Le froid de Verimios [Clos]

Hiver ~ 1er jour de Verimios an 17:XI

Le soir amenait son lot d'auditeurs à l'auberge des Deux Soleils.

Un sourire oublieux sur les lèvres, je laissais les notes s'égrainer de l'instrument robuste qu'on m'avait mis entre les mains. J'avais connu des harpes bien plus raffinées, au son plus rond, plus percutant, mais ainsi va la vie des créations suderonnes. Un jour peut-être j'aurai l'occasion de jouer à nouveau sur une harpe missédoise, mais pour l'heure, le simple fait de pouvoir à nouveau profiter d'autre chose que ma lyre me mettait le cœur en joie.

Pour marqué le premier jour de ma présence, le patron avait tenu à organiser une soirée comme il aimait tant en faire pour tout et n'importe quoi. Cette fois-ci, sous prétexte que je pouvais chanter des mélodies 'du nord', il s'était mis dans l'idée d'amener le froid des sommets éternels jusqu'à Ys. Des boules de coton avaient été entreposées un peu partout, des stalactites de verre pendaient au plafond, éclairées par les lampes à huile qui parsemaient les murs et les chandeliers colorés sur les tables à la péninsulaire qui étaient installées dans le hall. Dans le salon autour de la cour intérieur, les arches, les coussins et les tables basses dentelées avaient été couverts de draperies blanches et de fourrures de toutes sortes d'animaux. Des tentures blanches, grises ou bleue pâles étaient accrochées un peu partout et trophées suderons qui trônaient derrière le bar avaient été couvert de faux gel tissé en fil de soie blancs formant de lâches dessins givrés.

Bien sûr, il avait trouvé un chien ours nordien pour l'occasion, une grosse bête au dos noir et au ventre roux. Et la soirée se finirait par une flambée dans la cour intérieur, à laquelle les alchimiste du coin donneraient toute sorte de couleur pendant que les spectateur écouteraient des contes de leur cru.

Tout avait été fait pour appâter le chaland.

... Et moi je crevait de chaud dans une robe nordienne des plus stricte... Mis à par le décolleté plongeant et les franfreluches dont les légendes raffolaient. Enfin, pas que les légendes étant donné les œillades que m'envoyait le marchand à la table la plus proche de la petite scène que j'occupais. Un homme balançant entre deux âges et vêtu plus richement que la moyenne... Un gros dégoutant. Rien de plus.

Mais au moins, je pouvait jouer.

De la voix et du geste, je tissais la geste du sire Oswald, fondateur des Trente et de la belle Sigrid. Les mélodies Nordiennes, je les travaillai tout de même à la Vaanie, coupant les accords qui pouvaient sembler trop troublant aux néophites. Peut-être irais-je plus loin lorsque les têtes seraient moins alertes et les gorges moins sèches, mais l'heure était encore à la curiosité.

Et toute à ma représentation, je ne vis pas l'homme richement vêtu échanger quelques mots avec le patron en me désignant du doigt.

L’Agora était encore en chantier, mais l’auberge des Deux Soleils restait encore et toujours ouverte, malgré les travaux. Etant donné qu’il s’agissait de l’un des établissements les plus en vue mais aussi les mieux situés dans l’Agora, les Yssois ne pouvaient permettre que le lieu soit fermé durant les travaux de rénovation. Fort heureusement, l’auberge prestigieuse faisait partie de la section qui avait été globalement remise à neuf : on pouvait encore voir ça-et-là des artisans s’affairer aux moulures et à quelques détails, notamment sur les rambardes des escaliers, qui demandaient la présence d’un ferronnier-serrurier pour en vérifier l’esthétique, mais aussi la solidité … mais dans l’ensemble, l’essentiel des équipes de travail s’étaient mises à occuper d’autres sections, notamment avec le renfort des esclaves qui travailleraient sur ce chantier avant d’être envoyés sur les travaux des routes au printemps.

La Protectrice d’Ys n’était revenue que depuis quelques jours de son périple péninsulaire. De bonnes surprises, d’autres moins, s’étaient glissées au milieu de ce voyage. A son retour, de nouveaux évènements pressants requéraient son attention. Le Joyau avait été attaqué par nul autre que les Princes Marchands eux-mêmes … et non les moindres puisqu’il s’agissait du Maître des Milles Caves, de la Dame Blanche de Thaar et d’Ascanio Vossula. Quand elle apprit la nouvelle au travers d’une invitation formelle à venir assister au « procès », elle n’avait pu se retenir de rire jaune. Leur échec venait d’offrir l’Ithri’Vaan sur un plateau aux Eldéens et si le Conseil restant ne se montrait pas prudent, alors il y avait fort à parier que les Drows ne laissent pas passer un tel outrage. Au sein des Treize – le conseil dirigeant d’Ys – les avis étaient partagés. Le Conseil de Thaar était fragilisé. Ils allaient passer pour des gens peu fiables, à moins qu’ils ne montrent patte blanche.  Cette trahison ne rejaillirait probablement pas sur Ys, la cité n’étant pas représentée au Conseil de Thaar. Ys éviterait le pire …

Cassiopée avait laissé de côté ses atours de Protectrice et s’était fondue dans la masse grouillante des habitants et des ouvriers de l’Agora. Elle avait besoin d’être seule avant de se rendre à Thaar. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas eu une soirée à elle et aujourd’hui, elle souhaitait la passer dans un endroit agréable, loin de ses obligations. Elle venait à l’instant de terminer les composants réclamés par son mystérieux commanditaire et avait chargé Cybèle de déposer la boite scellée à l’endroit habituel et s’était dit qu’il n’y avait rien de mieux que de commencer une soirée en allant aux Deux Soleils.

Vêtue d’une simple robe couleur praline lui tombant jusqu’aux genoux, la jeune femme s’était rendue à l’auberge des Deux Soleils dans l’espoir d’assister à l’une des nombreuses représentations que l’on donnait tous les soirs. Assise au fond de la salle, seule sur l’une des banquettes recouvertes de fourrures, la demoiselle d’Ys écoutait un merveilleux récital péninsulaire à la harpe vaanie, les coudes posés sur les draperies blanches et délicatement dentelées des tables basses. Le décor donnait clairement le ton. Elle n’avait jamais vu l’établissement aussi bien apprêté ! Non pas qu’elle soit une cliente habituelle, mais un tel déballage de décors était particulièrement bienvenu au vu du thème de la soirée.

Sirotant un alcool fort dont nous tairons le nom ici, Cassiopée écoutait attentivement le récital de celle qui semblait être une Péninsulaire. Il n’était pas tout à fait étrange de trouver des Péninsulaires à Ys … Toutefois, les Péninsulaires capables de jouer à la harpe des compositions nordiennes en les adaptant à la volée aux sonorités vaanies … cela était une chose assez exceptionnelle que l’on pouvait trouver uniquement dans un établissement comme les Deux Soleils. La voix de la Péninsulaire captivait la salle, tissant adroitement une geste des temps anciens, sur la base d’une légende que l’alchimiste n’avait jamais entendu. Etait-ce improvisé ? Une création originale ou une histoire connue ? Elle n’en savait fichtrement rien … Du nord de la Péninsule, elle ne connaissait qu’Isgard … et visiblement, il y avait encore un Nord au-delà de ce Nord.

Cassiopée contemplait cette étrange créature à la voix si particulière combler les attentes des spectateurs de ses mots et de ses mélodies. Il y avait dans sa posture et le grain de sa voix quelque chose de mélancolique et de sombre, et en même temps une prestance et un charisme qui ne laissait pas l’alchimiste indifférente, malgré la robe qui semblait l’enserrer plus que de raison. A côté de sa harpe reposait un chien ours … le même type de bestiole baveuse qu’elle avait pu rencontrer il y a quelques ennéades. Le bestiau semblait parfaitement dressé et devait être sourd comme un pot ou fin mélomane pour ne pas être incommodé par les sons de la harpes vaanie.

Elle fut tirée de sa torpeur par une tonalité douce lui rappela un souvenir de son enfance … Petite, elle n’avait pu assister à ce genre de récital qu’une seule fois, s’étant glissée avec sa sœur dans l’un des amphithéâtres de Thaar, au nez et à la barbe des artistes. Elles avaient bien mérité leur fessée le soir-même, ramenée par la peau du cou par le Guet à leurs parents, mais le jeu en valait la chandelle. Elle se souvint de l’allure des musiciens, du brillant de leur instrument et de la tristesse des voix des chanteurs. Un moment incroyable pour deux gamines des Lanternes.

La curiosité pour cette étrange dame l’amena à questionner l’un des serveurs sur l’identité de la musicienne. L’homme, visiblement un nouveau venu, ne put lui donner pour réponse qu’un haussement d’épaule et la confirmation qu’il s’agissait visiblement d’une amie du patron. Bien … cela était suffisant pour attiser encore plus sa curiosité. Qui était cette femme ? Comment s’était-elle retrouvée au bout de l’Ithri’Vaan ?

