[Intronisation] Une nouvelle perspective | Ëninríl

Lorsque Arwain avait fait le tour des convives de Neraën, elle avait discrètement attiré son attention sur l'un d'eux. Elle lui avait rapidement dit qu'il venait d'une Noss, et qu'il était un des druides d'Anaëh. Connaissant son épouse, Anorn savait pertinemment qu'elle ne lui disait pas cela uniquement pour l'en informer, mais pour le pousser à aller lui parler. Il était vrai que la Quatrième Saison, comme n'importe quel autre protectorat, avait quelques différents à régler entre ses noss et ses cités. Un problème qu'il avait du mettre de côté, pour se concentrer sur les front, mais qu'il était loin d'avoir oublié. Et le sachant bien, son épouse lui avait donné une occasion de peut-être pouvoir faire avancer les choses. Au moins sa réflexion. Alors, peu avant que le nouveau propriétaire des lieux n'annonce la fin du repas, et le début du bal, il se glissa auprès de celui qui l'intéressait. Il n'avait pas particulièrement l'air ouvert à une discussion, mais cela ne refroidit pas Anorn.

 - Vous ne semblez pas très loquace, n'êtes vous pas curieux de rencontrer ceux qui sont autour de cette table ? entama Anorn. Enfin, ce n'est pas pour cela que je suis ici. Je dois dire que vous avez attisé ma curiosité, plus que n'importe qui d'autre ici. Ce pourquoi j'aurais souhaité avoir une entrevue avec vous, si vous y consentez. Restez vous dans les jours qui suivent ?

 - Non en effet, vous ne vous êtes pas trompé, Protecteur. La foule a tendance à me repousser. Mais puis-je avoir votre nom, il ne me semble pas le connaître...

 - Oui, bien sûr, excusez moi, je manque à toute forme de politesse. Je suis Anornedellon Nedi Lûcannui, Seigneur Protecteur de la Quatrième Saison. Mon épouse a du venir vous toucher quelques mots, plus tôt dans la soirée.

 - Je serai ravi de vous écouter, Anornedellon, cependant, c'est dans la forêt qu vous me retrouverez. Je serai demain devant la grande souche, à deux toises de la Porte Est. Cela vous convient-il ?

 - Parfaitement. Je vous rejoindrai dès que possible. Je ne sais pas à quel moment de la journée je serai disponible, et je m'en excuse d'avance. Mais je ferai au plus vite.

Et lorsqu'on annonça le bal, Anorn retourna rapidement auprès de sa femme, sans oublier de saluer le druide. Demain s'annonçait chargé, et il allait devoir s'organiser correctement, s'il ne voulait pas rater ne serait-ce qu'une seule chose qu'il avait prévu. Posant les yeux sur Arwain, il se dit qu'il allait certainement, une fois de plus, avoir besoin de son aide.

***

Anorn n'avait pas pris le temps, depuis quelques décennies déjà, de se retrouver seul, au milieu de l'Oeuvre, au contact des créations de la Déesse Mère, au sein de la Symphonie. Il ferma les yeux un bref instant, alors qu'il s'apprêtait à quitter la Cité. Prenant une profonde inspiration, il se remit en marche, se dirigeant là où on lui avait fixé un rendez-vous. Comme chaque fois, depuis la bataille du lac d'Uraal, il ressentait plus que correctement le flux au milieu d'Anaëh. L'énergie était omniprésente. Pas d'une manière désagréable, étouffante ou dérangeante, non. Tout ceci était plutôt enivrant. Sentir autant de puissance autour de soi, savoir qu'il pouvait particulièrement l'exploiter, accélérait légèrement son rythme cardiaque et faisait chatoyer son focalisateur. Un instant, il se laissa aller à s'ouvrir, pour ressentir passagèrement le halo d'énergie s'immiscer dans son corps. Avant de disparaître. Ainsi, il sentit Ëninríl avant même qu'il ne le voit, avant même qu'il ne l'entende. Il dégageait une certaine énergie, qui ne se mêlait pas réellement avec celle du flux. Et il pouvait la reconnaître entre mille. Parce que c'était celle de la vie. Celle qui animait tout être, celle qu'il avait appris à manier, encore et encore, au cours des siècles précédents. Il n'avait jamais réussi à savoir si elle était réellement différente du reste, ou s'il la voyait seulement ainsi. S'il la voyait d'une manière toute particulière parce qu'il s'y identifiait. Ou parce qu'elle s'identifiait à lui. Au fond, cela n'avait pas de grande importance. Et il était certain que personne ne pourrait un jour lui amener la réponse. Mais s'il avait essayé, il n'avait pu faire disparaître cette question de son esprit. Elle apparaissait de temps à autre, fugacement. Ce fut sur ces réflexions que lui apparu le druide. Devant la grande souche, comme il l'avait précisé.

 - Ravis de voir que vous êtes encore ici. J'ai fait au plus vite, j'espère que cela aura été suffisant, s'excusa brièvement Anorn.

