A l'aid... Ah non, c'est déjà fini. [Nehril/Sauveur]

Les derniers rayons du soleil éclairaient encore le ciel d'une légère teinte orangée mais, sur l'horizon opposé, la première étoile se distinguait déjà dans la nuit naissante. Avec la fin du jour, les rues de Thaar se vidaient dans certains quartiers, jusqu'à devenir désertes. Seuls quelques établissements restaient ouverts pour accueillir ceux qui avaient trop d'appétits à assouvir pour se préoccuper du danger, ainsi que ceux n'avaient rien à craindre... ou rien à perdre. D'autres quartiers, plus populaires et donc sécurisés, demeuraient fréquentables et une certaine vie y demeurait même la nuit. Cela n'en faisait pas les zones de la ville les plus sûres du monde pour autant mais ce ne serait pas Thaar autrement.

-Tu devrais rentrer.

Alors qu'il observait le ciel changer de couleur, Sauveur se tourna le forgeron qui venait de lui donner ce conseil.

-Mieux vaut ne pas traîner dehors une fois la nuit installée.
-Et que me volerait-on ? J'ai l'air d'un riche marchand ?

L'homme d'un certain âge ne releva pas. Vêtu d'une simple tunique descendant jusqu'à mi-cuisse faite de tissu rêche et ceinturée par une simple cordelette, on ne pouvait pas douter de la condition du jeune gladiateur. Il était clair que l'on ne s'en prendrait pas à lui pour de l'argent, mais ce n'était pas la seule menace.

-Tu ne possèdes peut-être pas grand chose mais tu as toujours ta vie à offrir et certains ne se priveront pas du plaisir de te la prendre.

Sauveur expira fortement puis pinça les lèvres, signe que le message était passé. Du regard, il remercia l'homme pour sa bienveillance. Il était vrai que, s'il n'avait rien, il n'était pourtant pas immunisé contre les attaques. Lui qui n'avait encore jamais tué mais qui avait déjà discuté de la chose avec des frères aînés ne comprenait pas comment on pouvait se satisfaire en ôtant une vie. Il ne souhaitait même pas la mort à celui qui l'avait réduit en esclavage et tué sa mère. Il lui souhaitait simplement de tout perdre, comme lui avait tout perdu.

-Quand penses-tu avoir fini ?
-Pour une épée cassée ?!... Laisse-moi au moins deux jours. Pour le reste, repasse demain après le déjeuner. Je vais fermer boutique, là.

Sauveur hocha la tête avant de sortir. Direction l'école de gladiateurs de l'Aile Blanche où l'attendait probablement l'entraîneur qui l'avait envoyé. Il n'avait pas participé aux combats d'arène d'aujourd'hui, c'était pourquoi on lui avait donné quelques courses à faire pour le compte de l'école. Plusieurs armes et armures avaient été abîmées et méritaient bien plus de soins que ce qu'ils étaient capables de fournir en interne. Cette journée lui avait rappelé l'époque où il n'était pas encore en âge de suivre l'entraînement des gladiateurs et qu'avec Digne ils remplissaient toutes les tâches les plus simples (ou les plus ingrates pour certaines) afin de mériter leur pitance. Ainsi, il connaissait ce forgeron depuis tout jeune, ce qui expliquait l'intérêt qu'il lui portait.