Le verre de l’alchimiste était vide … sa coupe d’olives aussi …

ROBE DE CASSIOPEE:

- Sûr ?
- Mes employées ne sont pas des putains ! " répondit sèchement le patron, suffisament haut pour attirer quelques regard.
- Ca vaaa. Il faut bien vivre. Il ne se passera rien de grave, tu me connais.
- Sort de chez moi. "

L'homme qui lui faisait face, un grand brun aux larges épaules et à la panse rebondie, ne détourna pas le regard. Les yeux des deux quarantenaires ferraillaient durs.

- Et si je refuse ?

Face au sourire narquois de son hôte aux riches vêtements, le patron aux oreilles pointues et à la peau grise croisa les bras, sans bouger. Les notes continuaient de s'égrainer de ma harpe, quoi qu'un peu en sourdine et mes paupières s'étaient fermées, laissant mes oreilles courir comme au bon vieux temps où le commerce le plus impropre auquel je m'adonnais était celui de l'information.

- Si je te vois adresser la parole à la moindre femme sous mon toit, tu le sauras.

Quelques instants s'écoulèrent encore, puis le riche marchand sembla se rendre compte de l'attention braquée sur lui et quitta l'auberge en lâchant un rire mauvais et quelques paroles gaugenardes concernant une conquête que le patron avait l'air de bien connaitre. Sur le chemin, il lança un regard lubrique à la femme aux cheveux blancs acoudée au bar, laissant sa main passer sur sa taille avant de déshabiller des yeux deux autres jeunes proies.

Le patron serra les poings pour ne rien ajouter et ajouter d'un ton léger pour signaler le retour aux festivités :

- Encore une preuve que l'argent ne fait pas l'éducation et que l'alcool n'aide à gagner ni l'un ni l'autre ! " Un sourire aussi enthousiaste que forcé et il tournait les talons pour passer derrière le comptoir... Quand son regard s'éclaira d'une lueur de surprise craintive. La femme que cet imbécile venait d'aborder... C'était... Oh par Kiel !

Il souffla un bon coup et s'approcha d'elle avec la nonchalance amicale des commerçant florissants.

- Le verre est pour la maison. " lui sourit-il. " Toutes mes excuses pour ce qui vient de se passer. Il ne vous a certainement pas reconnue. " Comme la plupart des gens dans la salle d'ailleurs. Si les noms des plus grands de la ville étaient connus, les visages l'étaient souvent bien moins.

L’alchimiste était venue chercher de nouvelles olives et de quoi remplir son verre et la voilà qu’elle repartait avec une boisson gratuite en contrepartie d’une main mal placée.

Cassiopée n’était absolument pas une personne rancunière. Cependant, les hommes qui la touchaient sans son consentement étaient tous victimes d’une étrange malédiction. On les retrouvait toujours dans un caniveau, rossés de coups de poings. C’était terrible ! … Mais Cassiopée n’y pouvait rien. Elle n’y connaissait rien à la magie ! Quelle tristesse … Les Heaumes de Bronze concluaient toujours à un bête accident : les malheureux étaient visiblement pris de folie et se fracassaient le crâne sur les murs de la cité et se rossaient eux-mêmes de coups de poings avant de finir à moitié mort dans le caniveau. Tragique …

Elle espérait que cet homme ne subirait pas les terribles effets de cette malédiction … Mais son verre était vide et la perspective de se voir offrir une boisson en contrepartie de ce geste mal placé était plus que plaisante.

“ Mmmph ... du moment que mon verre est bien rempli et que je ne manque pas d’olives durant cette soirée, je pense que vos excuses seront amplement acceptées. ”

Elle sourit au sang-mêlé. Non seulement il était toujours aussi bon commerçant mais en plus il avait eu la bonne réaction en protégeant ses employés de ce vieux lubrique. C’était un bon établissement et il était bien tenu. Tout ce que Cassiopée pouvait espérer d’un établissement dans l’Agora. Alors que le barman remplissait son verre d’un épais liquide ambré, la demoiselle ne put que céder à sa curiosité.

“ Dites-moi, pourriez-vous satisfaire ma curiosité ? Qui est cette charmante harpiste sur la scène ? Je n’ai pas souvenir qu’Ys accueillait des gens du Nord cet hiver, c’est une surprise. ”

Là-dessus, elle glissa à nouveau un mot au tenancier :

“ Je suppose que vous la connaissez bien. Est-ce votre rencontre fait l’objet d’une belle histoire à raconter ? ”

Cassiopée était curieuse. Comment le tenancier de l’établissement avait-il connu une personne aussi exotique ? Cela devait certainement être une histoire inédite ! Elle se devait de connaître la manière dont une Péninsulaire et un sang-mêlé pouvaient ainsi nouer une histoire commune et se retrouver ainsi, l’un employant l’autre le temps d’une soirée.

La nonchalance de la jeune femme ragaillardit un peu le maître des lieux qui fit immédiatement signe à ses oilles de façon à ce qu'elle soit traité comme une princesse... N'était-ce pas ce qu'elle était de toute façon ? Et pour faire bonne mesure, il s'installa à côté d'elle, l'accompagnant d'un verre ridiculement petit d'une liqueur d'un vert soutenu.

- Oui, je suppose qu'on peut dire qu'il y a une histoire là-dessous. Savoir si elle est belle par contre, il n'y a que vous pour en décider. " rit-il de bon cœur en la voyant encline à oublier tout ce mal entendu contre de quoi étancher sa soif et rassasier sa curiosité. " Elle s'appelle Aliénor. "

Il trempa ses lèvres dans son verre en laissant courir un moment son regard sur l'artiste qui continuait son office. Les cheveux bruns de la jeune femme étaient soigneusement tressés et piqués d'austères rubans et son air doux oscillait au-dessus de la harpe au rythme de sa musique.

- Elle est arrivée à Ys l'été dernier et elle ne savait pas qu'il était interdit d'effectuer des représentations sans autorisation. Une ménestrel qui passe de village en village pour échanger le gite et le couvert contre des nouvelles et des histoires. Elle a faillit être arrêté mais j'ai payé son amende contre quelques représentations et notre collaboration a bien mieux marché que prévue. Elle est resté quelques ennéades et du jour au lendemain, elle a disparu. Je ne pensais plus jamais la revoir mais elle a frappé à ma porte cette année, le même jour et presque à la même heure. " Il hocha la tête d'un air entendu. Dans ce métier, on ne savait pas souvent d'où venaient les gens, pourquoi ils repartaient ou pourquoi ils persistaient à vouloir voyager. Certaines questions ne se posaient pas avant des mois ou des années de gains mutuels... Mais le patron au yeux rubiconds avait parfaitement conscience de la nature quelque peut asymétrique de cette discussion, aussi continua-t-il sur le ton de la confidence. " Je la soupçonne d'être d'une famille plus riche qu'elle ne veut bien l'admettre. Non seulement elle parle bien, mais le soir où elle a disparu, elle avait arrêté de jouer pour s'entretenir en privé avec un jeune humain blond comme les blés un peu plus âgé qu'elle, sûrement un nordien lui aussi, très riche et accompagné de guerriers. " Il se redressa pour piquer une olive. " Mais peut-être préféreriez-vous que je vous présente ? "

Aliénor … un prénom typiquement péninsulaire, cela ne faisait aucun doute ! Il n’y avait guère de prénoms de la sorte en Ithri’Vaan.

Cassiopée trinqua poliment avec le tenancier et sirota pensivement son breuvage ambré. L’histoire qu’il lui contait ressemblait parfaitement à la description que l’on aurait pu faire d’une espionne péninsulaire pas très dégourdie, venue à Ys pour y faire quelques observations. La Protectrice ne se formalisait pas de la présence d’espions au sein de la ville : les secrets les mieux cachés étaient ceux qui étaient exposés à la vue de tous. Toutefois, si cette Aliénor était une espionne péninsulaire, elle n’était franchement pas discrète !

“ Je vois ... ”

Ce qui intriguait la demoiselle, c’était surtout de savoir ce que cette ménestrelle pouvait bien faire dans sa cité, surtout si elle y rencontrait des Nordiens. Après tout, comme le disait le proverbe : « Un Nordien, ça va, deux Nordiens, bonjour les dégâts ». Et puis … Que faisaient des Nordiens aussi loin de chez eux ? Depuis quand Ys était devenue un point de chute pour les Péninsulaires au-delà d’Odélian ? Généralement, la ville accueillait surtout des Missédois … beaucoup plus depuis la fin de l’été avec ce partenariat avec Gaël de Laval. Qu’est-ce qui pouvait pousser des Nordiens à traverser un océan et s’aventurer ainsi aux confins des terres du sud ? Visiblement, son interlocuteur ne savait pas répondre à cette question.

