Qu'il est bon de retrouver la terre ferme [Akhoraril]

2ème jour de la 5ème ennéade de Verimios – 2ème mois de l’hiver.
18ème année du XIème cycle.
Caserne de Naelis.

Qu’il était bon de se dégourdir les jambes après tant de temps à naviguer. Lynn n’avait jamais réussi à s’habituer aux voyages en bateau. On avait donné quartier libre aux soldats pour les quelques heures qui avaient suivi le débarquement. Elle avait sauté sur l’occasion pour marcher dans les ruelles de la cité et découvrir cet endroit qu’elle ne connaissait que de nom. Objectivement, c’était sans doute une belle ville. Mais pour elle, l’absence de nature et la surpopulation lui faisaient froncer le nez. Elle parcourut ainsi le quartier de l’Aigle en faisant attention à ne pas rentrer dans les passants qui l’observaient d’un œil curieux, ou mauvais. Elle ne fit pas attention à ces humains méprisables et continua sa route, en affichant avec fierté le blason de l’armée royale.

Elle arriva sur la Grand-Place où se tenait le marché, si vivant. Les marchands appelaient et criaient leurs marchandises, couvrant le bruit des mouettes qui se battaient pour la moindre miette de pain. Les gens se bousculaient, maladroits, désireux d’acheter les meilleurs produits pour leur petite vie. Se doutaient-ils seulement de ce qui se tramait ? L’elfe n’en doutait pas, mais ils n’avaient pas l’air vraiment terrorisés. Peut-être était-ce une confiance excessive envers leurs souverains et leur armée, ou bien l’insouciance heureuse des petites gens. Toujours est il que l’activité soudaine de cette ville, comparée à la morosité des jours passés sur un bateau, était trop pour Lynn. Elle aperçut au bout de la place un bâtiment militaire qui saurait répondre à ses besoins.

À la vue de son armure royale et de l’arc accroché à son dos, les gardes la laissèrent entrer sans problèmes. Ils avaient sans doute été prévenus, et autorisés à laisser passer les soldats elfes venus les aider. Tant mieux, se dit l’elfe, elle n’avait pas du tout envie de s’expliquer des heures avec ces gens.  L’un d’eux avait les yeux rivés sur son masque, mais elle choisit de l’ignorer. Elle se renseigna à l’intérieur pour accéder au champ de tir, où elle pourrait entretenir tranquillement son arc et tirer quelques flèches, pour la forme. Elle s’installa sur un banc en pierre et observa autour d’elle. Personne ne s’entraînait à cette heure, l’entraînement n’en serait que plus agréable.

Lynn sortit une nouvelle corde de sa sacoche et entreprit de changer celle de son arc, qui avait souffert de l’air marin. Elle nettoya également le bois raffiné et passa quelques instants à se remémorer son ancien clan qui avait fabriqué l’ouvrage, plus de trois siècles auparavant. Le froid l’empêcha de rester bien longtemps immobile, et elle s’étira en se relevant, puis alla se placer sur une ligne de tir. Elle encocha une flèche et tendit son arc. Le bruit mat qui suivait habituellement le sifflement du trait résonna dans la cour. La flèche s’était plantée quelques centimètres au-dessus du centre de la cible. L’elfe se mordit la lèvre, et d’un mouvement fluide, réitéra son geste. Cette fois, la pointe en acier s’enfonça en plein milieu, ce qui arracha un sourire à l’archère aguerrie.

Lynn alla récupérer ses deux flèches, les rangea dans son carquois, et reprit place. Elle enchaîna ainsi plusieurs tirs rapides, sans prendre le temps de viser convenablement. Si toutes les volées firent mouche, elle n’était pas tout à fait satisfaite de sa vitesse. Il lui fallait être au maximum de ses capacités pour vaincre ces Drows qui menaçaient de nouveau la paix.

