La brise de l'océan [Libre]

Mois de Karfïas, 11ème année du XIème cycle

Bien que l'été soit encore souverain sur Miradelphia, la proximité de l'océan Nordique apportait à la région un climat fort différent de celui qu'Haldren avait connu à Alëandir durant les ennéades précédentes. Les températures nettement plus fraiches et les frondaisons moins touffues de la forêt donnaient aux lieux une beauté sauvage qui rappelait presque parfois au Triumvir les paysages de l'Est du Zagazorn. Lorsqu'au détour d'un bosquet de tilleuls apparurent les îles de Malereg et d'Ondolaure, il s'arrêta en se perdant dans ses pensées pour se remémorer tout le chemin parcouru depuis l'Elda. Quel destin surprenant que ce drow millénaire devenu par la grâce de Kÿria un habitant de l'Anaëh.

Findilas le regarda sans mot dire, aussi discrète mais inquisitrice qu'à son habitude. La prêtresse qui lui avait été assignée par la Main le suivait comme son ombre depuis leur départ d'Alëandir. Officiellement en charge de le guider, de l'aider à découvrir sa nature elfique et de lui expliquer les enseignements de base en vue de la cérémonie du Choix, Haldren la soupçonnait aussi de devoir le surveiller pour vérifier qu'il ne créée pas de troubles politiques (volontairement ou non) dans des régions encore remuées par les séquelles du Voile. Cela lui pesait parfois de se sentir comme un animal observé par un biologiste curieux, mais il devait admettre que la présence de Findilas à ses côtés se révélait précieuse pour faciliter son passage et éviter les questions indiscrètes.

Laissé libre de ses mouvements et accepté parmi les elfes de l'Anaëh, l'eldéen repentant n'était toutefois pas resté à la capitale, prenant la direction du nord et des terres de l'épine dorée. Qu'est-ce qui l'amenait à Malereg ? Le souhait de s'éloigner du sud du royaume elfique où sa présence risquait de fuiter jusqu'à des oreilles drows ? L'envie de revoir les flots tumultueux et la beauté indomptée de l'océan nordique ? La volonté de disposer d'un endroit au calme loin du tumulte de la capitale ? L'intérêt de se rapprocher du Zagazorn et de ses mystères ? La curiosité de découvrir d'autres protectorats, en particulier celui du trône d'ébène ? Peut-être un peu de tout cela, mais avant tout Haldren se trouvait en ces lieux car son instinct l'y guidait et l'archimage se laissait désormais souvent guider par ses intuitions.

Reprenant leur marche, les deux voyageurs arrivèrent à une ceinture de murailles en piètre état, envahies par la végétation. Si certains pans de murs tenaient encore solidement, à d'autres endroits des brèches massives s'ouvraient telles des gueules béantes prêtes à avaler tout intrus.

Cette muraille ne stopperait pas une armée bien organisée plus de quelques minutes, maugréa l'ancien Obok Senger avec un air réprobateur.
Il s'agit du mur de Termalion, du nom d'un ancien Seigneur Protecteur, expliqua Findilas de sa voix douce. Les habitants de Malereg ont depuis longtemps abandonné cette muraille au profit d'autres moyens de défense.

Une fois le mur passé, ils arrivèrent assez rapidement dans la cité de Malareg en elle-même, à tout le moins dans la partie construite sur l'île du même nom, la cité ayant depuis le temps débordé assez largement sur les rives du lac et jusqu'à la côte. Tout en avancant, la prêtresse entreprit d'expliquer à son "élève", qui s'avérait être quatre fois plus agé qu'elle, la façon dont fonctionnait le système politique local. Basé sur un conseil de neuf ou douze membres suivant que la session soit ordinaire ou extraordinaire, amenant à un équilibre des pouvoirs entre les cultes religieux et les corps de métiers dont le Seigneur Protecteur pouvait jouer pour assurer le rôle d'arbitre.

Et les discussions ne sont pas interminables au vu du nombre de membres ?
Parfois si, mais de leurs paroles découlent leur sagesse. Cela assure une juste représentation de tous au sein du conseil.
Pour décider il faut être un nombre impair, minauda le Triumvir. Et trois est déjà un nombre trop élevé, les eldéens s'en sont régulièrement rendus compte.

