Si près du but...[PV Elazar]

Il n’y a pas deux mais cinq cellules entre celle de Geoffrey et celle de la douce et délicate créature qui tourne comme un lion en cage dans l’obscurité, les mains dans le dos, le visage tourné vers le sol. Nulle clarté ne vient éclairer les lieux, c’est à peine si elle parvient à deviner les contours de la pièce, de la porte et du reste. Les gardes ont emporté la torche, comme les mécréants qu’ils sont. Elle leur a craché à la figure, à ces hommes-là, ces hommes qui n’ont eu aucune considération pour son chagrin. Quand ils l’ont traînée dans le couloir pour la jeter sans ménagement dans sa cellule, il lui a très clairement semblé entendre le bruit de chaînes qui bougent, en provenance d’une geôle là-bas. Juste le bruit de chaînes, pas un mot, pas une parole, rien. Quand le silence s’est installé, elle s’est jetée sur la porte, de manière à tenter de l’ébranler, sans succès, évidemment.

- Geoffroy ! Est-ce vous ??, crie-t-elle dans le couloir.

Pas de réponse.

- GEOFFROY ! Répondez-moi !!!

Un son atténué lui parvient alors, un murmure porté par les échos se répercutant sur les murs humides.

- Tais-toi…Si tu ne veux pas prendre cher. Il va t'entendre...Il entend tout.

Sylvie renifle, d’un air méprisant. C’est bien la voix de Geoffroy, sans le moindre doute, mais une voix différente, considérablement adoucie, moins autoritaire, moins agressive, presque tendre et suppliante.

- Mais qu’est-ce qu’ils vous ont fait, bon sang ?

Sylvie donne un dernier coup de pied dans la porte avant de reprendre sa marche rapide, tout en rongeant l’ongle de son pouce. Personne ne lui a permis de voir Etienne. Elle ne sait pas où il est, il n’aura probablement pas droit à des funérailles dignes et elle…Elle est condamnée, elle le sait. La jolie blonde aux yeux vert d’eau sait qu’elle va mourir. Un rire sinistre s’élève de sa poitrine.

- Putain…Si près du but ! On était à ça ! A CA de réussir ! J’ai même pas pu en profiter, merde…

Elle abaisse les longues manches de sa robe de lin beige tout en passant ses mains sur ses bras. C’est qu’il fait froid ici. Si Etienne était encore en vie, il aurait trouvé une solution rapide. Il avait l’habitude de circuler parmi les ombres après tout et ce n’est pas cela qui manque dans ce cachot. Il aurait sans doute surgi avec la clé et ils se seraient envolés, ni vu ni connu. Hélas, le champ des possibilités vient de drastiquement se réduire. Elle est seule. Et elle le restera sans doute jusqu’à la fin.

Au bruit que fait la canne claquant sur le sol, Sylvie arrête de tourner en rond dans sa cellule. Le fil de ses pensées est interrompu, elle regarde la porte, sourcils froncés. De son côté, enchaîné au mur, un homme entend les mêmes bruits et se met à trembler de tout son vieux corps malmené. Il a peur. Il regarde la porte, terrifié à l’idée que Louise et Elazar ne fassent une irruption conjointe puis…le soulagement. Le bruit de la canne heurtant le sol s’éloigne. Ce n’est pas son tour. Cette fois, ce n’est pas son tour. C’est le tour de Sylvie. Doit-il dire quelque chose ? Non. Il l’a déjà prévenue. Et de toute façon, un désir secret de l’entendre souffrir à son tour s’allume en son ventre. Pourquoi serait-il le seul à prendre cher après tout ? Elle aussi, elle a participé à tout ceci. Puis…ça lui fera une distraction.