Elle reprit une gorgée de son breuvage et croqua une olive verte dénoyautée.

“ Votre histoire a éveillé mon intérêt ! Si vous voulez bien nous présenter, j’en serai ravie. ”

Le patron se resservit d’un autre dé à coudre de liqueur verte et le but d’une traite. Satisfait, il se leva et fit signe à l’alchimiste de l’accompagner jusqu’à la scène. La représentation venait à peine de se terminer et déjà, les conversations reprenaient de plus belle dans la salle savamment décorée.

« Aliénor, cette dame veut te parler. T’as un moment ? Je vous laisse, je vais préparer ton cachet. »

Il les laissa seules et s’en retourna vers son bar pour préparer la rémunération de la barde. Cassiopée monta les quelques marches de l’estrade et tenta une révérence. Comme à l’accoutumée, deux centimètres trop bas. Elle n’avait pas eu l’occasion de pratiquer depuis sa rencontre avec Gaël de Laval et sa femme. Un jour … elle y arriverait !

“ Dame Aliénor, merci pour cette représentation et bienvenue à Ys. Je suis Cassiopée, la responsable de cette cité. Pardonnez mon impudence, mais je suis curieuse de savoir ce qui peut bien mener une Péninsulaire aux talents aussi affutés dans cette cité, surtout en plein hiver. Le tenancier m’a raconté une partie de l’histoire, mais j’avoue en être ressortie plus intriguée qu’autre chose. ”

Cassiopée détailla longuement la demoiselle, mais se garda de croiser le regard de la grosse bestiole qui sommeillait à ses pieds. De près et silencieuse, cette « Aliénor » dégageait une présence sereine mais comment dire … quelque chose en elle mettait Cassiopée mal à l’aise et en même temps, sa beauté était fascinante. Sa peau était presque aussi blanche que les cheveux de Cassiopée : les Nordiens ne voyaient-ils jamais le soleil ?  

La demoiselle eut un frisson dans le dos … une vague intuition. Quelque chose ne collait pas dans ce personnage « d’Aliénor la ménestrelle nordienne ».

Le dernier son vibrait encore à la surface de mes tympans. Les percussions multiples des essences alentours heurtaient ma peau et mon cœur comme autant de tambours uniques. Les paupières toujours closes, je prenais quelques secondes pour respirer dans l'instant. Il n'en aurait tenu qu'à moi, j'aurai continué à jouer et j'aurait même donné à nouveau de la voix. Et pas cette voix dénaturée que je servais un ton plus haut que ce que j'aurai du pour ne pas trop choquer l'oreille des éventuels missédois qui auraient pu apprécier mes anciens récitals. Donner vraiment de la voix. Il faudrait que je profite d'une nuit ou d'un matin avant l'ouverture pour m'accorder ce petit plaisir.

C'est le son caractéristique du pas du patron qui me tira de cet instant de bonheur serein. Il s'approchait en ligne droite. Sans avoir le réflexe d'ouvrir les yeux immédiatement, je reposais l'instrument avec précaution, replaçait une mèche derrière mon oreille et grattait rapidement la tête de l'énorme mâtin placide qui veillait sur moi.

Le tenancier et la jeune sylphide à sa suite qui effleurait le sol d'un pas gracile étaient déjà montés sur scène lorsque j'ouvrais enfin les paupières... Et mes yeux s'arrondirent instantanément, saisis par le spectacle d'un nuage de soie blanche tombant vers le sol. Les quelques instants nécessaires accommoder ma vue fragile, le son doux d'une robe feulant d'être pliée : une révérence.

... Une révérence ?

Un sourire aussi rayonnant qu'étonné se dessina sur le visage épanouit que j'arborais. La jeune Aliénor s'était toujours montrée simple et joviale... Mais bon sang c'était la Princesse de la ville ?! Pour une fois ma surprise n'était pas entièrement feinte.

- Euh... " commençais-je glorieusement sur le fil de l'accent Lourmelois que m'avait transmis ma mère. " C'est un honneur, Dame ! "

Un sourire mal assuré sur les lèvres, je me levais pour une révérence pataude et hésitante, mais particulièrement profonde. Puis, je  proposais à la Princesse de descendre de l'estrade pour ne pas attirer plus de regard que nous ne le faisions déjà.

Que peut-elle bien me vouloir. Je mange mon jupon si c'est par amour de l'art... M'aurait-elle reconnu ? Ou quelqu'un lui a parlé de moi ? Et de quelle moi ?

- Rhyl'zar me flatte en parlant de moi à une si noble dame. Je... J'espère que vous me pardonnerez. Je connais pas très bien l'étiquette à respecté en présence d'une femme de votre rang. " La jeunesse excuse parfois l'ignorance, même fausse. " Je ne sais pas ce qu'il vous a dit de moi. Je l'ai rencontré l'an passé et j'ai travaillé pour lui quelques ennéades. J'ai fuit Serramire avec ma sœur après la mort de mon père à Amblère. Depuis je gagne ma vie en chantant et en contant. D'habitude je m'accompagne à la lyre, mais j'aime beaucoup mes arrêts ici. La harpe c'est autre chose quand même... Enfin je ne sais pas ce que vous voulez savoir exactement. Je vous ennuie sûrement. Votre vie doit être tellement plus passionnante. "

Cassiopée avait-elle commis un impair avec une révérence trop basse ? N’était-ce pas comme ça que l’on saluait les Péninsulaires ? Elle était dans un état de confusion assez palpable, craignant d’avoir froissée l’étrange ménestrel. Le sourire étonné de la demoiselle laissait le doute planer. Apparemment, ce n’était pas comme ça que l’on saluait les gens de la Péninsule. A vrai dire, elle n’avait que peu l’expérience des mœurs de ces gens. La dernière fois, le comte d’Odélian avait failli la faire pendre juste pour avoir vu sa peau grise.

Mais apparemment, selon ses dires … la rencontrer était un honneur ! AH ? Euh … bien … Qui honorait qui de sa présence déjà ? L’alchimiste n’était plus très sûre.

L’enjoignant à s’écarter de l’estrade pour trouver un coin plus tranquille pour discuter, dame Aliénor et « princesse » Cassiopée – douce Néera qu’elle haïssait ce titre – se retrouvèrent dans l’une des alcôves de l’établissement, non loin de là où la demoiselle d’Ys avait posé son auguste postérieur tantôt. Elles n’attendirent pas longtemps avant que le dénommé Rhyl’zar ne vienne à leur rencontre et dépose sur la table deux verres bien remplis et la solde du ménestrel. Il les laissa aussitôt pour qu’elles puissent converser.

“ Vous pouvez oublier le protocole … je n’ai de princesse que le nom. Ma famille fait du prêt-sur-gage dans un quartier populaire de Thaar … nous n’avons rien de seigneurs de guerre ou de grands propriétaires terriens. ”

Elle attrapa son verre et en but une gorgée. Les dires de son interlocutrice ne la satisfaisaient pas vraiment. L’Ithri’Vaan n’était pas une terre où une voix pareille pouvait rester dans l’ombre. Normalement, après quelques représentations comme celles-ci, elle aurait nécessairement attiré l’œil d’un mécène ou d’un riche notable des Soiries. Or, en plus d’un siècle d’existence, la demoiselle d’Ys n’avait jamais entendu parler d’une Péninsulaire de Serramire – c’était bien ça le nom de la contrée ? – chantant à la lyre avec un talent pareil. Soit l’œil d’or des Vaanis était passablement émoussé, soit elle ne lui disait pas tout … et ça ne la rendait que plus pressée de fouiner dans tout ce fourbis !

“ Votre ami ne m’a malheureusement pas dit grand-chose de vous. Il n’empêche que vous attisez ma curiosité. Je ne comprends pas comment quelqu’un d’aussi talentueux peut passer ne serait-ce qu’une ennéade en Ithri’Vaan sans qu’un mécène des Soieries ne se soit attaché vos services. Comment cela se fait-ce ? Où jouez-vous quand vous n’êtes pas à Ys ? ”

Cassiopée avait les yeux qui pétillaient de curiosité. Ses grands yeux gris décortiquaient les moindres parcelles de la jeune Aliénor – d’ailleurs, faisait-elle vraiment son âge ? – cherchant à découvrir le moindre indice qui aurait pu lui en dire plus sur cette singularité qui venait perturber de sa voix et de sa présence la cité portuaire.

“ Vous avez dit à demi-mots, que vous seriez plus à l’aise avec une harpe. Voulez – vous que je vous en montre une ? ”

- Incroyable. Vous avez du faire montre d'immenses talents pour arriver là ou vous en êtes. " appréciais-je avec enthousiasme à la confession de la fille de prêteur sur gage.

