Un dernier essai... | Aerianna & Sauveur

J’avais souri à cette question, forcément, et je n’avais pas caché ce sourire, ni aux soldats, ni à Sauveur, avant de disparaître à nouveau dans la litière et de ne leur proposer que mon ombre à travers les fins tissus. Je ne me laissai pas concerner plus que ça par la manœuvre pour qu’Ulk descende et que Sauveur grimpe à bord, faisant confiance à ceux qui la coordonnaient. J’étais toujours surprise du temps qu’on pouvait perdre avec quelque chose d’aussi simple et on m’avait conseillé de garder le nombre de ces arrêts au minimum, mais l’ennui était tellement grand que j’avais été obligée de céder pour ma santé mentale. Ou en tout cas, ma santé mentale était l’excuse qui avait réussi à me convaincre, malgré son côté un peu bancal. Ce qui était important, cependant, c’était que Sauveur remplace Ulk. Lorsque ce fut le cas et que l’ancien gladiateur passa sa tête à l’intérieur, je lui souris simplement, lui laissant le temps de prendre sa place.

« Ils ne parlent que de ça, pas vrai ? » Je le questionnai, dans un soupir. Il n’y avait sûrement aucun doute de ce dont je parlais. Puis je me rendis compte que ce n’était pas nécessairement le message que je devais faire passer à Sauveur, que je ne devais pas chercher à tout prix à clarifier ce qu’il ne s’était pas passé dans cette chambre. C’était presque la vérité, je ne pouvais pas non plus oublier que j’y avais dormi ou ce réveil particulier. Et puis, des questions et théories de personnes extérieures ne pousseraient-elles pas Sauveur à au moins y penser ? « Non, ne me réponds pas. » Je corrigeai avec précipitation, avant qu’il n’ait le temps de se lancer vraiment dans une réponse. « Je ne devrais pas me soucier de ce qu’ils pensent… » Je pouvais aller un peu plus loin, et j’hésitai un instant avant de m’engouffrer dans la brèche, un sourire joueur aux lèvres, mon regard cherchant le sien. « Et puis, il y a pire, comme rumeurs… »

Me sentant rougir je détournai les yeux avant de les braquer droit devant moi, tout en changeant de sujet. « J’ai l’impression que nous faisons bonne route, il n’y a pas eu tant de distractions que ça, tu penses qu’on y arrivera demain ? » Il devait sûrement en savoir plus que moi, et puis les langues étaient plus déliées parmi mes hommes qu’elles ne l’étaient autour de moi. Je me rendais même compte me sentir seule, avec un Ulk rendu insupportable par les événements comme seule compagnie. Mais peut-être qu’il n’en savait pas tant que ça, il m’avait dit être bien jeune quand sa famille avait perdu ces terres, peut-être ne s’y était-il jamais rendu depuis ? Je ne pensais pas lui avoir posé cette question, ni au palais, ni depuis que nous en étions partis. Quelle idiote que je fais… Il se dirigeait certainement vers un des moments les plus importants de sa vie, et je l’avais amené jusque là, mais ne pourrais-je pas être plus présente pendant ce moment ?

Mon regard se fixa à nouveau dans le sien et ma voix claire posa une question qu’elle aurait dû poser depuis un moment. « Ça fait combien de temps que tu n’as pas vu tes terres ?

Sauveur n'eut même pas besoin de réfléchir pour répondre à la question de la jeune femme, oubliant la première qu'elle lui avait posé, telle qu'elle le lui avait demandé.

-Dix-neuf ans. J'ai passé les deux-tiers de ma vie en esclavage. Puis, détournant le regard, faisant mine de tenter de voir à travers les voilages qui donnait sur l'extérieur. Enfin, je ne m'attends pas à ce qu'une personne comme vous comprenne ce que représente des années de servage.

-J'ai essayé de comprendre, plusieurs fois, et je ne pense pas être très loin du compte. Mais il y a le comprendre et le vivre, à ce qu'on m'a dit. Son regard alla à nouveau droit devant elle, mais elle n'en avait pas terminé et rajouta quelques mots avec un timide sourire. J'ai libéré deux esclaves sans les emprisonner derrière un contrat, tu sais ?

Les lèvres de Sauveur s'étirèrent dans une expression semi-amusée, comprenant à qui elle faisait référence en disant cela.

-Alors je dirais que ces deux-là ont de la chance.

-On peut dire ça. Son visage s'assombrit à cette réponse, comme s'il y avait autre chose qu'elle ne voulait pas mentionner, et elle ne le mentionna pas. Dix-neuf ans... On ne les retrouvera pas comme tu les as laissées... Tu t'attends à les retrouver comment ?

-Vous auriez pu au moins me laisser la naïveté d'espérer ! Répondit-il dans un petit rire avant de continuer un peu plus sérieusement. J'espère qu'elles seront restées suffisamment inchangées pour parvenir à les reconnaître... J'avais huit ans, j'étais loin d'en avoir découvert chaque recoin.

-Aucun de tes frères ou sœurs n'est allé les voir encore ? Vous attendiez un soutien avant de vous permettre de rêver ?

-Peut-être. Dit-il en esquissant un sourire sans joie. Honnêtement, nous avons eu bien d'autres choses à gérer. De toute notre famille, nous sommes quatre à être affranchis, trois sont morts et les autres ont disparu ou sont hors de notre portée. Nous nous sommes surtout concentré sur elles ces deux dernières années, les recherches étant financées par Courtois et moi grâce au salaire que Maralina nous verse. Autant dire que ça avance doucement.

Je m'enferme un instant dans une expression indéchiffrable avant de sembler reprendre vie. « Pour ce que ça vaut, vous aurez tous un endroit où rentrer. » Je lui souris avant de soupirer exagérément. « Si tant est que je survive au voyage. Je ne sais pas si c'est l'ennui ou le soleil qui aura raison de moi en premier. »

« Pour le soleil, je ne peux pas faire grand chose. Mais c'est pour l'ennui que vous m'avez fait monter. Le problème, c'est que je ne sais toujours pas ce que vous attendez de moi. » Me fit-il remarquer sur un ton assez neutre.

« Ce que j'attends de toi ? Par rapport à quoi ? » Je haussai un sourcil à la remarque, cherchant à nouveau le regard de Sauveur du mien.

« Vous êtes venue dans ma chambre en pleine nuit pour engager une discussion que vous avez interrompue à peine commencée et vous m'avez fait monter pour vous distraire plutôt que de simplement réveiller Ulk. Et, entre nous, je doute qu'il dorme sur son cheval... » Il me fit remarquer, le regard à la fois rieur et averti, comme s'il savait qu'il se tramait quelque chose mais avait choisi de s'en amuser avant de s'en alarmer sans savoir ce quoi il s'agissait.

« Ce n'était pas pour qu'il dorme, c'était pour avoir autre chose que ses regards en coin incessants... » Comme si j’étais inconfortablement assise sur mon siège je me trémoussai un instant pour me replacer. « Cette nuit là... dans ta chambre... Je pensais que j'avais une chance à une discussion plus informelle, quelque chose d'autre... » Je m’arrêtai là, comme pour lui laisser une chance de m'interrompre.

« Pourquoi est-ce qu'il vous lance des regards en coin ? » Demanda Sauveur après un bref froncement de sourcils. Cela ne le concernait peut-être en rien mais, puisqu'elle voulait de l'informel...

« Comme les servants avant qu'on ne parte, comme les soldats ici, il doit sûrement espérer que je lui confirme qu'il s'est passé quelque chose dans cette chambre. »

Sauveur eut un nouveau petit rire. « Oui, et dire la vérité n'y changerait rien de toute manière. Personne ne nous croirait. » Il allait rajouter quelque chose mais sa ravisa avant même d'avoir ouvert la bouche. Au lieu de cela, il resta là à m'observer quelques instants.

« C'était si étrange que ça depuis le début ? Ou c'est juste d'y avoir passé la nuit ? » La première question s'était ponctuée d'un rire cristallin, la deuxième avait presque été soufflée. Je me mis à rougir à la fois pour ce que je racontais, à la fois parce que son regard à lui semblait étrangement intéressé.

Ce ne fut qu'alors que Sauveur réalisa ce qu'il était en train de faire et se secoua la tête comme pour sortir de ses pensées. « Désolé. J'étais ailleurs. Hm... » Il se reconcentra sur ma – ou plutôt mes – questions. « Plutôt le début je dirais. Même si c'est la première fois que je dors avec une femme avec qui il ne s'est rien passé. »

« Et c'est la première fois que je dors avec un homme. » Je rougis encore un peu plus jusqu’à ce que mon visage en devienne cramoisi après cet aveu un peu trop précipité.

Sauveur resta un instant médusé à cette réponse. Il devait avouer qu'il ne s'y attendait pas...

-Eh bien... Ça explique pourquoi vous restiez au bord du lit... Réfléchit-il à voix haute avant de reprendre sur un ton plus léger. En tout cas, j'espère que l'expérience ne vous a pas déplu. On ne peut pas dire que je vous ai beaucoup dérangée.

-Non... Elle fixait ses pieds maintenant. On ne peut pas dire ça, en effet. Elle releva la tête vers lui, souriant à moitié tout en se mordillant la lèvre inférieure. Un petit peu en matinée quand même...

Sauveur la regarda d'un air intrigué. Il ne ronflait pas pourtant. Sanaa ne serait pas privé pour le lui dire... Puis il comprit soudain.

-Ah ! Oui, désolé. Je ne suis pas vraiment timide. Sur à peu près tous les plans en fait.

-Non, ne t'excuse pas... Je me suis juste sentie un peu vulnérable...

Le mercenaire sonda la jeune femme du regard durant quelques instants. Il était bien rare qu'une personne aussi puissante avoue ce genre de choses, surtout à quelqu'un comme lui.

-Je ne vous fais pas peur, dites-moi ?

-Moins depuis cette fameuse nuit, en tout cas. Je ne pouvais voir quoique ce soit d'effrayant après tout... Et puis, tu ne m'as rien fait, malgré la situation dans laquelle je me suis mise...

-Pourquoi je vous aurais fait quoi que ce soit ? Surtout si vous n'en aviez pas envie...

-Tous ne se posent pas la question. Elle marmonna de manière presque inaudible.

Sauveur ne comprit pas ce qu'elle dit mais il sourit en en devinant la teneur.