Il n'aimait pas vraiment faire patienter les gens, particulièrement ceux à qui il avait donné rendez-vous. Mais avait-il réellement le choix ? Alors, il reprit, pour ne pas laisser de silence gênant, pour ne pas pousser l'autre à vouloir combler à tout prix ce vide, cet instant qui pouvait peut-être être malaisant :

 - Je me suis déjà présenté, je ne recommencerai donc pas. J'ai cru, pour votre part, entendre votre nom. Ëninríl, c'est cela ? Je sais que vous êtes un druide, et donc que vous êtes originaire d'une Noss. C'était à ce propos que je voulais vous parler, je pense que vous vous en doutez. Mais si j'ai été beaucoup trop long, et si j'ai déjà pris trop de votre temps, n'hésitez pas à me le dire, je n'irai pas plus loin, et nous pourrons remettre cette entrevue à plus tard.

Anorn n'avait pas particulièrement envie de reporter, mais si Ëninríl n'était pas dans de bonnes dispositions pour argumenter avec lui, cela ne servirait pas à grand chose. La discussion risquait fortement d'être stérile, et il n'en avait pas la moindre envie. Il avait besoin de réponses, ou tout du moins, d'amorces, pour régler le conflit qui régnait en cet instant au sein de ses terres, et plus largement au sein de l'Anaëh. Il espérait sincèrement que le druide serait en mesure de lui apporter ce qu'il était venu chercher.

"La Nature fait les elfes semblables, la Vie les rend différents."
Proverbe Citadin

Ainsi fut arrangé une rencontre avec le Protecteur d'Eteniril. Ëninríl aspirait à se ressourcer après son entrevue avec Neraën, mais la perspective d'une discussion avec Anorn l'en dissuada. Il accepta de bon grès la proposition qui lui était faite et fixa le lieu de rendez-vous au lendemain. Assis sur la grande souche, autrefois un arbre majestueux victimes des Souffles d'Elenwë, le druide réfléchissait au bien fondée de cette discussion. Si le Citadin s'était avancé vers lui, c'est que son but était clair, et ses intentions limpides. Il serait certainement un nouveau pont vers une coopération Noss/Cités. Et puis... quelque chose avait intrigué l'Ornedhel. Une aura rare, que peu d'êtres avait la chance d'avoir. C'était cet aura perçue pendant leur brève discussion qui fit tanguer la balance. Anornedellon, Seigneur Protecteur de la Quatrième Saison était un individu à part.

Le convive n'arrivant pas, Ëninríl ferma les yeux et laissa son essence se fondre et se perdre dans le Flux. Anaëh était une formidable réserve de magie. Chaque mage maniant les arcanes ésotériques de la Vie apprends à la percevoir et à l'utiliser. C'est ici la grande différence entre druide et mage. Le mage plie l'énergie selon sa volonté, le druide se font dedans et entre en symbiose avec elle. Et c'est ce qui fait toute sa puissance. Le druide sentait chaque brin d'herbe,chaque fourmi sur le sol, chaque ver rampant dans l'humus. Son esprit était ouvert à la Toute Puissance de Kÿria. L'enseignement d'Idril lui revenait sans cesse entête lorsqu'il parcourait les sentiers d'Anaëh en méditation. Derrière chaque merveille de ce monde spirituel se cache une dangereuse vérité. L'envoutement de la Symphonie est le principal danger. On ne compte plus les apprentis druides qui se sont laissés emporté par sa Force et qui arpentent à jamais les sentiers du royaume de Tari.

L'énergie du Seigneur Protecteur arrivant était comme un diamant au milieu d'une carrière d'ardoise. Il détonait, une anomalie dans le paysage spirituel de la forêt. Son essence se fondait légèrement dans le Flux de la Forêt, mais il restait encore en retrait de celle-ci. Anaëh ne le rejetait pas, elle 'accueillait comme un de ses fils qui l'avait oublié. L'aura autour de lui était perceptible à des lieues à la ronde. Lorsqu'il arriva au pied de la souche, le druide, les yeux toujours fermés, ignora la première phrase du Protecteur et engagea la discussion sous un autre angle.

"– Son Essence vous trouble, Anornedellon ? Je vous comprends"

Le héraut d'Anaëh sembla s'éveiller. Il salua le Protecteur d'un signe de tête, ponctué d'un sourire. Un petit sourire discret qui souleva ses pommettes peintes de deux traits blancs superposés chacune. Cette phrase évoquait un souvenir d'une scène passée à peine un mois plus tôt, lors de la Lothod Mereth. Ce furent les mots qu'employa La Blanche. Il était alors jeune, et son expérience était équivalente à celle d'un oisillon à peine sortit de son nid. Tant de choses peuvent se passer en un mois.

"– J'ignore encore beaucoup de vous, ce que la Mère n'a pas voulu me dire. Mais je vais commencer. On me nomme Ëninríl Il'Dolwen, iôn en-Arafinwë. Je proviens des Wen'Döril dont j'ai été le druide... Aujourd'hui, je suis Druide."

Son sourire s'élargit lorsqu'il dit cette phrase énigmatique. Pourtant, elle reflétait une bien triste réalité qui peinait Ëninríl. Sa Noss l'avait rejeté. Il avait rejeté sa Noss pour rejoindre Anaëh. Renié sa mentor, oublié ses géniteurs. Avait-il fait le bon choix ? Suivre aveuglément la Symphonie était-ce ce que Kÿria attendait de lui ?

Il sauta lestement à terre et se retrouva devant le vieil elfe à l'Empreinte si particulière. Une mèche de ses cheveux bruns tomba sur son visage. D'un balancement de la tête, il la replaça. A sa taille et sa cheville, les lacets de cuir qui enserraient les os du Dolwen qui habitait désormais son esprit firent s’entrechoquer les diverses phalanges et griffes blanches. Un discret tintement se fit entendre dans le silence relatif de l'Oeuvre.