Le bruit se rapproche. Lentement mais sûrement. Puis il y a trois coups frappés avec une régularité de métronome. La servante grimace. Il y a comme une certaine mise en scène là dedans. Quelque chose de théâtral qui la fait un peu sourire. Qui l’amuse presque. N’importe qui d’autre aurait été effrayé. Pas elle. Elle approche de la porte, serrant les barreaux situés au niveau de son visage de toute la force de ses mains si fines et voit enfin Elazar. Les gens qui ont une conscience savent quand ils ont fait quelque chose de mal. Ils ont parfois du regret, parfois des remords, et souvent ils craignent ce qui pourrait leur arriver. Ils tremblent, ils ont peur, ils restent dans leur coin à attendre que le châtiment passe.

Sylvie, elle, toise tranquillement Elazar comme s’il n’était rien de plus qu’un badaud curieux.

- Non, je ne vous permets pas et je n’ai rien à vous dire.

Plus besoin de chercher à donner le change en se donnant des airs de servante docile et respectueuse. Elle ose même un grand sourire de canaille destiné au parfumeur, le coude posé sur la porte, la main soutenant son visage, son regard vert accrochant sans vergogne le gris d’Elazar.

- Hoooo vous êtes inquiet ? Voyez-vous ça…Gardez votre inquiétude, voulez-vous ? Par contre, si vous avez quelque chose à manger, je dis pas non. Les gardes ne m’ont rien donné à manger depuis hier. Je crève de faim. Et de soif.

Reculer pour mieux sauter n’a jamais pris autant de sens que ce jour. La jolie servante aux yeux verts recule d’un pas puis d’un deuxième avant de s’arrêter net. Qu’il ouvre la porte, elle lui sautera dessus comme la furie qu’elle est et tentera sa chance en fuyant par les caves. Elle connait le château comme sa poche, elle n’a rien à perdre à tenter cela et c’est finalement la seule option qu’il lui reste. Elle retrousse ses manches, alors que les clés s’insèrent dans la serrure. Pousser très fort. Assommer le type avec la porte, frapper les tibias, massacrer ses noix d’un coup de pied, et s’enfuir. Elle est prête, elle n’attend que cela, une opportunité.

La porte tremble. Mais ne s’ouvre pourtant pas. Sylvie se redresse et vient ébranler la porte d’un coup d’épaule, en grognant de rage contenue.

- Une clé, une serrure, suffit de la mettre dedans et de tourner, c’est pas compliqué, putain…

Sylvie a un regard pour Eugène, de derrière les barreaux et cherche Elazar des yeux, fronçant les sourcils.

- Il est où, le type qui est avec vous ?

Un dernier coup du plat de la main sur la porte puis elle recule d’un pas, et encore d’un autre.

- J’ai soif et j’ai faim….mais je suis pas idiote. Il est où le vieux ?

Le cliquetis attendu se fait enfin entendre. Une lueur sauvage éclaire le regard vert d’eau de la servante, sur le point de bondir vers la porte. C’était sans compter sur cette main posée sur sa bouche pour l’empêcher de crier et ce bras qui bloque sa respiration suffisamment longtemps pour qu’elle s’évanouisse. La dernière chose que Sylvie voit avant de sombrer, c’est le plafond. La dernière chose qu’elle entend, c’est le souffle d’un homme si près de son oreille. Ce n’est que de longs, très longs instants plus tard, qu’elle s’éveille enfin, la tête douloureuse, la gorge sèche.
Cette voix qui dit des mots qu’elle comprend à moitié…

- … ?

Et ce froid sur ses poignets…Elle lève une main, générant un bruit de chaîne qui achève de la réveiller tout à fait. Des fers. Et cet homme qu’elle devine assis… sur quoi d’ailleurs ? Le cheminement de pensées de la jolie Sylvie est rapide. Il n’a pas pu entrer de manière conventionnelle, la pièce est cloisonnée de toute part, il est impossible d’y pénétrer autrement que par la porte. Il est…

- Toi aussi, tu joues avec les Ténèbres, hein, c’est ça ?