Le soleil s'éteignait peu à peu et les rues étaient déjà plongées dans la pénombre. Heureusement, l'école n'était pas bien loin. A quelques pâtés de maisons seulement. S'il avait voulu, il aurait pu faire le trajet en courant et limiter ainsi le risque d'attaque en réduisant la fenêtre d'intervention d'éventuels brigands, comme il le faisait gamin. Mais il se contenta de marcher à son rythme. Ce n'était pas tous les jours qu'il pouvait prendre l'air. C'était même très rare, surtout en retirant les trajets pour aller de l'école à l'arène.
Il n'y avait décidément plus grand monde dehors et s'était tant mieux pour lui. Il pouvait ainsi pleinement profiter de ce petit quart d'heure de liberté, seul. Il s'écoula plusieurs minutes avant qu'il ne croise finalement un elfe barbu. Sauveur ne le dévisagea pas mais il trouvait la chose des plus curieuses car il savait les elfes imberbes. Celui-ci faisait exception à la règle. Peut-être avait-il du sang humain ? Il se fit ses réflexions tandis qu'il continuaient d'avancer vers l'école et que les pas de l'elfe à barbe s'éteignaient derrière lui.

Le gladiateur allait tourner à un carrefour désert lorsque des bruits l'arrêtèrent. Il se retourna et prêta l'oreille. Ces sons, il ne les connaissait que trop bien pour les entendre chaque jour sur le sable du terrain d'entraînement ou de l'arène.
Un combat avait lieu à quelques rues de là.

Parmi les bruits caractéristiques du métal qui s'entrechoque, Sauveur perçut un cri de douleur et se mit aussitôt à courir. Non pas en direction de l'école -comme on aurait pu s'y attendre- mais droit vers les combats. En quelques secondes, il avait remonté la rue qu'il venait tout juste de descendre et tourna à un carrefour. L'échauffourée se tenait non loin mais pas en plein milieu de la voie principale. Il fit donc quelques foulées de plus afin d'atteindre la ruelle où les brigands avaient tendu leur embuscade. Dire qu'il était passé par là il n'y avait pas cinq minutes...
Dans les méandres de la bataille, Sauveur n'eut pas vraiment de difficultés à repérer les assaillants de la victime. Enfin, victime... Le mot était un peu fort compte-tenu de ce qu'il voyait. Si à l'origine ils étaient près d'une dizaine face au demi-elfe, quelques uns étaient déjà tombé (au sens propre comme au figuré), dont un sans sa tête. Quant aux bandits, ils n'avaient ni vaillants ni alertes. A vrai dire, ils semblaient plutôt affamés et malades en plus de totalement novice comme escrimeurs et constituaient donc de piètres adversaires.

Alors qu'il s'était précipité jusque là, Sauveur se posa finalement pour observer le combat qui se déroulait devant lui, bras croisés. L'inconnu s'en sortait très bien tout seul pour le moment. Il était visiblement entraîné au maniement des armes. Il était vif malgré les apparences et plutôt expéditif dans sa façon de s'occuper de ses adversaires. A l'opposé de l'art du spectacle que l'on avait enseigné au jeune humain durant les neuf dernières années. Le seul danger pour le sang-mêlé, c'était le nombre de ses adversaires. S'ils parvenaient à s'accorder un minimum et à attaquer en nombre suffisant, il ne pourrait pas tous les repousser. Ainsi, tout en admirant le travail du mercenaire, Sauveur surveillait qu'il ne se fasse pas déborder ou prendre en traître, chose qui le déciderait à intervenir, même sans arme.

Pendant le combat, un des bandits perdit l'équilibre. Il tituba en faisant plusieurs pas en arrière, essayant vainement de se remettre d'aplomb, avant de finalement tomber non loin du gladiateur qui le regardait, l’œil amusé par sa maladresse. Il se releva rapidement, honteux face à sa bourde grossière, et se tourna vers celui qui l'observait. Le trouvant bien bâti, il tenta sa chance.

-Eh toi ? Tu voudrais pas t'en mêler ? Ça s'rait pas d'refus !
-Il ne vaut mieux pas. Répondit Sauveur en se tournant à nouveau vers le combat, totalement désintéressé par le type qui se tenait près de lui.
-Pourquoi ? Le questionna le bougre tout en s'approchant de lui.

Mal lui en avait pris... Dès qu'il fut à sa portée, Sauveur lui asséna un grand coup de coude dans le nez, le mettant K.O. dans le même temps. Il regarda alors le bandit étendu sur le sol.