"– Que diriez-vous de nous entretenir en marchant ?"

Sur ces mots, le druide se dirigea vers un petit sentier de terre battue où deux elfes pouvaient se tenir côte-à-côte. Il laissa le choix à Anorn de le suivre ou non, sa démarche sous-entendant que si il ne le suivait pas, l'entrevue s'arrêtait là. Si il lui emboitait le pas, alors peut-être qu'il lui offrirait une nouvelle perspective.

HRP:

A son grand soulagement, on accepta de lui parler. On ne lui tourna pas le dos, on prit pas la fuite. Il savait que certains d'entre eux n'auraient pas eu la patience de l'attendre, et seraient restés seulement pour partir devant ses yeux. Pour lui rappeler combien il manquait d'éducation et de savoir vivre, combien cela était méprisable. Ce n'était visiblement pas le cas de l'elfe qu'il avait en face de lui, et cela le rassura quelque peu, s'il avait jamais été angoissé à l'idée qu'il soit l'un d'entre eux. Prenant la parole à son tour, il posa une question sans même attendre une réponse. Mais il se trompait. Son essence ne le troublait pas. Son essence était sans aucun doute devenue une partie de lui, peut-être d'une façon différente du druide, même à n'en pas douter, et elle ne le troublait pas du tout. Elle le rendait chaque fois plus ébahi, le rendait toujours un peu plus curieux, mais aucunement elle ne le bouleversait. N'ayant pas le temps, ni même l'envie de répondre, il se laissa emporter par ses paroles, et finalement par ses pas. Lorsqu'il s'enfonça dans le couvert des arbres, il le suivit sans hésitation.

 - Ëninríl Il'Dolwen, ravi de faire votre connaissance. Je suis conscient que vous ne savez pas grand chose à mon propos. Je pense que vous savez le minimum, mais je vais tout de même me présenter dans les règles de l'art. Je m'appelle Anornedellon Nedi Lûcannui, et suis le Seigneur Protecteur actuel de la Quatrième Saison. Ayant été un élève assidu à l'Académie, j'ai réussi à atteindre un certain niveau dans la voie de la magie de la vie. Mais je ne sais si cette partie vous intéresse, je n'y attarderai donc pas. Je suis ici aujourd'hui en temps que Seigneur Protecteur, le reste n'a pas réellement d'importance, à mon avis.

Avant de continuer, il rassembla ses pensées, et formula au moins l'ébauche du discours qui allait suivre. S'il était actuellement en sa compagnie, c'était en grande partie parce qu'il avait besoin d'un point de vue extérieur au sien sur les noss. Il n'était pas de ceux qui les considéraient comme des sauvages, ni même de ceux qui ne les considéraient plus comme leurs propres frères. Mais c'était le cas de la plupart des gens qui l'entouraient. Ici, en dehors des murs, aux côtés d'un druide, il espérait pouvoir enfin y voir plus clair.

 - Je suis ici pour parler avec vous des différents qui existent au sein de notre peuple. Actuellement, seul le front compte plus à mes yeux que la réunification de ce dernier. Seulement, je n'ai pas réellement d'idée, ou de convictions quant à une marche à suivre qui pourrait être fructueuse. Certaines Noss me semblent bien trop belliqueuses pour être raisonnées, et certaines cités bien trop haineuses pour être adoucies. Celles ci ne reconnaîtront nullement l'autorité que peut avoir telle ou telle personne au sein de l'autre communauté. Et je dois avouer que c'est particulièrement ce qui me rend la tâche difficile. Ne pas avoir à mes côtés quelqu'un que je saurai être écouté de part et d'autre est sans aucun doute un handicape. Mais cette personne existe-t-elle ? Y a-t-il quelqu'un prêt à jouer ce rôle, quelqu'un capable de jouer ce rôle ?

Parce qu'effectivement, c'était ce qu'il lui manquait. Il lui manquait cette voix que tout un chacun écouterait, que certains n'essaieraient pas de faire taire, sous prétexte qu'il n'avait aucune autorité au sein d'Anaëh. Qu'il n'avait pas plus droit de parole, qu'il n'avait pas plus de sagesse, que tout un chacun. Qu'il n'était pas en droit de demander quoique ce soit, ni de céder quoi que ce soit. Et si pour l'instant, il n'avait pas pour priorité de régler ce problème, une discussion à ce sujet ne pouvait que lui être bénéfique.

"Aucune race ne peut prospérer si elle n'apprend qu'il y a autant de dignité à cultiver son champ qu'à composer un poème."
Proverbe elfique

Le druide s'arrêta un moment, pensif. Son regard s'envola vers la cime verte des arbres qui l'appelaient. Après plusieurs secondes de silence, il se tourna vers Anorn en reprenant sa marche.

"– Ce qui m’intéresse, en réalité, est plus simple, Anornedellon. Qu'êtes vous pour l'Oeuvre ? Un mage sachant manier Ses ressources avec grâce et subtilité, un Protecteur cherchant à protéger son Peuple ? Ou alors êtes vous un frère de n'importe quel elfe, un fils de la Grande Mère, un habitant de Sa Création ?"

