[L'ire impatiente] La maison de l'horreur | Nehril, Cassis & Stephen

Habraen avait commis la pire erreur de sa vie. Coupé en plein milieu de ses ébats, sous l'effet de la surprise et perturbé par le poison qui gênait sa respiration, il n'avait concentré son attention que sur l'alchimiste qui se trouvait déjà à terre, oubliant ses alliés. Il eut à peine le temps de brandir son épée pour pourfendre sa victime à terre qu'il perdit la vue, la tête et la vie. Devant cette vision d'horreur, une voix hurla depuis l'intérieur de la chambre.

-NOOOOOOOON !!!

Sortie du nuage de poison qui s'élargissait toujours, le regard furieux et déjà noyé de larmes d'Ihisca toisa le demi-elfe qu'elle n'eut aucun mal à reconnaître. Ils l'avaient cherché et avaient trouvé sa chambre vide à l'auberge où il avait l'habitude de résider.

-Toi !!

L'emprise de la spiritualiste s'était déjà allégée sur l'alchimiste mais la dernière des Delzeenil n'écoutait désormais plus que sa colère et sa soif de vengeance. Elle lâcha alors totalement prise sur sa première victime et partit en quête d'un esprit totalement différent.

-Quand comprendras-tu que je n'ai pas besoin de te voir pour te trouver !!

Soudain, une vive douleur assaillit Nehril. Une douleur différente que celle qu'avait éprouvé Cassiopée. Une douleur différente et particulièrement violente. Elle voulait le tuer, ici et tout de suite. Plus de jeu, plus de délectation. La mort et seulement la mort.

-Tu te souviens de ça, le demi elfe ? Tu réalises à quel point elle t'a protégé ce jour-là en prenant la majeure partie de nos sorts sur elle ? Pas étonnant qu'elle nous ai résisté si longtemps. Mais elle ne viendra pas t'aider cette fois !

Oui, il avait déjà ressenti cette souffrance. Il avait eut mal... mais pas autant. Sirène l'avait protégé de l'attaque combinée d'Ihisca et de Légende dans une toute autre maison, quelques mois auparavant. La mystique l'avait préservé de la violence de leur attaque à ses dépends. L'avait-il compris à l'époque ?... Peu importait. Maintenant, il savait ce qu'elle avait ressenti. Et ce qu'elle ressentait régulièrement depuis plusieurs ennéades. Mais cette fois, elle était bien décidée à ce qu'il n'e réchappe pas.

La douleur commença à s’estomper … La spiritualiste venait de rediriger son attention sur le mercenaire. Encore endolorie et à plat ventre sur le sol, l’alchimiste avait déjà bien entamé le morceau de caoutchouc qui lui servait à couvrir ses cris de douleur. Paniquée, mais sentant le sort s’estomper, elle déplaça sa main le long du parquet, jusqu’à tomber sur son arbalète.

Merde. Le carreau s’était détaché de son encoche quand elle s’était effondrée sur le sol. Pas moyen de la recharger maintenant. Cela aurait pris trop de temps et elle risquait de se prendre à nouveau de plein fouet un sortilège. Il n’était pas dit qu’elle puisse survivre au prochain. La situation était quelque peu tendue dans l’immédiat et l’alchimiste ne pouvait compter que sur les fioles de sa sacoche, en espérant que ces dernières ne se soient pas brisées dans le feu de l’action … Quoique … avec la létalité des produits qu’elle transportait, il était peu probable que la maison ne soit pas réduite en cendre si ses produits s’étaient d’ores et déjà répandus.

Alors que la spiritualiste redirigeait son attention sur Nehril afin de parer ses coups dans le nuage de fumée toxique, Cassiopée profita d’un moment d’inattention et de la confusion pour attraper dans son sac le premier objet qui passerait à sa portée.

… Oh … Ce n’était pas tout à fait ce qu’elle espérait mais cela ferait l’affaire. Œil pour œil, dent pour dent.

Le projectile fut lancé et le verre se brisa sur le ventre de spiritualiste, dans un lancer parfaitement ajusté par Cassiopée. Une grande quantité de liquide vert fumant s’en échappa, rongeant vêtements et chairs. De l’acide … un des plus voraces que l’alchimiste était capable de concocter. Seul le verre lui résistait. Tout le reste finissait dévoré sous son attaque … et il ne s’arrêtait qu’une fois le plancher percé.