-Parce que le combat ne serait définitivement pas équitable. Rétorqua-t-il avec sarcasme.

Il n'était pas du genre orgueilleux mais il avait visiblement plus d'entraînement qu'eux dans l'art de l'épée et son implication sonnerait définitivement glas de ces marauds car rien ne pourrait l'amener à combattre à leurs côtés.
Attiré par le bruit d'un corps s'effondrant sur le sol derrière eux, deux brigands tournèrent la tête vers le bout de la ruelle et découvrirent l'esclave debout près de leur compagnon assommé.

-EH !!

Décidément, ils n'étaient pas doués... Voilà maintenant qu'ils avertissaient leur nouvel adversaire qu'il avait été repéré.
Sauveur releva les yeux à leur appel et les vit s'approcher de lui à toute allure, les armes à la main. Aussitôt, le gladiateur glissa son pied sous l'épée du gars inconscient et la lança en l'air d'un geste expert pour la saisir en plein vol. Ainsi, les deux hommes n'étaient pas encore sur lui qu'il avait déjà les moyens de répliquer. Il esquiva le premier coup, laissant son assaillant le dépasser, et para le second avant de commencer à répondre à son attaque. Assénant quelques coups assez puissants, il repoussa l'homme de plusieurs pas dans la ruelle avant d'entendre son acolyte revenir derrière lui. Il donné alors à son adversaire un dernier coup plus fort que les autres. Le brigand le bloqua maladroitement avant de chuter. Sauveur se retourna juste à temps pour que son épée empêche la lame de l'autre gars de venir lui fendre le crâne.
"Un peu trop juste..." Pensa-t-il. Mais le brigand n'y vit que du feu et imagina sa manœuvre parfaitement calculée alors que Sauveur pensait avoir une demie-seconde d'avance de plus que la réalité. Tant que ça avait son petit effet... Il tâcherait cependant d'être plus prudent pour la suite. Ce n'était pas un combat en arène après tout. Aucun sumatari n'était là pour compter les points et déclarer un vainqueur.

De son côté, Sauveur ne s'en sortait pas trop mal, bien que ses prouesses soient moins impressionnantes que celles du mercenaire. Formé au spectacle, il savait jouer sur les apparences afin de se faire passer pour plus puissant qu'il ne l'était. Cela plaisait toujours au public de croire qu'il voyait deux géants de la scène se battre sous leurs yeux. Fort heureusement pour lui, cela marchait très bien sur ses adversaires du jour contrairement à ceux de l'arène qui connaissaient ces astuces. Leur inexpérience et leur naïveté mêlées au stress de leur premier combat jouaient en sa faveur et ils ne faisaient que se focaliser sur la haute taille et l'épaisseur de ses bras et de ses jambes de l'esclave. Le mercenaire ne se serait certainement pas laissé abusé par les simples apparences.