Ses pas faisaient crisser la terre sous ses pieds et des branhes caressait son visage. Son attitude toute entière dégageait une profonde relation avec la forêt. Tout dans son être réclamait la Liberté offerte dans les premiers temps pas Kÿria à ses fils. Rien qu'en le voyant, on aurait pu dire qu'il avait pris ce présent et en avait fait sien. Ce qui démarquait sa démarche était aussi cette sincérité presque sauvage. Il n'était pas comme un maître s'adressant à ses esclaves ou comme un roi s'appuie sur ses subordonnés pour mieux s'élever. Il était plutôt comme un chef de meute qui guide sa troupe vers leur destin.

"– Tu me dis vouloir parler des différents qui nous opposent. Et si nous parlions de ce qui nous rassemble ? De ce que l'Ainée a voulu pour nous ? Pourquoi nous borner à des différence, alors que la réalité est tout autre ? Je suis votre Frère, comme Neraën ou Halyalindë, parce que j'ai la même mère que vous. Peut m'importe que ceux-ci soit plus grands, avec des cheveux bruns et habitent dans des demeures de pierre. Car la véritable maison n'est pas celle qu'ils croient. C'est la Forêt toute entière."

Ëninríl fit une pause dans son récit pour laisser le loisir au Seigneur Protecteur d'assimiler ses paroles. Leurs pas les avaient menés dans une petite clairière peu éclairée où seule une pierre saillante perçait le décor uniforme et pourtant unique de l'Oeuvre. Les deux elfes s'en approchèrent et découvrirent une petite rivière qui descendait une pente peu raide en contrebas. Le héraut d'Anaëh s'y aventura et laissant le choix à celui qui le suivait de continuer sa route ou non. Peu soucieux de son choix, ou plutôt, convaincu de celui qu'il ferai, il continua son discours.

"– Vous cherchez un médiateur, Anornedellon. Cette personne existe-t-elle ? Je l'ignore. J'ai toujours voulu tenir ce rôle. Mais je me rends compte à présent que je suis dans l'erreur. Il ne faut pas chercher à unifier Citadins et Noss autour d'un but belliqueux comme la guerre qui nous oppose à nos lointains cousins Sombres. Il faut leur faire comprendre que nous ne formons qu'un peuple. Je ne demande pas aux Citadins de détruire leurs Cités, ni aux Noss de s'abriter derrière des murs de pierre. Mais que nous voyons en chacun des Immortels un être qui pourrait être notre père, ou notre fils.

Regardez autour de vous, Seigneur Protecteur. Vous voyez feuilles, arbres, herbes folles et branches tombantes. Je suis sûr que chacun de ces élément pourrait vous obéir. Mais est-ce cela qu'Anaëh attends de vous ?"

Encore une fois, l'Ornedhel se tut pour laisser Anorn saisir toute la portée de son message. Ensemble, ils arrivèrent près de la petite cascade qui serpentait encore loin dans la Forêt. Ëninríl s'y accroupit, et, mettant ses main en coupe, recueilli l'eau à l'intérieure et la fit descendre dans sa gorge. La fraicheur lui rafraichit les entrailles et lui délia les cordes vocales. Puis il se saisit de quelques baies noire qui bourgeonnaient autour d'un arbuste et s'en délecta également. Il prit son temps, laissant Anorn lui parler comme il l'entendait. Lorsqu'il se releva, il conclut sa tirade :

"– Je veux la paix entre peuples Anorn."

HRP:

Sachant pertinemment que Ëninríl  ne pouvait pas le voir, il grimaça légèrement quand il entendit la première suggestion qu'il fit sur ce qu'Anorn pouvait être. Un mage sachant manier ses ressources. Il ne maniait rien. Il ne contrôlait rien. Il ne pliait rien à sa volonté, n'imposait rien à quoi que ce fut. Qu'on ne fasse ne serait-ce qu'émettre la possibilité que ce soit le cas le révulsait. Etait-ce donc possible que certains pensent encore que les élèves de l'Académie avaient un contrôle absolu, ou tout du moins, qu'ils visaient un contrôle absolu, sur le flux ? Lui était un druide,lui devait savoir mieux que les autres. Au moins le pensait-il. Les choix de réponses qu'il lui offrait étaient bien peu nombreux, bien trop réducteur. Il n'était ni l'un ni l'autre, il était bien plus. Il n'était pas possible de réduire un être à si peu de choses, et surtout à des choses si singulières. Sa mâchoire se serra un instant, et autour de lui, l'herbe s'agita imperceptiblement. Il ne s'était pas refermé au flux, il n'avait pas à nouveau isolé son corps du reste du monde, et cela se fit ressentir légèrement sur son environnement. Mais il enchaîne bien rapidement sur leurs ressemblances, sur ce qui fait d'eux des frères, et des sœurs, des fils et des filles de la Mère. Des habitants, des protégés de la Prime Forêt. De l'Oeuvre de Kÿria. Il lui disait, comme si cela avait besoin d'être rappelé, qu'ils étaient tous elfes. Qu'ils devaient s'unir non pas à cause d'une haine commune, mais grâce à un amour réciproque, un amour fraternel. Et finalement, il souligna le fait qu'il pouvait certainement faire obéir chaque plante, chaque feuilles, chaque bourgeon, autour de lui. Faire obéir.