Dans un grand éclat de rire, Haldren pressa le pas en direction de l'auberge où ils devaient passer la nuit, laissant une Findilas interloquée se demander si son compagnon plaisantait ou pas.

Ce sera parfait ! s’exclama Haldren en se frottant le menton avec une moue appréciatrice.

Un peu surprise, Findilas s’approcha et contempla d’un œil circonspect la bâtisse devant laquelle se tenait l’ancien eldéen. Située à l’extrémité nord de l’île de Malereg, là où le fleuve encerclant la cité se jette dans la mer nordique, cette maison avait connue de meilleurs jours. Sans doute s’agissait-il autrefois de la résidence d’une des familles elfiques de la région, mais au vu des volets branlants et de la couche de poussière qu’on devinait dans les pièces, plusieurs décennies devaient s’être écoulées depuis la dernière fois qu’un natif de l’Anaëh y avait mis les pieds. De telles demeures abandonnées se trouvaient ça et là sur l’île, en particulier depuis que plusieurs clans préféraient vivre sur la côte en face du lac.

Je ne comprends pas, interrogea la prêtresse.
Il nous faut bien une habitation, non ? Celle-ci présente tout ce qui s’avère utile : située un peu à l’écart des zones passantes de la cité, donnant directement sur le delta du fleuve et la mer, suffisamment spacieuse sans tomber dans un excès de pièces dont nous n’aurions que faire. Que demander de plus ?

Dans l’absolu la démonstration de l’hybride se tenait, à un petit détail près : l’état de délabrement des lieux. Si les murs tenaient encore bien debout, une végétation luxuriante recouvrait le toit et les équipements intérieurs semblaient aux abonnés absents. Sans doute le dernier habitant des lieux avait-il embarqué ses biens avec lui avant de partir. Déjà pourtant, Haldren s’acharnait avec impatience sur la porte dont les gonds rouillés résistaient et qu’il fit sauter après quelques essais infructueux. Suivi comme son ombre par la prêtresse, il entra dans l’ancien hall d’accueil tandis qu’un vent frisquet pénétrant par la porte désormais ouverte remuait une épaisse couche de poussière dans laquelle ils laissaient de profondes empreintes.

Vous savez, je suis sur que je peux en parler au Protecteur pour qu’il vous…
Pour qu’il m’accorde généreusement une cage à lapin ? Merci ma chère, mais je me débrouillerai sans son aide.

A marche forcé, le Triumvir traînait la prêtresse de pièces en pièces, ce qui ne leur prit guère de temps vu les dimensions somme toute modestes des lieux comparées aux grands manoirs devant lesquels ils étaient passés à leur arrivée dans l’île. Un escalier en ruines menait à l’unique étage de la demeure, toutefois le bois grinça si bruyamment dès la première marche sous le poids d’Haldren qu’il n’osa pas poursuivre son ascension. Findilas, qui fulminait intérieurement depuis déjà plusieurs minutes face aux lubies de son protégé finit par exploser :