Tandis que celui qu'il venait de faire chuter se relevait, Sauveur faisait face à son pourfendeur de crâne. S'il avait lu la hardiesse dans ses yeux au moment de son attaque, celui-ci déchantait déjà après les derniers assauts de son adversaire. Le gladiateur avait bien plus de forces et le brigand ne pouvait que parer maladroitement ses coups, son épée ne faisant que les dévier pour lui laisser le temps d'esquiver. Curieuse technique que l'on retrouvait inévitablement chez tous les novices... Et autant dire que Sauveur en voyait passer souvent à l'école des gladiateurs.
Bien vite, le jeune homme perçut derrière lui les pas peu discrets de son second adversaire qui revenait à la charge. Il évita son attaque et fit en sorte de regrouper les deux malandrins face à lui afin de les avoir en visuel en même temps. S'enchaînèrent ainsi plusieurs tentatives de la part des novices que le gladiateur n'eut aucun mal à esquiver ou bloquer. Enfin, ils essayèrent de se coordonner un minimum. Au début, ils se marchèrent sur les pieds plus qu'autre chose puis ils finirent par comprendre qu'il valait mieux attaquer à tour de rôle afin de ne pas laisser au gladiateur le temps de souffler. C'était une bonne tactique, sur le papier. L'un d'eux balaya l'air de son arme parallèlement au sol. Profitant de son léger déséquilibre, Sauveur accompagna son mouvement de sa lame afin d'accentuer son élan jusque ce qu'il l'entraîne hors de la zone de combat. Il s'offrait ainsi un court moment de répit pour s'occuper de son collègue qui vint tenter de le pourfendre. Il esquiva de peu et lui saisit le poignet de sa main libre pour le bloquer dans cette position ouverte. Puis, pivotant sur lui-même, il lui tourna de dos afin de lui asséner un coup de coude dans le ventre suivi d'un coup de poing dans le nez. Un peu sonné, le gars n'était plus en état de réagir pour le moment. C'était l'occasion d'en finir avec lui. Sauveur se détacha de lui et l'attrapa par la nuque. De force, il l'entraîna pour le faire tourner sur lui-même puis le jeta contre l'un des murs de la ruelle. Le brigand s'effondra sur le sol dans un bruit sourd, hors d'état de nuire.

Plus qu'un.
Le gladiateur prit l'arme que son adversaire venait de lâcher. Les deux épées n'avaient pas la même masse mais il ferait avec. Il fit de nouveau face à celui qui avait perdu l'équilibre quelques secondes plus tôt. Il avait fini par se remettre d'aplomb et avait tout juste eu le temps de voir son compère se fracasser contre le mur... Désormais seul face à ce qui était un colosse par rapport à lui, il ne faisait pas le fier. Néanmoins, il avait l'impression de ne pas avoir d'autre choix que d'attaquer. Comme si Sauveur allait lui courir après ou lui envoyer son épée dans le dos s'il s'enfuyait... Ce qui était bien mal le connaître.
Le brigand attaqua donc, avec une rage pleine de désespoir. Il tenta de frapper à plus d'une reprise mais ses coups tombèrent dans le vide, le gladiateur esquivant ses assauts répétés sans trop d'efforts. Finalement, ses attaques commencèrent à mollir et Sauveur décida qu'il était temps de répliquer. Il para un coup puis la fausse patte qu'il était surpris son adversaire en fendant l'air avec son autre lame. Il entailla le tissu et la chaire. Par assez pour le tuer mais suffisamment pour que le brigand lâche un cri et se plie en deux sous la douleur. Le gladiateur étant bien plus grand, le maraud se retrouvait pile à la bonne hauteur... pour recevoir un genou sous le menton. Il vola en arrière avec force et l'arrière de sa tête frappa violemment par terre.

Sauveur, trois. Le grand banditisme, zéro.

Le gladiateur regarda autour de lui. Les gaillards qu'il avait affronté étaient toujours au sol et ne semblaient pas près de se relever de si tôt. Il releva alors les yeux vers le fond de la ruelle et découvrit le carnage de sang et de flamme qui s'y trouvait avec, au milieu, le mercenaire qui l'observait. Il fallait croire qu'il n'était pas le seul à apprécier les techniques d'autres combattants.
En voyant les corps calcinés, Sauveur exprima sa pensée à voix haute.

-Si j'avais su, je ne serais pas intervenu.

On pouvait comprendre dans son ton qu'il ne regrettait pas de l'avoir fait, simplement qu'il constatait que le mercenaire n'en avait nullement eu besoin pour s'en sortir en fin de compte.

