Errance heureuse

Féline. Délicieuse. Sensuelle. Et surtout, surtout… Incroyablement dangereuse. Feriwyr observait la scène, surpris par la tournure des événements. Il s’était attendu à beaucoup de chose, avait supputé un combat serré au vu de l’armement de la jeune femme, mais jamais il n’aurait parié sur elle. Le sourire qu’il lui avait lancé avant que ne débute la lutte était un au revoir. Il s’extasiait déjà de la voir, au sol, rouée de coups par ces ivrognes sans valeur, mais non… Elle avait défié les probabilités. Et, il se l’avouait sans peine, il n’aurait pas parié sur lui non plus si elle avait décidé de lui sauter dessus, car s’il s’estimait meilleur que le moindre de ces énergumènes, il s’inclinait sans peine devant l’aisance avec laquelle elle en avait quasiment tué quatre. Il était un colosse, puissamment bâti, un guerrier redoutable car on ne devenait pas Chef de la Garde quand on ne savait pas soulever une épée. Mais elle était… stupéfiante.

Ah… S’il s’était attendu à cela quand l’envie de prendre un peu l’air s’était fait sentir. Il avait l’habitude, le luxe ne se satisfaisait pas à lui-même et parfois, il ressentait le besoin de se perdre dans les rues qui l’avait fait grandir. Il avait remis les haillons qui auraient pu être les siens jadis, s’était légèrement barbouillé le visage de la poussière qui envahissait chaque recoin de sa ville, s’était attaché les cheveux et l’aventure lui avait ouvert les bras, tentatrice infidèle qui bien souvent lui faussait compagnie. Quittant le support reposant que pouvait représenter le mur de l’auberge décrépie qu’il avait choisi pour son retour aux sources, il frappa ses mains l’une contre l’autre, une fois, deux fois. Applaudissant avec un léger sourire, il ne se priva pas d’observer le carnage, alors que la moitié des clients avait préféré déserté plutôt que de risquer un affrontement avec la furie.

L’autre moitié s’était enfuie quand le… tentacule avait purement et simplement jailli du dos de la damnée. Il ne restait plus que quelques fous pour admirer le macabre spectacle qu’elle offrait, entourée des corps des impudents qui s’étaient cru meilleurs qu’elle. Feriwyr avait eu peur, pour la première fois depuis bien longtemps… Mais il avait décidé de rester. Après tout, la redoutable créature qui lui faisait face ne semblait tuer que ceux qui faisaient l’erreur de la sous-estimer. Et après ce qu’il venait de voir, il ne la ferait jamais.

« Une bière ? »

Il s’approcha, amusé, passant à côté des malheureux sans les voir, avant de se pencher vers l’infortuné à la gorge déchiquetée. Posant un doigt sur la blessure, il en suivit les contours irréguliers, avant de se relever et d’essuyer le sang sur ses frusques sans valeur. Son regard vint se planter dans celui de la diablesse, et il secoua la tête.

« Pas ici, alors. Le meurtre est interdit en Naelis, comme partout ailleurs, et aussi puissant soit votre bras, la Garde peut se faire nombreuse quand la menace l’exige. » Sa voix riait, et ne se prêtait absolument pas au personnage qu’il voulait paraître. Face à la meurtrière, il ne pouvait être que le Meneur de sa Cité, et rien d’autre. « Mais votre… démonstration retardera l’inévitable descente. Que diriez-vous d’en profiter pour nous éclipser ? »

Effronté, mais néanmoins respectueux, il montrait qu’il avait compris le message qu’elle avait voulu donner… Ce qui ne l’empêcha pas de tendre galamment son bras.

« Je connais cette ville, vous ne regretterez pas le voyage. »

« Seule la loi du plus fort peut se faire entendre dans pareille cité… Et un régiment aguerri de la Garde le sera toujours plus que vous. » Il pencha légèrement la tête, comme pour la sonder. « Enfin, peut-être que je m’avance un peu. Vous semblez pleine de surprises. »

Il observa un instant l’épée, buveuse du sang de son peuple… mais pouvait-il lui en porter préjudice ? Ils s’étaient élevés contre elle, certains de leur force, et elle les avait détrompés. Et de quelle façon ! Toute une auberge avait fuit devant sa férocité. Ou, tout du moins, devant l’improbable protubérance, arme mortelle qu’elle savait à priori manier avec brio, qu’elle s’était faite pousser. Magicienne ? Non, c’était différent. Feriwyr côtoyait les mages drows depuis dix ans maintenant, il était un peu comme un sympathisant non pratiquant, et cela ne ressemblait en rien à ce qu’on avait pu lui décrire.