La discussion continua de longues minutes avant d’éventuellement se tarir. J’eus l’impression d’avoir trouvé exactement ce que je recherchais depuis cette discussion avec l’ancien eldéen argenté et mon sourire ne me quitta pas alors que je regardais droit devant moi. Il n’y avait plus de mots mais j’avais confiance en lui désormais. Quelque part au second plan de mon esprit quelque chose me rappelait ce qu’il était advenu de ceux en qui j’avais eu confiance mais je le gardai là, au second plan. On pouvait m’accuser d’être impitoyable par moments, de m’emballer, de ne pas réfléchir à mes actes, mais s’il y a quelque chose qu’on ne pouvait pas m’enlever, c’était que je ne perdais que rarement l’espoir que tout se passe mieux, même après toutes ces désillusions. Il y avait une chance que je place trop d’espoirs en Sauveur, mais à ce moment là ce n’était pas si important.

La journée n’était pas prête de se finir et il n’y avait aucune raison qu’on s’arrête jusqu’à la soirée, mais mon ennui était déjà amoindri. J’aurais pu le lui dire, mais cela n’envoyait pas un message que je voulais envoyer, l’ennui n’avait été qu’un prétexte pour le faire monter à bord de la litière harnachée au Païm, et je n’en avais pas été aussi consciente tout du long. Il restait cependant une des véritables explications à mes envies de l’avoir présent à mes côtés, et je n’avais eu de moment aussi agréable que celui là depuis cet épisode dans la chambre, malgré l’échec que cette nuit avait été.

« J’aimerais bien quitter cet endroit quelques heures… et je ne sais pas monter à cheval… » Je rompais le silence établi, finalement, d’une voix hésitante, en le regardant dans les yeux. « Tu penses que je peux monter avec toi ? » Je m’étais précipitée en posant cette question, comme une gamine qui s’attendait à ce qu’elle-même n’ose plus poser sa question, ou qu’on l’interrompe, et je ne voulais surtout pas que ce soit le cas. Cette demande impliquait de subir la chaleur directe du soleil, elle impliquait de me tenir plus proche de lui que je ne l’avais été, elle impliquait une quantité importante de désagréments que je n’étais sûrement pas prête à subir, mais j’allais essayer quand même. Il fallait que je consomme cette confiance rapidement ou elle aurait le temps de s’évaporer, et je ne voulais pas qu’elle s’évapore. Il fallait que je le convainque et j’appuyai la demande de quelques mots prononcés dans une petite voix, mes yeux ne regardant volontairement pas dans sa direction. « S’il te plaît. »

La discussion ne s’avérait finalement pas si désagréable… Surtout depuis le confession d’Aerianna. S’il avait perçu un changement depuis le premier entretien quelques jours plus tôt, il la trouvait de plus en plus différente que l’image qu’il se faisait d’elle. Bien plus accessible, bien moins redoutable et bien plus appréciable aussi. Il découvrait une véritable personne et non pas seulement une image qu’elle voulait se donner et -surtout- donner aux autres. Sous ses grands airs, c’était quelqu’un d’assez sensible finalement, et peut-être même de fragile. De quoi réveiller les instincts de l’homme et de garde du corps qu’il était.

La silence ne dérangeait pas Sauveur et il ne fit rien pour le rompre. Il se satisfaisait parfaitement de ce moment où rien ne venait perturber ses réflexions. Les sujets qui lui trottaient dans la tête étaient bien nombreux, même si sa famille en prenait une bonne partie. Quoi de plus normal avec sept frères et soeurs après tout ?... Cependant, c’était sans compter sur l’héritière qui avait toujours un ennui à combler.
La voix d’Aerianna le tira de ses pensées et il tourna vers elle un regard flou, comme s’il se trouvait encore un peu ailleurs. Il entendit sa requête mais ne sembla pas l’intégrer jusqu’à ce qu’elle lui dise “s’il te plaît” d’une petite voix et -il l’aurait juré- avec des joues légèrement rosies. Cette attitude était assez normale si elle le craignait encore… Si elle se sentait le courage de l’approcher davantage, il n’allait pas ruiner ses efforts. Cependant, il ne répondit pas d’un oui franc et catégorique. Il restait un petit inconvénient…

-Vous voulez gentiment suivre la caravane et supporter le regards de vos hommes ou vous éclipser au risque que ça fasse jaser encore plus ?

Lui se moquait pertinemment de ce que l’on pourrait dire sur lui et préférait en rire, un fin sourire amusé étirant un coin de ses lèvres. Le mal était déjà fait de toute manière. Aussi, la réponse lui conviendrait-elle quoi qu’il advienne. Et puis, il le lui avait dit : il n’était pas timide. Alors l’idée de l’avoir tout contre lui ne le perturbait pas outre mesure. Même s’il avait conscience que la réciproque n’était pas vraie...

Je ris, non pas à sa question mais à ses quelques mots qui accompagnaient chacune des options, j’avais peut-être trop appuyé sur ça. « Je m’en fiche de ce qu’ils pensent ou regardent. » Et c’était vrai, pour le moment en tout cas. « Et puis, ils pensent déjà beaucoup de choses, qu’on confirme ou infirme ce qu’ils ont en tête ne changera strictement rien, c’est ce que tu disais… » J’avais tenu à clarifier ça, mais il me restait à répondre à sa question maintenant. Qu’est ce que je préférais ? Une rapide image mentale me convainquit qu’ils me verraient dans tous les cas sur une monture trop vive pour moi et agrippée au cavalier, il y avait le spectacle longue durée, et celui où ils ne verraient que mon départ et mon arrivée. J’étais encore presque convaincue que je me fichais de ce qu’ils pensaient, mais tout de même… Est-ce que j’avais besoin que ça dure vraiment ?

Je tournai la tête dans sa direction et ce demi-sourire associé à ce petit mordillement de lèvre inférieur qui devaient commencer à lui être familier s’affichèrent tous deux. « On ne conversera pas très bien au milieu de mes hommes, pas vrai ? » Ce mot commençait à prendre une symbolique toute particulière, une sorte de code. Un code à la particularité que pour l’instant il n’avait qu’été utilisé exactement dans son sens premier, alors que n’importe qui l’aurait pris bien autrement. Peut-être qu’un jour ce serait ce sens qu’il prendrait, je pensai, avant de le réprimer un peu. « Mais je ne voudrais pas trop retarder le convoi… » Quelques remords qui s’exprimaient au plus mauvais moment, c’était idiot. Je corrigeai cette pensée en remettant tout entre ses mains, après tout, c’était lui qui était censé savoir monter, c’était lui qui était censé être pressé d’arriver sur ses terres, je ne pourrais avoir aucun contrôle. « Mais tu ne m’aurais pas proposé ça si c’était si perturbant pour ce voyage. » J’étais plus pensive en prononçant ces mots.

Je me relevai sur mes deux jambes, redressai la tête bien droite, et m’apprêtai à ironiser sur le fait que c’était lui le chef maintenant. Mais un nouveau pas lourd du Païm vint me déséquilibrer et me rasseoir de force. Je ris simplement, accompagnant cette petite surprise et cette petite frayeur que je venais de me faire. « Je me remets entre tes mains et suivrais tes instructions… Disparaissons… » Une première peut-être, ce sourire n’était plus vraiment maladroit ou innocent, il suggérait autre chose que je n’identifiai pas tout de suite, peut-être une pointe de séduction ?

Curieusement, Aerianna se soucia de la progression de leur voyage. Elle qui avait choisi le mode de transport le plus lent qui soit et qui avait sous-entendu qu'elle fainéantiserait probablement sur la route... Cette idée amusa Sauveur qui ne s'en cacha pas, ses lèvres s'étirant en un sourire avant de répondre.

-Ça ne le sera pas si nous devançons le convoi. Fit-il remarquer avant d'ajouter. Nous ne sommes plus très loin...

Depuis leur départ, cela lui démangeait de sortir de la colonne de soldats pour partir seul à la redécouverte des terres de sa famille. Il s'en était abstenu afin de ne pas se montrer impoli ou de risquer de vexer la jeune femme. Il avait essayé de se persuader qu'après dix-neuf ans, il pouvait bien attendre quelques jours de plus... Mais, puisque l'occasion se présentait, il n'allait certainement pas la manquer.

Il accueillit la dernière réplique d'Aerianna avec un sourire presque espiègle après avoir assisté à cette pseudo chute qui l'avait renvoyée directement dans son assise. Il lui fit signe de ne pas bouger puis il se leva, bien moins maladroitement qu'elle il fallait l'avouer. Reprenant ses armes au passage, il se présenta à la porte de la litière et passa la tête entre les voilages, cherchant Ulk du regard.

-Je vais te reprendre mon cheval ! Lui cria-t-il dès qu'il l'eut trouvé.

De nouveau, le convoi se mit en branle pour s'arrêter, faisant preuve d'une organisation peu commune. Le sombre ne semblait pas mécontent à l'idée de pouvoir s'abriter du soleil et retrouver le confort de ce petit havre qu'Aerianna avait fait construire. Dès qu'il eut mis le pied par terre, Sauveur remarqua les regards qui se portaient vers le Païm. Il les suivit et aperçut la jeune femme en train de descendre à son tour. Il l'attendit afin de l'aider à descendre les dernières marches de l'échelle qui permettait de se hisser sur le dos de l'immense animal. Sous les yeux médusés des soldats, ils se dirigèrent jusqu'à la monture du mercenaire. Là, il l'invita à poser ses mains sur ses épaules tandis qu'il la soulevait sans effort par la taille afin de l'installer à la naissance de l'encolure du cheval. Si elle n'avait jamais monté, il préférait l'avoir devant lui pour pouvoir la rattraper si jamais elle perdait l'équilibre. Puis il monta sur la selle d'un bond et, dès qu'il eut mis ses étriers et rajusté ses rennes, il fit avancer l'animal au pas.

-On vous retrouve plus loin sur la route.

Enfin, il resserra ses jambes autour de la poitrine du cheval et celui-ci s'élança dans un petit galop qui leur permettrait de prendre un peu de distance avec le convoi. Celui-ci ne tarda d'ailleurs pas à rapetisser dans leurs dos jusqu'à presque disparaître. Assez rapidement, Sauveur remarqua qu'Aerianna se tenait raide dans ses bras. Par crainte de perdre l'équilibre -ou tout du moins supposait-il que c'était pour cela-, elle avait tendance à s'accrocher à lui à chaque soubresaut de l'animal. Sauveur eut un sourire à la fois doux et amusé et lui parla calmement.