Alors que le demi-elfe le toisait du regard durant de longues minutes, Sauveur ne dévia pas le sien. Il n'était pas du genre à baisser les yeux. Certains prenaient ça pour de l'arrogance ou de l'orgueil. C'était plus compliqué que ça... Il s'agissait plutôt d'une forme de courage et d'assurance entremêlés.
Finalement, le mercenaire sourit et rompit le silence qui n'était jusque là interrompu que part quelques gémissements sourds échappant à leurs adversaires vaincus. Estimer ce combat de "beau" juste avant de traiter ses ennemis d'imbéciles était plutôt contradictoire. Il n'y avait pas beaucoup de prestige à sortir victorieux d'une telle escarmouche. Mais, plutôt que de le lui faire remarquer, Sauveur choisit de répondre avec son humour si particulier, le visage dénué de toute expression d'amusement.

-Eh, vous êtes durs. Ils tenaient leur épée par le bon bout. Lança-t-il avec sarcasme.

Le mercenaire poursuivit et lui signifia qu'il trouvait son style de combat plutôt efficace. Pourtant, il n'était formé qu'au spectacle en arène où seul comptait le plaisir du public. Jolie pirouette, suspens, rebondissement... Tout ce qu'il faut pour tenir ses fans en haleine.
Enfin, c'est réalisable lorsque son opposant est d'un niveau à peu près équivalent... Face à des novices, le gladiateur pouvait facilement passer pour une fine lame.

-Ce n'est pas très difficile d'être efficace quand les mecs d'en face tiennent tout juste debout. Dit-il en donnant un coup de pied dans la botte de l'un des corps qui gisait non loin de lui.

Il était vrai qu'ils n'avaient pas été difficiles à défaire... Les quelques coups qu'il avait donné avaient suffi à mettre ces hommes K.O. là où un homme entraîné auraient encaissé en un rien de temps. Ceux-là n'étaient visiblement pas de taille à affronté qui que ce soit hormis eux-mêmes.
Quant à la question de son identité, il n'avait pas vraiment l'intention de l'éluder, même si c'est ce qu'il commença par faire.

-Tout dépend. Vous voulez la version grand public ou la vraie ? Demanda-t-il avant de laisser planer un silence. J'appartiens à l'école de gladiateur de l'Aile Blanche.

Il lâcha finalement les lames qu'il tenait toujours, les rejetant à quelques pas de lui. En tant qu'esclave, il n'avait pas à être armé sans l'autorisation de son maître. Il avait une petite exception, nul doute que le mercenaire lui pardonnerait cette petite incartade. Après tout, il l'avait aidé à se sortir de ce traquenard. Même s'il n'en avait pas besoin a fortiori.

-Et vous ?

Le mercenaire ne lui fit aucune remarque sur le fait qu'il porte des armes en dehors de ce qui lui était permis. Cela aurait été mal venu de sa part mais on voyait de tout dans ce monde... On pouvait dire qu'il avait eu de la chance, même s'il avait droit à une leçon de morale sur sa conduite pour le moins chevaleresque. Sauveur était certes jeune mais il avait quelques principes qui, il ne pouvait le nier, lui venaient de ses parents.

-Mon père disait toujours : "On trouve de la lumière même dans le noir. Heureusement sinon on ne pourrait plus avancer." Le monde serait bien triste sans un peu de lumière, vous ne trouvez pas ? Quant à mon identité, je n'ai aucune intention de la cacher, je vous ai juste demandé quelle version vous vouliez. Les gladiateurs ont toujours deux noms. Vous n'aurez qu'à m'appeler Sauveur.

Le jeune homme n'ajouta rien de plus, laissant au mercenaire le soin de se demander s'il s'agissait de son vrai nom ou de son pseudonyme de scène. Si certains trouvaient les prénoms des Hadjaoui des plus bizarres, eux s'en amusaient beaucoup, qu'ils portent bien leur nom ou pas. Aimé était aimé de tous pour sa bienveillance. Courtois était loin de l'être. Digne cherchait toujours à le devenir mais était trop jeune encore et commettait plus d'erreurs que d'actes honorables. En revanche, ils ne parlaient jamais de leurs sœurs, craignant par dessus tout de regretter leurs paroles s'ils devaient un jour découvrir ce qui leur était arrivé.