Une gorgée d'alcool. Loin d'être le plus délicat que j'avais eu l'occasion de gouter, mais loin d'être le pire également. Une pensée pour le verre partagé avec un autre prince en un autre lieu me traversa l'esprit. Peut-être aurais-je de nouveau le droit de goûter un tel breuvage d'ici peu... Mais pour l'heure une autre personne devait occuper l'entièreté de mon attention.

- J'ai joué à Sol'Dorn, à Frontière, à Thaar, à Qiryah, Hanning, Feldorn. Hmm... Geresh aussi bien sûr. Et des tas de villages. " J'étais presque sûre d'avoir oublié quelques nom mais sept doigts dressés me renvoyaient mon regard sans vendre la mèche. " Et d'autres villes sûrement. Ça fait quatre ou cinq ans que je suis sur les routes maintenant. " Je fini par repousser ce détail d'un haussement d'épaule. " Et pour répondre à votre question, je tiens à mon indépendance. J'aurai tout le temps de prendre un mécène quand j'en aurai assez de voyager. " souriais-je. " Je ne sais pas si vous avez beaucoup eu l'occasion de voyager mais il y a tellement de belles choses à voir et de gens à rencontrer. " Je levais mon verre d'un air complice et la laissait poursuivre.

- Vrai ?! Une harpe plus belle que celle que Rhyl'zar me laisse utiliser ? " alors ça je voulais bien voir ! ... Même si j'en doutais en mon fort intérieur.

L'instrument n'était pas Langecin et peu travaillé, mais le son qu'il produisait était acceptable, ce qui était déjà un bon point. Sans montrer la moindre réticence, j’enjoignais la jeune femme à me montrer ce trésor inestimable, prête à la suivre où qu'elle le désir.

- Si vous saviez ce que j'aime la musique. Il ne faut pas m'en promettre vous savez. Un simple air de harpe peut transporter un homme au bout du monde ou le ramener au pays près de sa femme et de ses enfants. La magie la plus puissante du monde ! ... Enfin vous devez me prendre pour une folle. Sans doute avez-vous quelque chose qui vous passionne bien plus que quelques notes. "

Le regard de l’alchimiste s’illumina de plus belle quand elle sut que la demoiselle était motivée par la perspective de pouvoir jouer d’une vraie harpe. Fort heureusement, Cassiopée disposait d’un tel instrument … enfin … plus exactement, elle ne possédait pas cet instrument … mais elle savait où en trouver un. Mais pour cela, il allait falloir marcher un petit peu …

“ Venez, je vais vous montrer. Prenez votre manteau, nous allons de l’autre côté de l’Agora. ”

Cassiopée se leva et attrapa sa cape d’hiver et sa sacoche. Elle laissa sur la table un généreux pourboire et termina d’une traite son verre. Heureusement qu’elle tenait bien l’alcool : avoir du sang de Drow avait parfois ses avantages. Elle s’adressa à Aliénor d’un ton léger :  

“ Allez venez ! Ce n’est pas loin. Je vous promets que vous ne serez pas déçue ! ”

Les deux demoiselles quittèrent l’établissement et se retrouvèrent dans les ruelles pleines d’escaliers de l’Agora en travaux. Peu incommodée par le froid avec tout l’alcool qu’elle avait bu à peine quelques minutes avant, Cassiopée guida la demoiselle au travers du chantier de l’Agora. Une parte des échoppes étaient encore ouvertes dans cette partie du complexe, même si des équipes de nuit continuaient de travailler ça-et-là. Elles croisèrent plusieurs groupes d’esclaves, massés au coin d’un brasero, en train de se réchauffer tout en sculptant des médaillons de pierre à placer au-dessus de certains portiques. Des couvertures avaient été disposées dans des alcôves reconverties en petits ateliers de chantier pour accueillir les travailleurs.

A mesure que Cassiopée et Aliénor progressaient dans le dédale de ruelles, d’arcades et de salles enténébrées, les échoppes ouvertes se firent plus rares et les clôtures de chantier plus nombreuses. Quelques Heaumes de Bronze patrouillaient dans la zone où le binôme se dirigeait. Un observateur averti aurait tout de suite remarqué les traces noircies sur les murs, caractéristiques des traces laissées par de grands feux. Elles entraient ici sur le territoire de Neuf … l’endroit qui avait vu le plus de tragédies dans l’Agora pendant le soulèvement.

Neuf … La Neuvième … la maîtresse de la guilde des artistes. Elle avait été le plus précieux soutien de Cassiopée lors de la prise de possession de la ville … mais aussi celle qui avait payé le prix le plus fort. Lorsque le soulèvement survint, les loyalistes à la botte de Kahina firent de cette femme et de ses employés un exemple glaçant. Afin de mater toute idée de révolte, ils l’avaient capturé et brûlé la moitié haute du visage et une partie de ses membres devant les habitants de la cité en guise d’exemple pour tous ceux qui auraient l’idée de se révolter. Les artistes de la guilde, loin de rentrer dans le rang, furent les premiers à prendre les armes. Ils furent les premiers à périr … enfermés dans l’une des tours de l’Agora et brûlés vifs. Les murs de celle qu’on appelait la Tour Calcinée portaient encore les traces du feu et on murmurait que si l’on s’en approchait de trop près, on pouvait encore entendre les hurlements des artistes, se mêlant aux chants des musiciens décédés.

Neuf avait beaucoup perdu durant le soulèvement, mais cela n’avait fait que renforcer sa détermination à faire tomber l’aristocratie locale. Depuis la fin des troubles, elle occupait principalement ses appartements en bordure du Palais et avait prévu de faire déplacer les bureaux de sa guilde dans la Tour Calcinée une fois rénovée, en l’honneur des disparus. En attendant, elle avait placé une partie des biens de la guilde dans la Tour, espérant que sa sinistre réputation éloignerait les voleurs et les intrus …

Mais c’était sans compter sur Cassiopée et Aliénor.

“ C’est ici. Vous voyez en haut de cet escalier aux marches noircies ? C’est la porte de la Tour Calcinée. De nombreuses personnes sont mortes dans cet endroit durant le temps des troubles. Il parait que l’on peut entendre leurs cris si le vent souffle trop fort ou si l’on approche une torche de la porte. Effrayant hein ?! Venez, la harpe est en haut. ”

Ouvrir la porte de la Tour Calcinée était chose aisée. Personne ne voulait garder cet endroit de malheur et Cassiopée disposait des clefs d’à peu-près toutes les serrures d’Ys. L’intérieur de la tour était un vaste complexe de salles plongeant dans les profondeurs de l’Agora et se déployant haut dans le ciel d’Ys. L’ambiance y était lourde et sinistre, mais la demoiselle croyait fermement que les morts restaient auprès de Tyra et non auprès des vivants. Il ne fallait pas prêter foi aux superstitions. Cette tour était suffisamment commode pour y entreposer tout ce que l’on y voulait. Cassiopée et Aliénor cheminèrent dans la pénombre vers l’un des étages supérieurs, où de nombreux draps blancs recouvraient les divers objets entreposés. La guilde des artistes y rangeait religieusement depuis des années tout ce qu’elle était parvenue à sauver du temps des troubles et notamment les biens spoliés à l’aristocratie. Neuf avait bien mérité de se servir dans la plus grosse part du butin au vu du prix payé par sa chair.

Et il se trouvait que dans le butin pris aux aristocrates se trouvait …  

“ Ah ah ! Je t’ai trouvée ! ”

[i]Empoignant l’un des draps, elle le souleva d’un geste ample et assuré. Le précieux trésor pris aux aristocrates se révéla sous les yeux d’Aliénor. Une magnifique harpe péninsulaire – Cassiopée était incapable de dire de quel coin elle venait – se tenait là. Bien qu’un peu poussiéreuse, elle était intacte malgré toutes ces années ! C’était un véritable objet d’art … Ca, elle en était sûre. Restait à savoir si cela satisfaisait la demoiselle.

“ Elle fait partie des biens que nous avons récupéré lors du temps des troubles. Neuf n’en a pour l’instant pas l’utilité. Je pense qu’elle ne vous en voudra pas si vous en jouez cette nuit. Cela vous satisfait ? ”

Un frisson me remontais le long du dos.

Cette tour aux pierres noircies était suffisamment lugubre pour que n'importe qui se sente mal à l'aise. Mais pour la première fois depuis mon départ de Feldorn, ce que j'entendais et ce que je sentais me caresser la peau me tendait bien plus qu'un quelconque spectacle visuel pour les touristes. Ma guide n'avait pas à me raconter en détail ce qui avait eu lieu ici... Les échos du massacre me rampaient directement sous la peau en une multitude d'échardes brûlantes ou glaciales. Un concert de battement rapides et dérangeants s'accrochaient à la pierre, au bois et au métal autour de moi. Des battements forts et révoltés. Certains étaient encore purs, d'autres avaient cédés et retenaient les premiers, rongés par la colère.