Enfin Hecil, soyez raisonnable ! Cet endroit est en ruines ! Il vous faudrait des ouvriers pour la remettre en état et personne n’aidera un nouveau venu comme vous !
Faites moi confiance pour en trouver, répondit le Triumvir avec son sourire désarmant.

~~~~~~ Quelques instants plus tard ~~~~~

Haldren et Findilas avaient marché sans guère s’accorder de repos afin de rejoindre les principales voies d’accès de la cité. L’archimage marchait sans mot dire, observant attentivement out ce qu’il y voyait sans réagir autrement que par des marmonnements jusqu’à ce qu’ils arrivent en vue du pont par lequel ils étaient entrés en ville la veille.

Vous m’avez bien dit qu’aucune embarcation ne doit traverser le lac en dehors de celles réservées au culte de Tari ?
En effet. C’est une antique tradition, mais fort heureusement le Menros, le pont d’Ondoteä et le pont de pierre permettent de rejoindre la cité.
Admirable volonté de préserver le repos des Souffles disparus, certes, mais voyez-vous ce qui en résulte ?

La prêtresse regarda le pont, où se créait un embouteillage. Une carriole chargée de tonneaux se trouvait bloquée par un groupe d’ouvriers arrivant en sens inverse et faisant rouler sur des rondins un massif bloc de schiste. Le propriétaire de la carriole et le chef du groupe d’ouvriers s’expliquaient à grands gestes, chacun semblant indiquer à l’autre la priorité de son chargement. Comme s’il avait sucé un bonbon, Haldren sourit de nouveau et commenta à destination de son ange-gardien :

Seul le pont de pierre permet d’amener à Malereg ou à Odolaure les blocs de pierre issus des carrières des monts de l’Est. Tâche éreintante et malaisée vu le poids de ces blocs et la gêne qu’ils procurent pour la circulation. Or à voir le chaos que nous avons sous les yeux, je soupçonne que ces pierres que nous voyons sur l’autre rive sont attendues pour un des temples ou peut-être même pour le palais. Des réparations à y effectuer, sans doute,
Je vois que vous avez bien écouté mes leçons. Et alors ?
Et alors, charmante Findilas, veuillez vous asseoir sur ce banc et me laisser faire.

Les mains dans les poches et sifflotant un air gaillard en vogue dans les bordels de Sol’dorn, l’ancien eldéen laissa la prêtresse et s’avança d’un pas léger en direction de l’altercation qui semblait le réjouir au plus haut point pour d’incompréhensibles raisons. L’arrivée de l’hybride stoppa net l’altercation, les deux groupes d’elfes qui s’étaient constitués pour défendre chacun la priorité de leur chargement se tournant vers lui d’un air suspicieux. De la petite colline d’où elle dominait la scène, Findilas vit l’archimage commencer à leur parler, désignant successivement le bloc de schiste puis l’île de Malareg. Les elfes parurent d’abord fort sceptiques vis-à-vis des explications du nouveau-venu, qui leur dédia un grand sourire avant de poser ses mains effilées sur la pierre.

Findilas ne put retenir un hoquet de surprise en voyant la suite : le massif bloc de schiste qu’une dizaine de bras robustes peinaient à faire avancer sur des rondins commença à s’élever dans les airs. Les elfes qui l’entouraient s’écartèrent en hâte, conscients que si le bestiau leur retombait dessus ils seraient transformés instantanément en marque-page géant. Mais rien de tel ne se produisit, et suivant les directives des mains de l’hybride comme un musicien se dirige sur la baguette du chef d’orchestre, le bloc de pierre se mit lentement à léviter en direction de l’île comme s’il n’avait pas été plus lourd qu’une bulle de savon dérivant au gré de la bise.

Des dizaines de curieux arrivaient de partout pour assister au spectacle… car oui, se dit intérieurement la prêtresse, il s’agissait bien de cela : d’un spectacle. La Main lui avait recommandé la discrétion en insistant sur la tendance de Hecil à en manquer. En tout cas pour la cité de Malareg ce serait un échec cuisant au vu du nombre de badauds qui discutaient autour de l’archimage et du chef de chantier elfe tandis que les deux compères semblaient se mettre d’accord sur un accord. Le bloc de schiste gisait désormais abandonné sur le bord de l’île, la magie télékinésique ayant cessé son œuvre.

Lorsque Haldren revint la trouver, un petit sourire de satisfaction retroussait ses lèvres, le faisant presque ressembler à un chat qui aurait mis la patte sur un gros pot de crème.

Considérez le problème des ouvriers comme résolu. En échange de mon « aide » pour amener leur chargement de blocs de schiste jusqu’à l’île, nos amis assureront les réparations nécessaires.

Pour la première fois depuis des jours, Findilas s’autorisa elle aussi un petit sourire.