« Je peux vous offrir plus, bien plus que cette mort indigne de la guerrière que vous êtes. »

Oh, oui… Il le pouvait, et le ferait, s’il en avait l’occasion. Après ce qu’il avait vu, il n’était pas prêt de la laisser partir, dut-il faire tomber le masque et lancer sa précieuse Garde à ses trousses. Car il en était persuadé, elle était forte, puissante, mortelle… et ce dernier qualificatif était à double tranchant. Une épée dans le ventre la tuerait aussi surement que si elle avait été mendiante. Une dague sur sa gorge serait une menace tout aussi réelle, même si la mort ne semblait pas lui faire peur.

Il l’invita à la suivre, se faisant charmeur, lui offrant son bras, et elle accepta. Qu’avait-elle à perdre ? Attendre dans cette auberge signifiait sa mort ou, en tout cas, un combat duquel elle ne pouvait sortir indemne. Alors que Dreiv avait tant à lui offrir, cela aurait été dommage. Mais pour mieux cerner la créature, il fallait se fondre dans son environnement, l’approcher sans se dévoiler. Rywir le mendiant avait plus de chance de l’amadouer que Feriwyr Dreiv le Meneur. Les rôles s’inverseraient tôt ou tard, mais en attendant…

« Ainsi soit-il ! » Et ils se mirent en marche, alors qu’il se faisait guide de leur échappée, imposant un pas tranquille à la meurtrière. Sa Garde arriverait bientôt, mais elle ne pourrait que constater les dégâts, pour lui faire un rapport dont il allait connaître tous les détails. « Vous n’êtes pas née ici, n’est-ce pas ? » Il l’aurait su, si tel avait été le cas. On ne pouvait passer inaperçu quand on déchaînait une telle violence à la moindre provocation. « Puis-je vous demander depuis quand vos pas foulent-ils le sol de notre cité ? »

Il la menait l’air de rien, donnant l’impression de choisir ses ruelles au hasard, prenant des détours plutôt que des raccourcis, mais l’amenant toujours un peu plus proche du cœur historique… Quasiment une ville dans la ville, elle était le centre de son pouvoir, le seul lieu dans lequel il était le maître absolu. Le reste… Disons qu’il était parfois difficile de savoir. Faye contrôlait la plèbe, les rebus de la société… Pour une raison étrange, ils s’étaient regroupés autour de celle qui, jadis, s’amusait innocemment de leurs exécutions. Mais Feriwyr pouvait avoir cette fierté : il avait uni la belle et les bêtes.

« A votre gauche, par-dessus la muraille, vous pouvez apercevoir l’ancien Temple de Tyra. Depuis que le Meneur Dreiv s’est révélé pour ce qu’il est, il a été abandonné. Nulle besoin de temple quand l’élu des Dieux est parmi nous, vous ne croyez pas ? »

Il lança à peine un regard à l’édifice dont le toit mis à mal par les années d’abandon faisait peine à voir. Dans cette nef, il avait annoncé la terrible sentence à son ancienne amante. Dans cette nef, il avait lancé son ultimatum. Nouvelle partie, mais toujours les mêmes règles… Interdiction de tuer.

« Peu de gens peuvent se vanter d’être passé… de l’autre côté. » Il lança un regard sans équivoque au mur de pierre, en parfait état quant à lui. « Voudriez-vous en être ? »

La loi du plus fort, naturelle, mais pas universelle. Feriwyr n’était pas le plus fort, et pourtant, il dominait, imposait son joug. Il y avait dans Naelis une foule d’hommes qui sans effort aurait pu le tuer. Il le savait, et s’en moquait éperdument, car soit les hommes en question le vénérait tel un dieu vivant, soit ils n’osaient pas le tuer de peur de déclencher dans la décadente cité une guerre civile sans précédent. Il était intouchable, protégé par ce canevas subtile de mensonges qu’il avait tissé autour de lui. Mais cela, il ne pouvait pas encore lui expliquer. Prolonger encore un peu ce jeu qu’il s’était crée demandait un peu de subtilité, et déjà qu’il ne faisait aucun effort pour moduler son langage… Enfin, un gueux illettré n’aurait eu aucune chance de capter l’attention de la somptueuse femme qui l’accompagnait désormais, et cela ajoutait une petite touche de mystère appréciable à son personnage. Il se contenta de rire, hochant la tête devant cette « vérité ».