Non. Tout mais pas ça. Parce que ça, c’est de la triche ! Elle ne comprend pas. D’ordinaire, elle ressent le déchirement des Ombres, elle a un frisson lorsqu’Elles dansent à ses côtés, elle sait quand Etienne s’amuse avec Elles. Et là, rien ? C’est qui celui-ci ? Une question qu’elle ne compte pas spécialement approfondir. Elle se lève d’un bond et tire de toutes ses forces sur les chaînes, cherchant à faire glisser ses poignets délicats hors de leurs entraves.

- Pour ma sécurité ?! Ouais, fous toi de moi en plus !

Elle tire, au point de faire rougir considérablement sa main et reste là, debout, à regarder comme elle le peut, le mécanisme du fer. On n’y voit rien, bon sang. Rien du tout. Et ses cheveux qui roulent devant ses yeux ne l’aident pas. Dommage. C’est bien pratique les petites épingles à cheveux pour crocheter les petites serrures, elle en sait quelque chose, la mignonne.

La dernière remarque de son geôlier la fait rire. Oui. Rire. Elle arrête de regarder l’entrave et fixe les Ombres aux pieds d’Elazar, concentrée.

- Tenter une évasion ? Ben non. J’allais juste rester là et demander l’heure qu’il est tout en admirant la vue.

Elle ajoute, en grommelant et en tâchant de rester concentrée:

- Evidemment que je veux me casser d’ici. Tu n’aurais pas envie de m’y aider, dis ? Tu m’enlèves ces entraves, tu ouvres la porte, je disparais dans les montagnes, plus personne n’entendra parler de moi. Tu vois ? C’est simple. Tout le monde gagne du temps et tout le monde est content. T’en dis quoi ?

De quoi parle-t-il ? Sylvie arrête ses mouvements erratiques et fixe la silhouette tapie dans les ombres. Voilà qui la surprend.

- Geoffroy a tout avoué ?

Tout aussi rapidement que tout à l’heure, l’esprit de la servante se met en branle. Elle fronce les sourcils et recule d’un pas. Oui…Pourquoi pas ? Il est condamné, lui, s’il a fait des aveux mais…elle n’a rien avoué, elle. Autant charger le vieux jusqu’au bout. Prenant une attitude de biche effarouchée, elle recule aussi loin qu’elle le peut et grimace, dans une comédie admirablement jouée. On y croirait.

- C’était horrible. Et j’ai pas envie d’en parler avec toi. J’ai pas confiance. J’ai attaqué parce qu’on ne sait plus à qui faire confiance dans ce château…

Sylvie savait très bien ce qu’il faisait à Anaëlle, elle a assisté à des choses, certains soirs, sans porter le moindre secours à la fillette, restant parfaitement stoïque face à des scènes épouvantables. Une froide indifférence parmi les larmes silencieuses. Elle n’a rien dans le cœur, Sylvie, à part ce qu’elle éprouve pour Etienne. Et c’est le rappel de ce décès qui fait un instant paraître ce qu’elle ressent. Son visage change, son expression dure et sournoise s’adoucit puis se ferme totalement.

- Il s’appelait Etienne. Et nous devions nous marier…Si Louise s’en fait pour moi, elle n’a qu’à me libérer. Me laisser enterrer mon aimé. J’ai rien fait de mal, moi. Je suis une victime comme Anaëlle ! J’sais pas ce qu’il fichait dans ta chambre, par contre. Il s’est sans doute trompé de porte…

La servante tend les poignets vers Elazar, la mine triste et piteuse, comme celle d’un enfant quémandant une sucrerie.

- J’attaquerai pas. Tu veux bien enlever ça, dis ?

Le visage de Sylvie se décompose au fil des paroles d’Elazar, s’apercevant à chaque seconde qui passe qu’elle est tombée sur plus fort qu’elle. Plus fort et plus malin, sans le moindre doute. Elle a une grimace particulièrement horrible, du dégoût, quand elle apprend que le vieil homme a posé ses mains sur elle, assez en tout cas pour vérifier qu’elle n’est, en effet, marquée nulle part. Point d’hématomes, point de cicatrices d’aucune sorte, c’est une froide et délicate beauté, et elle le sait très bien.