 - Vos paroles sonnent comme un sermon, Ëninríl. Je ne suis pas un mage sachant manier Ses ressources. Je ne suis pas seulement un Protecteur. Et je ne suis pas qu'un frère. Je ne peux me résumer à des choses si simples, à des choses si définies. Vous ne le pouvez pas non plus. Je suis un fils de la Mère, je suis un frère de chaque elfe d'Anaëh. J'ai une affinité particulière avec le Flux, qui me permet de le laisser s'exprimer aux yeux de tous, qui me permet de faire certaines choses dont d'autres ne connaissent même pas l'existence. Je suis un de ceux qui protègent, et qui guident. Mais il n'est que très peu important de savoir qui je suis. Ce n'est pas cela qui permettra aux Noss et aux Cités de se réunir. D'apprendre au moins à se respecter à nouveau. Si je parle de différents, c'est seulement parce qu'ils posent problème. Les ressemblances sont présentes certes, et c'est ce qui nous unis encore quelque peu. C'est ce qui empêche les Taledhels de se lancer dans une chasse aux Noss, et les Ornedhels de détruire méthodiquement chaque cité, d'abattre chaque mur de pierres. Ce sont les différences qui nous séparent. Ce sont elles qui posent problème, elles que nous devons adoucir. Nous ne pourrons les effacer, mais si nous renforçons les ressemblances, elles paraîtront peut-être moindre.

Il disait qu'il s'était fourvoyé en voulant tenir le rôle de médiateur. Et il lui demandait ce qu'Anaëh attendait de lui. Elle ne lui demandait rien, sinon d'être protégée, d'être défendue. Elle ne lui demandait rien de plus que de la respecter, et de l'aimer, de la chérir comme elle le chérissait. En tout cas pensait-il. Il n'avait pas réellement envie de rentrer dans ce genre de débat avec le druide, parce qu'ils percevaient tout deux des choses bien différentes. Ils n'avaient pas le même regard, pas les mêmes informations. Et lui penserait certainement être plus à même d'en parler qu'Anorn. N'étant pas ici pour aborder ce sujet, il répondit assez évasivement :

 - Quoi qu'Elle veuille, je n'ai aucune utilité, aucune envie de voir ce qui m'entoure m'obéir. Je ne pense pas que l'Art soit fait pour cela, je ne pense pas que nous ayons cette facilité à exprimer le flux pour contrôler quoi que ce soit. Certes nous le pouvons. Mais je ne crois pas que nous le devons. Certaines choses ne sont pas de l'ordre de notre volonté, ou de notre pouvoir. Ce que vous pouvez sans aucun doute comprendre aisément. Vous dites vouloir la paix entre les peuples. Je veux la paix au sein de mon peuple.

Les ornedhels et les taledhels n'étaient pas deux peuples différents. Ils n'étaient pas aussi différents que les anëdhels et les drows. Que les humains et les nains. Non, ils étaient tous des fils et des filles de la Mère, tous des défenseur de la Prime Forêt. Le même sang coulait dans leurs veines, la même volonté de préserver l'Oeuvre les habitait.

 - Nous sommes tous un seul et unique peuple. Bois ou pierre, nous sommes des anëdhels. Et si c'est ce que chacun de nous devrait se rappeler, si c'est ce qu'il faut que chacun garde à l'esprit, ce n'est actuellement pas le cas. C'est pour cela qu'un médiateur est, je pense, nécessaire. Si je m'aventure dans une Noss, il est fort probable que les plus extrémistes ne m'écoutent pas, tant la haine emplit leur cœur, et voile leur esprit. Il en serait certainement de même si quelqu'un tel que vous, issu d'une Noss, venait rappeler aux habitants des cités les plus réfractaires que nous sommes tous les fils et les filles de la Mère. J'aurais plus de poids que vous n'en auriez alors. Sans pour autant être certains qu'ils m'écouteront. Ce qui me pose problème, Ëninríl, ce ne sont pas mes convictions. Ce n'est pas mon ouverture d'esprit, ce n'est pas qui je suis. Je n'ai, pour ainsi dire, simplement aucune idée de ce qui pourrait ouvrir les elfes les plus fermés, ce qui pourrait faire changer d'avis, et de comportement, les elfes les plus bornés. Voilà ce qui me pose problème.

Autour de lui, la forêt bruissait. Il pouvait presque entendre la sève couler dans les arbres, voir les insectes se mouvoir dans l'humus, sentir les êtres grandir. Il était au milieu de la vie, et cela lui redonna tout de même quelque peu l'envie de se battre. L'envie de se battre pour la vie. Penser qu'un jour tout ceci pourrait disparaître, qu'un jour les sombres pourraient purement et simplement piétiner tout cela sans une once de regret, le révoltait. Bientôt il marcherait vers eux. Bientôt il guiderait peut-être quelques uns de ses frères et de ses sœurs vers Ardamir. Vers Eraïson. Et il redeviendrait, le temps d'un instant, celui qu'il avait été, il y a de ça quelques siècles.

"La rancoeur vient de l'ignorance, comme la vengeance de la trahison."
Proverbe Célèbre.