Ils revinrent ensuite sur l’étonnante rixe qui avait agité la pauvre taverne désormais déserte qu’ils venaient de quitter. Certes, il voulait bien le croire, elle cachait bien son jeu. Après tout, n’était-il pas resté dans l’unique but de voir sa déconvenue ? Elle affirma implicitement ne pas craindre la mort, et c’était sûrement vrai, mais il ne put s’empêcher de lui glisser l’idée qu’il pouvait lui offrir bien plus qu’une mort indigne de la femme qu’elle était, tabassée par une bande d’ivrognes en ruts ou de soldats endoctrinés.

« Tout, rien, cela dépend. »

Il n’aurait pas été étonné de la voir s’énerver, mais d’un autre côté, elle ne semblait pas s’offusquer de son irrévérence. Et il était habitué, depuis plus d’une décennie maintenant, à mener son monde à la baguette, alors forcément. Changeant de sujet, il estima, sans prendre trop de risques, qu’elle n’était pas de Naelis… et un sourire carnassier vint accueillir la réponse fortement ironique de sa compagne. Il avait perdu l’habitude de ce genre de rapports… Sauf avec Faye, bien entendu, mais la jeune femme était spéciale. Pour autant, ce n’était pas désagréable, juste un brin surprenant, presque grisant. Il avait un enjeu, la convertir à sa cause, et ce n’était pas arrivé depuis longtemps. Ecraser sa ville n’était plus un challenge depuis longtemps, même s’il y prenait un plaisir toujours renouvelé.

Il s’improvisa guide touristique, présentant le majestueux Temple de Tyra… qui dans quelques années s’effondrerait surement, s’il était toujours là pour s’en assurer. Il parla de Feriwyr Dreiv, meneur de Naelis et élu de Tyra et Néera, autrement dit lui-même, et ne laissa rien paraître quand la réponse cingla comme une insulte à son visage. Lui, un pantin ? Elle ne savait pas encore, ne pouvait pas savoir, mais dans le livre de sa vie, il était le seul à posséder toutes les clés, il était le seul qui gagnait sur tous les tableaux. Faye s’agitait sur la partition de sa vengeance. Grâce à elle, il avait évincé ce qu’il avait toujours haï, le Meneur, et il se complaisait désormais à la torturer, comme pour lui faire expier les péchés de son père. Mêmes les drows lui cédaient le pas, après tout, ne recevait-il pas des ordres de sa part ? Oh, certes, il y allait avec la plus grande diplomatie, les masquant toujours sous la forme de demandes… Mais le résultat était là. Ils le servaient, parce qu’il servait Elda. Et pourquoi servait-il ? Pour pouvoir se venger d’une ville qui lui avait tout pris dès l’heure de sa naissance.

Joueur, il lui proposa de la faire entrer dans le cœur historique, le présentant comme le saint des saints, lieu interdit à la basse populace qui n’était pas digne de fouler ses pierres ancestrales. En d’autres termes, il lui ouvrait le cœur battant de sa propre ville. Elle accepta, ne feintant même pas une hésitation.

« Soit. Suivez-moi, alors. Laissez-moi-vous ouvrir les portes interdites. »

Et il obliqua, changement de direction. Il n’errait plus au hasard pour longer les murailles, il s’approchait d’une maison bien précise… Dans un quartier particulièrement sinistré, accolée au mur, dans lequel se trouvait une certaine faille bien intéressante. Un passage qu’il s’était ménagé, faiblesse dans sa muraille certes, mais il avait pris grand soin à la cacher. Il était un expert, dès qu’il s’agissait de dissimuler. Il contempla un instant ce qui fut jadis une belle maison, et qui avait désormais une bien piètre allure.

« Là où la ruine s’achève commence la grandeur. Vous êtes toujours avec moi ? »

« C’est nécessaire ici. Celui qui ne contrôle pas tout ne contrôle rien, et il ne fait pas de vieux os. »

Qui plus que lui contrôlait sa vie ? Il avait imposé un joug inédit, comme personne avant lui. Il avait uni justice et religion, ajoutant autant de cordes à son arc. La Garde lui était dévouée, son successeur étant persuadé plus que quiconque du mensonge comme quoi Feriwyr Dreiv était un élu des muses. Faye s’agitait sur une partition qu’il se plaisait à croire qu’il avait lui-même composé - à tord ou à raison - et il dont il était persuadé que la conclusion s’annonçait enfin. La Reine des Voleuses ne prendrait pas le risque de perdre à jamais son trésor, sa chère Leah, il était persuadé qu’elle était mère avant d’être ambitieuse. Après tout, elle supportait beaucoup pour la voir.

