énonciation de son nom passant alors de la jovialité contagieuse à l’air malsain et forcé. Il avait senti le regard porté sur lui, quand elle chercha les raisons de son nom et profita alors du moment pour lui répondre. “Ils peuvent bien ‘voir peur, aye…” Il porta le verre à ses lèvres et s’enfila quelques gorgées en maintenant son regard clair dans celui de son interlocutrice. Le Capitaine avait compris que la pêche était essentielle en ce lieu et par conséquent le rokvenha, ce poisson prédateur, n’était pas inconnu des locaux. “Ta curiosité va t’jouer des tours, ma jolie… Tes yeux réclament des r’ponses qu’ton cœur est pas prêt d’entend’, mais soit…” Il se redressa sur son siège, comme pour se préparer à un récit quelconque et posa le verre sur la table.

“On m’nomme l’Rokvenha car à une époque, l’sang déversé dans l’mer m’attirait comme l’sont ces prédateurs et qu’j’en laissait dans mon s’llage comme d’l’écume lors d'une tempête.” Il sourit comme si ces souvenirs lui donnaient un quelconque plaisir passé. “On disait aussi qu’c’était parc’qu’ces foutus poiscailles m’suivaient à l’trace pour s’nourrir d’corps que j’envoyais par l’fond ou pour s’repaît’ des pauv’ bougres que j’pendais à la poupe d’mon navire et qui trainaient dans l’flotte… Aye, y’a plusieurs raisons à ça, pas toutes bien jolies.” Il renifla alors, une ombre fugace passa sur son visage, sombre et sinistre mais tout aussi mélancolique et nostalgique.

“Maint’nant, on m’nomme par tant d’aut’ choses, certaines plus ‘ffrayantes encore.” Il lui sourit, pour une habituée de la vie maritime, lui évoquer le Wagyl et sa proximité avec serait une manière bien plus simple de lui faire comprendre, mais Caleb se tut à cet instant, pour ne pas trop en dire.

“Et toi ma belle, car t’connais maint’nant mon nom, mais j’bois en compagnie qu’une donzelle qui s’présente même pas à moi. T’as du culot, aye et j’vois bien qu’tu fais les efforts qui faut pour n’pas te r’trouver dans une mauvaise passe en risquant d’me froisser. C’est bien, t’as d’l’instinct d’survie et j’aime ça.” Cette fois-ci le sourire se fit encore plus étrange, mais il passa aussi vite qu’il apparut aux coins des lèvres et le Rokvenha retrouva tout son sérieux.

Le mécan finit son verre d’hypocras et le garda en main, écoutant avec un intérêt non feint les paroles de son interlocutrice. “Eäwen” son accent insulaire rendit le prénom plus exotique, mais aussi quelque peu déformé de sa réelle prononciation. II grimaça alors sous la sonorité particulière et claqua de sa langue contre le palais de sa bouche dans un air agacé pendant un court instant. “Les noms sont t’jours compliqués à r’tenir ou à prononcer correct’ment. L’surnoms eux sont simp’ et résonnent plus facil’ment dans les esprits d’gens, tu d’vrais t’en trouver un.” Il sembla y songer durant quelques secondes, la fixant intensément. L’azur marin de ses yeux parcourut le corps d’Eäwen comme des vagues océaniques, mais rien ne sortit d’entre ses lèvres.

La chaleur de la pièce et l’alcool commencèrent à faire leurs effets et dans des gestes amples, le capitaine retira alors l’épais manteau de fourrure qui le recouvrait pour le laisser retomber sur le dossier de son siège. Caleb prit le temps de sortir d’une poche intérieure sa clepsydre elfique qu’il déposa sur la table.