« Tu m’en diras des nouvelles, garce ! »

La situation était loin d'être sous contrôle et semblait même dégénérer. Certes, Habraen était mort et sa sœur se trouvait toujours à proximité du nuage de poison mais il ne faisait pas effet assez vite. Cassiopée était toujours à terre et Nehril ne tiendrait pas longtemps... Et le vieux mercenaire ne pouvait pas faire grand chose pour l'aider à part l'empêcher de mal tomber en rejoignant le sol. Entre son grand âge et son sang entièrement humain, il était le moins résistant de leur petite groupe et ne pouvait pas prendre le risque d'entrer pour achever cette saloperie. Il ne se remettrait peut-être jamais du passage dans la fumée de spores vénéneuses...
Voyant l'alchimiste en peine avec son arbalète, le vieux mercenaire eut une idée. Ce n'était pas sans danger pour lui mais il ne voyait pas vraiment d'autre option. Alors il avança dans la direction de sa comparse, se dévoilant aux yeux de la spiritualiste. Puis il attrapa l'arme de jet et s'évertua à remettre le carreau en place. Heureusement pour lui, la fureur d'Ihisca envers le demi-elfe était telle qu'elle ne le vit même pas... Son regard noyé de larmes demeurait fixé sur le mur derrière lequel se trouvait sa victime.

Soudain, Cassiopée cria quelque chose et quelques bris de verre se firent entendre. Stephen releva alors les yeux et observa l'une puis l'autre des deux femmes. D'abord, la spiritualiste demeura imperturbable, ne réalisant pas les trous qui apparaissaient dans sa robe. Elle restait focalisée sur le pauvre Nehril à qui elle communiquait une douleur pratiquement intenable et qui continuait de croître. Finalement, la demi-sombre aux cheveux de jais écarquilla les yeux avant de les baisser sur son ventre. Elle réalisa seulement ce qu'il se passait mais il était trop tard : sa peau était déjà attaquée par l'acide.
Un hurlement retentit. Ihisca peinait déjà à respirer et cela ne fit qu'empirer. Ses cris auraient dû se faire de plus en plus forts et permanents mais elle manquait d'air... Elle suffoquait en même temps que son corps tout entier se consumait. Stephen jeta un œil sur le mercenaire et constata qu'il était libéré de l'emprise de la mage. C'était fini.

Ou presque.

L'ancien péninsulaire acheva d'armer l'arbalète et visa la gorge de son ancienne tortionnaire. Ses cris disparurent pour laisser place à un râle des plus effroyable tandis qu'elle se noyait avec son propre sang. Et, finalement, elle s'écroula. Son corps fut secoué de quelques spasmes avant qu'elle ne s'arrête de bouger définitivement, les paupières ouvertes, le regard éberlué et terrifié. Difficile de dire de quoi elle était morte... Le poison ? L'acide qui lui grignotait encore les organes ? Du carreau ? Peu importait. C'était terminé.
Stephen ferma la porte, non pas pour s'épargner la vision du cadavre -il restait celui d'Habraen après tout- mais simplement pour éviter que les spores ne viennent jusqu'à eux. Puis il aida à se relever qui en aurait besoin.

Malgré s’être jeté sur le côté après avoir adressé un sourire cruel en direction d’Ihisca, le mercenaire fut frappé de plein fouet par l’emprise mentale de la sorcière. Il poussa un grognement sourd à travers ses dents serrées et tomba à genoux. La douleur était telle qu’il ne pouvait plus bouger. Il avait l’impression que son sang était un feu liquide, que son esprit était rempli d’une eau fumante et bouillonnante alors que ses yeux cuisaient dans ses orbites.

Son épée toujours serrée dans sa main, il laissait parfois échapper un cri, plus de rage que de douleur, et ce malgré son déchirement mental. Sa vue se troubla et il manqua de s’effondrer au sol quand soudainement le voile irisé qui enveloppait sa vision se souleva, comme l’on se débarrasse d’un manteau d’un mouvement d’épaule.

Toujours titubant et se tenant contre le mur d’une main, il se dirigea d’un pas chancelant vers l'entrée de la pièce sans accorder un regard au cadavre d’Ihisca qui émettait des bruits de succion en étant rongé par l’acide. Il se tourna vers ses compagnon.

— Où est Sirène ?

