De Charybde en Scylla

« Le quoi ? »

« Le… Baronnet des Îles… »

Marco Solomeo se retint de pouffer. Le jeune garçon qui faisait face à Enrico, lui, se sentait extrêmement mal à l’aise. Et pour cause, l’estropié s’exprimait d’une voix grave et dénuée de toute chaleur. Son expression restait inchangée, même dans la plaisanterie, comme s’il était devenu pince-sans-rire en à peine quelques jours… Mais le jeune homme ne pouvait pas savoir. Pour lui, le Baron faisait partie de ces gens qui avaient tout réussi dans leur vie, des héros à succès qui n’avaient leur place que dans les contes et les chansons des troubadours. Et si la geste d’Enrico était en effet de celles-là, c’était tout son petit monde qui s’était effondré depuis près d’une ennéade…

« Les Scylléens ? »

Le petit maigrichon, qui portait un surcot marqué du blason de la famille Montecale, acquiesça tout en s’éclaircissant la gorge.

« Les Scylléens… et les Mervalois aussi… et j’ai aussi entendu un Langecin s’esclaffer en l’entendant… heu… Un cousin d’Hector de Tall, je crois. Votre Honneur. »

Enrico n’aimait pas le page que lui avait dégoté son frère Raúl. Un éphèbe frêle qui tremblait de peur à chaque bruit suspect et à chaque élévation de voix. Enrico n’aurait même pas été surpris qu’il ait peur du tonnerre ou de l’éclat des sabots sur les pavés. Il le renverrait sûrement dans quelques jours, et en trouverait un qui lui conviendrait plus que ce jeune pleurnichard.

« Va, alors. Si c’est tout ce que tu as à m’annoncer… »

Marco Solomeo s’apprêtait à se diriger vers la porte pour l’ouvrir au garçon, mais lorsqu’il vit que ce dernier ne bougeait pas, il s’arrêta à mi-chemin. Enrico releva la tête de son pupitre, arquant un sourcil.

« Encore une chose, Philibert ? »

Le jeune homme acquiesça, et s’humecta les lèvres. Il sortit un vélin de sous son surcot, et le déposa devant son Baron, reculant ensuite prestement. Intrigué, Enrico se saisit de la lettre, cachetée du dragon des Anoszia. L’air encore plus perplexe, il regarda Philibert pendant qu’il brisait le sceau de cire, et déployait le parchemin. L’expression du garçon était toujours aussi geignarde. Il n’avait pas l’air d’apprécier de voir Enrico le jauger. Après un soupir, Enrico se promit qu’il chercherait demain un autre page, et que jamais plus il ne demanderait l’avis de son frère sur la question… Une fois le vélin déplié, il le posa sur son bureau, et commença à le lire. Un mince sourire se dessina sur ses lèvres en voyant qu’il s’agissait de la pétillante Azénor. Une lettre écrite délicatement, avec une encre qui avait dû coûter cher. Totalement le genre de la Fleur de Velmone.

Mais alors qu’il parcourait le contenu du message, son sourire s’estompa. Il parcourait fiévreusement les dernières phrases, avec un malaise grandissant. Azénor quittait Diantra ? La main sur son bureau se crispa, et il interrogea du regard Marco, qui le regardait avec un œil interrogateur. Enrico regarda alors le jeune page.

« Quand as-tu reçu cette lettre ? »

« Heu… Il y a trois jours, seigneur. »

« Et c’est maintenant que tu me la donnes ?! »

Le garçon recula d’un bond.

« Mais… mais… on m’avait dit de ne pas vous la donner avant ! »

« Perro sarnoso ! BASTARDO ! Mierda basura ! TU MADRE ES MAS HORRIBLE QUE TYRA ! »

Le jeune homme bondit une fois de plus, et partit en courant, claquant la porte derrière lui. Marco était près d’Enrico, et essayait de le raisonner. Quand il commençait à insulter en vieux suderon, ça n’allait vraiment pas… Il mettait ça sur son état déplorable depuis plusieurs jours. Comme quoi, le mariage ne réussissait pas à tout le monde.

« Hola, doucement messire… La mère de ce pauvre garçon n’a rien avoir là-dedans… »

Le Baron se calma, et se vautra plus profondément dans son siège, bras sur les accoudoirs. Il soupira.

« J’avais promis de veiller sur elle… Que dira Oschide, à son réveil ? Ça va encore me retomber sur la poire, et je vais m’en vouloir ! »

« Mais non, seigneur… Écoutez, vous voulez que j’envoie des hommes la surveiller ? »

Enrico réfléchit un instant, avant de hocher négativement la tête.

« Je ne veux pas qu’elle se sente épiée… C’est un oiseau, Marco. Elle est faite pour la liberté. Mais nous savons tous les deux quelle est la véritable réalité du monde. Non… Envoyez juste quelques hommes. Mais ils ne devront pas être vus par la Damoiselle. Prenez… hmmm… Hésiandre et Gillon, Azénor ne m’a jamais vu avec. Qu’ils prennent deux autres hommes de confiance, et la suivent dans son périple du Nord. Compris, Marco ? »

L’épéiste acquiesça, faisant jouer de sa cape dans l’air ambiant avant de se retirer de la salle. A l’intérieur du bureau, Enrico était seul à présent. Les récents événements l’avaient poussé à se faire de plus en plus rare dans l’entourage des personnes qu’il fréquentait d’habitude. Perdu dans ses pensées, loup solitaire que seule la lumière de la lune venait réchauffer, le marin agrippa une bouteille de rhum, dont il se versa un verre plein. Pourquoi s’en priver, après tout…