La curiosité de l’aubergiste l’avait peut-être poussé à imaginer la suite des œuvres marquées sur la peau du mécan, mais cette fois-ci, une grande partie se dévoila à ses yeux. Ses bras dénudés jusqu’aux coudes laissèrent entrevoir un bronzage pas encore dilué par l’hiver ainsi que de nombreux tatouages et cicatrices. Les dessins représentaient en grande partie des symboles peu compréhensibles, des entrelacs de sabres, d’ancres marines ou même des animaux marins aux détails primitifs. Peut-être que l’un d’eux représentait un Rokvenha ou simplement une truite… Les jonctions entre les symboles étaient faites de vagues en dégradé pour relier le tout. Une des pièces les plus marquantes était sur le bras gauche, un animal ressemblant à un serpent marin s'enroulant autour de son avant-bras et remontant jusqu’à ce qui s'apparentait à un visage encapuchonné.

Entre ses dessins et ses traces faites à l’encre indélébile pouvaient se voir des marques rosées, certaines anciennes, d’autres plus récentes. Des cicatrices de tailles et de formes variées et aux origines tout aussi différentes. Il n’était pas difficile d’imaginer certaines marques en provenance de coups de lame ou de morsure de prédateurs.

Finalement, après s’être dévêtit, il reprit la clepsydre entre ses mains et regarda quelque chose, s’y concentrant pour déceler l’objet de ses désirs. Sans relever le regard, il répondit d’un ton nonchalant, qui étrangement, pouvait ne pas prêter confiance aux propos énoncés. “T’en fais pas pour ça. J’n’ai aucun intérêt à t’causer des troub’. Puis bon… En rev’nant d’la terre des Elfes j’ai pas l’intention d’piller quoi qu’ce soit pour l’heure, faut qu’mes gars se r’posent, profitent un peu d’la terre et s’préparent à r’partir car on a des obligations plus importantes.”

Le ton de la voix sembla s’être durci sur la fin de son récit, mais il ne perdit pas pour autant sa décontraction apparente. Le Rokvenha semblait comme repu de sang pour l’heure ou simplement en repos pour une durée indéterminée. Relevant enfin la tête de son objet mystérieux pour poursuivre la discussion. "T'as r'prit cet établiss'ment y'a longtemps ?" Il sembla à son tour curieux de cette histoire à venir. "T'es passé d'simp' pêcheuse à t'nancière d'auberge ? C'est qu't'as du en pêcher un bon paquet d'poiscaille pour t'le permett' héhé !"

Le Peuple de la mer était réputé pour être de grands amateurs de récits en tout genre, bien souvent enjolivés par le narrateur, mais même quand il s’agissait d’une simple histoire d’aubergiste, l’attention était toute à fait sérieuse. Caleb fixa Eäwen en l’écoutant, pendu à ses lèvres. L’insulaire sentit l’émotion monter du Souffle de la jeune femme et remaqua une lueur cristaline aux coins de ses yeux, des larmes. La tête du forban se pencha sur un côté, cherchant à savoir si l’émotion ressentie était réelle ou surjouée, mais il ne sembla pas pour autant être atteint du même sentiment.

Voilà donc une bien belle histoire ! La jeune femme, bien jeune en apparence d’après lui, qui avait apprit à grandir seule et à survivre dans ce vaste monde pour devenir une aubergiste de renom à l’établissement fructueux. D’une simple pêcheuse, la voilà devenue tenancière. Cette conclusion fit sourire le capitaine qui leva alors son verre à nouveau rempli pour saluer son interlocutrice.

Une ombre passa cependant sur le visage du mécan et assombrit ses traits comme un nuage orageux en plein océan, promesse d’une tempête naissante. Préférant se plonger dans l’hypocras il retint un commentaire afin de ne pas entacher la fierté bienvenue de cette jeune vaanie à l'ascension sociale remarquable.