Observant le corps inanimé d'Ihisca sur le sol, Stephen laissa son bras armé redescendre. Il ne lui fallut que quelques secondes pour constater qu'elle était morte, car après tout, il était impossible qu'elle reste impassible alors que ses tripes prenaient de plus en plus largement l'air sous l'effet de l'acide. Cependant, il lui faudrait sans doute bien plus de temps pour réaliser pleinement que tout était terminé.
Tandis que Nehril se remettait tout seul de la souffrance qu'il venait d'éprouver, le vieux mercenaire plia -difficilement- le genou pour s'approcher de l'alchimiste.

-Ça va ? Lui demanda-t-il d'un air à la fois sincère quant à son état et détaché en ce qui concernait les deux cadavres qui les entouraient.

Stephen lui offrit de l'aider à se remettre debout, après quoi, il lui rendrait son arbalète. Mais il n'en oublia pour autant pas la question du demi-elfe. Maintenant que les tortionnaires étaient morts, il restait encore à trouver Sirène. Et elle ne devait pas être bien loin.

-Si je devais parier, je dirais : dans un endroit où le jour ne brille jamais.

********

C'était vrai. Il n'y avait aucune lumière ici. Et même aucun son. L'agitation de la rue la journée ne parvenait jamais jusque là. Même les pas de l'étage du dessus ne pouvaient pas traverser, une chape de pierre séparant cet endroit du reste de la maison. Il faisait froid mais la température était toujours constante alors... on s'y faisait. Et puis, le froid, ce n'était pas ce qu'il y avait de pire.

Il y avait ces liens qui tiraillaient la peau et asticotaient les plaies aux poignets.
Il y avait l'odeur du sang qui imbibait les bandages de fortune et le bois de la chaise.
Il y avait la faim qui meurtrissait le ventre au point de donner la nausée.
Il y avait la soif qui asséchait la bouche et la gorge au point que plus aucun son de pouvait en sortir sans douleur.
Il y avait l'épuisement qui empêchait chaque muscle de bouger, ne serait-ce que d'un millimètre.

Ligotée à une chaise dans le noir, la silhouette de la prêtresse était immobile. Son corps était si amaigri qu'il semblait plus fragile que du verre. Elle était épuisée, physiquement mais aussi moralement. Elle n'était pas encore brisée mais elle était si faible... Sa robe était en lambeau. Ses cheveux n'avaient plus aucun éclat. Sa peau était sale. Ses pieds étaient nus. Elle souffrait tant qu'elle n'était plus certaine de ce qu'elle ressentait... Le froid, la faim, la soif, la fatigue, la douleur... Tout cela était mélangé tout autant que ses sens. Et les rares fois où ses yeux parvenaient à s'ouvrir dans le noir, elle croyait toujours voir la même chose. Un visage familier, les cheveux roux, les yeux gris, la joue barrée d'une cicatrice... Telle une lueur ténue dans les méandres de sa souffrance, il lui apparaissait pour lui rappeler pourquoi elle tenait bon.

Un bruit.
L'image se troubla puis disparut, chassée par la dernière once de volonté qu'il lui restait encore. Elle ne devait pas le trouver ou se serait sa perte. Les pas approchaient. La lumière d'une torche ou d'une lampe encadrait la porte d'une aura qui provoquait un frisson dans son dos. Elle ne relèverait pas la tête, ses yeux entrouverts fixant le sol tandis que tout ce qui l'empêchait de tomber c'était cette chaise et les liens qui l'y maintenaient fermement attachée. Elle savait ce qui l'attendait, encore une fois, mais elle n'avait plus la force de se débattre ni de crier... Ils avaient trouvé la Grise. Ils savaient pour Nehril et pour Drystan. Mais ils continuaient à venir, elle ignorait pourquoi. Par pur sadisme, sans doute. Ils auraient pu se contenter de la laisser mourir après tout... Mais ils préféraient s'acharner.

La porte s'ouvrit. Cela allait recommencer. Si elle avait encore de la salive, elle aurait dégluti...

Nehril se releva avec l’aide de Stephen et lui flanqua une claque affectueuse sur l’épaule en guise de réponse à ses inquiétudes. Il fouilla les environs du regard avant de suivre le vieux mercenaire tandis qu’il s’enfonçait dans les profondeurs de la demeure sinistre. Le plancher craquait bruyamment sous leurs pas, tant et si bien que le bois semblait gémir sous leurs pieds.