-Détendez-vous et n'essayez pas d'aller contre les mouvements du cheval. Accompagnez-le au contraire.

Il aurait pu faire le parallèle avec les ébats de deux amants mais il avait compris qu'elle ne connaissait pas la chose, aussi l'image ne lui parlerait-elle pas. Pour la rassurer, il prit les deux rennes dans une seule main. De son bras libre, il vint envelopper son dos et sa taille davantage afin qu'elle se sente plus en sécurité et ait moins peur de tomber. Elle risquait bien plus que cela arrive si elle se tendait comme un bâton plutôt que de se faire aussi souple qu'une feuille...

Le premier contact ne fut pas vraiment nécessaire, mais il fut bienvenu. Descendre d’une échelle comme celle-ci aurait été assez aisé en temps normal, la descendre en robe n’était pas complètement évident. Heureusement elle n’était pas assez longue pour trop me gêner, mais cela apportait un autre problème, celui de la vue qu’avaient ceux en contrebas. Cette pensée éphémère me poussa à me précipiter sur les premiers barreaux, et avoir une présence alliée pour assurer les derniers n’était pas de refus. C’était une situation étrange, une où mes hommes étaient devenus de potentiels adversaires mais où Sauveur avait totalement changé de statut. Je me poserais sûrement des questions sur cet état de fait plus tard, mais pour le moment je ne pouvais que continuer de lui faire confiance, n’était-ce pas la dernière chose que je lui avais dite ? Que je me remettais entre ses mains ?

Je pensai un instant que l’illusion allait être de courte durée après qu’il me demande quelque chose de bien plus chargé en sens. J’obtempérai tout de même, bien consciente que le sens que j’avais associé au geste était au mieux une anomalie, et que je lui avais donné l’autorisation cette fois, et par mes mots plus tôt, et par ces mains posées sur ses épaules dans un silence total. La dernière fois qu’on m’avait soulevée aussi facilement par la taille, c’était à cette fameuse soirée, par cet eldéen bien trop grand, et c’était la peur que j’avais ressentie à cet instant là qui se rappelait à moi. Je fis du mieux que je le pus pour ne rien montrer et décidai de me laisser guider sans un mot. Et même au regard interrogateur de celui qui devait diriger la caravane en réponse aux quelques mots de Sauveur, je ne pus que répondre par un hochement de tête, alors que ma voix aurait communiqué un tout autre message.

Quand l’animal commença à se déplacer je me rendis compte à quel point tout serait différent, et c’était un bras de Sauveur qui me séparerait d’une chute qui aurait été inévitable. L’allure de l’animal s’accéléra et je dus rapidement m’habituer au contact du mercenaire comme à un contact rassurant, invoquant cette confiance qui m’avait fait prendre cette décision au départ, alors qu’il n’y avait plus de caravane pour me protéger et que je m’étais réellement abandonnée à lui, plus encore que dans cette chambre, cette nuit-là. Je ne sus si c’était le temps d’adaptation à son contact, ses mots calmes, l’habitude à la monture ou ce bras qui s’était déplacé pour m’assurer une position encore plus stable, voire les quatre à la fois, mais je me détendis plus que je ne l’aurais cru possible. Cela me libéra juste assez pour que je me pose une question idiote. Etais-je la seule personne qu’il avait vouvoyé depuis qu’il était arrivé à Geresh ? Puis je me rappelai ce qu’il m’avait fallu pour arrêter de faire de même envers Krish Al’Serat, et je ris doucement, presque silencieusement.

Pendant de longues minutes je ne fis qu’admirer le paysage qui n’avait jamais défilé aussi vite. Et quand je brisai le silence, c’était encore avec un petit rire. « Et où compte m’emmener celui qui me sauvera de l’ennui ? » J’aurais sûrement préféré être derrière lui et lui susurrer ces quelques mots à l’oreille, et pour au moins une autre raison, mais on faisait ce qu’on pouvait.

Le mercenaire eut un sourire amusé alors qu’elle l’identifiait à un “sauveur”. Elle ne l’avait sans doute pas fait exprès mais il avait tellement l’habitude de ce genre d’humour… Chez les Hadjaoui, tous s’amusaient de leurs prénoms, riant sur le fait qu’il leur convenait plus ou moins bien. En définitive, il n’y avait que Courtois qui le portait très mal. Quant à Aimé, il était peut-être aimé de sa famille et ses amis mais il n’était hélas aimé d’aucune femme…

-Vous diriez quoi si je vous répondais que je n’en ai aucune idée ? Il posa sur elle un regard en coin, amusé par sa propre réponse, avant de poursuivre. Nous allons sur les terres de ma famille, comme prévu. Nous serons plus discrets à deux pour les explorer sans éveiller l’intérêt du propriétaire. Nous ferons comme si nous étions en ballade.

Ce qui n’était pas totalement faux…
Finalement, Sauveur ralentit la cadence et fit passer le cheval au trot puis au pas. S’il le faisait galoper trop longtemps avec double charge, il aurait tôt fait d’épuiser l’animal… Depuis leur départ, Aerianna s’était un peu détendue. Avec cette allure plus posée, il retira son bras pour reprendre les rennes à deux mains. Il n’en avait pas besoin pour parvenir à se diriger mais il ne voulait pas lui imposer sa proximité plus que nécessaire. Ainsi, elle pourrait se détacher un peu de son buste contre lequel il l’avait maintenue plusieurs minutes déjà.
Il laissa l’animal faire quelques pas, laissant à la jeune femme la possibilité de lâcher un peu sa prise sur lui. Puis il porta à nouveau son regard sur elle avant de lui poser une question sincère.

-Ca va ?

Il avait accepté de la suivre dans sa tentative alors qu’elle lui avait confié le craindre encore un peu. Elle s’était elle-même jetée dans la gueule du loup sans savoir ce qui l’attendait. Ils étaient désormais seuls, elle se trouvait dans ses bras, loin de tout. Cependant, tout en sachant qu’ils en arriveraient là, elle l’avait suivi les yeux fermés. C’était assez admirable à ses yeux.

-C’est courageux de votre part… Vous lancer seule dans la campagne avec un inconnu qui vous faisait peur il y a encore quelques jours. Ses sourcils se froncèrent très brièvement tandis qu’une autre pensée lui effleurait l’esprit. Tout comme le fait de vous présenter à la porte de sa chambre en pleine nuit d’ailleurs. C’est ça que vous cherchez depuis l’autre jour ? Vous confronter à votre peur ?

Il eut l’air de vouloir me laisser m’écarter un peu de lui, de me permettre d’être moins proche de lui, mais je résistai légèrement et restai collée contre lui. Je pouvais trouver un nombre d’excuses assez conséquent pour le justifier, mais aucune n’aurait été assez honnête. Non, vraiment, j’étais bien dans cette position, et je ne voyais rien à rectifier. Quand il me demanda si ça allait, je lui répondis d’une petite voix contrariée, sans bouger. « Bien sûr que ça va. » Comme si j’avais décidé qu’il n’avait pas le droit de me poser cette question, et que je lui faisais savoir. Comme si je lui assurais que si ça n’allait pas il aurait été mis au courant bien plus tôt. Dans les faits, cependant, même si ça n’était pas allé, je ne le lui aurais pas avoué. Nous n’étions plus dans un environnement comme celui de la litière du Païm, où le calme de la situation m’avait permis de m’ouvrir. Ici, il y avait une sorte de confrontation, et montrer ma faiblesse m’était impossible.

Et là, d’un coup, il vantait mon courage, quand beaucoup auraient décrié ma folie. Je n’étais pas sûre moi-même de ce que je faisais, de pourquoi je le faisais, mais j’étais encore moins sûre de mes motivations, et j’aurais parié que le courage n’en était pas une. Il continua, faisant le lien avec cette nuit où je m’étais confrontée à mes peurs, encore une fois selon lui. Mais la confrontation à mes peurs n’était qu’un outil pour arriver à remplir ce défi lancé par Ulk, ou du moins c’était ce que je pensais encore. Mais je ne pouvais pas le lui exprimer ça, pas comme ça, pas ici. Il avait dit qu’il fallait que je le teste, ne faisais-je pas exactement ça à cet instant là ? Je trouvai une façon de répondre sans trop en dévoiler et me mis à espérer qu’elle tienne la route. « Ce n’est pas du courage, juste un brin de folie… Je cherche une confirmation, une confirmation que j’ai eu raison de te faire confiance, une confirmation que j’ai eu raison de te dire oui. »

Je restai pensive un instant, je l’avais contredit pour essentiellement confirmer ce qu’il venait de dire, pas vrai ? Je ne pouvais en rester là, clairement. Je me blottis un peu plus contre son torse. « Alors oui, ça y ressemble, la peur est certainement le pendant de cette confiance, mais est-ce que je m’y confronte vraiment si je peux affirmer qu’elle n’existe plus ? » Je posai la main gauche sur son avant-bras droit et soupirai légèrement. « D’ailleurs, cesse de t’adresser à moi comme si je n’étais qu’une autre riche marchande… S’il-te-plaît. »

Sauveur haussa un sourcil un peu surpris suite à la réaction de la jeune femme. Elle lui semblait presque fragile tout à l’heure tandis qu’elle lui confiait sa faiblesse à son égard. Et, désormais, elle était en train de le remballer sur une question énoncée avec sincérité et gentillesse. Il ne s’en offusqua pas pour autant, ne cherchant pas à comprendre quelle mouche l’avait piquée. Il avait bien pire à la maison à vrai dire…
Il l’écouta ensuite se débattre inutilement contre son compliment. Le fait qu’elle lui déclare avoir confiance en lui le surprenait un peu mais le fait qu’elle voulait éprouver cette confiance allait un peu à l’encontre de ce qu’elle venait d’affirmer la seconde d’avant. Lorsqu’elle vint se blottir davantage contre lui, il baissa les yeux sur elle pour la regarder faire. A mesure qu’elle se sentait de plus en plus à son aise près de lui, lui la trouvait toujours plus touchante. Il commençait à s’en rendre compte, réalisant que cela avait commencé cette fameuse nuit finalement… Depuis qu’il la voyait moins comme une héritière que comme une femme comme les autres. Il ne cessa de la regarder que lorsqu’elle lui demanda de ne plus lui parler comme s’il s’agissait d’une personnalité importante. Il accueillit sa requête par un petit rire.