“En v’là du chemin parcouru. Par chez nous t’aurais sûr’ment même d’l’influence et d’pouvoir, pour sûr. L’or, l’alcool et l’pêche c’est en grande partie c’qui régle nos vies héhé ! P’t’êt’ même que tu s’rais une grande navigatrice et qu’t’irai pêcher l’grands poiscaille d’l’Eris !” L’ombre s’était finalement dissipée pour laisser place à un visage rayonnant. “Pour les tiens, L’Impétueuse est une sacrée ‘mmerdeuse, aye…” Ses paroles blasphématoires pour des croyants ne semblèrent pas pour autant le déranger, peut-être que la relation des mécans envers leurs dieux semblaient bien différentes du reste du monde. “Elle prend c’qu’elle veut, quand elle l’veut… Tout c’qu’on y gagne c’est l’son d’glas qu’résonnent pour nous annoncer l’nouvelle.” Une habitude bien connue du peuple insulaire qui perdait chaque jours des équipages ayant rejoint le fond des abysses de toutes les manières possibles. Sur les ports, les cloches résonnaient pour prévenir la cité des pertes le soir venu.

Il reposa finalement son verre encore plein à moitié et ouvrit grand ses bras. Il ne quitta pas sa posture de détente, à moitié affalé sur le fauteuil. “Si j’avais su qu’j’étais hébergé chez une bourgeoise héhé j’aurai p’t’êt’ revu m’manières.” Mensonge, étant donné qu’il n’avait pas l’air de changer pour autant sa position, gardant les pieds sur la table et laissant ses hommes faire leurs beuverie dans l’ambiance bruyante. D’ailleurs, l’alcool commençant à faire ses effets sur certains, quelques beuglements s'élevèrent dans la salle et Caleb détourna son attention vers l’origine des cris.

Deux marins, se tenant par le col de leurs vestons se bousculèrent en se criant dans le patois mécan et granuleux. Ceux autour s’étaient écartés pour laisser place aux deux jouteurs en les haranguant par des cris et des hourras. Rokvenha sourit devant cette scène et ne bougea pas pour autant, laissant ses hommes faire à leur manière les présentations de leur culture étrangère. D’une main levée vers Eâwen, il lui intima de ne rien faire. “Laisse faire…”

Vu le nombre de marins agglutinés autour des bagarreurs, difficile de pouvoir intervenir et les premiers coups de paume partirent dans les visages bourrus sous les applaudissements d’encouragement. En observant bien, la propriétaire des lieux pouvait remarquer que l’arène de fortune faite par les corps empêchait que l'esclandre n’aille plus dans la salle et ne brise le mobilier et surtout, l’imposante ombre naissante de Rocaille qui traversa la salle dans un pas lourd et lent, écartant les pauvres curieux sur son passage de ses mains épaisses sans prendre soin de les cajoler.

Les encouragements, les mises de paris et autres s’élevèrent dans la salle et dans cette arène formée par les forbans, tandis qu’au milieu, les deux lutteurs se chiffonnaient sans retenue. On aurait pu croire qu’ils étaient deux ennemis se vouant une haine viscérale tant les coups n’étaient pas tendres et que leurs corps commencèrent à se déformer sous les ecchymoses.

Rokvenha observa comme il le put la scène et ne répondit pas de suite à la tenancière, ce fut Croqueuse qui, d’un air las reprit la parole. “C’est toujours comme ça… Pas tous les mêmes hein, mais disons qu’l’alcool et les mentalités font qu’des fois ça dérape d’la sorte…” Un rire franc coupa brusquement la semi-elfe et Caleb se retourna pour poursuivre. “Nous aut’, on s’querelle d’la sorte, pour un mauvais r’gard, un mauvais mot ou aut’, mais… Ca les emppêch’ra pas demain d’donner leurs vies pour l’un ou l’aut’ soit en sûr… Méca est pas tend’ pour nous, on est forgé par l’océan, l’sang et l’sel, on apprend d’puis tout jeune à prend’ c’qu’on veut et à l’arracher s’il l’faut… On apprend’ à surviv’ plutôt qu’à viv’.” Il sourit, presque porté par un sentiment de fierté et d’émotion. “Ca va s’finir bientôt là.” Il désigna du menton Rocaille qui traversait le mur de marins en les écartant violemment.