La crainte de découvrir Neassa dans un état similaire à celui de la Grise ne faisait qu’éprouver davantage le mercenaire. La douleur qu’il avait ressentie lors de l’affrontement face aux Delzeenil l’avait rendu avare en mots, et c’est avec un grognement guttural qu’il finit par poser sa main gantée sur la poignée que lui désignait Stephen.

Avant de pénétrer, il observa un moment Cassiopée qui les suivait silencieusement, puis porta à nouveau son attention sur le vieux mercenaire. Ces deux personnes avaient été d'une aide inestimable. Sans eux, il aurait probablement été tué par les Delzeenil. Il saurait s'en souvenir à l'avenir. Avec raideur, et l'ombre d'un sourire aux lèvres, il hocha la tête à leur attention avant de repousser le battant de bois. Son autre main serrée fortement Aeris. La lame lançait un éclat lugubre sous la lueur tressautante de la torche de fortune que tenait Stephen. La porte grinça, se tourna lentement, et les trois individus pénétrèrent dans la pièce d’un seul mouvement.

Les yeux de Nehril balayèrent machinalement la pièce, tentant de mettre à nu les murs malgré l’obscurité, craignant d’y voir surgir une nouvelle menace. Finalement, le semi-elfe remarqua Neassa, affreusement affalé sur une chaise, le visage émacié, partiellement dissimulé derrière une masse de cheveux sales et brunâtres. Son corps était également en piteux état. Ses vêtements en lambeaux ne laissaient que peu de doute quant aux supplices qu’elle avait vécus entre ces quatre murs.

D’une démarche qui se voulait prudente, Nehril qui craignait d'arriver trop tard remarqua que Neassa s'agitait à peine sur sa chaise de torture.

— Elle est vivante ! fit le mercenaire.

Il entreprit hâtivement de retirer ses liens, les découpant à l’aide d’une dague tant ils étaient serrés. Des ecchymoses ornées ses bras frêles et ses doigts tressaillirent légèrement quand il les saisit.

— C’est fini Neassa, lança le semi-elfe d’une voix rauque. Les Delzeenil sont morts à présent. Nous… nous sommes venus te chercher.

Il l’enveloppa dans sa cape avant de pousser un juron. Elle ne semblait pas avoir la force de bouger. Il se tourna vers Stephen et Cassiopée.

— Il faut rapidement trouver de quoi la soigner ! s'exclama-t-il en se préparant à la porter pour la sortir de cette cellule suintant la mort.

Cette voix... Est-ce que son esprit lui jouait des tours ? Est-ce qu'Ihisca la malmenait encore ? Elle ne sentait pas la Trame bouger autour d'elle... Et c'était bien le seul repère qu'elle avait pu garder jusqu'à présent. Les frottements de la corde sur ses poignets déjà rongés par le chanvre et entaillés par le fer provoquèrent des réactions de douleur qu'elle s'efforça de contrôler... Elle ferma les yeux à s'en faire plisser les paupières et serra les dents et les poings. Elle refusait de montrer qu'elle souffrait pour ne pas leur donner ce plaisir. Elle trembla lorsqu'on lui saisit la main, malgré la douceur de ce geste. Puis elle sentit quelque chose l'envelopper... Quelque chose qui empêcha le froid de l'atteindre mais sans la réchauffer pour autant.

-Sortons-la d'ici.

Ce que les Delzeenil pouvaient être cruels... Lui faire croire que Nehril et Stephen étaient venus la délivrer...

Une force la souleva comme si elle n'avait pas pesé plus lourd qu'une plume. Elle ressentit la chaleur d'un corps irradiant le sien et elle fut parcourue d'un frisson qui se révéla aussi agréable que douloureux. Elle avait mal partout... Elle n'avait plus connu que cette chaise des ennéades durant. Ennéades qui lui avaient semblé durer des mois. Puis on l'allongea dans quelque chose qui lui sembla aussi confortable qu'un nuage. Son esprit sombrait souvent, ne s'animant que lorsqu'on la touchait, ce qui était le plus souvent douloureux.
Quelqu'un prit un de ses bras et commença à triturer le linge qui servait de bandage de fortune. Neassa-Laella grimaça et ouvrit enfin les yeux, faiblement. Elle observa les doigts qui œuvraient, sans comprendre, et incapable de se débattre... Enfin si, mais avec autant de force qu'un oisillon si bien que la personne penchée sur elle devait à peine s'en rendre compte. La prêtresse leva le regard et fronça les sourcils en découvrant les traits de cette femme aux cheveux blancs... Qui était-elle ? Que faisait-elle là ? Quelqu'un d'autre se déplaça dans la pièce et elle chercha à apercevoir de qui il s'agissait. Nehril et Stephen lui apparurent... ce qui était sans surprise, mais elle n'eut pas la force de prononcer un seul mot pour tenter de les interroger ou répondre à ce qu'on lui disait. Mais ils avaient l'air si graves...