Le charme des villes humaines est indéniable. Quel genre de gens pouvaient créer de tels césures entre plusieurs types de personnes ? Sans rire, ce n'était même pas discret ! D'un point de vue assez élevé, on pouvait distinguer les taudis du quartier des "bonnes gens", quel que soit leur nom, eux-mêmes protégés par des remparts, comme s'ils étaient à part de la ville elle-même. Dire que j'avais fait le voyage pour aider de tels personnages, et une société qui semblait bien plus exécrable qu'elle pouvait en avoir l'air. Cela donnait envie de donner sa vie.

Personnellement, l'envie m'était passée de collaborer avec ces humains, mais il le fallait pour notre salut, à court terme comme à long terme. J'avais accepté de suivre le Roi, pendant que les autres avaient choisis de demeurer terrer dans leurs maisons, dans l'attente que Kÿria leur mâche le travail ou que sais-je encore. Sûrement fallait-il que je cesse de penser aux lâches et aux immoraux. Après ces quelques jours passés en mer, il fallait que je me change les esprits et que je songe à ce pourquoi on était là, et non pour qui.

Généralement, quelques bouquins s'en chargeaient bien, lorsque le temps s'y présentait. Sinon, je prenais la mer avec certains marins, car leur compagnie m'était appréciable. Là encore, je ne pouvais pas m'accorder ces virées, car ma présence était requise dans ma Cité, bien plus belle que Naélis, au passage. Mais, lorsque je prévoyais de long voyage, les jours qui précèdent mon départ sont dédiés à l'organisation de ma Cité. C'est tout un art que de diriger.

Pour tuer le temps, ou simplement pour le passer à penser à des choses moins irritantes, je pris le chemin du champ de tir. Nous étions ici en tant que militaires, et une grande bataille nous attend, donc l'entraînement devenait plus important encore qu'à l'accoutumée. Armé de mon arbalète et de mon épée, j'arrivai sur place, quelqu'un m'ayant malheureusement devancé. Discrètement, je m'approchai pour mieux voir sa silhouette, l'arbalète fichée sur mon épaule. Il s'agissait d'une femme, qui s'exerçait avec son arc. Et moi qui croyait que cette arme était devenue obsolète, me voilà encore déçu. Et cela me prouvait, avant même de voir son visage, qu'elle n'était pas d'Enolir, et son armure ressemblait à celle de l'Armée Royale. J'attends qu'elle finisse de tirer ses deux flèches avant de la surprendre.

« Hé bien, hé bien ! N'est-ce pas trop épuisant d'aller et venir aussi souvent pour reprendre ses flèches ? » lui demandai-je, les sourcils levés fièrement alors que j'exhibai mon carquois de carreaux comme pour la narguer. « L'Armée Royale n'est-elle donc toujours pas séduire à l'idée de s'équiper d'arbalètes ? Ah… ces léandrins… »

Je me souvenais encore de ces histoires d'arc court et d'arc long avec les différentes utilités de chacun. D'ailleurs, nous avions une trichromie similaire entre arbalète légère, arbalète lourde et arbalète de poing. Mais, mais, mais cette arme avait un apport tactique que certains ne semblaient pas comprendre. Ou alors ils niaient, ce qui était éminemment plus stupide. Peu importe, l'heure n'était pas aux leçons de morales ou d'équipement, car cette carte-là ne pouvait plus être jouée, désormais.

« Oh, et, si vous ne m'avez pas reconnu, ce qui me rendrait vraiment, vraiment, vraiment… vraiment malheureux. Je suis Akhoraril Mírëromën, Seigneur Protecteur d'Enolir. Et, avant que vous ne me demandiez ce qui vous vaut l'honneur de ma présence, sachez que ce n'est que pure coïncidence. »

Sa dernière flèche tirée fusa pour se planter droit dans sa cible. Lynn souffla et secoua ses doigts déjà chauds, et s’apprêta à retourner chercher ses munitions lorsqu’une voix s’éleva. Ce n’est pas la présence d’une autre personne qui la fit sursauter – elle avait bien remarqué que quelqu’un était rentré sur le champ de tir, mais son timbre si reconnaissable. Elle l’avait déjà entendu à plusieurs reprises lors de ses nombreuses années dans l’armée royale. L’elfe se retourna lentement, pour vérifier ce dont elle était déjà certaine, et ignora les mots cinglants du Protecteur pour mieux l’observer en fronçant les sourcils, feignant l’indignation. Il se présenta tout de même courtoisement avant qu’elle ne put répondre. Si elle ignorait tout de son actuel métier, elle connaissait bien le personnage.