Le colosse passa le cordon et agrippa les deux hommes par les épaules avant de les saisir sous ses bras puissants dans une prise de soumission. Les insultes continuèrent, mais les deux jouteurs s’arrêtèrent bien vide quand la pression sur leurs nuques commença à les faire manquer d’air. Des cris de mécontements s’échappèrent des spectateurs mais aucun d’eux ne s’interposa quand le Maître d’équipage sortit les deux hommes comme un garde employé pour la sécurité des lieux.

“Et v’là, c’est f’ni.” Le rassemblement se dispersa et aussi vite que la bagarre était survenue, elle fut rapidement oubliée par les marins qui reprirent normalement le cours de la soirée. Pas de casse, pas plus de dérangement, tout s’était bien passé pour l’auberge du Crin d’écume et ses clients habituels. “Vois ça comme une manière d’viv’ plus qu’une coutume pour t’répond’ vraiment. L’bonnes manières, l’ret’nue ou aut’ connerie d’ce genre, c’est pas not’ fort, disons qu’les embrouilles c’est bien souvent trop compliquées et qu’les bagarres c’est plus simp’ héhé !”

Les heurts finalement terminés, les marins reprirent le cours de la soirée dans la bonne ambiance, comme si cette bagarre n’était qu’un simple divertissement prévu à son bon déroulement. Rokvenha retrouva toute son attention sur la table et ses occupants, trinquant alors avec la rouquine qui lui offrit un discret sourire. “A ton auberge, aye et au f'turs souv'rains qu'on va s'faire à Thaar !” puis il engloutit son verre d’une traite.

Lorsqu’Eäwen évoqua les tatouages, le forban baissa le menton en direction de son torse comme pour les regarder au travers de sa chemise. “Certains sont plus…d’sagréab’ que d’aut’, aye, mais ça va dépend’...” Il posa alors le verre sur la table et entreprit de remonter les manches de son haut jusqu’aux coudes pour dévoiler ses avant-bras tout aussi marqués d’innombrables éléments, entre cicatrices et tatouages..

Les traits de ces dessins étaient épais, l’encre avait vieilli avec le temps et le soleil, mais on y décelait différents éléments ci-et là : Des symboles religieux pentiens, des symboles étranges fait de formes géométriques variables, ou d’autres plus commun comme un poignard ou un oiseau. Le seul élément commun à tous ces croquis est le fond formé de vagues plus ou moins épaisses.

Dire que le procédé était douloureux aurait été mentir, tout comme prétendre qu’il ne l’était pas. La sensation ressenti par le Rokvenha lors de ses séances de tatouages variaient en fonction de la zone et du dessin. “T’sais … c’fait avec une tige qu’on trempe dans l’enc’ et après…tac tac tac…” Il mima de son index la tige qui vient piquer à plusieurs reprises sur sa peau. “Mais t’as jamais vu d’mécan d’ta vie pour m’fixer d’la sorte ou c’est que j’te plais ? héhé” Il lâcha un rire franc et amusé.

Rokvenha sourit devant cet aveu à demi-mot, mais ne releva pas immédiatement, laissant la jeune aubergiste s’empourprer de gêne et tenter de se calmer. Lorsqu’elle quitta la table pour se rendre vers la cheminée et y ajouter du bois, il renifla et détacha finalement son attention de la rouquine pour croiser le regard furibond de sa seconde. Surprit de voir pareille expression sur le visage habituellement angélique de la sang mêlé, il leva le menton pour la faire parler.