La promenade continua, habilement animé par leurs commentaires. Feriwyr vouvoyait et se faisait tutoyer en retour… Une situation inédite qui prendrait fin bien assez tôt, mais avait le mérite de lui rappeler une époque lointaine où il devait s’exprimer de la sorte. Quoi que le langage était nettement moins développé, et que les insultes faisaient parti intégrante de son vocabulaire. Tout cela était bien loin, et la jeune femme - du moins le croyait-il - femme était une sorte de retour aux sources inattendu. Mais il était grand temps qu’ils reviennent dans le présent et qu’il lui présente son monde. Elle aimait l’interdit ? Quel dommage, il allait les faire voler en éclats, tous… Il éclata de rire quand elle affirma qu’il cachait sa véritable identité.

« Suivez moi encore un peu, ma nouvelle amie, et je vous dirai tout. »

Et ils se retrouvèrent, ni une ni deux, dans une maison aux fenêtres placardées, plongée dans une obscurité presque totale. Mais qu’importe, Feriwyr la connaissait comme s’il l’avait faite, ce qui était plus ou moins le cas, et ce n’était pas la poussière omniprésente qui allait le gêner.

« Attention à votre tête » lâcha-t-il pensivement alors qu’ils passaient sous un encadrement de porte lui aussi partiellement obstrué par des planches sur toute la partie supérieure. « Je suis désolé, la décoration n’a pas été refaite depuis un moment. »

Finalement, après deux portes passées, ils se retrouvèrent dans une pièce dans laquelle crépitait faiblement une torche. Esquissant un sourire satisfait, Dreiv s’approcha d’une lourde armoire posée contre le mur et l’ouvrit, avant de… décrocher le faux fond. Laissant échapper un claque satisfait, il le posa au sol et parti récupérer la torche. S’approchant de Freyja, il lui tendit.

« Après vous, gente dame. »

Si Freyja acceptait l’invitation, il ne lui faudrait que quelques secondes pour rencontrer une plaque en bois, et si elle avait la bonne idée de taper dedans pour le faire tomber, elle déboucherait dans une pièce similaire à celle qu’elle venait de trouver… quoi qu’en bien meilleur état. Une excentricité de son hôte, qui s’amusait à symboliser ainsi le changement de monde.

Quelque chose avait fait passer la belle guerrière du tutoiement au vouvoiement. Etrange, et inattendu, Feriwyr ne l’aurait pas cru du genre à ployer l’échine d’une quelconque façon face à un inconnu, même si celui-ci se révélait plein de surprises. Il ne laissa rien paraître de sa surprise, esquissant un léger sourire de pur amusement quand elle fit remarquer qu’il agissait comme s’il tenait la ville entre ses mains. Si elle avait su à quel point elle avait raison. Certes, il dansait dans celles des drows, mais au final cela n’était pas dérangeant. De son poing de vue, la paume de Brylyan n’était qu’une étendue sombre à perte de vue, il ne regardait pas assez loin pour en voir les limites et, par voie de conséquences, n’en souffrait aucunement. Des chaînes qui n’entravaient pas les mouvements que l’on désirait faire n’étaient dérangeantes que pour les idiots qui ne pouvaient supporter l’idée d’être entraver et qui, forcément, finirait par réaliser l’interdit par pur esprit de contradiction.

« En cet instant, les femmes n’ont aucune importance. » affirma-t-il, alors que l’amusement laissait place à une complicité qu’il n’éprouvait nullement mais qu’il feignait admirablement. Vil flatteur qui daignait la beauté de la généralité pour contempler le merveilleux du particulier. Ou d’une particulière.

Il dévoila alors son petit secret, pas inquiet pour un sous d’être découvert. Qu’elle fasse ce qu’elle voudrait, au vu de ses talents elle n’aurait eu aucun mal à passer outre la muraille. Elle pouvait très bien se révéler dangereuse, mais l’homme avait bon espoir de lui donner de bonne raison de l’être… pour tout autre que lui. Il attendit qu’elle soit passée de l’autre côté avant de la suivre. Se relevant souplement, il éclata de rire quand elle remarqua que le décorateur avait daigné passer dans cette pièce là.

« La transition surprend toujours. » admit-il. « Bienvenue dans mon monde. »

Il balaya la pièce du regard, se passant une main pensive sur le visage. Quand il regarda ses doigts, il remarqua la poussière qui avait eu le temps d’accrocher sa peau, et son sourire s’accentua légèrement. Mais déjà, son invité lui demandait son nom.

« Certains m’appellent encore Feriwyr. Et toi ? »

Le passage au tutoiement n’était pas un hasard. De retour dans « son » monde, comme il l’avait dit lui-même, il était de nouveau le Meneur de Naelis. Bien entendu, vu qu’elle était nouvelle en ville et qu’elle ne semblait pas le connaître, elle ne ferait peut-être pas le rapprochement. Il s’était appelé « Meneur Dreiv » à dessein, histoire de faire durer un peu plus le jeu si possible. A voir si jamais sa tactique peu subtile marchait, il s’en moquait au fond.