A chaque instant, le vrai visage de la servante s’affiche, un visage qui se ferme totalement, serrant le tissu qui la couvre un peu plus près de son corps avant d’aviser le tapis sur lequel il pose le pied tout en écoutant les paroles du maître des Ombres. C’est lui qui a tué Etienne. Parce qu’elle a tué son amour ? Mais de quoi parle-t-il ? Elizabeth ?? Elle redresse la tête et lui fait face, en comprenant soudain bien mieux que ne peut s’imaginer Elazar. Les gens qui se savent condamnés n’ont absolument rien à perdre. Rien du tout. In fine, ils perdront la vie, elle l’a bien compris et si elle ne l’accepte pas, elle sait aussi qu’elle préfèrera rester là sans dire un mot plutôt que de céder à un pseudo-chantage.

Quant à connaître l’Empoisonneur, non, elle ignore de qui il s’agit. Les secrets d’Etienne étaient nombreux et il ne les partageait pas tous avec elle. Elle a toujours préféré ignorer certaines choses. Les menaces d’Elazar ne la font pas trembler pour autant. Par contre, de l’autre côté du couloir s’élève un rire sinistre. Satisfait. Geoffroy. Sylvie regarde un instant la porte avant de reporter son attention sur le vieux.

- Va te faire foutre.

Elle reste debout, droite et fière devant lui, avant de voir, enfin, ce qu’est ce tapis. Et là…

- …

Etienne. C’est le cadavre d’Etienne qui gît là. Nu. Elle n’a plus aucun regard pour Elazar, pas plus qu’elle n’en aura pour Eugène, la torche, la porte ouverte. Non. Elle reste là, à regarder le corps. Les dernières paroles du vieux l’effleurent à peine. Elle attendra qu’il ait fermé la porte avant d’avancer aussi loin que le lui permettront les chaînes, s’agenouillant au sol pour attraper le bras du défunt et le tirer de toutes ses forces vers elle jusqu’à atteindre le mur.

Là, appuyée contre la pierre, elle dépose le corps déjà raidi à ses côtés gardant la tête de son fiancé sur ses genoux sans dire un seul mot. Passant ses petits doigts dans la chevelure froide, elle ne dit rien. Elazar est un maître des Ombres. Elle l’a compris. Et elle ne dira rien à haute voix. Elle se contente de bercer le cadavre, passant ses mains sur le visage de son aimé, avant de fermer les yeux et de le garder tout contre elle, pleurant en silence, autant d’amour détruit que de colère.

- « Je suis tellement désolée mon amour…Où que tu sois, je te rejoindrai bientôt. Attends moi… », pense-t-elle.

Tout ce qui s’élèvera de cette cellule, c’est une douce chanson funèbre, chantée du bout des lèvres, afin de lui rendre un peu de dignité.

La douleur physique est supportable. Il suffit de s’y préparer, de l’accueillir comme une vieille amie, de lui faire une place qu’on peut surveiller, on peut l’anticiper, la maîtriser, tout est une question d’entraînement et de volonté. La douleur morale par contre…Elle se tapit dans l’ombre, elle grignote peu à peu tout ce qu’il vous reste de lucidité et finit par vous faire danser avec elle, quand vous êtes définitivement affaibli, à la lueur de flammes sombres générant des images affreuses, des silhouettes effrayantes, des souvenirs atroces. A la semblance de ceux que Sylvie voit en ce moment même.

Finalement, que reste-t-il de cette femme du peuple hissée trop haut, trop vite ? Un être seul, entravé dans une cellule froide, silhouette longiligne et mince appuyée contre un mur humide, qui se balance d’avant en arrière les yeux grands ouverts fixés sur rien tout en caressant les cheveux d’un cadavre qui semble bouger sous ses doigts. Elle chante. Elle chante d’une voix douce et enrouée des chants étranges, des paroles incompréhensibles, des notes tendres auxquelles s’ajoutent des mélodies d’un autre genre, entonnées par un corps malmené cinq cellules plus loin. Les cris de Geoffroy la laissent totalement indifférente, qu’ils soient synonymes de souffrance comme de plaisir forcé.