Un sourire s'étendit sur les lèvres d'Ëninríl lorsqu'il entendit Anorn prononcer ces mots. Bien sûr, aucun être peuplant Anaëh ne pouvait être résumé à des choses si simple. Une différence supplémentaire entre elfes et Sombres, qui n'étaient, eux, que des bêtes élevés à la cruauté et dont la seule raison de vivre est la guerre, pensa-t-il. Mais Anotn n'était pas un drow, pas plus que lui. C'était un mage, dont l'aura était perceptible dans la Symphonie tant elle l'imprégnait de sa présence, bien qu'Anorn ne se rendait certainement pas forcément compte de l'étendue. Mais c'était aussi bien plus. Un Fils, un Frère, un Protecteur, et sans doute tant d'autres chose que le héraut d'Anaëh ignorait. Et tout cela rendait chaque elfe unique. Se retournant, il s'adressa au Protecteur qu avançait toujours, deux pas de lui.

"– Vous cherchez des sermons là où il n'y en a pas. Non, Anornedellon, je ne vous rabaisse pas à des choses si claires et définies. Vous êtes bien plus qu'un elfe, un mage ou un Protecteur, et je le sais. Mais votre réponse m'éclaire sur ce que vous pensez, et ce que vous croyez être juste. Puisque vous n'êtes pas qu'un mage dont la volonté est de voir ce qui vous entoure vous obéir, alors nous partons sur une bonne voie."

Ainsi le Seigneur des terres de la Quatrième Saison voulait la paix dans son peuple. Pourtant, malgré qu'Ëninríl pensa la même chose, en regardzant autour de lui, il voyait bien deux peuples s'affronter dans une lutte souterraine acharnée, allant des simples conflits de territoire aux raids soigneusement élaborés. Lui non plus n'avait pas les cartes en main afin de reconvertir les peuples dans une harmonie que la Mère souhaitait.

"– Vous me demandez quelque chose que je n'ai pas, Anorn. Je ne suis ni la personne qui réunifiera les Noss et les Cités, ni celle qui sera médiateur entre les deux. Ce n'est pas le rôle que la Mère m'a donné. Mais je peux, à mon niveau, aller dans ce sens. Ce qui pourrait faire changer les elfes d'avis, c'est une prise conscience collective de nos ressemblance plus que de nos différence. Mais vous connaissez tout comme moi la ténacité de la mémoire de notre peuple. Que faire de plus que d'agir à notre niveau, d'accepter l’autre comme il est et non si sa peau est plutôt brune ou blonde. En quelque sorte, nous résolvons déjà le problème en ce moment même. Mais faire accepter cela aux Anëdhels prendra plus de temps que notre existence _ si tant est que nous y arrivons un jour."

Un petit rongeur détala alors qu'Ëninríl reprit sa marche. D'un geste vif, il attrapa la petite bête, qui essaya un instant de se dégager avant de se calmer, sous les caresses attendries du druide qui lui murmurait quelques mots. Le petit mulot finit même par apprécier et se retourna entre ses mains, se retournant même pour profiter des chatouilles que lui procurait les doigts habiles de l' Ornedhel.

Oui, les Citadins n'ont pas la chance d'avoir le lien qu'ont les Noss avec Anaëh. En ce sens, ils se sont éloignés de la Mère. Mais lorsqu'un frère a oublié ce qu'on lui a enseigné, faut-il le repousser ou lui tendre la main pour se relever. La réponse, bien qu'évidente, ne peut pas être facile.

"– Votre Cité est-elle la cible d'attaque Noss, Anorndellon ?"

HRP:

A vrai dire, il ne lui apportait pas de solution concrète, pas d'idée nouvelle, seulement des constats, encore et encore. Il lui disait que tout ceci prendrait du temps, que cela ne pourrait se faire en un jour. Mais cela, il le savait déjà. Il savait que le temps était nécessaire, qu'ils ne pourraient rien faire sans lui. Alors pourquoi le lui répéter ? Il n'était pas venu ici pour entendre ce qu'il savait déjà, ce qui était évident. Non, il était venu ici pour essayer de voir les choses sous un autre angle, et espérer trouver une solution. Lui rabâcher sa propre vision des choses n'était pas utile. Loin de là. Ca ne faisait pas avancer la conversation, et il avait plus l'impression de perdre son temps qu'autre chose. Lorsqu'il lui demanda si sa cité était cible des attaques Noss, il ne sut d'abord quoi répondre. Sa cité ? Celle où il vivait, lui, avec sa famille ? Quelle était donc l'importance de cette question ?

- Les murs qui abritent ma famille n'ont subi aucun assaut dérangeant de la part des noss. Mais ce n'est pas ma Cité, Ëninríl. Elle ne m'appartient pas. Pas entièrement, en tout cas. Elle m'appartient au même titre qu'elle appartient à tous ses habitants. Et si je n'ai pas subi personnellement ce désagrément, je sais qu'au sein de la Quatrième Saison, cela n'a pas été le cas pour toutes les cités. Certaines ont souffert ardûment d'agressions, et d'attaques toujours plus virulentes. Mais cela, vous le savez sans doute. C'est ainsi partout, depuis le Voile. Où voulez-vous en venir ?