Un gémissement de surprise et de douleur tenta de franchir la gorge asséchée de la jeune femme tandis qu'elle sentait quelque chose de froid et humide sur ses blessures. Lessie reporta son attention sur la femme auprès d'elle et la vit appliquer un onguent sur ses plaies. On... la soignait ?! Cela devenait incohérent et elle ne comprenait pas la manœuvre d'Ihisca.

Il s'agissait là de ses seules lésions visibles. Le reste de ce qu'elle avait subi ne pourrait être soigné qu'avec du temps. Une fois les baumes appliqués et les poignets convenablement bandés, la prêtresse eut un court moment de répit... Le temps pour les trois voix de discuter vaguement entre elles sans que l'esprit de la jeune femme ne parvienne à les capter et on la souleva de nouveau. Mais cette fois, son corps affaiblit ne résista pas longtemps avant de sombrer définitivement.

********

Un soleil hivernal baignait la chambre d'une lueur dorée. Une chambre isolée et toute simple mais qui offrait une couche plutôt confortable, de tout le nécessaire pour la toilette et de quelques chaises. La petite table destinée aux repas était pour l'heure remplie de tout le nécessaire pour soigner la patiente qui logeait ici. Ses plaies, on les avait refermées. Ses bleus disparaissaient les uns après les autres. Les brûlures de la corde n'étaient plus qu'un lointain souvenir. On avait guéri tout ce qui pouvait l'être mais la magie ne pouvait lui redonner le sang qu'il lui manquait, ni l'eau dont elle avait été privée, pas plus que les nutriments que son corps réclamait.
Depuis son arrivée à Sainte Iselda, Neassa-Laella n'était jamais restée longtemps éveillée. C'étaient les soins qui la tiraient des ombres dans lesquelles elle flottait. La première chose qu'on lui avait fait avaler, c'était de l'eau et ce fut le pire moment dans les traitements qui lui avaient été donné. Il n'y avait eu qu'une gorgée mais cela lui avait fait si mal... Elle n'avait aucune envie de recommencer mais elle savait qu'elle le devait. A présent, elle parvenait à se réhydrater plusieurs fois par jour. Ce n'était pas encore assez mais elle pouvait déglutir sans douleur. Elle n'avait pas encore prononcé un seul mot... Et cela faisait déjà trois jours qu'elle était là.

Nehril grimpait les marches lourdement, sa longue cape noire traînant sur le sol derrière lui. Il portait toujours son épée, soigneusement attaché dans le dos, qu’il équilibrait d’une main pour ne pas qu’elle lui heurte le crâne pendant son ascension.
Il suivait une jeune prêtresse à l’allure sombre dans le dédale de couloirs. Cette dernière l’avait mis au courant de l’état de mutisme persistant dont semblait souffrir Neassa, ainsi que des progrès observés chez elle pendant ces trois jours.

Le mercenaire semi-elfe n’était pas revenu ici depuis qu’il avait emmené la blessée avec Cassiopée et Stephen à Sainte-Iselda pour qu’elle puisse y être soignée. Prudent, il avait préféré fouiller du côté des propriétaires de l’ancien repaire des Delzeenil, inquiet que ces derniers eussent d’autres alliés pour continuer leur macabre vengeance. Son enquête s’acheva sur une note rassurante : même s’ils avaient graissé quelques pattes, les Delzeenil semblaient avoir fomenté leur coup seuls.

Une fois avoir suffisamment remué les environs, et interrogé plusieurs personnes susceptibles de lui en apprendre plus, Nehril avait pris une après-midi de repos. Ce ne fut que le lendemain qu’il décida de retourner auprès de Neassa.