-Ce n’est pas ce que vous êtes ? Fit-il remarquer avec humour.

Elle appuya sa demande d’un “S’il te plaît”, encore une fois, lui faisant ainsi valoir que son souhait était plus que réel. A travers sa requête, il comprenait qu’elle voulait qu’il la voit non plus à travers son titre mais à travers sa personne. Ignorait-elle donc que la chose était déjà engagée ?

-D’accord. Et comment je suis censé faire ça ? Demanda-t-il simplement, ne sachant pas vraiment par où il devait commencer pour se plier à sa volonté.

Dire que je n’avais pas été légèrement vexée quand il m’avait demandé si ce n’était pas ce que j’étais aurait été un mensonge, mais il ne voyait pas mes traits et le cacher m’arrangeait bien. Je n’avais pas décidé pour autant de laisser filer, c’était puéril, mais j’avais l’impression qu’il devait me confirmer que j’étais assez unique pour continuer. D’un ton imperceptiblement plus sec que je n’en avais employé jusque là je lui répondis. « Bien sûr que c’est ce que je suis, ou tu ne serais jamais venu me chercher, mais pas que. Ça m’étonnerait que toutes les riches marchandes viennent dans ta chambre la nuit avec une seule idée en tête, que tu ne les touches pas… » Il n’avait probablement rien remarqué et je ne pouvais en être sûre, mais ma réponse m’avait satisfaite moi en tout cas. Je ne me décollais toujours pas de lui alors que mon outrage avait été en majorité feint.

Je m’étonnai de l’entendre répondre par la positive à ma question mais tout de même demander ce qu’il devait faire pour ça. Il ne s’en était donc toujours pas rendu compte ? Il y avait beaucoup de signes qui me confirmaient que tout allait dans le bon sens, et je voulais bien l’admettre d’une voix qui n’était plus aussi sèche et beaucoup plus chaude… « Tu es sur la bonne piste je pense… » …mais il fallait aussi que j’explicite le message pour que cette tâche sur un tableau presque parfait disparaisse enfin. « Il faut juste que tu arrêtes de me vouvoyer… » La demande avait l’air encore plus ridicule maintenant que je l’avais formulée, forcément, mais elle était si importante que je n’avais pas hésité à la faire, la barrière entre nous était si proche de céder que ce dernier symbole ne pouvait rester en place. C’était même possible que sa disparition participe à la rupture de cette frontière.

Il ne vit pas mon sourire malicieux alors que je faisais semblant d’être légèrement déstabilisée. « Je pourrais tomber, il va falloir que tu me tiennes mieux… »

Sauveur haussa de nouveau un sourcil alors qu’Aerianna faisait de nouveau mine de se contrarier. Depuis quelques minutes, elle alternait entre sécheresse et douceur. C’était à se demander si elle ne jouait pas à un jeu… À sa remarque sur son intrusion nocturne, il eut un hochement de tête des plus communicatif. Il était forcé de reconnaître que c’était bien vrai. Déjà, les femmes riches ne rentraient pas dans sa chambre… Ou tout du moins n’avait-il plus à partager leur couche depuis qu’il était libre de leur dire non. Et il était clair que si elles se retrouvaient dans un lit avec lui, ce n’était pas pour “converser”.
Il se contenta de cette réponse silencieuse et l’écouta réagir à sa question. Il était vrai que son interrogation pouvait paraître plutôt idiote mais il ne s’attendait pas nécessairement à ce qu’elle souhaite le voir la tutoyer. Pourtant, c’était bien ce qu’elle souhaitait. Cela achèverait probablement de réduire ce fossé entre eux. En avait-elle conscience ?

-Je vais voir ce que je peux faire. Répondit-il, feignant de retenir un sourire espiègle aux lèvres.

Sentant la jeune femme basculer, il lâcha aussitôt sa renne et s’avança pour tenter de la rattraper mais il s’aperçut bien vite qu’elle gérait parfaitement toute seule. Sa réplique acheva d’étirer ses lèvres. Ses mots étaient peut-être de trop et lui laissaient aisément entendre qu’elle surjouait un peu… Et à quelle autre fin que de le voir la serrer à nouveau contre lui ? Entre ça et le tutoiement, le message était assez clair. Néanmoins, il fit mine de ne rien voir et de simplement obéir à la demoiselle. Il remit ses rennes dans une seule main et l’enveloppa à nouveau de son bras libre, sa sénestre venant se poser sur sa taille. Puis, rapprochant son visage de celui de la jeune femme, il prononça quelques mots à demi-voix.

-Accroche-toi.

Dès qu’ils eurent tous deux assurés leurs prises, Sauveur élança à nouveau le cheval afin qu’il parte au galop, prenant une allure plus rapide que la précédente. Cela faisait un peu plus de remous mais il ne craignait absolument pas qu’Aerianna ne tombe par inadvertance. Il la tenait trop bien pour que cela arrive.
Ils parcoururent ainsi quelques kilomètres, le mercenaire jetant parfois un regard sur l’héritière afin de s’assurer que tout allait bien tout en repensant à leurs différentes conversations. S’il comprenait ce qui était en train de se passer, il ne réalisait pas vraiment. Il n’était pas question de sentiments, en tout cas pas pour le moment, mais leur intérêt mutuel était manifeste… Si on lui avait dit qu’une telle chose se produirait, il en aurait probablement rit. Ils venaient de mondes si différents que cela semblait irréel.

Après un moment, Sauveur ralentit de nouveau, reprenant un petit trot avant de progressivement passer au pas et, finalement, s’arrêter. Si Aerianna relevait la tête, elle découvrirait une expression bien différente que celle qu’elle avait pu connaître à l’ancien gladiateur. Devant eux s’étendaient les terres qu’ils étaient venus voir. Et elles n’avaient rien des plaines verdoyantes et couvertes de cultures florissantes qu’il avait connu… Alors que le temps des récoltes approchait, les champs étaient par trop clairsemés de blé et le sol était sec.
Sans un mot, il descendit de selle. Il aiderait la jeune femme si elle le lui réclamait. Dans le cas contraire, il la laisserait confortablement installée sur la monture et se contenterait d’en tenir les rennes en marchant. Il s’avança vers l’une des cultures et prit un épi de blé dans les mains. Il était déjà jaune alors que les grains n’étaient pas arrivés à maturité. Il n’y aurait pas grand chose à en tirer. En étudiant les rigoles, il constata qu’elles n’avaient pas été entretenues depuis la dernière saison des pluies. Elles étaient peu profondes et effondrées par endroit. L’irrigation était totalement inefficace…
Sauveur observa tout autour de lui et remarqua que toutes les parcelles étaient cultivées. Pas une n’était laissée en friche.

Mais qui lui avait appris à cultiver à ce connard ?!

Sauveur remonta en selle derrière Aerianna et repartit au trot pour s’avancer un peu plus loin et voir si c’était ainsi partout. Son état d’esprit avait totalement changé. De léger et un brin espiègle, il était devenu bien plus sombre, ruminant une colère qui ne faisait que croître à mesure qu’il constatait les dégâts occasionnés à sa terre natale. Néanmoins, ses gestes envers la jeune femme restèrent inchangés, lui témoignant toujours autant d’égard et assurant sa sécurité à cheval sans même qu’elle n’ait besoin de le lui demander. Ils parcoururent ainsi, au trot ou au pas, un bon quart des terres de sa famille. Et tout était comme à leur arrivée… Sec et à demi-mort…
Lorsqu’il en eut assez, il fit faire demi-tour à son cheval et partit au galop. Il fila ainsi droit jusqu’à rejoindre le convoi qui n’avait pas fini bien loin de leur destination. En chemin, il ne prononça pas un mot. Pour le moment, il ne voulait pas parler. Il avait besoin d’encaisser.

Le camp était déjà monté pour ce qui était des tentes de l’héritière et du mercenaire. Il s’arrêta devant celle d’Aerianna. Là, un soldat vint se saisir des rennes tandis que Sauveur descendait. Il invita la jeune femme à faire de même, saisissant à nouveau sa taille pour la poser au sol, non sans une certaine délicatesse. Il était furieux mais il ne lui ferait pas pâtir de son humeur... Dès qu’ils furent au sol, le soldat prit en charge la monture.
Sans plus rien ajouter, le mercenaire s’éloigna en direction de la tente qu’il partageait avec Ulk. Il irait s’isoler une heure ou deux dans l’espace fermé par des rideaux qui lui servait de chambre. Il viendrait un moment où il apprécierait un peu de compagnie, mais il n’était pas encore venu.

J’avais ri quand il était entré dans mon jeu et m’avait serrée contre lui pour que je ne risque pas de tomber, j’avais apprécié ce simple toi qu’il m’avait susurré à l’oreille, et je m’étais laissée entraîner dans ce galop qu’il imposait au cheval. J’arrivai même à ne pas faire tourner mes pensées sans cesse dans mon esprit, un petit miracle, mais ce qu’il se passait là était grisant et je voulais juste en profiter, toujours blottie contre lui, la tête posée sur son torse, les cheveux dans le vent. Il y avait quelque chose d’étrange dans nos discussions à visages dissimulés, quelque chose d’assez exceptionnel. La première fois avait mené sur ce moment d’honnêteté aujourd’hui même, et il n’y avait aucun doute que celle là mènerait vers autre chose encore, il ne nous resterait plus qu’à choisir ce que ce serait, au prochain moment de calme.

Puis tout changea.

Je n’étais pas experte en agriculture, mais Geresh m’avait offert des bases au moins et je savais identifier des terres en bonne ou mauvaise santé, Père s’était assuré de cela. La tension dans l’air devint presque palpable. Je me tendis, moi aussi, mais le laissai descendre de selle sans intervenir, sans lui demander de me poser à terre, en le laissant gérer comme il le pouvait la situation. Je fermai les yeux jusqu’à ce que je le sente remonter quelques moments plus tard et m’envelopper de son bras pour me protéger comme il l’avait fait plus tôt. Je n’osai toujours rien dire et alors qu’il relançait sa monture je posai à nouveau une main sur son bras, pour le serrer légèrement en guise de soutien. C’était évident qu’il vivait mal l’expérience, et je ne saurais quel genre de véritable soutien lui apporter tant qu’il ne m’aurait rien demandé. Et ce qui était une très belle journée bien qu’un peu chaude devint bien sombre.