« Si cela ne te dérange pas, je vais tâcher de me rendre présentable. Il ne sera pas dit que je guiderai une aussi somptueuse créature vêtu comme la vermine. » Il marqua une pause, puis reprit, esquissant son éternel sourire mi-moqueur, mi-amusé. « Si cela t’intéresse, je peux mettre à ta disposition le nécessaire pour que tu en fasses autant. »

Une femme normale s’offusquerait sans doute, et elle aussi, pour ce qu'il en savait, mais il pouvait bien s’amuser un peu aussi. Prendre des risques était un amusement en soit.

« Certaines tueraient pour être à ta place. » répondit-il sans hésiter, son éternel sourire charmeur

Freyja… Un joli nom. Feriwyr n’avait aucune idée de son origine, mais il ne pouvait que savourer ses consonances. Depuis qu’il était plus puissant qu’un Roi et aussi adulé qu’un Dieu, il avait appris à apprécier le Beau. L’Art, qui avant n’était qu’une aberration dont il ne pouvait se soucier, s’était dévoilé à lui au travers de la surenchère de luxe et de précieux. Pour autant, il n’en restait pas moins un homme, et il en revint rapidement à ce qui avait réellement de l’importance : la femme qui se cachait derrière le patronyme. Elle était belle, il fallait l’avouer, mais ce n’était pas ça qui attirait réellement le Meneur. Des femmes, il pouvait en avoir, autant qu’il en voulait et toutes plus belles les unes que les autres - quoi qu’elles avaient peu de chance de dégager un tel charme presque… animal - mais aucune ne parviendrait jamais à faire jaillir des tentacules de son dos pour massacrer ses adversaires. Il l’avait vu à l’œuvre, et avait adoré. Elle serait de son côté, quel qu’en soit le prix, quel que soit les sacrifices. S’ils étaient humains, ce serait encore mieux. Il sourit de nouveau quand elle rebondit sur sa proposition de prendre un bain. Ah, les femmes, elles étaient toutes pareilles au fond. Même quand rien ne semblait les atteindre, elles faisaient tout de même mime de s’offusquer à la moindre occasion. Le sourire sans joie de Freyja faisait presque peine à voir, et il aurait eu de la peine pour elle si seulement il lui en restait une once à distribuer. A la place, il se contenta de hausser les épaules.

« La soie est plus agréable que la crasse, et tu ne me feras pas croire qu’elle n’a pas eu le temps de s’accumuler ne serait-ce que le temps que tu as passé en ma compagnie. C’est que la poussière règne en maîtresse absolue à Naelis. »

Et il éclata doucement de rire, tant cette dernière boutade reflétait son projet. De la poussière en abondance, recouvrant les cadavres des hommes qui avaient cru en lui. Parfois, Feriwyr se disait qu’il devait être fou, pour ourdir pareil complot, mais cela ne l’arrêtait jamais. Au contraire, c’était presque stimulant. La destruction, voilà ce à quoi il aspirait, et Freyja serait une pierre de cet édifice qu’il renverserait sans remord. Il ne doutait pas, pour sa part, que la panthère prendrait un plaisir certain à écraser ses voisins dans sa chute. Il l’avait vu combattre, après tout.

« Tu auras autant de bain que tu le voudras. » Il marqua une pause, et son sourire s’accentua. « Et bien plus encore. »

Une petite flamme malicieuse brilla dans son regard alors qu’il sous entendait pouvoir lui promettre monts et merveilles. En réalité, il ne pouvait lui assurer que le luxe, l’abondance, la luxure même si elle le souhaitait… Et la violence et la désolation en toute impunité. L’idée d’une veuve noire sévissant en ville lui plaisait. Il était temps de faire monter la pression dans sa chère Naelis.