Peut-être au fait qu'il n'était pas personnellement touché. Mais c'était faux. Complètement faux. Anorn était si dévoué envers son peuple qu'il était forcément touché chaque fois qu'il avait vent d'une agression, d'un désagrément, ou autre. Cela, on ne pouvait pas forcément le comprendre si on ne le vivait pas. Si on n'était pas autant impliqué que lui dans une cause, on ne pouvait réellement comprendre la chose. Enfin, il était venu ici pour discuter d'un sujet bien spécifique, et s'étendre sur ses convictions personnelles n'avait aucune utilité ici. Il était curieux de savoir ce que le druide pourrait bien répondre à sa question. Parce que sa réponse serait sans doute décisive quand à l'avenir de leur discussion. Il savait que s'il ne lui amenait pas quelque chose de constructif, quelque chose d'intéressant, il mettrait fin à cette entrevue. Il avait encore à s'entretenir avec Halyalindë aujourd'hui, et il savait que cette dernière discussion serait assez importante.

"Les Ornedhels et les Taledhels sont une vue de l'esprit. Dans l'oeil de la Mère ne brille qu'une chose : Ses Fils, les Taledhels."
Citation cléricale.

Le regard d'Ëninríl dévia vers le visage du Seigneur Protecteur. Ses joues étaient creusés, ses traits tirés. Le temps avait lassé ses traces. Ses yeux, d'un bleu glacé, renforçait l'emprise des années autant sur son physique que ses émotions. Seul ses cheveux tranchaient avec la froideur de son expression. Mais ce que l'on retrouvait chez cette elfe, plus que chez tous ses confrère, c'était sa prestance, et son charisme inégalable. A cette seule vision, on comprenait le sens que prenait l'immortalité pour les elfes : une plaie qui vous arrache les joues sans jamais vous emporter, mais une manière de vous faire redresser vos épaules et de changer vos iris en puis de savoir sans fond.. Anorn était un homme fait pour régner, sans aucun doute. Et il le faisait adirablement bien dans sa Cité, comme le druide avait pu le constater.

Ëninríl en était l'exact opposé. Plus jeune et plus petit, il n'avait pas la même prestance. Ses mots n'avaient pas le poids de l'expérience avec eux, mais étaient la bouche de la Forêt. La candeur que l'on attribut parfois aux elfes n'ayant pas encore leurs trois siècles révolus ne pouvait lui être attribués. Et la vie avait lui aussi commencé à le rattraper en tirant imperceptiblement ses joues vers le bas. Un sourire peignait cependant son visage. Créature de Kÿria, il avait appris à profiter de chaque instant comme un moment offert par la Mère. Et cette conversation en était un, assurément.

Ses pensées reprirent le cours de la conversation. Si les Noss épargnaient la Quatrième Saison, alors il serait peut-être plus facile de leur faire entendre raison. Ëninríl n'avait jamais compris cette folie meurtrière qui prenaient certains clans contre les Taledhels... Jamais la Mère, même si ses Fils de Pierres laissaient des sillons indélébiles dans Sa Prime Création _ chose que le druide réprouvait au plus au point, bien qu'il n'en parla jamais, car chaque pelletée de terre enlevée à Anaëh lui laissait une cicatrice dans le coeur _ ne pouvait cautionner que ses Fils s'entretuent. Elle n'avait pas la rancoeur de Calimenthar châtiant ses rejetons.

"– Ne laissez pas la colère gagner votre coeur et assombrir votre jugement. Certes, aucun Ornedhel ne devrait lever ses armes contre les Taledhels. Mais que parlait vous des marques que vos pairs tracent de la Forêt, faisant fi des enseignements de la Mère pour creuser des carrières pour élever d'autres murs de pierres qui les éloigneront plus d'Anaëh ? Nous avons tous nos torts Anornedellon. Et seul un retour à Son éducation pourra mettre les Anedhels sur une même direction."

Un discret soupire coupa la parole du druide. Il souffla dans la forêt, en se rendant compte de ce qu'Elle attendait de lui. Une tâche bien trop lourde pour ses seules épaules reposait sur ses actes. Et cela s'ajoutait à tant d'autres quêtes qu'Elle lui avait confiée. Dans le vert profond de la Sylve il plongea ses yeux et sentit un murmure l'appeler, murmure qu'il n'avait plus entendu pendant des ennéades, alors qu'il était à sa chasse. Comme un nouvel appel à la traque, la Symphonie lui indiquait la direction à prendre.

"– Anorndellon, vous voulez une solution, en voici une. Ne croyez pas que ma science est infuse, ou que cette solution soit la meilleure, ou simplement la bonne. Envoyez des émissaires dans les Noss aux alentours de votre Cité. Ils devront être non armés, volontaire et désireux de faire changer les choses. Qu'ils discutent, assis sur l'herbe, aux chefs de clans, de votre volonté de rapprochement. Jamais ils ne devront hausser le tonton ou faire mine de dégainer, ou ils mourront à coup sur. Mais surtout, gardez cela à l'esprit. Jamais vous ne convaincrez les Noss de se ranger derrière des barrières de pierres. Offrez leur votre aide, vos armes, et une raison pour aller dans le même sens. Alors ils vous écouteront."

Le druide plongea ses yeux vairons dans ceux, glaciaux, d'Anorn. Le regard déséquilibré par les deux couleurs, il observa calmement le Seigneur Protecteur, guettant sa réaction. Dans ce regard transpirait l'honnêteté, et l'envie de rassembler son peuple sous une même bannière brillait dans sa pupille.