Aucun autre mot ne fut échangé pour le retour et il s’arrêta directement devant ma tente. Je cherchai son regard du mien et ne trouvai que colère alors qu’il me soulevait encore une fois par les hanches pour me reposer délicatement au sol, il n’y avait aucune peur cette fois, juste de la confiance, et une pointe de douleur, de compassion. Je le regardai s’éloigner sans trop savoir comment réagir et ne réagit donc par conséquent pas. Lorsque j’entrai dans ma chambre deux servants étaient au garde à vous pour m’apporter quelques provisions. Je mangeai lentement, repensant à tout ce qu’il s’était passé aujourd’hui en souriant, interrompue de temps en temps par des pensées amères et d’autres qui l’étaient moins mais qui n’avaient rien à faire là. Ce serait sûrement plus facile d’acheter des terres dont les propriétaires ne savaient clairement pas quoi faire, mais est-ce que j’avais envie de penser à ça tout de suite ?

Non, je préférais penser à cette peur qui s’était complètement évanouie, je préférais penser à ces moments loin de tout, avec comme seule protection un torse et un bras, que j’avais eu sans les demander au départ, que j’avais eu en les demandant ensuite, et qui étaient devenus une norme ensuite. Et puis, même quand ce spectacle l’avait meurtri, il n’avait rien changé à son comportement, je n’étais pas devenue un parasite, je n’étais pas devenue une ennemie, j’étais restée ce que j’étais pour lui, et même si je ne savais pas exactement ce que j’étais pour lui, ça faisait du bien. Mais le tableau parfait avait été gâché par tout ça. J’avais envie d’aller le rejoindre, mais cette fois je me retins, il semblait vouloir du temps et allait l’obtenir. On m’aida à me débarrasser de ma robe trempée et après une petite toilette je me jetai dans ce qui me servait de lit, exténuée par toutes ces émotions et tout ce temps passé en selle.

Je tentai de me relever, je m’apprêtai à appeler mes deux serviteurs pour qu’ils me trouvent un vêtement, mais j’eus peur que la colère de Sauveur ne soit pas retombée et qu’éventuellement il ne parvienne pas à se contrôler aussi bien qu’il l’avait fait jusqu’à maintenant. Je pensais pouvoir affirmer qu’il m’avait prouvé qu’il le pouvait, mais la crainte l’emporta et je me recouchai presque aussitôt.

Dans ce qui lui servait de chambre, Sauveur s'isola un moment après s'être délesté de ses armes et de sa cuirasse sans manche. Il avait rôdé de longues minutes, s'asseyant pour tenter de se calmer pour me se relever après et se remettre à marcher d'un bout à l'autre de ce petit espace. Après une éternité, il réalisa qu'il avait chaud et qu'il était trempé de sueur. Il se déshabilla donc et se lava avant de passer une longue tunique et un pantalon en lin. L'eau fraîche lui avait fait du bien. Il était toujours en colère mais n'avait plus autant la bougeotte.
Comme s'il l'avait fait exprès, Ulk fit remarquer sa présence à ce moment-là, l'invitant à boire un verre depuis l'espèce de petit salon qui servait de salle commune à leurs chambres respectives. Le mercenaire le rejoignit et s'installa dans un siège. Il resta un moment assis sans boire une goutte. Son regard était perdu dans le vague tandis qu'il décrivait des ronds avec son verre qu'il tenait par le haut. Après de longues minutes dont le jeune homme avait perdu le décompte, le sombre engagea la conversation, essayant de savoir ce qu'il s'était passé exactement pour qu'il soit ainsi contrarié.

-Nous avons trouvé les terres de ma famille. Répondit-il avant de finalement plonger enfin ses lèvres dans le vin qu'on lui avait servit. Tu les verrais, Ulk... Elles sont dans un état... J'aurais été plus capable de soulever une épée étant gamin que ce type d'entretenir un champ.

Son humour sarcastique avait toujours amusé le sombre et, même en colère, il parvenait encore à en user. Certes, son humeur rendait la chose un peu moins comique mais tout de même... Le mage se renseigna pour avoir plus de détails sur ce qu'il avait vu exactement et Sauveur répondit sans savoir que son interlocuteur était rassuré d'apprendre que sa colère n'avait aucun lien avec Aerianna. Il continua de le faire parler pour en espérant que cela lui permettrait d'évacuer ce qu'il contenait depuis plusieurs heures maintenant mais cela ne faisait qu'à moitié effet.

-Le soleil est couché, tu devrais aller faire quelques passes d'arme avec les soldats pour te défouler.
-Tu m'as bien regardé en arène ? La colère m'alimente pendant les combats et me donne de la force et de l'énergie. Elle ne sort pas vraiment de moi.
-Alors comment fais-tu pour te calmer d'habitude ?
-Disons que je ne mène pas le même genre de combat...

Tandis qu'il portait une nouvelle fois son verre à ses lèvres, il soutint le regard interrogateur d'Ulk, ajoutant un haussement de sourcils qui rendit ses paroles soudain bien plus claires. Certains combattaient le feu par le feu, lui préférait une brisé légère qui viendrait l'apaiser tel un baume. Lorsque des sentiments trop forts l'agitaient, il allait trouver Sanaa et il se faisait plus tendre que jamais... Mais Sanaa n'était pas là et...
Non, il n'y avait pas de "et" ! A quoi pensait-il ?! Même s'il n'avait pas dans l'idée d'aller aussi lui avec elle, Aerianna n'avait certainement pas envie de le côtoyer dans son état actuel. Il n'en dit rien mais il ne put s'empêcher de craindre de l'avoir effrayée. Si elle avait déjà eu peur de lui alors qu'elle ne l'avait toujours connu que calme alors qu'avait-elle pensé en le découvrant sous un mauvais jour ?

Dans un soupir, il passa un main sur son visage. Cette idée le faisait se maudire, venant rajouter de l'huile sur les flammes de sa colère encore ardentes... Sauveur était quelqu'un de calme le plus souvent. Il y avait juste quelques sujets sur lesquels il avait du mal à se contrôler. Il ne ferait jamais de mal à un innocent, même sous un accès de rage, mais c'était plus fort que lui.
Le mercenaire finit par demander à Ulk s'il ne pouvait pas l'aider à trouver le sommeil. Malheureusement, il n'était pas mage de l'esprit et ne pourrait pas faire taire ces émotions qui bouillaient en lui.

Cette nuit-là, Sauveur ne dormit que très peu. Il resta allongé dans son lit à tourner et retourner d'un côté comme de l'autre. Il ressassait sa colère devant le spectacle de ses terres presque stériles et sa hantise d'avoir peut-être effrayé Aerianna. Au petit jour, son feu intérieur avait diminué mais était toujours bien présent. Il s'était réveillé avant les premiers rayons du soleil, regardant autour de lui avec ses yeux ouverts comme deux billes grises et rondes. Il se leva alors et s'habilla comme la veille au soir. Il alla faire un tour dehors, profitant de l'air encore frais de la nuit qui s'achevait tout juste. L'apercevant, l'officier lui proposa de se joindre à eux pour l'entraînement, curieux de voir l'ex-gladiateur manipuler ses lames. Ce fut sans grand enthousiasme que Sauveur accepta et retourna dans sa tente pour se changer, espérant que cela lui ferait du bien.

Si les hommes d'Aerianna n'étaient pas mauvais, il étaient bien loin d'égaler les miliciens de Maralina. Et Sauveur était habitué à en affronter quatre à la fois pour pimenter ses exercices. Trois adversaires, lorsque l'on manie deux épées, c'était déjà presque trop facile. Cependant, même en entraînement, le mercenaire était impitoyable. Il prit garde de ne blesser personne mais il ne les ménagea pas pour autant. Il était bien meilleur escrimeur qu'eux et il avait de l'énergie à revendre avec toute cette colère qui l'animait depuis la veille. Courtois lui avait appris à la maîtriser de sorte qu'elle n'embrouille plus son esprit mais qu'il en fasse plutôt un atout qui lui permettait de décupler sa vitesse et sa force. Autrement dit, les soldats que l'on avait mis en face de lui n'avaient aucune chance...
Après une bonne heure d'affrontement et après avoir épuisé trois ou quatre groupes d'adversaires, Sauveur était en nage et essoufflé. Il estima que cela suffisait car, après tout, il ne se sentait pas plus calme qu'en commençant, bien au contraire. L'officier le remercia pour sa contribution à leur entraînement qui avait permis de mettre à jour un certain nombre de failles. Le mercenaire répondit d'un hochement de tête avant de faire volte-face et de filer droit sous sa tente sans prêter attention aux regards qui se posaient sur lui.

De retour dans sa chambre, il lâcha ses armes dans un coin et se déshabilla encore une fois pour se laver. Comme il l'avait prédit la veille à Ulk, ce combat n'avait en rien apaisé sa colère. Il la ressentait toujours et se trouvait frustré de ne pas parvenir à s'en débarrasser. Il commença à se laver, se passant de l'eau sur le visage et la nuque à plusieurs reprises, espérant vainement que ça lui ferait autant de bien que la veille...

De mon côté, je dormis bien, mieux que bien des nuits, en réalité. La journée avait finalement été intense et une fatigue physique couplée à une fatigue émotionnelle valaient mieux que des journées d’oisiveté totale, c’était une bonne fatigue. Le réveil lui fut un peu plus dur, mais mes deux serviteurs furent assez efficaces pour rapidement me remettre sur pieds. Les dernières choses qui achevèrent de me réveiller furent des sons de combat à l’extérieur. Ils ne venaient pas de commencer, ils avait occupé une petite place de ma perception de mon environnement jusque là, s’étaient arrêtés, et c’était leur reprise qui me poussait à les remarquer. Quand je sortis de la tente, fraichement vêtue d’une robe à la coupe plus intéressante que ce que j’avais porté jusque là – rien d’outrageux, simplement celle aux deux échancrures verticales sous les bras – ce furent aux rayons de soleil de m’accueillir alors que la journée commençait à se réchauffer.