« Bien entendu, la grande question est : que voudras-tu ? »

    « Je vois », murmura-t-il, comme s’il réfléchissait à ce qu’elle venait de dire. Ainsi, elle ne voulait que des âmes, des âmes en abondance, des âmes à foison. Une étrange demande, mais surement pas plus que l’étonnante capacité de se faire pousser des excroissances si utiles en combat. Ces tentacules… Quelle arme fantastique ils étaient. Si seulement il avait pu, lui-même, en jouir, alors il aurait pu aller chercher lui-même ce qu’il désirait tant. Le corps de Faye, qu’il avait tant aimé, et qu’il brûlait de posséder une dernière fois. Mais, au vu de l’étrange lueur qu’il pouvait lire dans le regard de Freyja, il se doutait que ce don n’en était pas réellement un, qu’il demandait bien plus qu’il n’apportait. Il dansait dans ses prunelles quelque chose qui ressemblait à de la soif, impérieuse et dévorante. A de l’adoration, aussi. Feriwyr était un être trop libre et trop méprisant pour adorer quelqu’un ou quelque chose. « Tu as du apercevoir Naelis, en venant, reprit-il avec ironie. Tu as du voir que cette cité est peuplé de miséreux qui n’attendent qu’un sens à donner à leur vie. Si leur mort peut t’apporter une quelconque satisfaction, ils en seront heureux… Même s’il risque de ne pas le comprendre tout de suite. »
    Il termina avec un sourire de connivence, un moyen de montrer qu’il se souciait comme de sa première gigue de l’état d’âmes des gens de Naelis. Il n’avait toujours pas daigné se présenter complètement, laissant Freyja dans le flou quant à son réel pouvoir sur la ville. Mais elle avait touché du doigt la vérité, en supposant qu’il la tenait dans le creux de sa main. Il n’y avait, en réalité, que quelques démangeaisons pour le déranger, des démangeaisons nommées rebelles, nommées Faye. Des démangeaisons avec lesquelles il composait depuis si longtemps qu’il finissait par les prendre pour ses pions propres.
    « Dis-moi, Freyja… A quoi te servent donc les âmes que tu convoites tant ? » demanda-t-il pensivement en lui faisant signe de le suivre.
    Au fond, qu’elle réponde ou non n’était pas important. Dans le meilleur des cas, elle lui répondait honnêtement – ce dont il doutait – et dans le pire, il se renseignait de son côté. Sans attendre de réponse, il se mit en mouvement. Il lui avait promis un bain, après tout, et c’était bien vers un bain qu’il la conduisait, en l’entraînant à sa suite dans des couloirs mal éclairés. La maison n’était pas bien grande, aussi arrivèrent-ils bien rapidement à bon port : une salle de bain spartiate, ne contenant qu’une seule baignoire déjà prête, selon ses ordres. Préparée par une unique servante qui attendait patiemment les ordres de son maître.
    « Très Saint Meneur », salua-t-elle en s’inclinant plus que de raisonnable. Elle se redressa et jeta un regard interrogateur – et empli de jalousie – à celle qui l’accompagnait. « Je ne savais pas que vous…
    - Nous parlions d’âmes, je crois… la coupa Feriwyr en se tournant vers Freyja. Vu qu’elle connaissait l’existence de cette pièce, elle devait mourir. Je te l’offre, en gage d’amitié. » Surprise, la pauvre servante, qui a jamais resterait anonyme, n’en crut pas ses oreilles. Reculant d’un pas, elle tenta de balbutier quelque chose mais les mots restèrent bloquer dans sa gorge soudainement sèche. L’unique porte était bloquée par les nouveaux arrivants, et même si elle parvenait à s’enfuir, que deviendrait-elle ? Reniée par le Meneur lui-même, elle n’avait plus aucune perspective. « Nous pourrons ensuite, à loisir, nous prélasser après cette dure journée. »
    En attendant, il allait pouvoir voir comment elle volait les âmes, un méfait des plus surprenants qui méritait d’être étudié. Après tout, il ne pouvait pas faire confiance à Freyja. Si un jour elle décidait de se retourner contre lui, mieux valait qu’il la connaisse le mieux possible, elle et ses côtés obscurs. Il devait faire la lumière sur sa personne, toute sa personne… Et, étrangement, il doutait qu’elle soit contre l’idée de prendre un peu de bon temps. Lui-même ne pouvait pas nier l’envie de plus en plus forte qui le tenaillait, née du spectacle presque étourdissant qu’avait été le massacre de l’auberge. Enfin une femelle digne de lui, loin de la servante qu’il avait l’habitude, désormais, de besogner sans vergogne.

Quel spectacle… fascinant. Comment un être vivant pouvait-il acquérir une telle puissance ? Il avait vu les mages drows à l’œuvre, avait pu constater leur puissance. Oui, les cadeaux de l’Elda étaient plus qu’utiles. Pourtant, il ne pensait pas qu’ils pouvaient rivaliser avec ce qu’il venait de voir. Un déchaînement de violence pur et incroyablement… concret. Si Freyja s’était retournée, à ce moment là, elle aurait pu voir la convoitise briller dans le regard du Meneur. Peut-être, alors, l’aurait-elle mal interprétée, car ce n’était pas son pouvoir, qu’il désirait. Non, c’était elle, la Reine qu’elle représentait sur son plateau d’échiquier. Pauvre Faye, la Reine des Voleuses ne faisait pas le poids. De ce monstre – il fallait regarder les choses en face, Freyja était un monstre, mais lui aussi – naîtrait la destruction de Naelis. Elle semblait un Dieu obscure, soit. Quelle meilleure fin pour cette ville qu’il haïssait que le sacrifice sur l’autel sanglante d’une sombre puissance.