— C’est ici, fit la prêtresse en désignant Stephen qui attendait patiemment devant la porte.

Nehril lui adressa un bref signe de tête ainsi qu’une tape amicale sur l’épaule avant que ce dernier le fasse entrer. L’intérieur était blanc. Trop blanc peut-être, sous ce soleil hivernal. La chambre était simple, mais tout le mobilier utilitaire y était présent. Toujours allongées sur son lit, les blessures apparentes de Neassa semblaient s’être évanouies comme neige au soleil.

Le mercenaire tira une chaise et s’installa face à elle.

— Tu sembles avoir meilleure mine, lança-t-il d’une voix chaude. Comment te sens-tu ? Je t'ai apporté quelques sucreries.

Il posa un sachet garnie de petits gâteaux colorés sur la table. Il en enfourna un.

— Pas fameux, commenta-t-il plus dans l'objectif de la faire réagir que pour réellement émettre un avis culinaire.

Après avoir pansé la plupart de ses blessures, les prêtresses de l'hospice l'avait lavée. Et c'était presque la première chose que Neassa-Laella avait ressenti en se réveillant... Ce léger parfum de savon associé au confort du lit lui avait fait froncer les sourcils avant d'ouvrir les yeux. Elle connaissait cet endroit, pour y avoir recueilli quelques fois les dernières paroles d'un mourant. S'y retrouver elle-même était une sensation très étrange... Mais cela confirmait ce que Nehril lui avait dit quelques heures plus tôt : c'était terminé.

Vêtue d'un habit de malade très simple et blanc, elle avait malgré tout triste mine. Ses cheveux étaient certes propres mais leur éclat était bien loin de celui que leur offraient les onguents qu'elle y appliquait d'ordinaire. Ses traits étaient tirés par l'épuisement, creusés par la famine et blanchis par l'anémie. Elle était encore loin d'être hors de danger, même si elle faisait les effort pour. Elle avait une motivation. La même qui lui avait permis de rester en vie jusqu'à ce que le petit groupe n'arrive.

Neassa-Laella entendit la porte s'ouvrir et ses paupières se décollèrent péniblement l'une de l'autre. Elle reconnut la voix de Nehril bien avant de le reconnaître, lui, sa vue troublée par la fatigue. Elle ne dit rien alors qu'il prononçait quelques phrases dans le but de la faire réagir. Elle regarda le paquet de gâteau qu'il posa... L'attention était bienveillante mais maladroite. Une personne affamée ne pouvait manger aussi aisément que les autres. Elle n'en était qu'aux bouillons... Et les potions qu'on lui faisait avaler étaient déjà presque suffisant pour remplir son estomac.
En temps normal, elle aurait eu bien des choses à lui répondre... Mais ce n'était pas sans raisons qu'elle n'avait pas ouvert la bouche jusque là. Cependant, le besoin de réponse se fit bien plus forte que la crainte et une voix rocailleuse souffla un mot avec difficulté.

-Delzee... nil... ?

C'était douloureux... Ses cordes vocales étaient encore très irritées et son timbre était méconnaissable. S'il n'y avait eu ses yeux, même Stephen aurait eu un doute quant à la personne qu'ils avaient sauvé. Mais ses iris étaient d'une couleur très particulière. Un bleu mélangé de gris le rendant presque métallique.
Elle croyait se souvenir que le mercenaire avait parlé de la mort des deux demis-sombres mais elle n'en était plus totalement certaine... Et était-il réellement sûr qu'ils étaient ne reviendraient plus ? Il fallait qu'elle sache... Et le fait que l'un ou l'autre puisse repartir en chasse la terrifiait d'avance.

— Morts, répondit aussitôt le mercenaire d’une voix dure. Stephen, Cassiopée et moi nous nous en sommes chargé.

Nehril se cala dans sa chaise et grimaça, se souvenant de la douleur effroyable que lui avait infligée Ihisca.

— J’ai brûlé leurs corps. Rependu leurs cendres aux quatre coins. Les yeux argentés de Nehril étaient aussi tranchants que l’acier. Ils ne reviendront pas.