Je compris rapidement aux boutades de mes hommes entre eux – avant qu’ils ne m’aperçoivent et me saluent comme ils le devaient – que Sauveur avait participé brillamment à leur entraînement matinal, et j’eus la soudaine envie d’aller voir s’il s’était remis de ses émotions. La dernière fois que j’avais vu ses yeux ils étaient si pleins de fureur qu’ils méritaient de s’être débarrassés d’une partie d’elle. Sa tente était grande, presque de la même taille que la mienne, et je m’arrêtai à l’entrée pour appeler Sauveur d’une petite voix. Ce fut Ulk qui me répondit d’entrer, ce que je fis, avant de ne comprendre que maintenant que l’argenté partageait cette tente avec le mercenaire. Il n’avait pas l’air bien plus réveillé que je ne l’étais, et après avoir bredouillé quelque chose par rapport à un combat, il pointa un doigt trop long vers des rideaux qui devaient séparer le salon d’un espace de couchage. Je me demandai bien un instant pourquoi Sauveur aurait besoin de moi pour un combat, mais je mis ça sur le compte des élucubrations d’Ulk.

La visite fut de courte durée. Je soulevai le rideau, parcourant du regard la pièce avant de tomber sur le dos nu de Sauveur. Si je ne m’étais pas posée de question sur la longueur de ce dos et sur le fait qu’il descendait bien bas, je serais peut-être restée là à l’observer, mais quand je compris je fermai les yeux et le rouge de la gène et de la colère me monta aux joues. « Pardon… » Je me précipitai d’ajouter avant de disparaître. Je me rapprochai d’Ulk avant de lui décocher un de mes meilleurs coups de poing directement dans l’épaule. « Idiot. » Je murmurai, la mâchoire serrée. Lui ne me répondit que par un ow qui avait dû être entendu même par Sauveur. Le coup sembla l’avoir réveillé et quand il leva les yeux vers les miens en se massant l’épaule, il comprit. « Il ne s’est vraiment rien passé l’autre nuit ? » Il me demandait, étonné. « Bien sûr que non, j’arrête pas de te le dire… » C’était bien beau de me défouler, mais il fallait que je sauve la situation maintenant. « Idiot. » Je rajoutai un mot à son intention avant de retourner à l’entrée de la chambre.

« Sauveur ? Je peux entrer ? » Lorsqu’il me donna la permission, j’entrai les yeux fermés, les joues cramoisies, comme si j’avais peur de le surprendre une deuxième fois, et que j’avais besoin qu’il me confirme que tout allait bien et que je pouvais ouvrir les yeux.

Saviez-vous que les rideaux ne coupaient que très peu les sons ? Sauveur aurait pu se trouver dans la même pièce qu'Ulk et Aerianna que cela n'aurait pas changé grand chose. Il n'avait pas remarqué la présence de la jeune femme avant qu'elle ne s'excuse d'avoir voulu entrer sans lui demander la permission, le trouvant nu tandis qu'il se lavait pour se débarrasser de la sueur qui le recouvrait presque entièrement. Heureusement pour elle, il avait retenu le réflexe de se retourner en entendant sa voix. Il perçut ensuite le coup et, puisque c'était le sombre qui s'en plaignit, il comprit que c'était de sa faute si elle avait soulevé le rideau. Soit il avait vraiment cru qu'ils avaient déjà couché ensemble, soit il lui avait fait une mauvaise blague. Dans le premier cas, alors cela aurait été bien mal les connaître l'un comme l'autre. Dans le second, c'était méchant de sa part. Quoi qu'il en soit, il méritait sa sanction.
En temps normal, cela l'aurait fait sourire... L'image de la belle héritière frappant Ulk de honte et de colère. Mais il n'était pas dans son état normal.

Comprenant qu'Aerianna voulait le voir, il se pressa davantage pour se laver et ne permit à la jeune femme d'entrer que lorsqu'il fut en train de finir de s'habiller. Il ne la vit pas passer le rideau, sa tête se trouvant toujours dans la tunique à ce moment-là. Ajustant le vêtement, il se tourna vers la visiteuse pour la découvrir les yeux fermés. Elle devait vraiment craindre de le retrouver à nouveau dans une situation un peu gênante...

-Tu peux ouvrir les yeux. Je ne t'aurais pas fait entrer sinon. Puis il montra l'espace d'où elle venait d'un signe de tête, estimant qu'Ulk devait toujours s'y trouver. Contrairement à certains...

Il avait compris qu'Aerianna n'avait jamais eu de contact charnel avec un homme et il avait la délicatesse de ne pas la bousculer sur le sujet. Pourtant, certains auraient pu vouloir en rire étant donné que les autochtones n'étaient pas vraiment avares de sexe et au vu de l'âge de la jeune femme qui aurait dû connaître sa première fois depuis longtemps. Seulement Sauveur supposait que soit elle était particulièrement sensible, soit elle avait vécu quelque chose qui l'avait choquée d'une manière ou d'une autre. Il trouvait cela malvenu d'aller la titiller sur la question, cela ne ferait que la bloquer davantage. La bêtise d'Ulk l'irritait d'ailleurs un peu plus qu'il ne l'était déjà.
Si le mercenaire semblait moins furieux que la veille, la colère habitait toujours son regard sombre et ses mâchoires serrées. Cependant, en croisant le regard d'Aerianna, il s'adoucit presque imperceptiblement, donnant à ses yeux une faible lueur de tristesse. Sa voix se fit plus posée qu'il ne l'aurait pensé, bien que toujours emprunte de ces émotions qui le traversaient.

-Que puis-je faire pour toi ?

Je fus rassurée en remarquant qu’il avait retenu la leçon de la veille et qu’il s’adressait toujours à moi comme je le voulais. Je ne me rendis compte que maintenant que j’en avais douté, mais après tout, il ne m’avait pas adressé la parole depuis juste avant qu’on ne découvre ses terres, il aurait pu retomber par habitude dans ses travers. J’ouvris les yeux pour lui obéir et le découvrit habillé de la tête aux pieds avec soulagement, je n’aurais probablement pas dit non à une tunique en moins mais il valait mieux ça que rien du tout, sûrement. Mes joues ne retrouveraient pas tout de suite leur couleur d’ivoire mais en réalité toutes nos récentes interactions les teintaient régulièrement de rose, donc ça ne changeait pas grand-chose. Toutes ces pensées écartées et je ne remarquais plus que ses yeux coléreux et… tristes ? Ce n’était pas très étonnant en réalité.

Sa question semblait étrangement vide et presque insupportable, si bien que je me rapprochai de lui jusqu’à pouvoir lui prendre une main et la serrer entre les miennes. « Qu’est ce que je peux faire pour toi ? » Retourner sa question avait été une évidence, je n’étais pas celle qui souffrait, je n’étais pas celle qui venait de voir un rêve prendre des allures de cauchemar, je n’étais pas celle qui était emplie par tant de colère. « Je voulais… Attends… » J’avais entendu quelques bruits provoqués par Ulk et je me tournai à moitié dans sa direction, sans lâcher la main de Sauveur. « Ulk ?! Sors de la tente s’il-te-plaît. » Il obtempéra en maugréant mais je ne voulais pas que le savoir dans les parages modifie mon comportement ou mes mots. Je me retournai vers Sauveur avec un sourire. « Je voulais venir te voir hier soir mais j’avais l’impression que tu avais besoin de temps pour digérer… ça… »

Ça sonnait affreusement comme une excuse, comme si j’essayais de me dédouaner ne de pas être venue le voir alors qu’il aurait pu en avoir besoin. Et l’excuse sonnait creux, pour ne rien arranger. Je ne savais pas trop ce qu’il avait envie d’entendre, je ne savais pas trop ce que j’avais envie de lui dire, mais je m’essayai à un nouvel acte. « Je sais que tu espérais mieux que ça, je sais que tu aurais préféré trouver des terres en bonne santé, je sais que tu ne veux pas rapporter ce genre de nouvelles aux tiens. » Je ne savais pas bien ce que j’étais en train de faire mais ça ressemblait étrangement à la manière qu’avait Aethka de me soutenir. Je la balayai de mon esprit pour continuer. « Mais je sais aussi que tu pensais ce genre de résultat possible, et que ça ne changera rien à tes intentions de les récupérer. » Et je tiendrais ma parole… « Et je sais aussi que no… que vous allez faire ce qu’il faut pour que ça change. »

Ce n’était pas vraiment mon genre, et j’avais l’impression de lui mentir en lui offrant cette version de moi, mais je restai là à lui tenir la main, mes yeux noirs dans ses yeux gris, remarquant pour la première fois une particularité dans son œil droit.

Sauveur retrouva le contact de ses mains enserrant doucement la sienne. C'est qu'il commencerait presque à s'y habituer à force... Percevant les mêmes bruits qu'Aerianna, il redressa son regard vers l'entrée de sa chambre tandis qu'elle se retournait pour chasser le sombre de sa propre tente. Ulk avait voulu jouer les oreilles indiscrètes mais il aurait mieux fait de ne pas bouger pour cela. Le mercenaire baissa à nouveau les yeux pour plonger dans ceux de la jeune femme. S'il n'en montrait rien, il appréciait qu'elle soit là et qu'elle se tienne si près de lui. Ce qu'il redoutait ne s'était donc pas produit...
Découvrant ses intentions de la veille, il ferma les yeux dans un soupir. Si elle savait... Elle n'imaginait pas que sa simple présence aurait pu atténuer son humeur. Cela aurait certainement pris un peu de temps étant donné qu'il ne pouvait pas se comporter avec elle comme avec Sanaa mais cela n'aurait pas été un mal non plus. Après un instant, il rouvrit ses paupières.

-Tu aurais pu... A vrai dire, j'avais peur de t'avoir effrayée. Dit-il en serrant à son tour les doigts d'Aerianna, lui faisant ainsi savoir que sa présence était plus qu'appréciée.

Sauveur n'avait jamais été habitué à pouvoir laisser éclater sa rage. Il n'y avait que lorsque Azza avait obtenu de le remettre en esclave qu'il n'était pas parvenu à la contenir durant plusieurs jours. En dehors de cela, sa condition l'empêchait de l'exprimer, aussi avait-il appris à la contenir et à l'utiliser. Puisqu'il n'en avait pas fait démonstration par la violence, il y avait moins de chance pour qu'il l'ai choquée mais une colère sourde restait une menace et donc une source de crainte.
Mais elle était là, et elle le touchait... Il ne lisait pas de peur de ses yeux et s'en trouvait soulagé.