La question (ou plutôt les questions) du mercenaire était des plus étranges. On pouvait finir par se satisfaire de sa situation lorsqu'on savait son destin hors de sa portée, sans doute plus aisément lorsque l'on est né ainsi, mais pouvait-on vraiment aimer savoir sa vie rattachée à une personne et n'être qu'un simple objet monnayable à ses yeux ? Un esclave n'était pas mieux considéré qu'un meuble plus ou moins coûteux... Les gladiateurs avaient la chance de ne pas être maltraités mais Tari s'attendaient à leur visite à tout moment. Pouvait-on affirmer que leur sort était plus enviable ?

-Je ne suis pas né esclave et plusieurs des miens ont risqués leur vie, voire sont morts, en essayant de recouvrer leur liberté ainsi que la mienne. Alors non, ça ne me convient pas et j'attends avec impatience le jour où je pourrais tenter ma chance à mon tour.

Les muscles de Sauveur s'étaient raidis alors qu'il parlait de sa condition et évoquait son père et son frère morts alors qu'ils ne souhaitaient que de trouver leur vie d'avant. La colère l'habitait toujours, les années de servitude l'avaient rendu plus ténue mais elle était toujours là. Il avait vécu plus de la moitié de sa vie avec ces chaînes invisibles mais ne s'y était pas plié pour autant. Il ressentait toujours de la rancœur envers celui qui avait provoqué tout ceci alors que les Hadjaoui ne demandaient rien à personne. C'était lui qui subirait un jour leur courroux et Nehril, en cet instant, n'avait pas à craindre le sentiment qui l'habitait même s'il venait de raviver ces braises qui ne cessaient de rougeoyer doucement en son for intérieur.

-Vous parlez de votre métier comme un simple moyen de vous nourrir. J'imagine que votre condition ne vous plaît pas davantage. Lui lança-t-il, toujours piqué par sa question précédente.

Finalement, le jeune homme regarda les corps autour de lui. Certains commençaient à remuer. Il n'avait pas tellement envie de les achever, ni de voir son compère du jour s'en charger. Sans compter qu'il ne valait mieux pas qu'on les surprenne au milieu de ce carnage. Surtout lui...

-On ne devrait pas rester là. Dit-il d'un ton plus calme avant de sortir de la ruelle pour rejoindre la rue principale.

Sauveur disparut dans la ruelle sans même attendre de réponse et ne perçut aucun pas derrière lui pendant plusieurs secondes. Il ne chercherait pas à empêcher le mercenaire de tous les tuer si l'envie lui en prenait. Non pas qu'il s'en moquait mais il se voyait mal affronter un guerrier mage de sa trempe. Il était prêt à risquer sa vie mais pour se libérer. Pas bêtement dans un combat de rue que n'était même pas le sien à l'origine.

Le gladiateur marchait d'un bon pas, conscient qu'il aurait déjà dû passer la porte de l'école. Ses sens restaient néanmoins à l'écoute de tout ce qui l'entourait avec la nuit maintenant tombée. Ce n'était pas parce qu'il avait échappé à une embuscade qu'il n'en craignait pas une autre. Après un moment, il finit par entendre derrière lui quelqu'un qui marchait dans ses pas. Alors qu'il se rapprochait, Sauveur se tourna à moitié sans pour autant s'arrêter. Juste histoire de vérifier qui le suivait ainsi. Le mercenaire rengagea aussitôt la conversation. Il reconnaissait son indélicatesse, c'était déjà un bon point. Le jeune homme n'y répondit rien, acquiesçant par son silence sans montrer le moindre signe de rancune.