Le semi-elfe secoua la tête. Neassa était encore convalescente, il ne fallait pas la brusquer en ramenant ce sujet sur le devant de la scène. Il fallait qu’elle pense à autre chose. Qu’elle éloigne de sa mémoire ces jours de calvaires. Qu’elle rit, pleure, s’énerve ! Tout plutôt que de rester prostrée ainsi dans ce lit blanc aux draps aussi pâle que l'était son visage.
Nehril aurait aimé plaisanter, connaître quelques blagues, des poèmes, des anecdotes croustillantes pour pouvoir lui décrocher un sourire. Il aurait aimé en cet instant être doté de la même éloquence que le plus grand des bardes. Mais il n'était que lui. Ses tentatives pour lui remonter le moral seraient aussi vaines que maladroites. Il n’était pas forgé dans le même fer que les autres. Sa rudesse était son armure. Avec le temps, il lui était devenu presque impossible de parvenir à l’ôter. Elle devint peu à peu sa nouvelle peau.

— Tu devrais gagner les bois de l’Anaëh, Neassa, lança-t-il en détournant son regard de son visage amaigri. Retrouve l’homme que tu aimes. Ressource-toi auprès de lui. Quand tu auras repris quelques forces évidemment…

Rester dans cette ville ne rimait à rien. Qu’elle voit autre chose, d’autres gens qui tiennent à elle ! Il songea un instant à la mettre au courant au sujet de la Grise, mais finit par s’y refuser.

— Ne force rien. Prends le temps qu’il te faudra. Stephen est là. Si tu as besoin d’aide, tu… tu peux compter sur notre aide.

Avec maladresse, le mercenaire préféra s’inclure dans ce « nous » plutôt que de lui offrir son aide directement.

Neassa ferma les yeux et une larme perla au coin de l'un de ses yeux. Cela faisait si longtemps qu'elle n'avait plus été capable de pleurer, ne serait-ce qu'un peu... Mais sa réaction était du soulagement, pur et simple. Elle ne se rendrait compte que plus tard que les mesures prises par Nehril étaient peut-être excessives... Si jamais elle y repensait un jour. Pour l'heure, elle pouvait déjà se permettre de respirer car elle était à l'abri du danger immédiat. Si tant était que son identité de chasseuse demeurait encore secrète.

-Tu devrais gagner les bois de l’Anaëh, Neassa.

La prêtresse rouvrit les yeux et le regarda avec stupeur et incompréhension... et doute. Aller en Anaëh ? Rejoindre Aegden ? Il était bien le seul à pouvoir le lui suggérer parce qu'il était le seul à connaître l'existence de l'anedhel et ce qu'il représentait pour elle. Mais elle était également surprise qu'il lui fasse une telle suggestion, lui qui avait quitté la grande forêt de l'Est pour ne pas être comme les autres. Pour ne pas avoir le sang pur. Il savait pertinemment qu'elle non plus...

-C'est... encor... moins mo... mon pays... que... le tien.

Il comprendrait sans doute ce qu'elle voulait dire. Si lui n'avait pas pu y rester, comment le pourrait-elle ? Certes, elle avait plus de sang elfique que lui et cela jetterai certainement le doute sur les réflexions de certains. Mais s'ils seraient moins nombreux à la rejeter pour son impureté, combien la dédaignerait pour ses origines ? Elle ne pouvait cacher qu'elle n'était pas née en Anaëh et donc qu'elle avait été élevée dans une autre religion et avec d'autres mœurs. Et puis, elle avait encore sa famille ici... Elle ne pouvait pas partir comme ça, pour toujours. Parce qu'elle savait que tout départ serait sans retour possible.

Nehril lui offrit son soutien et elle plissa les sourcils. Rien ne l'y obligeait. Mais elle n'était pas en état de débattre pour le dédouaner de cette charge. Alors elle se contenta de hocher la tête.

-Je dois... rester cachée...

Comment expliquer ce qui lui était arrivée ? La malchance ? Non, les Delzeenil n'étaient pas connus pour commettre de simples actes de tortures gratuits. Tout ce qu'ils faisaient présentait un intérêt quelconque pour eux. Impossible de justifier qu'ils s'en soient pris à une prêtresse de Tyra sans évoquer son lien avec Sirène. Et si le moindre doute subsistait malgré les mensonges qu'ils pourraient inventer, ses détracteurs ne chercheraient pas à réfléchir une seule seconde... Personne ne devait savoir ce qu'il lui était arrivé ni qui elle était. Ou sa convalescence s'achèverait bien vite.