Sylvie sait qu’elle va mourir, comme son fiancé couché sur ses genoux. Le reste du monde peut bien crever la gueule ouverte à ses pieds, elle ne fera rien pour le sauver. Le seul qui pouvait le faire, faire quelque chose de bien pour elle, est mort. Sans parents, sans enfants, elle n’a plus rien. Alors, pourquoi se donner la peine de vivre ?

Les yeux fermés, désormais, elle cherche à tâtons les doigts de son aimé et les trouve, plongés dans un liquide poisseux et malodorant. Nouant ses doigts aux siens, elle rouvre les yeux en ressentant cette texture immonde, aussi collante que du sirop. L’odeur est absolument abominable. Voilà seulement qu’elle s’en aperçoit.

A la lueur de la torche, Sylvie semble sortir d’une rêverie salutaire pour observer le corps. Un corps déformé et gonflé par endroits, de sous lequel s’échappent des fluides extrêmement malodorants. Elle ôte sa main et regarde ses doigts, teintés d’une substance noire, luisant sous la lueur des torches. Dans son souvenir, cela prend des jours pour qu’un cadavre gonfle à ce point, boursouflé par des vapeurs produites par une décomposition. Ici, tout semble accéléré.

Ce n’est plus Etienne. C’est une chose, un objet de torture délibérément installé là pour lui faire du mal. Elle n’a donc aucun respect, aucune décence dans la mort, Louise, pour avoir autorisé cela. Pourquoi en aurait-elle alors ? Sylvie a un regard pour la porte close, puis pour les Ombres, là bas dans le coin. Est-il là ? Est-il présent à se délecter d’une vengeance, tout comme elle l’a fait, en regardant Elisabeth mourir à petit feu ? Peut-être. Alors elle sourit, l’œil luisant d’une flamme de folie. Elisabeth ne savait pas qu’elle allait mourir à court terme. Sylvie, elle, oui. Alors…

- La mort ne peut plus m'enlever ma vie

D’un geste rapide et précis, elle tire sur la chaîne retenant sa main gauche de manière à en laisser des maillons sur son ventre. Elle a eu assez de marge pour atteindre Etienne, elle en aura don assez pour ça…D’un grand geste de la main, elle enroule la chaîne autour de sa gorge, et se penche en avant tout en tirant de son poignet entravé sur les maillons tendus, des maillons qui serrent avec violence la gorge délicate de la servante. La peau se coince entre les boucles de métal, se teintant de nuances de rouge et de violet…Encore quelques secondes et ce sera fini. Déjà sa vision se trouble…

Le regard trouble, la respiration saccadée, elle sent soudain une main. Une main qui tente de l’empêcher de mettre son projet à exécution, tirant sur les chaînes pour dégager sa gorge. Une fois libérée des maillons glacés et lourds, elle a un rire teinté de hoquet, tête penchée vers l’avant, avant que ses bras ne soient à présent relevés et accolés au mur. Plus de marge de manœuvre. Plus rien. Tête basse, les cheveux ruisselant depuis sa nuque jusqu’à ses cuisses, elle rit toujours, avant de tousser, et de rire à nouveau, encore et encore.

Lui aussi, il joue avec les Ombres ? Est-ce que Louise le sait ? Sûrement pas. Quoiqu’il en soit, elle se calme, redressant le visage, regardant Eugène par-dessous, d’un regard qui lui promet mille morts, avant de pencher la tête sur le côté, luttant pour garder les yeux ouverts.

- On a un point commun toi et moi. On travaille pour des connards. Alors on devrait se comprendre.

Elle dépose sa tête contre le mur et sourit. Un affreux sourire tordu, tandis que dans son œil brille toujours la même lueur de folie, dérangeante et dangereuse.

