Reconstruire ce qui fut brisé. | Dyarque |

    Il avait soudainement eu envie de partir. Il n'aurait su dire pourquoi, mais les murs blancs d'Alëandir lui apparaissaient soudainement comme une prison de laquelle il lui tardait de s'extraire et, sans un bruit, il s'en était allé. Personne n'avait essayé de l'arrêter, même quand il avait franchi les portes de la demeure royale. Il ne s'était pas attardé dans les rues de la ville et, par chance, personne ne l'avait reconnu. Cela lui avait presque fait du bien et, s'il n'avait pu se départir de son visage austère, au moins avait-il salué de la tête un ou deux passants.
    Retrouver la Prime Forêt fut un choc et il se rendit compte de l'elfe qu'il était devenu : il ne se souvenait plus avoir marché autrement que pour passer de sa chambre à la salle du trône. Son univers s'était résumé ces deux pièces, le reste de l'Anaëh s'était mué en mots ; ils avaient leur importance, à n'en pas douter, mais ils étaient des mots sur du parchemin. L'espace d'un instant, il eut presque honte et son regard se promena sur la flore alentour, comme pour mieux savourer les retrouvailles. Il était toujours sourd, mais se sentait bien et c'était peut-être la première fois depuis des mois. Le passé demeurait un lourd manteau qui pesait sur ses épaules mais ce fardeau lui semblait tout de même plus léger. Sans un mot, il continua son périple sans vraiment savoir où cela le mènerait. Peut-être ne se retournerait-il jamais, peut-être entamait-il une errance qui ne se terminerait qu'à sa mort. Cette idée lui fit peur et le séduisit en même temps, cruel paradoxe de l'elfe qui ne pouvait pas tout abandonner mais qui ne désirait rien d'autre. L'air absent, il marquait de régulière pause, comme s'il hésitait sur le chemin à suivre. Il ne s'inquiétait pas, ne réfléchissait pas même. Il avait lâché prise et son instinct, longtemps endormi, reprenait le dessus. L'esprit comme endormi, il se contentait d'avancer. Rien d'autre ne comptait.
    Finalement, il déboucha dans ce qui semblait être une clairière et ses yeux froids se posèrent sur une femme qu'il ne reconnût d'abord pas. Marquant un temps d'arrêt, il la regarda sans comprendre, certain de la connaître, avant que la réalité s'imposât à nouveau à lui. Il prit conscience d'où il était, sans vraiment comprendre pourquoi, et se détendit quand il entendit la voix d'une vieille amie. « Vous paraissez plus grande, entourée de brume, » dit-il l'air imperturbable. C'était le premier semblant de plaisanterie qu'il faisait depuis des lunes.

    Il s'en souvenait comme si cela s'était produit la veille. La voix de Dragan avait résonné dans la salle du conseil, emplissant chaque recoin, installant le règne assourdissant du silence. Alors, il s'était levé et pendant plusieurs longues secondes, il s'était senti au bord du précipice. Il avait cru voir le temps s'arrêter, le vent avait cessé de souffler dans les branches et son cœur de battre dans sa poitrine, du moins aurait-il pu en jurer. Il avait senti sa bouche s'ouvrir et ses lèvres soudainement sèches signer son arrêt de vie ; condamné à vivre pour assumer ce fardeau qu'il avait accepté et qui le garderait vivant le temps nécessaire.
    Il y avait beaucoup de similitude entre ce qui s'était passé le jour où il avait accepté de devenir Seigneur Protecteur d'Alëandir et d'Anaëh ; paradoxalement, il ne ressentit pas du tout la même chose. Son cœur cessa de battre, oui, mais ce ne fut pas un profond désespoir qui serra l'organe fatigue, plutôt un mélange de fol espoir et de déni résigné. Un instant, tout son être voulut se réjouir, toute son âme vibra d'une volonté de revivre, mais il refusa. Il tomba seulement à genoux, les yeux secs et le visage fermé. « C'est impossible. » murmura-t-il et cet aveu lui fit mal, alors que se dessinait sous ses yeux azurés une silhouette depuis longtemps disparue. Trop longtemps, hurlait sa raison tourmentée, pour simplement revenir. Il en avait oublié la Blanche, ce mythe qu'il avait appris à connaître, cette femme qu'il devinait derrière la brume et le mysticisme. Il ne voyait que cette ultime blessure. « Alors, c'est terminé. Tout est terminé » dit le vieux mage et il y avait du soulagement dans sa voix, comme si avoir enfin la preuve de sa folie le libérait. Il ne pouvait plus prétendre à quoique ce fut, désormais. Son temps était révolu.
    Elya n'avait pas bougé. Elle s'était contenté de regarder l'elfe en face d'elle, derrière ce masque distrait qu'elle abordait sans cesse, ces traits impassibles qui ne l'avaient plus quittée depuis ce fameux jour où elle avait voulu créer. Seulement créer. Finalement, elle esquissa un pas, puis un autre, jusqu'à finalement rejoindre cet elfe qui, à genoux, la regardait sans la voir. Elle posa une main sur sa joue et ferma les yeux, esquissant un sourire rêveur, tandis qu'elle sentait la peau froide et terne se tendre. « C'est impossible » répéta le mage mais il y avait de l'espoir dans sa voix.
    La scène devint flou et sous ses yeux agrandis par la surprise, sa chambre à Lanthaloran se dessina, d'abord comme une esquisse imprécise, puis se révélant dans ses moindres détails. Elya sourit alors qu'elle contemplait son œuvre, produit parfait d'une magie dont elle était prisonnière. « Je ne suis jamais partie. » Et l'on n'aurait su dire si elle parlait de cette fameuse chambre où elle avait failli mourir ou si elle affirmait n'avoir pas disparue pendant plus de six longues années. « Non. Tu n'es jamais partie. »
    Et, sous les doigts d'Elya, la larme roula.