Un nouveau frisson, plus puissant, me remontais jusqu'à l'échine. Ils sont nombreux. Méfions nous. C'est une évidence. Restons voilées pour éviter d'attirer leur attention. Pour communiquer, il faudrait bien plus d'attention.

Silencieusement, je montais donc à la suite de la surprenante princesse qui me dépassait d'une demie tête. Quelques craquements nous suivaient discrètement. Retranscription de la part de mes compagnes de toujours ou réels bruissement de la bâtisse menaçante ? Aucune idée. La curiosité me poussait en avant autant que les présences éthérées me laissaient sur mes gardes.

- Vous ne devriez pas vous moquer des histoires de fantômes. Là d'où je viens, on prend ce genre d'histoire très au sérieux vous savez ? " lançais-je, un peu agitée, à l'attention de la détentrice des clefs. " Vous êtes sûre que c'est sans danger ? "

Arrivée dans la grande salle, des dizaines de fantômes de tissus hantaient les lieux de façon bien physique. Les araignées s'étaient faites reines et les papillons de nuit dansaient comme serfs dans l'odeur vieilli de goudron de houille et de lavande qui évitait les mites. Mes mains couraient sur la surface plane d'un objet encore inconnu. La brise fraîche furetait jusqu'à l'intérieur par les interstices d'une fenêtre condamnée pour avoir été fragilisée par les flammes.

Cassiopée rattrapa mon attention vagabonde d'un cri triomphal.

Et là... Là les plans qui avaient germés dans mon esprit à la seconde où la jeune femme m'avait révélé sa nature furent relégués au second plan. Peu de personnes pouvaient se targuer d'avoir réellement piqué mon intérêt. Parmi les vivants, ce petit nombre s’étiolait d'autant plus. La Princesse d'Ys pouvait désormais se targuer d'en faire partie... Et d'être la seule princesse ce ce pays à en faire partie.

A quelques centimètres de la main de la jeune femme, un instrument finement sculpté aux œillets d'os surtout agencé avec élégance de façon à ce que la vibration reste ample. Les clefs et les et le pied étaient si finement travaillés qu'ils semblaient fait d'une dentelle de bois, fragilisant l'objet qui ne pouvait certainement pas être régulièrement transporter... Mais en faisant une oeuvre d'art facilement appréciable par des néophytes. Avec le plus grand respect, je passais la main à la surface du cadre. La densité, la dureté, le traitement. Je pinçais une corde... et fronçais le nez. Par les ancêtres, les changements de température ne leur avait pas réussi ! Du boyau de chèvre, sûrement.

- Facture suderone. Chêne de Soltariel. " Je me penchais dans la pénombre pour vérifier une intuition. " Et table d'harmonie en sycomore Vaani... original " Aucun faux semblant dans l'intérêt que je portais à tout cela. Mes prunelles couraient sur le vernis avec cette touche d'avidité que je n'arrivais pas à réfrèner. Vérifiant alentours, je tirais vers l'instrument un meuble relativement droit toujours recouvert de son drap. Un coffre vu la forme. " Venez m'aider, il est plus lourd que ça en à l'air ! " lançais-je avec enthousiasme, oublieuse des dangers de l'endroit.

Le siège improvisé était suffisamment large pour que nous puissions toutes les deux nous y poser. Attirant l'instrument à moi, je pinçais à nouveau deux cordes et commençais à régler machinalement les tensions de chacune de mes trenta-quatre nouvelles amies.

- Vous vous rendez compte de l'histoire de cet instrument ? Les gravures des chevilles sont typiques des années quarante et le vernis à parfaitement tenu. C'est un miracle qu'un objet aussi fragile soit arrivé jusqu'ici en un seul morceau. Il est un peu raide, donc l’acoustique ne sera pas des plus raffinées, mais avec un peu d'entretien et de patience, cela redeviendrait un chef d'oeuvre. " riais-je avec enthousiasme. " Je n'aurais jamais pensé avoir un instrument pareil entre les mains. Vous venez de réaliser le rêve d'une fillette née sur les berges de l'Elbre. " Les sons de moins en moins discordants s'élevaient de l'instrument dépoussiéré. " Pardonnez mon franc parlé, mais je n'imaginais pas les grands de ce monde comme vous... Allé, j'ose vous poser une question. " murmurais-je sur un ton complice qui allait bien mieux à l'environnement mystérieux. " Vous en savez beaucoup sur moi. Mais et vous ? Si une bonne fée apparaissait comme vous êtes apparue pour moi, que souhaiteriez vous ? Quels rêves se cache derrière ce visage altier ? "

Peu à peu, les contours d'une mélodie lancinante s'élevèrent en sourdine, coulant de la harpe sur les cendres des musiciens attentifs.

Les fantômes n’existaient pas. Cela se saurait ! Et Cassiopée était une femme de sciences. Si elle n’y connaissait rien à la magie, il allait lui falloir plus que de simples fables pour la convaincre de leur existence. Quand on avançait quelque chose d’extraordinaire, il fallait que les preuves le soient tout autant ! Et pour l’instant, mis à part son histoire tragique, la tour ne laissait rien paraître du moindre ectoplasme. Elle avait beau avoir dépassé le siècle, mis à part des racontards de bonnes femmes et de vieux birbes, elle n’avait jamais vu le moindre spectre. Non … les morts restaient où ils étaient … morts, si bien qu’elle ignora les remarques inquiètes de sa compagne d’infortune.

Elle sentit cependant un changement dans l’attitude de la jeune femme quand celle-ci découvrit la harpe finement ouvragée qui trônait dans la tour. L’objet avait éveillé son intérêt et elle la découvrait bien experte sur le sujet. Généralement, les bardes ne connaissaient de leur instrument que le fait de savoir en jouer. Cette ménestrelle semblait en revanche versée dans la fabrication de ces instruments, ce qui était en soi une agréable découverte. Ce n’était pas tous les jours que l’on rencontrait des gens disposant à la fois de compétences artistiques, mais aussi de connaissances artisanales. Pour quelqu’un ayant fui le nord et n’ayant pas revendiqué une noble naissance, elle était bien experte sur les instruments en provenance du sud de la Péninsule. Venait-elle de mettre le doigt sur une faille dans son histoire ?

Cassiopée se dit alors que le hasard mettait sur son chemin de biens belles personnes. Elle ne se fit pas prier pour aider la demoiselle à déplacer l’instrument dans un endroit plus propice à l’étude. Là … elle l’écouta, attentive, décrire les différentes parties de l’objet, le soupeser, jouer de ses cordes et le caresser pour en saisir les moindres détails. A la lumière des lunes, le mouvement de ses mains et le flot de ses paroles avaient quelque chose d’hypnotique. La demoiselle avait pareilles intonations dans sa voix lorsqu’elle mettait la main sur un outil d’alchimie de qualité supérieure, ou qu’elle faisait une découverte inattendue. En un sens, bien que leurs domaines soient différents, il y avait chez cette femme la même passion qui animait Cassiopée lorsqu’elle pratiquait l’alchimie.

Cassiopée s’était assise sur le drap blanc recouvert de poussière qui couvrait ce qui devait être un coffre de bois, à en juger par le son mat qu’il fit lorsque les deux femmes posèrent leurs fessiers dessus. De là, elle pouvait observer avec une curiosité maladive la manière dont Aliénor prenait connaissance de l’instrument qu’elle venait de lui confier. Elle aurait pu l’écouter disserter ainsi durant des heures. Mais à peine avait-elle terminé d’ausculter l’instrument qu’elle se mit à la questionner tout en faisant s’élever quelques notes vers la charpente calcinée. Cassiopée croisa les jambes, mit ses mains sur ses genoux et afficha un sourire gêné.

“ Mmmmmh … j’ai bien peur de vous décevoir, mais mes propres rêves sont terriblement terre-à-terre : avoir un endroit où dormir, le ventre plein, la tête bien pleine et me réveiller tous les matins aux côtés des gens que j’aime. Le reste … disons que c’est du bonus. ”

La demoiselle s’attendait peut être à ce que les rêves d’une princesse-marchande - qu’elle détestait cette appellation ! – soient grandioses, mais Cassiopée avait déjà accompli tout ce qu’une gamine des Lanternes pouvait espérer de l’existence. Désormais, elle souhaitait que les autres aient les mêmes opportunités qu’elle, dans un Ithri’Vaan où les trahisons et l’imbécilité des puissants nuisaient à la prospérité commune. C’était peut-être utopique, mais elle avait désormais les moyens de faire en sorte que l’Ithri’Vaan se porte de mieux en mieux au fil des années … à commencer par Ys. Donner aux gens les moyens d’améliorer leur existence et les laisser évoluer par eux-mêmes … voilà qui était un projet de vie intéressant. Mais aucune bonne fée ne pouvait réaliser ça d’un coup de baguette magique.  