A mesure qu'ils s'enfonçaient sous le couvert des arbres, Anorn pouvait ressentir l'envie du druide de bien faire, l'envie de l'aider, d'aider son peuple. Mais chaque fois qu'il prenait la parole, il avait l'impression qu'il se trompait fondamentalement sur les intentions de l'archimage, lui attribuant des pensées, des réflexions qui n'étaient pas siennes. Qui pouvaient sans doute être celles d'un elfe de pierres, mais définitivement pas celle d'Anorn. S'exprimait-il mal ? Avait-il une façon de parler qui ne convenait pas à son interlocuteur, qui avait du mal à se faire entendre ? C'était possible. Seulement, il ne savait pas comment s'exprimer autrement, et cela l'ennuyait un peu. La colère n'assombrissait en aucun cas son jugement, ne venait pas noircir son cœur, parce qu'il n'en avait aucune. Chose qu'il fit savoir promptement. Mais qui n'avait sans doute aucune pertinence. C'était uniquement le désire de bien faire, de bien dire, pour ne pas laisser place au doute, ou la suspicion. L'envie de rétablir une vérité qu'il pensait légèrement bafouée.

 - Je ne prétends pas n'avoir aucun tord, Ëninríl, loin de là. Il est certains que je comprends le point de vue des Noss, je sais combien il leur est douloureux de nous voir édifier ainsi des murs de pierre, d'ainsi exploiter l'Oeuvre de notre Mère au lieu de vivre en symbiose avec elle. Je comprends les divergences de pensées, les différences de conviction. Je ne revendique pas le fait d'avoir raison, je ne revendique pas ma façon de vivre. Je revendique uniquement la liberté d'expression, la liberté de vivre comme nous l'entendons, et comme nous pensons être le plus proche du souhait de la Déesse Mère, à défaut d'être juste.

Et finalement, il lui apporta une solution. Envoyer des émissaires. Parler. Pour comprendre. Pour convaincre les plus fermés d'entre eux de s'ouvrir un peu. Ou au moins d'être moins agressifs, plus pacifistes. Envoyer des portes paroles, des elfes ouverts d'esprits, prêts à jouer leur vie pour le bien commun. Parce que c'était de cela qu'il s'agissait. Si certaines Noss étaient plutôt calmes, d'autres étaient autrement plus virulentes. Et il allait de soi qu'ils devaient les atteindre, eux aussi. Sans quoi ils ne feraient que gratter la surface, effleurer le problème.

 - Envoyer des porte paroles me semble être une bonne idée, je crains seulement que certains d'entre eux ne reviennent pas vivants. Il me faudra trouver des volontaires qui ne tiennent pas tant à leur vie, et qui placent la réconciliation avant leurs propres inétrêts. Quant au fait de les ramener au sein des cités... Non, c'est loin d'être mon but. Il est tout simplement impensable de vouloir les enfermer entre des murs de pierre, d'aller contre leur gré, et contre leurs besoins. Je ne suis pas de ceux là, si un temps soit peu ils existent. Mais assez parlé de ce dont j'ai besoin, je pense avoir suffisamment de pistes à ce sujet pour construire ma propre réflexion. Avez-vous besoin de quelque chose en particulier ? Souhaitez-vous aborder un sujet quelconque ?

Il avait accaparé la discussion un long moment, et il lui semblait normal de lui demander en retour s'il pouvait lui rendre service comme lui venait de le faire. S'il ne pensait pas avoir la science infuse, il pensait tout de même pouvoir lui offrir les fruits de son expérience. Fallait-il encore qu'il en ait besoin.

"Si deux frères s'affrontent pour leurs différences, alors qu'ils regardent leurs ressemblance."
Ëninríl Il'Dolwen

La sincérité et l'honnêteté du citadin l'étonnait. Anorn s'ouvrait à lui et lui confiait craintes, projets et remises en cause. Rares étaient ceux qui, grisés par le pouvoir, gardez la sagesse du Protecteur. Ëninríl s'approcha de l'elfe. Il mit son visage à quelques pouces à peine du front de l'autre et fixa ses prunelles. Dans un chuchotement, il dit :

"– Votre sagesse est respectable, Anorn. Bien peu d'elfe ont une telle présence d'esprit après un millénaire. Je vous respecte pour ce que vous êtes devenu. Mais sachez que vous ne pouvez imaginer ce qu'un Ornedhel ressent lorsque l'on mutile Sa Forêt. Je vous sait de bonne volonté, et vous le savez pour moi aussi. Nos deux peuples ont des torts, on ne peut le nier. Mais si il en est un qui n'est que celui des Cités, c'est celui de pomper les ressources de la Mère."

Ces paroles sonnaient comme un sermon, mais elle n'en était pas. Tout juste l'expression de la douloureuse sensation qu'on ressent lorsqu'on vous arrache un membre. Ëninríl continua :

"– Mais jamais, jamais, je ne laisserai deux Frères s'entretuer pour quelques lopins de terre. Anaëh appartient à tout Ses Fils, et il est grand temps que les Anedhels s'en souvienne."

Le sourire, qui avait disparu de la face du druide, y réapparut. Il s'éloigna du protecteur mais ses deux yeux vairons restèrent plantés dans ceux du Taledhel.

"– J'ai confiance en vous, Anorn. Ayez confiance en moi. Ramenons nos peuples à la Raison. Repoussons les Sombres ensemble, ou il sera trop tard pour constater nos ressemblances et nos torts."

Sur ces paroles, le druide inclina la tête. Son au revoir fut compris, et il disparut dans la brousse. Seule trace de sa présence, une longue plume grise sur le sol.