Lynn savait que l’ancien Aigle avait quitté le corps pour se consacrer à la politique. Elle avait longtemps regardé avec envie l’élite de l’armée royale, et s’était intéressée de près à plusieurs de ses membres. Akhoraril en faisait partie. Elle ignorait la raison pour laquelle il avait choisi de changer le cours de sa vie en se détachant de cette vie militaire, mais elle savait qu’il était à l’origine de plusieurs faits d’armes, surtout en fin de carrière. L’elfe ne comprenait pas quelle raison pousserait un soldat d’élite à abandonner ses frères d’armes, mais elle se doutait qu’il devait en avoir une bonne. Finalement, elle s’était désintéressée des Aigles après le Voile, lorsque sa vie fut bousculée.

Elle se racla la gorge et s’exclama d’une voix forte et ferme.

« Seigneur Akhoraril, je vois que votre carrière politique a porté ses fruits. »

Sous son masque, elle arborait un sourire amusé. Il y avait en effet peu de chance qu’il la connaisse : même si dans l’armée royale, Lynn s’était faite un nom, elle pensait passer plus inaperçue qu’elle ne l’était réellement. Ses yeux pétillants se baissèrent et remontèrent pour étudier sa tenue. Le Protecteur ne mentait pas : il était bien là pour s’entraîner. Sa pique sur son usage de l’arc ne la toucha pas vraiment. Pour elle, son arme était une relique de son passé, qui avait le plus de valeur à ses yeux, et qui lui avait sauvé la vie maintes fois.

« Enchantée de vous rencontrer. Je me nomme Lynn Antadolen, archère de l’armée royale. » Elle fixa le carquois de l’elfe et se dirigea vers la cible pour reprendre ses flèches dans une démarche fluide, pleine de grâce, tout en reprenant d’un ton faussement enjoué : « Ces arbalètes sont bien trop lentes à recharger. Mon arc me donne une mobilité, une précision et une vitesse auxquelles aucune autre arme ne peut se comparer. »

Le bruit sec de la flèche qu’on retire du bois résonna de nouveau dans la cour. Elle les rangea soigneusement dans son carquois et s’étira.

« Que faites-vous ici ? Vous n’allez tout de même pas vous battre à nos côtés contre les Drows, si ? »

C'était bien la première fois que quelqu'un complimentait ma "carrière politique". Je ne devais pas être sensiblement meilleur qu'un autre, ni plus mauvais d'ailleurs. D'un autre côté, il était probablement difficile de comparer les Protecteurs entre eux, et le fait est que j'étais le seul à être venu à Naélis. Coup de génie d'un homme brillant, ou erreur monumentale d'un soldat manqué, seul l'avenir nous le dira, même si j'en avais déjà une petite idée.

« Vous trichez avec votre masque. Je ne sais pas si vous vous moquez ou si vous êtes sérieuse. C'est perturbant. »

Un énoliréen ne m'aurait jamais raillé, pour peu qu'il aurait déjà abordé le sujet. Quel genre de citadin dirait à son Protecteur "Monsieur, vous êtes un fin politicien" ? Mais, Lynn était de l'armée royale, et nul doute qu'elle savait que j'en ai été membre avant de rejoindre les Aigles. Puis, il est vrai que j'ai quitté l'armée pour retourner à ma Cité, la plus belle d'Anaëh. Chauvinisme, quand tu nous tiens. Depuis lors, j'ai complètement perdu le contact avec les membres de ces deux corps, par excès de prudence ou pas logique pure. Je ne tiens pas à ce qu'Alëandir se mêle de mes affaires.

« Pourtant, les carreaux d'une arbalète peuvent percer des protections qu'un arc ne saurait jamais pénétrer. » rétorquai-je, sans pointe de mépris ou de condescendance.