Cassiopée s’étira, accompagnant le doux bruit des notes qui s’élevaient vers les étages de la tour. Profitant de la mélodie, l’alchimiste s’allongea et posa sa tête sur les cuisses de la barde avant de fermer les yeux. Un endroit calme comme la mort, de la musique et une mystérieuse jeune femme dont l’histoire ne semblait pas tout à fait coller avec la réalité : pouvait-elle rêver de cadre plus agréable pour une soirée ?  

“ Désolée, vous vous attendiez peut-être à une autre réponse … ”

- Honnêtement, oui. " acquiesçais-je avec un rire contenu. Retenant tout mouvement d'agacement à l'encontre de celle qui envahissait ainsi mon espace, je continuais à laisser filer de lents accords. " Je crois que j'imaginais des amours, des conflits, des peines, des joies et des vengeances dignes de chansons de gestes. "

N'importe quoi qui ne soit pas à la fois vain et ennuyeux à mourir en somme... Manger, dormir et aimer. N'est-ce pas davantage la vie d'une truie que d'une princesse ? Où d'un ravissant petit chien de salon peut-être. Devais-je la remuer un peu pour qu'elle se mette à parler sérieusement ? Devais-je sérieusement m'abaisser à le lui demander de façon plus directe ?

- Une de ces nombreuses choses qu'une femme dotée d'un minimum d'ambition peut désirer et pour laquelle...

J'allais ajouter quelque chose lorsqu'un violent frisson me hérissa le dos. Fort désagréable ! Appuyée contre moi, la princesse ne pouvait l'ignorer. Quelques murmures au creux de mon esprit amenaient ma conscience à remarquer un détail : je jouais la même mélodie en boucle, une mélodie qui ne me venait de nulle part en particulier et qui se précipitait pourtant sous mes doigts.

Un importun trop proche et par trop attentif !

Sous ma robe, à l'abri des regard, quelques marques couvrirent ma peau. Je voulais passer inaperçu mais s'en était trop. Collée physiquement par Cassiopée et spirituellement par l'une de ces... choses ! Ils feraient moins les fiers en sentant notre véritable présence. J'espérais bien qu'un minimum d'instinct les pousserait à s'éloigner... Et ce fut grosso-modo le cas... A deux exceptions près. Deux exceptions qui se firent plus proches, plus pressante. Bon sang...

- Pardonnez-moi. La brise est traitre. Je disais... Oui... que je ne m'attendais simplement pas à une telle réponse. Après tout beaucoup meurent par bêtise et négligence en laissant passer les occasions qui s'offrent à eux. La vie se joue maintenant. Alors pourquoi se contenter de si peu au lieu de faire en sorte qu'elle brule de la plus ardente flamme ? "

Une sensation désagréable parcourut le corps de la demoiselle d’Ys. Il n’y avait pas l’ombre d’un doute : quelque chose venait de troubler la tranquillité apparente d’Aliénor. Mais contrairement à ce que Cassiopée aurait pu penser, il ne s’agissait pas d’une réaction à sa réponse ou au fait qu’elle pose la tête sur elle. C’était quelque chose d’autre … mais quoi ?

Cassiopée ouvrit ses grands yeux gris et épia le moindre mouvement de la demoiselle. Quelque chose clochait aussi bien dans son comportement que dans ses propos. Il fallait être aveugle pour ne pas le voir et totalement dépourvu d’empathie pour ne pas le ressentir.

Le sentiment qui envahit Cassiopée était un avertissement. Vivre depuis plus d’un siècle avait ses avantages : on apprenait à reconnaître les signes avant-coureurs des situations délicates et sentait venir le danger, bien qu’elle se demanda à cet instant précis d’où il pouvait bien venir. Rien de visible assurément … mais l’ambiance de la tour avait changé, c’était certain. Et sa tête appuyée sur les cuisses d’Aliénor, elle parvenait bien à ressentir son trouble.

Lentement, elle se releva et, toujours sur le coffre, prit assez de distance pour pouvoir l’observer dans ses moindres faits et gestes. De quelle brise pouvait-elle bien parler ? Il n’y avait qu’un mince filet d’air froid qui parvenait au travers des meurtrières barricadées de planches de bois …

Mais surtout …

“ Aliénor … j’ai vécu l’équivalent de trois vies humaines déjà. Les gens de mon espèce passent des années entières à faire brûler leur propre flamme, persuadés que sa clarté les mènera vers une sorte de félicité. Ce sont des flammes esseulées, brillantes, mais agressives. Et quand enfin cette flamme s’éteint, il ne reste que des cendres à transmettre à la génération suivante. Mon objectif, ce n’est pas de faire briller ma propre flamme plus que nulle autre, mais d’attiser celle des autres pour que tous nous puissions briller et nous transmettre de générations en générations. Je ne rêve pas d’être une flamme brûlante et éblouissante, celle que l’on craint et envie, mais d’être celle qui réchauffe et qui rassemble. C’est pourquoi mes rêves personnels sont simples et accessibles : je veux pouvoir partager tous les bons moments et les mauvais avec les gens que j’aime, les voir s’élever et prospérer, puis m’éteindre avec eux, avec l’assurance que nos successeurs feront perdurer notre héritage. ”

Le ton de la jeune femme s’était fait plus dur … Elle était inconsciemment sortie de sa bonhomie naturelle pour adopter une posture plus austère. Cassiopée sourit pour essayer de détendre l’atmosphère et tenter de reprendre son rôle d’accompagnatrice enjouée. Est-ce que cela avait satisfait sa curiosité ? Machinalement, elle joua avec le collier de perles de bois qui ornait son cou et se mit à détacher le pic de bois gravé qui maintenaient sa chevelure blanche en place. Ses cheveux tombèrent en cascade sur ses épaules et, à la lumière de la lune, prirent un drôle d’éclat argenté.  

“ Et vous Aliénor … quels sont vos rêves ? Vous n’êtes visiblement pas née roturière : votre langage, vos connaissances et votre apparence trahissent une ascendance noble. Qui étiez-vous avant de quitter la Péninsule ? Vous avez mentionné une fuite de Serramire …  ”

Les yeux gris perle de la jeune femme ne quittaient pas d’une seule seconde ceux de la harpiste. L’inquiétante sensation que Cassiopée ressentait s’intensifiait étrangement.  

Quelle ennui...

Etait-il si difficile pour les immortels d'avoir la décence minimal pour ne pas étaler le gaspillage de leur vie à ceux qui ont si peu d'heures ? Visiblement, trois vies ne suffisaient pas. Les rumeurs disant que les  êtres dotés de sang éternel étaient plutôt lent d'esprit n'étaient sans doute pas si fausses après tout.

Un visage enthousiaste et rayonnant aux grands yeux rouges se fraya un chemin derrière la glace de mes déductions. La princesse parlait alors des flammes les plus brillantes comme seules et malveillantes. Bien... Peut-être que tous les descendants d'éternels n'étaient pas aussi bas du front que ce que je pensais, mais cette femme n'avait jamais rencontré Shyn'tae pour tenir un tel discours sur ceux qui profitent de la vie. Elle n'avait pas du rencontré grand monde d'intéressant d'ailleurs...

Indifférente à son ton moralisateur, je hochait doucement la tête. Rien ne servait de braquer les puissants... Pas pour l'instant du moi. Elle n'était peut-être pas des plus intéressante, mais cela ne voulait pas dire qu'elle n'était ni utile ni bon publique. Jouer sur une harpe de chez moi était un plaisir trop rare.

J'en profitais plutôt pour soutenir son regard sans protester, d'égale à égale, détaillant son visage dans la pénombre. Ses cheveux blancs formaient une oréole brumeuse autour de ses traits pâles. Je laissait mes yeux s'aclimater. Les iris du bleu saturé d'un ciel d'été que nous partagions tous dans ma fraterie étaient encore bien visible à cette distance.

- J'ai menti. " lui souriais-je en laissant tomber mon fort accent Lourmelois pour les plus purs sonorités Vaanies et un nimeau de langue moins populaire. " Je pourrai vous mentir à nouveau sur mes origines, mais je préfère m'abstenir de répondre. L'exotisme de la péninsule est simplement un plus appréciable pour le spectacle quand Arcam nous a doté du physique adéquat. " Mes doigts courraient toujours. Je m'ogligeais à changer de mélodie, espérant que cela pousserait mes deux encombrants auditeurs. " Et pour être tout à fait honnête, la musique est un passe temps depuis quelques années déjà. J'acceptes plus souvent d'exhausser les désirs de vos pairs que de me produire dans ce genre d'estaminet. " J'épillais les réactions de la jeune femme sans cesser de jouer un air fluide et lent calqué sur le rythme de la phrase qui allait suivre. " Je trouve, je prend, je donne. Qu'il s'agisse de savoir, d'objets ou de vies... "

Ainsi donc, Cassiopée ne s’était pas trompée. Et bien ! Ses talents de prévôt ne s’étaient pas émoussés avec le temps. Elle pouvait encore tirer les vers du nez aux gens qu’elle rencontrait. En revanche, au vu de son ton, il aurait été une très mauvaise idée de prolonger l’interrogatoire …

Et Cassiopée adorait les mauvaises idées de ce genre, curieuse comme elle était.