Aerianna tenta de traduire la source de sa colère mais, s'il était vrai que ce qu'il avait vu l'avait marqué, ce n'était pas cela qui provoquait ce sentiment chez lui.

-Ce n'est pas tellement ça. L'état des terres de mon père me rend surtout triste. C'est ce type qui me met hors de moi. C'est ce qu'il nous a fait endurer, à nous réduire en esclave et à nous séparer. Il s'est rendu responsable de la mort de mon père et de l'un de mes frères pour pouvoir récupérer ce qui nous appartenait. Et tout ça pour quoi ?! J'en savais plus sur l'agriculture à huit ans que lui ! Il va falloir un à deux cycles de saisons pour que les terres soient à nouveau rentables. Ce qui veut dire repartir sur de nouvelles dettes à peine notre bien récupéré !

Sauveur s'arrêta soudain et baissa le bras qu'il avait levé en direction de leur destination de la veille. Sans le vouloir, le ton de sa voix était monté et ce n'était pas ce qu'il voulait. Il avait l'impression qu'il pouvait faire tout ce qu'il voulait, rien ne parviendrait à le calmer. Ni de combattre ni de parler de ce qu'il ressentait. La regardant, il se souvenait de ces quelques instants paisible passés ensemble la veille... Mais il n'irait pas tenter quoi que ce soit d'autre, même ici, à l'abri des regards. S'ils avaient eu plus de temps, cela serait peut-être allé plus loin et alors, peut-être aurait-il réclamé une étreinte...
A mesure qu'il la fixait, remarquant bien plus sa présence que lorsqu'il parlait la minute d'avant, sa colère s'éloigna de nouveau, laissant de nouveau place à cette pointe de tristesse.

-Je suis désolé. Soupira-t-il sincèrement malgré ses sourcils toujours froncés. Ça me passera.

Il relâcha son étreinte sur les doigts d'Aerianna, la laissant s'échapper si elle le souhaitait. Elle n'avait peut-être pas envie de supporter son humeur. Rien ne l'y obligeait.

Je m’étais légèrement trompée sur le cœur de ses craintes, mais il me confirma à la fin de sa tirade que pas tellement, s’il n’y avait pas cette peur de l’avenir, de ces dettes, peut-être que l’homme responsable de tout ça ne serait pas si important. Le passé lui ne changerait pas, mais étais-ce si important que les morts causées le soient par quelqu’un qui savait ce qu’il faisait de ce qu’il avait volé aux Hadjaoui ? Bien sûr, je réserverais ces mots pour une autre fois, éventuellement, ce n’étaient probablement pas ceux qu’il voulait entendre. Je ne sourcillai pas alors que son ton s’était légèrement élevé et que son bras avait suivi. Je savais où sa colère était dirigée et je n’en étais pas la cible. Les moments défilaient et il essayait de se calmer. Il réussit presque, peut-être parce que j’étais là, peut-être parce que j’étais venue le voir.

Quand la pression si familière sur mes doigts disparut je regardai la sienne comme si je me demandais comment elle était arrivée là. Je l’avais emprisonnée entre les miennes mais à ce moment là c’était comme s’il me l’avait donnée. Il s’était excusé mais je ne comprenais plus de quoi. Il m’avait dit que ça passerait mais je ne le croyais pas. Je relevai les yeux pour les plonger dans son regard. A ce moment là je lâchai sa main, et il pensa certainement que j’allais m’en aller. Si tel était le cas, il s’était trompé. Je me rapprochai encore d’un pas avant de jeter mes bras autour de son cou et de l’enlacer. C’était une première, et je me rendis compte à quel point il était imposant à ce moment là, alors que j’étais hissée sur la pointe des pieds pour arriver à enfouir mon visage dans le creux de son cou.

« Non, ne t’excuse pas. » Je soufflai dans son cou. A ce moment là je repensai à ses mots et compris qu’il avait encore du mal à comprendre qui j’étais. Qu’était le prix de terres comme celles-ci pour la Princesse de Geresh ? Qu’étaient des contrats de mercenaires pour la Princesse de Geresh ? Qu’étaient les dettes qu’une famille comme les Hadjaoui pouvait contracter pour la Princesse de Geresh ? Je lui avais offert la première chose qu’il souhaitait sans attendre quoique ce soit en retour, et si cette étreinte pouvait être un bon indice, il y avait une bonne chance que je lui offre tout le reste. Et cela faisait de longues heures que je considérais le test d’Ulk comme réussi.

En la sentant retirer ses mains, Sauveur baissa les yeux puis les ferma. Il ne souhaitait pas qu'elle s'en aille mais il comprenait qu'elle le fasse. Qu'étaient-ils l'un pour l'autre ? Certes, il savait que quelque chose était à l'oeuvre entre eux mais ce n'en était qu'au stade embryonnaire... Mais alors qu'il regrettait déjà son départ, il sentit des bras venir s'accrocher à son cou et un corps se coller au sien. Il ne dit rien, plutôt surpris en fait. Parce qu'il ne l'avait pas vue venir et parce qu'il ne s'attendait pas à cela de sa part. Quoi qu'elle s'était déjà blottie contre lui la veille...

Après quelques secondes de stupeur, les bras du mercenaire se refermèrent finalement sur la jeune femme, l'un enserrant son buste et l'autre lui permettant d'aller poser une main derrière sa tête. Il la maintint ainsi dans un geste qui n'était pas dénué de tendresse. Durant cette étreinte, il sentait son cœur battre près du sien. Son rythme était si lent... Et il se rendit contre que c'était lui qui allait bien trop vite. Expirant lentement, il ferma les yeux et laissa sa tête venir se poser sur les cheveux de jais d'Aerianna. Il se concentra sur les battements de son cœur, essayant de caler le sien sur son tempo. Et il le sentit ralentir progressivement. Sans s'en apercevoir, il finit par oublier l'exercice, sa concentration lui faisant défaut et partant vers tout autre chose. Il prit alors conscience du corps qu'il serrait dans ses bras, sa respiration, sa chaleur, son odeur. Elle ne semblait pas vouloir s'éloigner et il comprit qu'elle se sentait bien, là, tout contre lui. Et lui aussi...

Combien de temps cela dura-t-il ? Au moins plusieurs minutes... De très longues minutes durant lesquelles ni l'un ni l'autre n'émit le souhait de changer quoi que ce soit. Sauveur se nourrit de tout ce qu'il ressentait pour amoindrir le brasier que ce début de journée avait eu tendance à raviver. Il le sentit s'amoindrir, lui permettant de profiter de plus en plus de l'instant, tout simplement. Lorsqu'il fut apaisé et rassasié par la tendresse que lui offrait la jeune femme, il eut une respiration un peu plus forte que les autres. La main derrière la tête d'Aerianna glissa jusque dans le creux de son dos et il souleva sa tête afin de lui permettre de relever la sienne. Si elle souhaitait reculer, il ne la retiendrait pas. Son regard ne contenait désormais plus aucune colère. La tristesse demeurait, bien que passablement écartée par une grande fatigue qui le rattrapait soudain. Maintenant que sa fureur ne l'animait plus, les heures passées sans dormir et l'heure d'exercice avec les gardes venaient de s'abattre sur lui d'un coup. Et avoir gardé les yeux fermés durant toute la durée de étreinte n'aidait pas...
Croisant le regard de la belle, il parla à demi-voix.

-Je crois que c'était ce dont j'avais besoin... Merci.

Il ponctua sa phrase d'un sourire, certes triste et fatigué, mais sincère.

C’était dur de réfléchir, je venais de prendre une tempête de sensations et d’émotions de plein fouet et je ne savais plus quoi faire de mes bras, de mon corps… Il me remercia et je le pris comme un signe que c’était fini, mais aussi qu’il y en avait d’autres comme celui là qui venaient du même endroit. Je me dégageai doucement alors qu’il ne m’opposait aucune résistance et le regardai une dernière fois avant de me retourner… Et de me tourner à nouveau, pour me hisser sur la pointe des pieds et lui déposer un baiser sur la joue. Je fuis plus que je m’en allai après ce méfait et je quittai l’espace de sa chambre en courant à moitié. En quittant la tente tout à fait je trouvai Ulk qui me lança un regard neutre. Il n’y avait pas d’interrogation cette fois, et je m’en étonnai légèrement mais me ruai vers le Païm qui était presque prêt à repartir, grimpant à l’échelle plus lestement avec cette robe qui n’était pas aussi encombrante que la précédente.

Au bout de longues minutes qui pouvaient être des heures, je ne savais plus trop, la caravane se remit en branle. Je n’avais que cette étreinte en tête, et ce petit baiser. Ou bien, c’est ce que je voulais me faire croire, il y avait bien une autre vue qui m’avait intriguée, un peu plus tôt, et je n’arrivais pas à ôter tout à fait le souvenir de mon esprit. Mais malgré tout ça et le sourire béat qui habitait mon visage, je ne fis aucun effort de la journée pour communiquer avec lui. Je savourais les émotions et les souvenirs en silence, n’adressant qu’à peine quelques mots à Ulk qui semblait se rendre compte que quelque chose changeait graduellement. Et l’idiot devait se sentir en partie responsable avec son petit tour. J’étais convaincue que c’était une erreur que je ne comprenais toujours pas mais n’avait-il pas réellement fait avancer sa cause ? Enfermée dans mon esprit je laissai la première journée et la nuit qui suivit défiler sans trop m’ouvrir, me laissant porter par les choses qui se passaient autour de moi.

La suivante, par contre, je trouvai Sauveur de bon matin et lui ordonnai avec un sourire et un nouveau mordillement de lèvre qu’il allait passer la journée dans la litière. Peut-être pas toute la journée, il recouvrerait son libre arbitre plus tard, mais il y commencerait en tout cas, et je l’avais directement clarifié à l’argenté qui avait eu plusieurs heures pour se préparer mentalement. En grimpant je maudis les équipementiers de ne pas avoir installé un divan ou quelque chose du genre qu’on pouvait partager à deux, mais je me rappelai que j’aurais dû rester collée à Ulk plus longtemps que je ne pourrais me coller à Sauveur, et d’un coup l’idée était beaucoup moins intéressante. Le mercenaire me suivit et pris place sur son fauteuil. Ou plutôt, il prit place sur ce qui était mon fauteuil, et moi sur l’autre. Je voulais avoir l’impression d’être à sa place pour une raison que j’ignorais totalement, alors que je savais en plus que ça ne changeait pas grand-chose. La caravane reprit sa route et je ne le lançai sur aucun sujet, pour l’instant sa présence était suffisante, et je pouvais simplement l’observer avec ce même sourire béat de la veille.