L'inconnu se révéla curieux d'en apprendre plus sur les combats d'arène. Il devait être un des rares à ne jamais avoir assisté à un spectacle de gladiateurs, Naelis étant légèrement différente d'Ithri'Vaan sur le sujet. De toute manière, l'homme ne faisait visiblement pas la distinction entre se battre en tant que mercenaire et se battre pour le plaisir des yeux... Même si Sauveur ne voyait pas quel plaisir on pouvait prendre en regardant deux hommes se battre parfois jusqu'à la mort.

-Un gladiateur ne se contente pas de trancher dans le vif. On nous apprend à tuer, oui, mais on nous apprend surtout à distraire. Si on bouclait nos duels en quelques secondes, les spectateurs n'y trouveraient aucun intérêt. On passe notre temps à tourner autour du pot, à faire monter la suspens, à créer du rebondissement avant de clore le combat de la façon la plus inattendue possible.

Sauveur débitait ce qu'on lui avait enseigné sans la moindre passion dans la voix ou le regard. Au contraire, ses épaules étaient plutôt tendues et le ton un peu sec. Il acceptait de répondre à ses interrogations mais sans aucun plaisir. Il restait factuel, laissant clairement sous-entendre que cette vie était plus que subie pour lui. En revanche, la dernière question le fit s'arrêter net pour faire face au mercenaire. Les sourcils froncés, il ne cacha pas la colère. Ce n'était pourtant pas lui qui le faisait rager... Mais toute cette situation.

-Vous croyez que je n'y ai pas pensé ? Un gladiateur demande des années d'entraînement. C'est un investissement considérable pour son propriétaire qui n'est rentabilisé qu'après plusieurs années d'arène. Ou par une vente à la limite. Vous croyez qu'il nous laisserait nous échapper aussi facilement ?

Certes, il était dans les rues ce soir, mais ce genre de choses étaient plus que rares. Il fallait que ses geôliers soient sûrs d'eux pour le laisser sortir. Et, en l'occurrence, ils avaient de quoi l'être.

-Mon maître a les moyens de me retrouver sans aucun effort, sans compter qu'il détient l'un de mes frères et sait où trouver les deux autres. Ma seule issue est dans l'arène. Soit parce que mon adversaire sera sorti les pieds devants, soit parce que ça sera moi.

Sauveur resta là, le regard planté dans le sien, attendant de voir s'il en avait d'autres des questions du genre à lui poser. Histoire d'en finir...

HRP:

Mais d'où sortaient ce type pour lui sortir des trucs pareils ?! On aurait dit qu'à ses yeux Sauveur était un lâche qui c'était fait à sa situation et ne cherchait pas à aller de l'avant. N'avait-il pas entendu ce qu'il venait de dire ? Ou ne pouvait-il pas comprendre ce que ses mots sous-entendaient ? Que croyait-il qu'il entendait par le fait de se libérer dans l'arène ?
Il ne connaissait définitivement rien au monde des gladiateurs. Le jeune homme ne se démontait pour autant pas et gardait ses yeux vrillés dans ceux du demi-elfe.

-Vous faites des conclusions dans rien connaître de mon monde. Vous semblez croire que j'ai baissé les bras alors je me bats tous les jours pour gagner ma liberté un jour. Tout comme l'ont fait mon père et mes frères avant moi. Nous étions tous esclaves. Deux se sont affranchis grâce à un combat à mort qui leur a rapporté assez en pari pour racheter leur liberté à notre maître. Deux autres n'ont pas eu cette chance.

Voilà ce qu'il voulait dire. Voilà ce qu'il cherchait à faire. Combattre jusqu'à mériter un jour lui aussi de participer à l'un de ses combats si prisés parce que si rares qu'étaient le duel fatal. Ils pariaient sur leur propre tête ainsi, s'ils gagnaient, il avaient en général assez pour s'affranchir, à condition que leur maître accepte de leur céder leur liberté. Dans le cas contraire, il n'y aurait personne pour venir réclamer la perte de sa part... Si Aimé avait pu sauver leur petit frère avant qu'il n'achève son entraînement de gladiateur, leur père ne put jamais empêcher que Sauveur n'entre à son tour dans l'arène... Il lui devait d'essayer par lui-même désormais.