En un siècle et demi d’existence, elle avait côtoyé le meilleur comme le pire des assassins et des pourvoyeurs de malheur : tueurs d’enfants, assassins de métiers, maris aimants pris d’un coup de folie, … Elle travaillait d’ailleurs régulièrement pour l’un d’entre eux en lui fournissant son équipement. L’Ombre qu’il disait s’appeler … Tu parles d’un surnom … On aurait dit qu’à lui seul, il cherchait à porter sur ses épaules tout le malheur de la Création. Mais l’Ombre lui fournissait de biens beaux sujets d’étude pour ses talents d’alchimiste, bien qu’elle sache pertinemment de ce qu’il ferait de ses créations.  

La jeune sang-mêlé se pencha en avant sur le coffre. Bien en appui sur ses deux mains, elle n’avait pas quitté des yeux la dénommée Aliénor et tentait de la dépouiller progressivement de tous les masques qu’Arcam lui avait confié. Elle venait d’enlever le premier et mourrait littéralement d’envie de tout lui retirer afin de comprendre comment cette Aliénor fonctionnait.

“ Un mensonge sur un millefeuille de combien d’autres mensonges ? Je vous avoue … « Aliénor » … que j’apprécie quand les gens me cachent des choses. Cela ne me rend que plus curieuse de les dépouiller immédiatement de tous leurs artifices et de les mettre à nus pour mieux les observer. ”

A la lumière de la lune, les yeux gris de Cassiopée brillaient d’un éclat étrange. Celui de la curiosité maladive : une maîtresse qui pouvait donner énormément, tout comme elle pouvait vous punir avec la même hâte. On disait des sang-mêlé entre humains et drows qu’ils naissaient avec un trait de caractère particulièrement amplifié. Dans le cas de Cassiopée, c’était cette passion dévorante pour le savoir et ce … même si la curiosité tuait parfois le chat.

“ Tout à l’heure, vous m’avez demandé ce que pouvait bien souhaiter une « princesse-marchande » pour elle-même et je vous ai répondu que j’avais déjà tout ce qu’il me fallait. Vous avez retenu plus que mon attention et je souhaite revenir sur ces paroles. Je veux savoir la vérité sur vous. Et comme je suis littéralement en train de mourir d’envie à l’idée de ce que je vais découvrir sur votre compte, j’ajoute dans la balance deux choses : je vous offre cette harpe et je fais le serment que rien de ce qui sera dit ici ne sortira de cette tour. Sont-ce là des conditions acceptables ? ”

Piquée par la surprise ? Certainement.

Quelques éclats de rire s’échappèrent de ma gorge. Enfin elle montrait son vrai visage. Cette lueur de curiosité, je la connaissais bien pour l'avoir vu dans le miroir bien trop de fois ces dernières années. Mais elle avait en plus cette brulante attention confinant à la folie. Une curiosité totale et sans retenue.

- En aucune façon. " répondis-je avec un enthousiasme non feint. " Mais j'avoue que cela faisait des années que personnes n'avait osé poser la question de façon si franche. Appelez-moi Enchanteresse si vous ne voulez pas vous tromper de prénom.

Des années si ce n'était une vie... Entre ceux qui me reconnaissaient sans me connaitre et ceux qui m'ignoraient en me connaissant, l'Ithri'Vaan était un havre d'anonymat qui me laissait encore parfois pantoise. Ici, on se moquait du qui. Seul contait le combien. Enfin pour la plupart des gens visiblement.

- Mais dites-moi. J'ai entendu dire que vous auriez quelques connaissances en alchimie. Je me suis toujours demandé en quoi consistait cet art. Est-ce très différent de la magie ? "

La lueur dans les yeux de Cassiopée ne s’éteint pas pour autant. Cela ne la rendait que plus envieuse de savoir qui se cachait derrière les voiles d’Arcam. Mais elle allait visiblement devoir ronger son frein. Pour l’instant ! Elle venait d’obtenir un surnom, l’Enchanteresse. Avec ça, elle allait pouvoir creuser … C’était si excitant !

“ Et bien, je vous appellerai Enchanteresse si vous le souhaitez. Mais n’oubliez pas que tant que ma curiosité ne sera pas satisfaite, je continuerai à tenter de vous dépouiller de vos masques. J’apprécie les défis !”

Cassiopée passa sa main dans ses cheveux d’argent, pour repousser une de ses mèches qui venait de lui barrer le visage.

“ Ahahah, il est vrai que pour un profane, l’alchimie et la magie peuvent se confondre. Mais il n’en est rien. L’alchimie est une science qui vise à comprendre les mécanismes qui dirigent le monde qui nous entoure en explorant les possibilités de la matière. Disons qu’au lieu de puiser dans l’énergie ambiante comme les mages le font, les alchimistes cherchent à la puiser dans les matériaux eux-mêmes au travers de divers procédés. Un alchimiste bien entraîné saura produire cinq grandes catégories de produits alchimiques : les poudres, les métaux, les ambres, les liqueurs et les vapeurs. Contrairement à un mage, qui va travailler sur sa maîtrise comme un artiste, seul ou sous l’égide d’un maître, nous avons un fonctionnement beaucoup plus méthodique et collectif dans le sens où nos avancées peuvent profiter à tous nos confrères … pour peu qu’ils aient les mêmes outils et matériaux à leur disposition.”

Cassiopée marqua une pause. C’était peut-être trop abstrait comme présentation …

“ Mais peut-être notre mystérieuse Enchanteresse aura-t-elle le temps un jour de prendre le temps de se voir enseigner ces techniques … si cela l’intéresse bien entendu. ”

- Oh je vois, il s'agit donc de transformations et mélanges pour tirer le meilleur parti de matériaux, comme on sélectionne et augmente le potentiel des substances végétales en herboristerie. " acquiesçais-je à ses explications, l’œil de plus en plus scintillant de curiosité. " Vous seriez surprise de voir à quel point les rituels magiques sont souvent codifiés dans les domaines les plus pointus. Bien sûr, les amuseurs publiques qui font des feu d'artifices ou des statues de glace n'ont pas besoin d’œuvres théoriques mais pour peu qu'on commence à s'intéresser à la véritable magie, le détour par les travaux de nos prédécesseurs devient incontournable pour ne pas passer tout une vie à répéter ce qui a déjà été fait ou tenter sans résultat. Cependant, je suis curieuse de savoir ce que vous appeler "une ambre". Les poudres, les liqueurs et les vapeurs, j'arrive à me les figurer, mais une ambre... "

Enfin cette conversation prenait un cours palpitant. Finalement, contrairement à ces princes doués en rien mais experts en tout que j'avais déjà croisé, elle semblait avoir pris le temps d'explorer le monde sous un angle que je n'avais pas encore eu l'occasion d'aborder. La curiosité piqué à vif, j'enregistrais scrupuleusement ce que la jeune femme me disais, avec bien plus d'entrain que pour une simple employeuse... Mais lorsque la proposition tomba, mes doigts se suspendirent au-dessus des cordes.

Bas les masques, deux yeux dont la glace ne retenait plus le flamboiement avide s'enfoncèrent dans les pupilles de son vis à vis. Scrutant. Évaluant. Jaugeant sans la moindre trace de timidité ou d'hésitation. Inconsciemment, mon dos s'était roidi et mon porte de tête s'était redressé dans la pénombre.

Puis, après quelques instants d'un silence, un fin sourire s'étendit sur mes lèvres rosées.

- Je vous prends aux mots. Nous pouvons commencer quand cela vous chante.

La jeune femme rit de bon coeur.

“ J’aime être surprise. Si madame l’Enchanteresse consent à lui transmettre un peu de sa sapience en matière de magie, cette alchimiste sera d’autant plus encline à livrer ses secrets. ”

Cassiopée profita de l’occasion pour répondre aux interrogations de l’Enchanteresse par l’exemple. Elle se pencha et sortit de son havresac une petite boite de bois noir de laquelle elle extrait une grosse perle irrégulière couleur argent sentant fort l’huile végétale et une ampoule de verre rempli d’une épaisse matière ambrée.  