Sauveur n’avait pas affiché de réaction au baiser d’Aerianna. Du moins, pas tout de suite. De toute manière, elle avait filé si vite qu’elle ne l’aurait certainement pas vue. Il était resté là, quelques secondes, immobile et impassible avant que ses lèvres ne s’étirent finalement en un doux sourire.
Oui… Il se passait réellement quelque chose entre eux. Il le lisait dans l’attitude de la jeune femme. Il le sentait en lui. Il avait plus qu’apprécié cette étreinte qui était parvenue à le calmer et il avait l’impression de sentir encore ses lèvres sur sa joue alors que leur contact avait été si fugace…

Epuisé, Sauveur se recoucha quelques minutes, profitant du peu de temps qu’il avait devant lui pour se reposer un peu maintenant qu’il était assez calme pour y arriver. Le peu que dura sa sieste matinale ne fut pas suffisant pour le remettre complètement d’aplomb. Les soldats se contentèrent de le regarder en coin durant une bonne moitié de la matinée, ignorant ce qu’il s’était passé au juste avec Aerianna. Les théories fusaient en messes basses. Après tout, il était agité lorsqu’elle était rentré dans sa tente, Ulk en avait été chassé puis il avait dormi après le départ de la demoiselle et se trouvait bien plus serein à présent. Il était facile de savoir quelle théorie avait leur préférence… Néanmoins, le mercenaire n’y prêta pas attention et il refusa de répondre à leurs questions. Personne n’avait à savoir ce qu’il y avait entre eux exactement. Avant la fin de la matinée, lassé de leur potin du jour et devant l’absence de réponse du principal intéressé, chacun finit par changer de sujet de discussion. Sauveur put enfin participer aux conversations qui étaient lancées, contribuant ainsi à le maintenir éveillé. Son regard se perdit quelques fois vers la litière au-dessus du Païm. Il ne s’attendait pas forcément à voir Aerianna ou à ce qu’elle l’appelle, ses pensées se tournaient simplement vers elle…
Le soir venu, dès que sa tente fut montée, il alla s’écrouler dans sa chambre pour ne se lever qu’au petit jour. L’héritière vint le trouver un peu plus tardivement, lui commandant de venir la rejoindre directement dans sa litière. Sauveur prit la requête pour ce qu’elle était : un souhait déguisé en ordre pour obtenir ce qu’elle voulait. Et il n’avait rien contre le lui donner en l’occurrence… Ne se préoccupant même pas de son cheval, il monta donc directement dans la litière à la suite d’Aerianna. Il ne fut pas interloqué par le fait de la voir changer de siège par rapport à la dernière fois. Il ne l’avait pas encore suffisamment côtoyée pour savoir qu’elle s’était fait sa place attitrée.

Le voyage commença dans le plus grand des silences. Sauveur laissait son esprit vagabonder en observant le paysage à travers les voilages. Après un moment, sans savoir pourquoi, il tourna son regard vers sa voisine pour s’apercevoir qu’elle était tournée vers lui. Il comprit bien vite qu’elle devait le fixer depuis un moment et il l’interrogea d’un froncement de sourcils. Il n’obtint aucune réponse mais il n’en avait pas besoin… Retenant à moitié un sourire amusé, il revint à sa contemplation… Mais pas pour très longtemps.
Le mercenaire finit par lancer la conversation, essayant d’en apprendre un peu plus sur son hôtesse. Elle lui avait dit être fille unique mais il avait du mal à comprendre ce que cela impliquait, comment l’on pouvait grandir en n’ayant ni frère ni soeur pour jouer et veiller sur soi. La discussion dériva forcément sur sa propre famille et il dut présenter un minimum les sept autres membres de sa fratrie. Il y avait d’abord Aimé, l’ancien champion d’arène nommé le Briseur de Marteau qui avait gagné sa liberté en pariant sur lui dans un combat à mort. Il prenait son rôle d’aîné très à coeur et Sauveur ne connaissait personne ne plus bienveillant et attentionné que lui. Il y avait ensuite Serein qui le secondait pour veiller sur eux mais qui n’avait pas eu la même chance que lui dans l’arène… Ils avaient retrouvé Patience par pur hasard pendant le tournoi où elle était en visite avec sa maîtresse. Elle était affranchie désormais mais toujours coincée au Puy d’Elda avec son fils. Aerianna avait déjà croisé Courtois lors de leur première rencontre. Il était mercenaire pour Maralina lui aussi et c’était sans aucun doute celui qui portait le plus mal son prénom ! Ensuite, il y avait Sauveur, puis venait Clémence. Il la savait quelque part en Péninsule mais n’avaient pas pu retrouver sa trace et craignaient beaucoup pour sa sécurité dans un pays aussi intolérant face à la différence. Digne était le dernier garçon de la famille. Il avait appris à se battre pour être gladiateur mais Aimé avait pu racheter sa liberté en même temps que la sienne, aussi n’avait-il jamais mené de vrai combat jusqu’à tout récemment. Et, enfin, il y avait Modeste dont il ne savait rien. Pendant longtemps, ils avaient cru la mère de Sauveur morte le jour où on les avait tous réduit en esclavage et, avec elle, l’enfant qu’elle portait. Cela faisait un peu plus d’un an qu’ils avaient découvert qu’il n’en était rien et, si Nadea était décédée depuis, ils ignoraient encore ce qu’il était advenu de la seule et unique soeur de sang de Sauveur.
L’histoire du mercenaire généra naturellement des questions chez Aerianna, notamment sur son père et sa mère. Enfin… Ses mères. Honoré avait trois épouses et toutes étaient ses mères dans l’esprit de Sauveur, même s’il avait une affinité plus prononcée pour celle qui l’avait porté et nourri durant les premiers instants de sa vie.

-Sssss… Quel vilain mot… “Polygame”. L’ancien gladiateur fit la grimace, surjouant un peu, puis il tenta de répondre à la réplique de la jeune femme plus sérieusement. C’est une façon très réductrice de le concevoir, ce n’est pas ainsi que nous voyons les choses.

Il s’incluait instinctivement dans le mode de vie de sa famille. Pour lui, c’était parfaitement naturel mais il savait que tout le monde ne comprenait pas nécessairement leur vision des relations amoureuses. Quant à la partager…

-Nous partons du principe qu’un coeur peut aimer plusieurs personnes à la fois. Lui demander de choisir reviendrait à lui imposer de se rendre malheureux donc nous ne nous contraignons pas sur ce plan-là, que ce soit seulement des passades ou quelque chose de plus durable. Et nos conjoints ont autant de liberté sur le plan physique et sentimental. Le contraire serait hypocrite de notre part...

Si son départ avait été très silencieux, le début de la journée n’avait été jusque là que discussions, encore une fois, mais ça tombait bien puisque j’avais envie d’en apprendre plus sur lui. Enfin, c’est lui qui commença à me poser des questions, mais ma vie de famille n’était pas si excitante et je ne pouvais parler de tout si je ne voulais pas le faire fuir. Par conséquent, le sujet glissa très rapidement sur sa famille à lui, et il se lança dans un long récit sur ses frères, ses sœurs, son père et ses mères. Cela lui semblait tellement facile d’en parler, je devinais des liens très forts et une importance capitale de cette famille, d’autant plus qu’ils essayaient de récupérer les plus égarés aux quatre coins du monde pour finalement se rassembler après le drame qui les avait frappé. L’histoire qui m’intrigua le plus, si on omettait ce sujet que je remettrais moi-même sur le tapis quelques instants plus tard, fut celle de Patience. Se pouvait-il que je sois même la solution à ce problème là ? Je frissonnai en imaginant ce qu’elle avait dû endurer asservie par les eldéens, et je me posai une seule question que je ne poserais pas à mon voisin du jour.

Mais quelque chose me concernait encore plus directement. J’étais là pour parler de ce mariage qui convaincrait Rauast de me regarder différemment, et toutes ces discussions de cette polygamie semblaient changer la donne. Je ne pouvais pas vraiment lui demander directement ce que cela pouvait impliquer pour notre situation et il ne me restait qu’à l’interroger encore un peu plus sur ses parents jusqu’à ce qu’il me donne un indice. C’est d’une petite voix que je prononçai le mot et essayai de l’intégrer dans une question pas trop directe. Heureusement, m’entendre le prononcer provoqua chez lui une réaction plus importante que je ne l’avais imaginée et il me donna par conséquent tout ce que je voulais savoir. Je restai à le regarder comme une idiote. Il y avait une part en moi qui ne savait pas quoi en faire, qui avait l’impression de développer des sentiments pour lui et qui n’imaginait pas partager quoi que ce soit avec qui que ce soit. La part la plus pragmatique se réjouissait, il serait plus aisé de soutirer un mariage à quelqu’un qui ne voyait pas ça comme une cage, et si je n’étais pas la seule, il serait encore plus simple d’exiger un petit Hiisi de Sauveur.

La part la plus pragmatique ne le resta pas bien longtemps en pensant à un potentiel enfant, il y avait quelques étapes à passer avant… et rien que de penser à ces étapes modifiait comme toujours le teint de mes joues. C’est déjà à moitié vaincue par la gêne que je me devais d’enquêter un peu plus… Ça n’aurait dû avoir aucune sorte d’importance, mais il était là, très réceptif au peu d’attentions que je lui avais montrées, et je ne pouvais faire autre chose que de me demander s’il n’y avait pas déjà quelqu’un d’autre. J’avais cessé de le regarder au moment où j’avais senti le rouge me monter aux joues et je continuai de regarder droit devant moi au moment de poser ma prochaine question, sur un ton d’une timidité que j’avais rarement sentie. « Et… tu as… déjà commencé ? » Le pavé avait été jeté dans la mare, ne venais-je pas tout simplement d’avouer que j’étais intéressée par l’existence d’une autre ? Ne venais-je pas tout simplement d’avouer que je pensais à autre chose ? Et puis, malgré moi, cette question était posée par rapport à un modèle qui n’avait rien à voir avec la polygamie qu’il venait de m’expliquer.