-A vos yeux la famille est tel un boulet qu'on traîne au pied ? Pour moi, elle est ce qui me permet d'avancer. Si vous n'êtes pas capable de comprendre ça, alors je vous plaints sincèrement.

Malgré le ton sec du gladiateur, il ne mentait pas. Il avait de la peine pour lui si aucun amour, même fraternel, ne venait illuminer sa route. Sauveur avait grandit entouré d'un père, de trois mères et de six frères et sœurs et ne s'imaginait pas sa vie sans ce qu'il restait de sa famille. Et il savait qu'il en était de même pour ses frères. C'était ce qui les rendait plus soudé, malgré leurs différences de tempérament.
Estimant qu'il n'avait plus rien à ajouter, le gladiateur reprit sa route sans plus se préoccuper du mercenaire.

On pouvait dire que cet homme était têtu. Même après s'être fait rembarrer, il revenait à la charge le plus calmement du monde... Si l'esclave accueillit le retour du mercenaire d'un regard noir, son attitude moins butée eut néanmoins pour effet d'apaiser sa colère. Il n'y avait guère qu'un homme sans famille pour la juger inutile. Elle pouvait parfois être une entrave, Sauveur ne dirait pas le contraire, mais il n'avait jamais connu une telle chose. Les Hadjaoui étaient très soudés, même s'ils se taquinaient souvent. Ils pouvaient compter les uns sur les autres en toutes circonstances comme en témoignait le sacrifice de leur père et le risque qu'Aimé avait pris pour sauver le plus jeune de la fratrie.

Un peu plus calme, Sauveur entreprit de répondre encore une fois aux questions de celui dont il ne connaissait toujours pas le nom.

-L'objectif d'un financeur est de nous donner les moyens de gagner des combats. Plus on en gagne, meilleur c'est pour leur image. Il est rare qu'il finisse par nous racheter et son but est de garder l'ensemble des bénéfices des combats pour lui ou d'utiliser nos compétences martiales autrement. Nous libérer n'est pas dans son intérêt.

Le jeune homme tourna son regard vers celui qui se tenait à sa droite, marchant à la même allure que lui. Il avait beau presser le pas pour rentrer, cela ne décourageait pas le demi-elfe qui demeurait à sa hauteur.

-Je peux savoir en quoi ça intéresse un mercenaire ? Si vous n'êtes pas du genre à vous attacher, je doute qu'une personne à laquelle vous tenez se trouve dans cette situation et je vous vois mal vous inquiéter sincèrement de mon sort. Simple affaire de curiosité ?

Alors que le mercenaire s'éloignait, Sauveur s'était arrêté. Il ignorait qui était cette Maralina au nom de famille imprononçable. Il n'avait pas le loisir de connaître les noms de toutes les personnes importantes depuis les coulisses des gladiateurs novices. Il y en avait tout simplement trop. Et les personnes capables de racheter sa liberté était parmi elles. Cruelle ironie du sort... Devoir percer pour être remarqué et enfin poursuivre son ascension dont la conclusion serait son affranchissement.

Peut-être cet homme savait ce qu'il disait ou peut-être était-il à moitié fou. Leur conversation ne lui avait pas permis de le déterminer car tout ce qu'il savait de lui à son issue c'était son métier et sa tendance à vouloir aller au carton en abordant des sujets qui fâchaient de toute évidence.
Finalement, il soupira, décidant de ne pas se triturer la tête avec lui plus longtemps. Il se tourna vers l'école de gladiateur qui n'était plus qu'à quelques pas et pénétra à l'abri de son enceinte, seul avantage qu'il pouvait trouver à cette situation qui lui était insupportable...