~~~~~ Environ une ennéade après le post précédent ~~~~~

Les travaux allaient bon train dans la maison et Findilas regardait d'un œil distrait un groupe d'ouvriers réparer l'escalier qui menait à l'unique étage de la demeure. Mais son regard déviait régulièrement sur Hecil qui se trouvait en grande discussion dans le jardin avec un herboriste elfe natif de Malereg dénommé Eledhwen, dans l'échoppe duquel l'hybride avait passé plus d'une heure quelques jours auparavant. Quid du contenu de leur échange ? Hecil avait refusé de le lui révéler mais le soir même Findilas l'avait trouvé en compagnie d'un grand corbeau d'un noir d'ébène qui le fixait de ses yeux anthracites. Sensible à la magie, la prêtresse avait vite compris qu'il s'agissait d'une créature invoquée par le mystérieux mage. Bien que désapprouvant la présence en Anaëh d'un être n'étant pas né du don Divin, la prêtresse n'avait pas insisté, d'autant plus que le corbeau était parti dès le lendemain en direction du sud, un parchemin écrit par Hecil solidement noué à une de ses pattes.

La veille, le corbeau était revenu avec un paquet de tissu remplaçant le parchemin au niveau de ses pattes. Malgré le poids du sac, le corbeau ne semblait guère fatigué ou gêné, ce qui confirma sa nature non naturelle à la prêtresse. Continuant ses cachotteries, Hecil avait aussitôt escamoté le sac qu'il tenait présentement à la main et venait d'ouvrir afin que son interlocuteur elfe puisse voir ce qu'il contenait. Findilas vit l'herboriste se pencher, glisser un doigt dans le sac puis l'amener jusqu'à ses narines pour le humer longuement avant de hocher la tête d'un air satisfait. Eledhwen prit le sac des mains de l'hybride puis lui tendit une minuscule flasque que ce dernier saisit respectueusement avant de la glisser dans l'une des poches de sa tunique. Apparemment satisfait, les deux compères se saluèrent avant de repartir chacun de leur côté avec de grands sourires.

N'en tenant plus de curiosité, la prêtresse agrippa son protégé lorsqu'il rentra dans la demeure, bien décidée à savoir ce qu'il tramait. Après tout, la Main elle-même l'avait confié à sa garde pour s'assurer qu'aucune de ses actions ne nuirait à l'Anaëh.

Que faisiez-vous donc avec Eledhwen ?
Du troc, ma chère amie, du troc. Ce paquet ramené par mon corbeau hier au soir contenait du safran et du rin-ruîn. Ces plantes poussent mal en Anaëh, qui ne dispose pas d'un climat adapté à leur culture, mais sont beaucoup plus courantes dans les plaines et maquis d'Ithri'Vaan ou de Péninsule. Mes... "contacts"... à Thaar m'en ont donc envoyé une petite quantité que j'ai remise Eledhwen, qui saura en faire bon usage.
Et cette petite fiole qu'il vous a remit en échange ?
Elle contient quelques gouttes de suc gastrique de dreatite. Rarissime, voire quasiment introuvable en dehors de l'Anaëh. Les alchimistes de Thaar vont se battre pour l'acheter.

Findilas lui jeta un regard circonspect comme pour vérifier s'il ne lui cachait rien. L'hybride semblait sincère, toutefois elle décida de creuser un peu plus ses investigations.

Vous vous lancez dans le commerce, Hecil ? demanda-t-elle non sans une réelle curiosité.
D'une certaine façon oui, bien que ce terme ne recouvre pas pour moi le même sens que pour vous puisque le système monétaire de l'Anaëh est inexistant. Je préfère donc me voir comme un facilitateur d'échanges pour des produits malaisés à trouver.
Pour le plus grand bénéfice de vos "contacts", je suppose ?
Et des miens, oui. Assurer le rôle d'intermédiaire en produits de luxe me demande du temps et des efforts. J'y gagne de l'argent en Ithri'Vaan tout en tenant enfin au sein de notre peuple un rôle utile.

Findilas le regarda s'éloigner à grands pas en direction du groupe d'ouvriers tout en remuant les bras avec vigueur pour leur signaler quelques détails à corriger. La prêtresse se sentait intérieurement soulagée de voir Hecil trouver un moyen d'aider la communauté elfe, ce qui semblait prouver une amélioration de sa compréhension du fonctionnement intime de l'Anaëh. Quel dommage qu'il continue en parallèle à promouvoir l'aspect lucratif de ses trafics en Ithri'Vaan, mais sans doute fallait-il y voir l'effet des longs siècles passés loin des siens, dans un monde où des pièces de monnaies sonnantes et trébuchantes achètent les âmes comme les corps.