Le mercenaire eut un sourire triste. Les mots de Neassa étaient durs, mais justes : la demeure des arbres n’était pas leur foyer. Ses yeux argentés se voilèrent un instant lorsque ses pensées se mirent à volter vers d'anciens souvenirs brumeux. Vers son oncle. Il se rendit compte qu’il ne se souvenait ni de son nom ni de son visage. Était-il seulement encore en vie ?
Même s’il ne l’avouait jamais, Nehril avait peur de revenir sur ces terres. Car revenir, c’était se confronter à ce qu’il avait fui. C’était retrouver un autre Nehril. Et avec lui, la douleur qu’amène les regrets.

— Tu as toujours quelqu’un vers qui retourner Neassa, objecta-t-il en reportant son attention sur la semi-elfe. Qui que tu souhaites fuir, rester caché dans cette cité est une folie.

Le mercenaire croisa ses mains. Son expression était déterminée.

— Pars, insista-t-il en plissant les yeux. Cache-toi ailleurs qu’entre ces murs. Je peux faire courir le bruit que Sirène est morte. Que j’ai brûlé son cadavre en même temps que celui de ses assassins.

Nehril plongea son regard dans celui de Neassa.

— J’attirerais l’attention. C’est la seule chose que je puisse faire.

Maintenant que la Grise était morte et que Drystan avait fui, il était le dernier de leur groupe à être capable de dire ce qu’il s’était réellement passé entre les Delzeenil et Sirène. Une chance pour elle de disparaître...

Il ne servait à rien de discuter pour le moment. Elle n'avait pas les idées claires... Son Souffle était éprouvé, son cœur était à deux doigts de se briser et son corps était épuisé. Pour l'instant, elle avait seulement besoin de reprendre des forces... Et de se savoir en sécurité. De toute façon, n'importe quel soigneur dirait que ce serait de la folie de la faire voyager dans cet état, qu'elle n'y survivrait pas. Alors elle avait encore le temps de réfléchir à tout cela. Au fait de quitter Thaar, à sa prochaine destination, à l'éventualité de partir pour Anaëh -même si cela ne lui semblait pas être une véritable solution pour le moment.

Neassa était déjà fatiguée et ressentait le besoin de fermer les yeux mais il y avait une dernière chose dont elle voulait s'assurer... Une chose que la prêtresse qu'elle était supportait presque aussi mal que son état de santé actuel.

-La... Grise...

La gorge de la sang mêlée se noua alors qu'elle repensait à elle... A ce qu'il s'était passé... Mais elle devait se forcer.

-Tuée... devant moi.

Sa voix s'éteignit sur cette dernière syllabe tandis que des larmes perlèrent aux coins de ses yeux. C'était un souvenir particulièrement atroce, surtout lorsque l'on savait à quel point elle respectait la vie et dédaignait la cruauté, mais ce n'était pas encore le plus important en cet instant précis.

-Son corps... Il... fau...

Ils étaient partis en laissant son cadavre pourrir sur place. Elle ne méritait pas cela. Il fallait que l'on prenne soin d'elle, qu'elle reçoive les derniers sacrements, que l'on guide son Souffle vers le Senarda, que l'on prévienne sa famille, qu'on les accompagne dans leur deuil... Neassa aurait voulu pouvoir faire tout cela elle-même mais elle ne serait jamais en capacité d'y parvenir avant de longues ennéades. Cependant, elle faisait confiance au culte de Tyra et savait que n'importe lequel de ses pairs saurait s'en occuper dignement. Si tant était que l'on trouve son cadavre et qu'on le leur apporte...

Le mercenaire détourna le regard. Le visage sépulcral de la Grise vint s’imposer un instant devant ses yeux.

— On a vu son corps, avoua-t-il en se basculant sa tête en arrière. Nous l’avons confié au culte de Tyra. Le semi-elfe hésita. Mais concernant ses proches… je crois qu’elle avait quelques connaissances dans l’une des maisons de plaisir de la cité. Je demanderais à Stephen de s’assurer qu’elles soient mises au courant.

Nehril poussa un long soupir puis se redressa.

— Pour l’instant, reprends tes forces. C’est tout ce dont tu dois te soucier. J’essayerais de repasser plus tard.

Il se leva et rassembla sa cape noire autour de lui.

— Nous rediscuterons quand tu iras mieux. Les yeux argentés étincelèrent un instant. Prend-soin de toi, Neassa.