De son index pointé avec sévérité en direction du capitaine la demi-elfe le sermonna sans retenue dans la langue insulaire. « N’y compte même pas, j’te préviens. » crachant sa menace aux accents exotiques. « Tu vas laisser c’te pauvre donzelle tranquille et arrêter d’te la jouer aventurier séducteur d’passage hein ! J’vais pas t’rappeler c’qui t’attend sur l’pont du navire et j’compte pas avoir d’autres emmerdes d’ce genre dans les pattes. »

Le capitaine mécan sourit en retour ne sachant quoi répondre sur l’instant. Lui qui avait durant sa vie connu maintes amantes dans les différents ports qui l’avaient vu s’amarrer se retrouvait désormais à ne plus se laisser motiver par la découverte de nouvelles cuisses accueillantes et chaleureuses. Les raisons étaient étranges, certains y voyaient là une sorte de maturité naissante de la part du Rokvenha qui s’était attaché à la Rose plus que de raison, d’autres s’amusaient à dire que l’alonnaise lui aurait juré de lui couper les parties s’il continuait de la sorte. De plus, la nouvelle de sa future paternité cette fois-ci reconnue et assumée au sein de l’équipage était là encore une des possibles raison à ce revirement de bord, lui qui auparavant délaissé sa progéniture seule en compagnie des mères abandonnées. Combien d’enfants avait-il laissé sur les ponts de Miradelphia, il n’en savait rien et n’en avait cure, mais le prochain « chiard » à naître allait sûrement, lui, connaître un tout autre avenir. Enfin, ce qui se disait de lui, était qu’il était maintenant animé par une tout autre motivation. L’écriture de sa légende et de laisser sa marque dans les cœurs des mécans.  Caleb ne s’éparpillait plus dans des choses aussi futiles que les dames tant son cœur s’était tourné vers sa soif d’or et de renommée, chacune de ses pensées étaient maintenant tournées vers ses objectifs et leurs réussites.

Finalement, il sourit une nouvelle fois et se servit alors de l’hypocras en répondant avec amusement à son ami fidèle et de longue date. « Aye, aye, mais c’pas ma faute si vous êtes toutes sous l’charme du Rokvenha hein, promis j’le fais pas exprès. » Il ria tandis qu’Eäwen revint s’installer à la table et il l’accueillit à nouveau avec un sourire chaleureux. "Ca y'est, l'feu r'part correctement ?"

Reprenant le court de la discussion comme si rien ne s’était passé de plus, le forban faisant tourner l’alcool dans son verre observa toujours l’aubergiste avec attention, comme s’il sentait en retour l’intérêt qu’elle lui portait. « T’sais, nous aut’ on est partout pourtant… J’suis même qu’sûr certains s’cachent parmi l’pêcheurs qu’tu as côtoyé et qu’tu côtoie encore, pour sûr. Disons qu’la majorité n’aime pas beugler sur tous l’toits qu’ils viennent d’la Méca, car ça attire l’mauvais sort bien souvent et on peut vite s’retrouver à danser l’gigue au bout d’une corde selon où on s’trouve. » Comme si la mort de ses confrères et leur nécessité de se dissimuler à la vue de tous ne l’impactait pas, en apparence, Rokvenha reprit sur un tout autre sujet.

« On va pas s’éterniser, ma jolie et j’serai pas cont’ d’te monter l’reste d’mes tatouages ou te conter leurs histoires, mais faut bien en garder un peu pour les aut’ fois. T’vas sûr’ment revoir nos trognes cabossées plus d’une fois alors on aura d’aut’ occasion j’te rassure. » Il ponctua sa phrase d’un levé de son verre en direction de la jeune femme avant de le vider d’une traite et de le claquer sur le bois massif de la table. « ‘pis on va cesser d’faire chier ta clientèle et tes employés pour c’soir… On va avoir fort à faire à Thaar et la traversée du Grand Océan pèse encore sur les Souffles d’mes gars. S’tu veux bien nous montrer nos chamb’ pour l’temps d’not’ séjour, tu s’ras mignonne.»

Il pivota alors le buste en direction de Croqueuse et cette dernière émit un sifflement strident entre ses dents, reprit deux à trois fois dans toute la salle par d’autres marins. Rocaille s’activa alors et commença, comme un gardien de troupeau retrouvant ses ouailles à ramasser les ivrognes battus par l’alcool et les derniers trainards. Les mécans quittèrent peu à peu l’établissement non sans un dernier chant et vacarme.