« Magnifique… »

Absolument magnifique. La suite, pourtant, devait bien moins le ravir. Car alors qu’elle s’approchait de lui, ses horribles armes toujours dégainées, elle dardait sur lui un regard qui ne trompait pas. Un regard qu’il connaissait bien. Un regard fou, avide, et après ce qu’il avait vu, Feriwyr n’avait aucune peine à deviner ce qu’elle voulait. Son âme, à lui aussi ? Il était tôt, bien trop tôt pour qu’il ne songe à se laisser mourir, et il était hors de question que sa fin soit comparable à celle de cette servante qu’il avait livrée sans un remords. Malgré lui, il fit un pas en arrière, soudainement terrorisé par ce qui pouvait lui arriver. Le tentacule vint lécher sa poitrine, ou quelque chose s’y apparentant. Auréolée de danger, mais pas seulement. Malheureusement, ses lianes mouvantes n’étaient pas ce qu’il y avait de plus excitants, aussi Feriwyr devait-il se contenter d’avoir peur.

Avant de se ressaisir. Le flottement ne dura que quelques secondes, durant lesquelles Freyja put ressentir toute la jouissance de tenir un homme dans le creux de sa main, totalement en son pouvoir. Et puis il lui échappa, mentalement sinon physiquement.

« Je ne suis pas un Dieu, je tâche d’en persuader les autres car cela sert mes desseins », la corrigea-t-il finalement, ne répondant pas tout de suite à sa question.

Pourtant, il avait déjà la réponse. Elle lui apparaissait clairement, dans toute sa simplicité. Encore fallait-il la convaincre. Et pour cela, il ne pouvait se permettre d’apparaître faible et impuissant. Alors il fit tout l’inverse. Comprenant que seule la folie pouvait le sauver, il agit follement, s’approchant plutôt que s’éloignant. Oh, il n’oubliait pas les tentacules, mais il tachait de les ignorer, de forcer s’ils l’empêchaient de s’approcher, jusqu’à ce que finalement ses pieds touchent presque les siens.

« Seule, tu pourrais en effet malmener ma ville. La mettre à feu et à sang, très certainement. Et après ? Tu mourras, emportant avec toi les âmes de tes victimes, mais sans finir le travail. »

Il se montrait affirmé, sûr de lui, et à part son cœur qui battait la chamade et l’adrénaline qui se mêlait, semblable à de la lave en fusion, dans son sang, il pouvait paraître totalement calme.

« Naelis est condamnée depuis que je suis à sa tête. Depuis douze ans, je prépare sa chute, depuis douze ans je place mes pions pour qu’une fois la partie finie, il ne reste que des pierres et des cendres. Cela, tu ne pourras jamais le faire seule. Moi si. Je t’offre les âmes de Naelis, toutes, là où tu ne pourras en prendre qu’une partie. » Il marqua une pause, afin de juger de sa réaction. « Je ne connais pas celui que tu dois délivrer, mais à en juger par ses… méthodes, il doit aimer le malheur et le désespoir. Tout aussi violent que soit un meurtre, n’a-t-il pas plus de valeur si tu détruis tout ce qui représentait la vie de ta victime avant ? Ton Dieu ne se réjouit-il pas d’autant de peine ? Cela aussi, je peux le lui offrir. Une légion d’âmes en peine. »

Malade ? Non, Feriwyr n’était pas malade, du moins pas de son point de vue. Naelis lui avait jeté un gant en le faisant naître dans une maison close, il l’avait relevé et avait tout fait pour se venger. C’était aussi simple que cela. Bien entendu, tous ceux qui naissaient dans de telles conditions ne viraient pas aussi mal que lui, mais il n’était pas tout le monde, et l’avait largement prouvé. Elle ne comprenait pas… Comment l’aurait-elle pu ? Elle pensait, par sa démonstration de puissance, l’impressionner et ainsi devenir autre chose qu’un pion. Si le premier objectif était largement atteint, le second lui était vain. Car Freyja, pour son plus grand malheur, était tout ce dont il avait besoin. Tant qu’elle continuerait à vivre, tant qu’elle voudrait semer le chaos, la mort et la désolation pour son dieu obscure, elle lui serait utile. Oh, bien entendu, il avait bien compris qu’elle pouvait le tuer sans regrets ni efforts, et cela faisait d’elle un pion dangereux… La meilleure, la seule qui valait la peine d’être jouée. Elle et Faye, chacune à leur manière.