    La voix d'Aerlinn ne fut pas suffisante pour ramener le vieux mage à la réalité. Il l'écouta, mais son attention était entièrement tournée vers Elya ; le regard vague passa de son père à genoux face à elle à la Blanche et Elya mit fin à son illusion, les ramenant tous trois dans la belle Anaëh. Dyarque cligna des yeux, surpris, et se rendit compte de ce qui venait de se passer : il s'était laissé happé, il avait oublié complètement la réalité. Elya aurait pu faire ce qu'il voulait de lui et cette pensée, si elle ne l'effraya pas, ne fit que lui rappeler sa faiblesse. Lentement, non sans continuer d'écouter, il se remit à genoux puis attira la silhouette fragile contre son torse. Elya se laissa faire sans vraiment réagir, il ne s'en soucia pas.
    « Je crains que ce printemps là ne soit plus terrible encore que le plus mordant des hivers, répondit calmement Dyarque. Nous sommes à la croisée des chemins, mon amie, et aucun ne s'accorde sur la voie à choisir. Moins nombreux encore sont ceux qui, comme moi, estiment qu'elle ne peut pas être unique et que les elfes doivent choisir d'eux-même sans suivre le mouvement. »
    Avec une tendresse encore raide et gauche, engourdie par une tristesse que rien ne pouvait effacer si vite, il commença à caresser les cheveux de sa fille ; là encore, elle ne réagit pas et il se demanda si son absence prolongée ne l'avait pas encore éloignée du sens commun. Elya n'avait plus rien désirer vraiment depuis son accident, elle était devenue semblable à une coquille vide et il s'en était longuement voulu. L'heure n'était cependant pas à la culpabilité. « Je te remercie. » Il promena son regard autour de lui, observant cette forêt muette qu'il avait jadis su écouter, et se rendit compte qu'il pleurait toujours. Cela ne le dérangea pas, cependant.
    « Alëandir doit redevenir le symbole d'unité qu'il fut jadis et cesser d'être le ralliement des regards et des attentes. Je ne peux pas guider tout notre peuple, pas quand il est si grand, si vaste, pas quand nous possédons tant de communautés, tant de coutumes. Je crois que Ceux qui vivent dans Ses bras l'ont bien compris. Il est temps que les elfes retrouvent leur âme et reprennent leur destin en main. Mais tous ne voient que désunion là où je vois épanouissement.
    — La peur est la plus terrible des chaînes, » murmura pensivement Elya.

    Les mains posées avec douceur sur les épaules — qu'il devinait fragiles — de sa fille, Dyarque regarda un temps son interlocutrice sans réellement comprendre. La brume était certes absente, alors qu'elle avait été un élément clef des apparitions de l'Esprit, et cela donnait de fait un caractère beaucoup plus réel et moins mystique à son apparition, mais le vieux mage n'aurait jamais imaginé qu'un jour, elle lui annoncerait l'accompagner jusqu'à Alëandir. Il n'aurait jamais pensé qu'elle le voulût seulement. Pour autant, dès qu'il eut compris la nouvelle, son esprit ne tarda pas à lui montrer quel symbole cela serait et quel apaisement cela incarnerait. Ils étaient nombreux ceux qui pensaient que la Blanche était un Elëa, ceux qui la voyaient comme une créature à part, voix de la forêt elle-même ; elle n'était pas la Gardienne de la Mère, non, mais plutôt la Gardienne de la Fille.
    « Alëandir sera plus qu'honorée de vous recevoir. » Il en oubliait presque sa fille qui, de son côté, ne faisait rien pour rappeler sa présence. Elle n'avait plus bougé ni esquissé le moindre son dès l'instant où elle avait senti les doigts de son père. Elle souriait, depuis, d'un sourire rêveur mais triste et distant, d'un sourire qui n'en était pas vraiment un. Ses yeux ne se promenaient même plus sur l'illusion qu'elle était la seule à voir ; elle ne la connaissait que trop, cette chambre maudite dans laquelle elle avait voulu créer. Sa punition pour cela était complexe et au delà de la compréhension mortelle, mais sa conséquence la plus immédiate restait qu'elle n'avait jamais vraiment quitté ce lieu qui aurait dû la voir mourir. « Il faudra du temps. Beaucoup de patience. Il faudra... » L'elfe s'interrompit, se rendant compte de ce qu'il faisait et malgré lui, un léger sourire soulagé se dessinait à la commissure de ses lèvres. Le silence s'installa, silence qu'ils mirent à profit pour se jauger, puis Dyarque baissa le regard sur ce visage qu'il s'était résigné à ne jamais revoir. « Me diras-tu ce qui t'es arrivée ? »
    La voix était douce, bien éloignée du calvaire monotone qu'elle avait pu être ces dernières années. Comme souvent, Elya ne réagit pas directement. Finalement, elle posa son regard ambré sur la Blanche. « Il est tel que tu me l'avais décrit ; la fatigue a manqué l'emporter. Mais elle l'emportera, comme elle nous emportera, tous. » Légère pause, durant laquelle elle reporta son attention sur un Dyarque désarçonné, mais pas réellement surpris. Elya n'avait simplement pas changé. « J'étais là, puis elle m'a trouvée. »