Mais, je ne pouvais pas la contredire. L'arc offrait rapidité et mobilité, entre autres choses. L'arbalète, et toutes ses différentes déclinaisons que l'on connaît et fabrique à Enolir offrait une grande puissance de feu. Elle faisait notre fierté, à tel point que je ne pus m'empêcher de faire une démonstration à ma nouvelle amie archère. Je chargeai mon arbalète, pis, après avoir pris le temps de viser le centre de la cible, je décochai mon carreau. Le projectile se planta dans un bruit plus fort que celui d'une flèche, et il était éminemment plus rapide.

« Hélas, malheureusement, malencontreusement, fâcheusement… Oui, je vais prendre les armes. » répondis-je à son ultime question, d'une manière faussement théâtrale. « Libre à vous de choisir si c'est une bonne nouvelle, ou non. Mais pourquoi est-ce que cela vous étonne tant ? »

Lynn se demandait si l’elfe à l’allure si soignée voulait la flatter en parlant de son masque. À dire vrai, si quelques uns lui demandaient la raison pour laquelle elle le portait en permanence, on ne le mentionnait presque jamais. Elle avait toutefois appris à répondre et expliquer succinctement les différentes causes et solutions qui justifiaient cette protection. En tout cas, Akhoraril avouait une certaine faiblesse lorsqu’il la disait perturbante, et son sourire s’élargit alors. Elle répondit d’un ton plein de malice, se couvrant le masque de sa main libre :

« S’il suffit d’un masque pour vous perturber, je n’imagine pas votre réaction si vous voyiez mon visage ! »

L’archère s’écarta de la cible pour reprendre position, alors que son interlocuteur vantait la puissance de son arme. Lynn avait déjà vu des arbalétriers à l’œuvre, et il disait vrai : même une armure plate ne pouvait arrêter le trait si rapide d’une arbalète. À la parole, le Protecteur associa l’image. Il arma son arme et, après quelques secondes non négligeables, tira. Elle ne put suivre le carreau des yeux, alors qu’il se dirigeait vers la cible pour s’enfoncer avec un « chtonk » familier, mais plus fort que celui de ses flèches. Le temps resta suspendu pour l’elfe. La puissance meurtrière était en effet redoutable, et l’arme avait certainement sa place dans des batailles rangées. Elle imaginait les dégâts qu’une centaine de soldats armés ainsi pouvait faire. Toutefois, les elfes aimaient se battre en guérilla, notamment Lynn. Elle était bien plus efficace en forêt, à chasser ses proies, qu’à rester en ligne et espérer toucher des cibles lointaines.

Elle hocha la tête lorsqu’il confirma son pressentiment, et haussa les épaules pour répondre à sa question.

« Une bonne nouvelle, je ne le sais. Un honneur ? Certainement. »

Elle serra le poing et se cogna le coeur, et mis son autre main dans le dos pour s’incliner légèrement. Le son mat de son armure royale en cuir rencontrant sa protection au poignet résonna dans la cour. Çà et là, même les curieux soldats qui les observaient pouvaient sentir le respect que l’elfe éprouvait pour Akhoraril. Elle se redressa et rangea son arc en poursuivant d’un ton amical :

« La faim creuse mon estomac, il faut que je trouve une bonne auberge dans la Ville Haute. Vous pouvez m’accompagner, mais je vous préviens : je raffole des histoires des Aigles, et vous n’y échapperez pas. »

Au fond d’elle-même, elle souhaitait qu’il accepte. Depuis un moment déjà, ses rencontres ne concernaient que des soldats de métier, et Lynn ne s’était rapprochée d’aucun d’entre eux depuis la mort de ses amis. Ses conversations ne volaient donc pas bien haut, elle avait envie de parler d’autre chose que de l’entretien d’une arme, ou de tout ce qui se rapportait à son métier. Elle se rapprocha de lui en essayant maladroitement de l’inviter du regard, sans exagérer non plus : elle ne voulait pas qu’il se fasse de fausses idées.