« Crois-tu vraiment que je suis homme à rester insignifiant longtemps ? » la provoqua-t-il encore.

S’il avait réussi une fois, il réussirait une seconde. Ailleurs. En usant de procédés différents, en visant un but différent. Mais Feriwyr Dreiv ne pouvait rester indéfiniment un mortel parmi tant d’autres. Ravi de voir les tentacules disparaître, il accueillit avec un regard vicié et vorace la femelle contre sa poitrine, l’enlaçant comme par reflexe, ses mains ne perdant pas de temps et venant caresser ses fesses, au travers du tissu qui lui servait de pantalon.

« Pourquoi ordonner ? » demanda-t-il, esquissant son éternel sourire, cruel à souhait. « Tu m'aideras bien mieux libre. Nos objectifs sont différents, mais nos intérêts se rejoignent. Tu veux des âmes, je veux des morts. »

Et elle voulait sa liberté. Elle l’avait clairement fait comprendre, et il avait bien saisit. Souriant, il fit remonter ses mains, se saisissant de ses hanches.

« Ce palais est tiens, tu pourras y entrer et en sortir comme bon te semble. Ma porte te sera toujours ouverte. » Pas difficile de comprendre quel proposition il pouvait laisser entendre, surtout que ses doigts partaient déjà à l’assaut de la peau sous le tissu, s’en allant à la conquête du dos. « Tu pourras tuer, blesser, torturer, le tout à ta guise. Ma garde te laissera en paix. »

Il marqua une pause, s’imaginant déjà des scènes exquises à partir de ce qu’il avait déjà vu. Naelis vivait ses derniers mois.

« Je ne te demanderai qu'une seule chose, en réalité : épargne une âme, une seule. Il y a dans les bas-fonds une femme qui n'attend que moi pour être brisée. Comprends-tu ? »

Feriwyr se sentait tout puissant, invincible même, un roc que rien ne pouvait ébranler ou fissurer. Il avait vu un monstre sous les traits d’une femme, il avait effleuré ses fléaux mortels. Il avait frôlé la mort plus surement que jamais ces dernières années, s’en était joué, avait fait montre d’arrogance et d’assurance. Il avait fait tout cela, et avait survécu, sans une égratignure. Mieux encore, Freyja qui, sans y penser, pouvait mettre fin à ses jours, se rangeait à ses côtés, épousait sa cause afin de mieux servir la sienne. Il l’accueillait dans ses bras, la serrant contre lui, laissant ses mains se repaitre de son corps qui, jamais, ne lui appartiendrait mais qui s’offrait tout de même, cédant à ses avances. Depuis leur rencontre, il avait mené la danse. Et elle l’avait suivi. Il voulait bien lui laisser sa nuque, qu’elle agrippait avec fermeté, il gagnait déjà tant de leur rencontre.

« Pour moi ? » répéta-t-il avec amusement. « Si Naelis était un corps, alors elle en serait la tête. Et je prendrai un malin plaisir à la briser, et à l’abandonner entre les ruines fumantes de ce qui aurait pu être son Royaume. Je lui avais prévu une mort douce, elle a préféré fuir et survivre… Soit, elle survivra. Elle, uniquement elle. » Et se tuera, car il n’y aura plus rien pour la maintenir en vie. Plus de fille à aimer, plus de fief à reconquérir, plus d’amis sur lesquels compter. Plus rien.

Il sentait le corps de Freyja contre le sien, et n’y était pas indifférent. Déjà, ce qui faisait de lui un homme se dressait pour répondre à l’appel lancinant. Il avait parlé d’un bain, mais n’était pas sûr de pouvoir attendre l’étreinte de l’eau pour continuer la leur. Déjà, ses mains s’attardaient sur les vêtements, déjà ses doigts se faufilaient, cherchant à rejoindre ses seins, à s’emparer des mamelons de chairs durs qui les surmontaient. Elle se laisserait faire, il le savait. Elle n’était pas femme à fuir ce qu’elle provoquait, et elle l’aurait déjà repoussé si elle ne voulait pas de lui.

Alors il partit à la conquête de ses lèvres, sans douceur aucune. Feriwyr n’était pas doux. Il pouvait le feindre, jamais l’être, Faye était bien placée pour le savoir. Tôt ou tard, il montrait son véritable visage. Freyja, pour sa part, le connaissait déjà, il n’avait aucun besoin de feindre.