“ Voici ce que l’on appelle en alchimie des ambres. Elles se présentent sous deux formes et sont produites grâce à l’utilisation d’une cornue en céramique ou en verre. Ce sont des résines sous forme solide ou que l’on conserve sous forme d’ampoule de verre. L’argentée ici présente sert à affuter et à renforcer l’acier en l’enveloppant d’une fine couche protectrice. L’autre est une ambre qui une fois ingérée vous tiendra chaud pendant une bonne journée sans que vous ayez besoin de vous emmitoufler sous d’épaisses couvertures. Garantie sans alcool. ”

Bien entendu, ces produits n’étaient pas trouvables dans le commerce. Ils étaient onéreux à fabriquer et prenaient beaucoup de temps à produire. La plupart des alchimistes passaient des années à collecter ce que l’on nommait les Materia Primae, les matières premières à parti desquelles ils pouvaient travailler. Les moins fortunés d’entre eux se contentaient généralement de produire des acides de tanneurs, des alcools plus ou moins forts, des baumes ou des teintures pour vivre. Les plus fortunés et les plus chanceux dans leurs collectes pouvaient se permettre de créer de petites merveilles comme ce que Cassiopée tenait dans les mains.

L’alchimie requérait de la patience, mais au moins, le fait d’être riche lui permettait d’avoir un bon atelier de travail et de nombreuses ressources à disposition. Ce n’était cependant pas une science occulte de terrain. Il était impossible d’improviser une formule sur le vif en pleine nature : le laboratoire était un indispensable, contrairement à la magie utilisée par un arcaniste. Cela obligeait malheureusement l’alchimiste à être quelque peu sédentaire et à compter sur les autres pour récupérer ses précieux ingrédients. Il existait d'autres moyens cependant de pratiquer l'alchimie sur le terrain ... avec des instruments plus légers et plus facilement transportables. Cassiopée en avait fait fabriquer par la cristallerie d'Ys, mais ils restaient encore à tester. C'était peut être une bonne occasion ... de les faire tester par l'Enchanteresse ...  

“ Je peux vous en apprendre les bases. Néanmoins, il vous faut être consciente que ce n'est pas une science que je peux vous enseigner en deux coups de cuillère à pot. Cela demandera beaucoup de patience ... mais nous allons trouver les moyens de vous permettre de progresser sans avoir à vous attacher aux alambics. ”

- Je ne sais pas à quel point ma science pourrait vous intéressée. La magie de l'immatériel n'est pas l'entrée en matière la plus évidente pour ceux qui n'ont aucune sensibilité. " souriais-je en me surprenant à être plus sincère que je ne l'aurais cru.  

Lorsqu'elle avait sorti ses exemples d'ambre, mes doigts avaient quittés les cordes vieillies pour examine la pierre et l'ampoule aussi minutieusement que ma compagne alchimiste me laisserait les examiner. Troquant les approximations de mes yeux faibles pour la précision d'une peau bien plus entrainée et un odorat plus fin qu'il n'était bon pour mon propre confort, je prenais le temps qu'on me donnait avec cette délectation goulue que donne la curiosité.

- J'espère bien que l'alchimie n'est pas si simpliste que ça. Sans même parlé de pratique, bien que cela serait un honneur d'apprendre également cet aspect de votre science, il y a beaucoup à savoir je suppose. Déjà, en connaitre les principes théoriques, ses possibilités et limitations seraient appréciable. Les possibilités ouvertes par l'intrication de l'alchimie dans les rituels magiques m'intriguent au plus haut p... "

Tandis que mes doigts se positionnaient à nouveau sur les cordes, un nouveau frisson, plus fort et plus froid que les précédents envahirent mon dos, me redressant comme un ressort. Toute à la discussion, j'avais cessé de maintenir la présence menaçante des lamentations ou même de m'intéresser à la Trame. Ignorant les sensations désagréables comme il y en avait tant, j'en avais oublié l'endroit et ses pensionnaires... Ce que mes protectrices se chargèrent de me rappeler de quelques murmures insistants... Et d'une faim croissante.

L'air avait brusquement baissé de quelques degrés, comme un brusque courant d'air froid, avant que l'atmosphère ne redevienne normale.

Patience amis... Nous reviendrons. Nous écouterons, nous testerons et nous festoierons... L'important est le secret. L'important est le but. Et le but est l'important.

- ...point. " J'achevais enfin ma phrase en dépliant les doigts. C'était la première fois qu'un lieu me semblait si antipathique. Sentir la présence d'esprits errants n'était pas dans mes habitudes, loin s'en fallait et avec une telle force ça n'était encore jamais arrivé. Le nez froncé, je dépliais et repliais doucement les doigts tout en demandant l'air de rien à la femme à côté de moi. " Mais après tout je vous ai presque promis un concert privé en échange de la découverte de cet instrument. Y a-t-il un air que vous souhaitez entendre ? Et tout aussi important, quand voulez-vous que nous commencions les leçons ? "

“ Je n’ai aucune idée de si je dispose d’une sensibilité ou non à cet art. N’ayant jamais eu de maître en la matière, je ne puis dire si je dispose d’un quelconque talent. Mais je reste curieuse et désireuse d’apprendre. ”

L’alchimiste laissa sa compagne examiner autant qu’elle le souhaitait les deux produits alchimiques. Ce n’étaient pas des biens très compliqués à façonner pour qui avait un peu d’expérience. Après quelques mois d’entrainement et quelques cornues cassées, la demoiselle pourrait en produire elle-même pour peu qu’elle ait les ingrédients.  

“ Vous ne vous imaginez pas le nombre d’heures de travail qu’il faut pour arriver à un tel résultat … Et là, je ne parle que de la partie la plus « visible » de l’alchimie : savoir synthétiser des produits à partir d’ingrédients divers. Fort heureusement, l’alchimie n’est pas que la simple concoction de résines et de breuvages. Imaginez qu’en plus d’un siècle de pratique, je n’en ai pas encore épuisé toutes les possibilités. Et même si nous sommes nombreux à tenter d’harmoniser nos pratiques pour essayer de progresser tous ensemble, il y a autant de pratiques de l’alchimie que d’alchimistes. ”

Cassiopée remarqua tout de même que son interlocutrice s’était arrêtée de parler, non pas par politesse, mais parce qu’elle avait visiblement été troublée. Par quoi exactement ? Elle n’en avait pas la moindre idée. Toujours est-il que cela n’était pas passé inaperçu aux yeux de la demoiselle. Mais peut-être ne fallait-il pas s’aventurer sur ce terrain-là. Toujours ce frisson qui revenait lui hanter l’échine … Ce fut néanmoins l’Enchanteresse qui brisa le silence qui s’était installé en lui proposant un concerto privé. Comment pouvait-elle refuser une si délicate attention ? La demoiselle replia les jambes et se mit à réfléchir à sa réponse.

“ Et bien ... Si je puis me permettre … Cela fait quelques mois qu’un certain seigneur péninsulaire me parle des merveilles sa contrée natale et cela m’a rendu extrêmement … curieuse.  Etant donné que vous êtes vous-même de la Péninsule, vous devez forcément connaitre quelques airs de là-bas. Connaitriez-vous, par hasard des airs du comté de Missède ? …

Quant à nos leçons … disons qu’au vu de la particularité de notre affaire … je puis me rendre disponible quand vous le désirez. Ici et maintenant, ou dans quelques ennéades à votre convenance. De mon côté, je veillerai à vous préparer le matériel nécessaire pour vous transmettre ce que je sais.”

Je faillis répondre avec condescendance que si elle ne savait pas, c'est qu'elle n'avait aucune prédisposition, mais je me retins de justesse. Déjà parce qu'à mon grand désarrois ce n'était pas totalement vrai. Et en suite parce que tout savoir était bon à prendre et que ma curiosité ne souffrirait pas de se voir refuser un joyau qu'on venait de lui agiter devant le museau.

Mon sourire se fit plutôt amusé à la demande de la Vaanie. Étant donné les efforts de Gaël et de Langehack, le fait que la plupart des péninsulaires suffisamment importants pour converser avec la Princesse soient des missèdois n'était pas vraiment surprenant mais la situation n'en était pas moins cocasse.

- Missède ? Oui, je dois bien en connaitre quelques unes de la Mériale de Beaurivages. Mais quand je vous disais avoir menti, ce n'était pas seulement sur la fuite de Serramire. Feriwyr le Dragon n'était pas tout à fait péninsulaire. " souriais-je en me remémorant l'ancien gouverneur de Naelis, Feriwyr Dreiv, avant que le roi-mercenaire ne la prenne en n'en fasse un royaume sans protection. A l'époque de l'ancienne dynastie,  le commerce était bien plus florissant et la population séparée entre les fanatiques et les craintifs. Dans tous les cas, cet humain cruel aux pouvoirs mystérieux et aux ailes de dragons avait fait parlé de lui par delà les frontières.

- Le plus tôt sera le mieux. Je reste à Ys pendant encore une ennéade ou deux. Après, nous verrons bien. " souriais-je en reprenant la harpe pour entonner quelques chants.  

De musiques en discussions futiles, le temps nous file entre les doigts.