- Entre larbins, on peut s’comprendre. Et même s’aider. T’es pas d’accord ?

Sylvie a un large sourire avant de rouler des yeux, à la manière de ces catins qui cherchent les clients à la nuit tombée dans les grandes villes. Une technique qu’elle maîtrise, malgré les quintes de toux qui la secouent.

- T’as pas envie de t’amuser un peu ? Jte laisse faire ce que tu veux, en échange t’as juste à cogner très fort ma tête sur le mur. T’vois ? Rapide, propre et net. T’en dis quoi ?

Elle montre toutes ses dents dans une affreuse grimace qu’elle essaye de rendre séduisante. Sans le moindre résultat. Elle a l’air complètement folle.

- Même si t’es dans l’autre équipe hein…j’m’en fous. Chu pas difficile. Alors ? une petite alliance entre larbins. Je t’allège d’un poids et tu fais pareil pour moi, ce serait pas beau ça ?

Sylvie suit les opérations qui consistent à enrouler Etienne dans un linge, regardant la scène avec un certain détachement, même si c’est probablement la dernière fois qu’elle le voit.

- Dis…Tu peux l’enterrer ? Personne le f’ra dans ce château. Il était pas toujours clair, mais…personne ne mérite de pourrir comme ça, sans dignité.

Elle remue contre le mur, terriblement incommodée par sa position, maintenue comme ça contre le mur. La servante a un regard vide pour Eugène, un regard où il n’y a plus rien, pas la moindre émotion, y compris lorsqu’elle comprend que ce dernier n’a pas la moindre intention de répondre favorablement à sa proposition. Dommage. Ça aurait été agréable, comme fin. Partir dans un potentiel sursaut de plaisir. Mais non. Il doit certainement être de l’autre bord, celui-là. Elle ne l’écoute même pas, l’esprit déjà ailleurs.

Il ne trouvera rien dans sa chambre. Il ne trouvera certainement pas beaucoup d’informations du côté de ses proches…puisqu’elle n’en a pas. Les serviteurs du château l’agacent, ils sont tous tellement mignons, tellement gentils…Elle n’a jamais pu bien s’entendre avec eux, les trouvant tous affreusement mollassons.

- Moi j’ai rien fait. J’voulais juste vivre bien.

Selon sa vision des choses, elle n’a rien fait de répréhensible. Elle a juste profité de l’occasion qui se présentait, en compagnie de celui qu’elle aimait, recruté par Geoffroy. Oui bon d’accord, elle savait tout, elle aurait pu tout désamorcer, et elle n’a rien fait. Et alors ? ça ne fait pas pour autant d’elle une criminelle. Si ?

- J’vais crever ici. Comme un chien. J’dirai rien. Puisque je dois mourir, je partirai avec mes secrets. Qu’il aille se faire foutre, ton maître.

Elle sourit, de toutes ses dents, les yeux clos, avant de rire à nouveau, pour rien. Elle a laissé la fenêtre de sa chambre ouverte, et ce petit détail de rien du tout, totalement hors contexte et insignifiant, la fait rire aux larmes, sans raison. Les petits esprits soumis à de grandes pressions ont parfois d’étranges réactions…Cela étant, elle accepte avec joie le liquide qu’il lui offre, non pas pour moins ressentir, mais avant toute chose pour apaiser sa soif. Elle grimace avant de murmurer un tout petit :

- T’es gentil…Casse toi d’ici tant que tu le peux encore, ce château est maudit.

Elle pose sa tête contre la pierre et grimace encore en essayant de dissiper le goût de cette macération étrange. Une espèce de langueur sourde envahit son corps, un flottement doux, quelque chose de réconfortant, avant que toute sa colère ne s’envole. Elle n’a plus mal. Elle ne ressent plus rien. Ses paupières s’alourdissent, tant et si bien qu’elle finit par s’endormir dans cette position-là, salie par les fluides de son fiancé.