« Ah oui ? Et pourquoi ça ? Vous portez des tentacules à la place du menton ? » rétorquai-je avec un grand sourire en agitant les doigts sous mon menton pour imiter les tentacules.

Il est vrai que les Elfes étaient plutôt rares à se cacher ainsi. Lynn avait sûrement ses raisons pour le porter tout le temps, quitte à probablement dormir avec. C'était la première fois que je voyais une personne s'attacher à autre chose qu'une arme, un bijou ou une babiole, à moins que ce masque était enchanté ou quelque chose du même genre. Et puis, même si ce n'était le cas, elle faisait bien ce qu'elle voulait la bougresse. Je ne suis pas son Roi, après tout.

« Rooooh ! Flatteuse ! Un honneur de se battre à mes côtés ?! Vous allez me faire rougir. » dis-je alors, en prenant un air faussement gêné. « Cela sera une très bonne occasion de voir mes arbalétriers à l'œuvre. »

Et heureusement que mes hommes étaient présents, sinon la défaite serait déjà assurée, vu notre effectif déjà restreint. L'ennemi Eldéen nécessite plus que quelques arcs, trois épées et un magicien fou pour être vaincu. C'était le problème des ennemis tenaces et talentueux. L'expérience n'était certainement pas de trop en ce qui nous concerne, nous les elfes, et quelque soit notre Cité d'origine. Une petit régiment d'arbalétrier pouvait avoir une nette importance pour la bataille à venir, et c'est pour cela que je suis venu jusqu'ici, quitte à risquer ma vie.

« Je n'ai hélas jamais dompté d'Aigle de toute ma vie. » répondis-je d'un ton sérieux. Je laissai quelques secondes de silence filer avant de reprendre avec un grand sourire. « Roooh, on peut plaisanter non ? Cela dit, je ne pensais pas être si célèbre, même après mon départ. »

J'avais quitté le corps des Aigles peu avant le Voile, après une énième guerre sanglante avec les Daedhels. Non pas que j'en avais assez de me battre, mais mon cœur appartenait à Enolir et j'avais la profonde volonté de rentrer au bercail, comme on dit si bien. En vingt ans, j'aurais pensé que ma réputation serait plus ou moins oubliée. Chez les Aigles, il y avait toujours des hommes et des femmes aussi talentueux, voire plus, pour vous remplacer. Une bonne élite est une élite qui sait se renouveler, après tout.

« Mais si vous y tenez tant, je peux vous donner une ou deux anecdotes sur les Aigles. » dis-je en haussant les sourcils. C'était rare de voir une personne s'y intéresser avec tant d'enthousiasme. « Avez-vous déjà tenté votre chance pour les rejoindre, ou pas encore ? »

Lynn ne put s’empêcher de laisser s’échapper un petit gloussement en entendant la répartie du Protecteur. Elle laissa sa question en suspens, quitte à revenir là-dessus plus tard : elle n’avait aucunement envie que les badauds avec lesquelles elle se battrait dans les ennéades à venir soient au courant de ses problèmes. Il mentionna ses arbalétriers et elle opina de la tête en émettant un doute :

« Je crains que nous ne nous battions pas sur le même front, mais ce serait une joie que de voir ces peaux grises disparaître sous vos carreaux et nos flèches. »

L’elfe n’avait pas vraiment eu vent de la stratégie qui serait appliquée pour défendre Naélis. À dire vrai, Lynn n’en avait aucune idée : la tactique militaire des batailles rangées ne l’intéressait pas beaucoup. Son expérience se focalisait sur la guérilla et la guerre de harcèlement. Toutefois, une fois retranchés derrière les murailles, si cela devait avoir lieu, les arbalétriers et archers munis d’arcs longs seraient sans doute côte à côte. Cette pensée lui fit un frisson qui lui parcouru l’échine, car ici allait se jouer une bataille décisive. Sur le bateau, cela semblait encore loin – elle avait fort à faire avec son mal de mer. Mais en touchant la terre ferme et en parlant de cette guerre, la réalité de la situation prenait le dessus.

La pique de Akhoraril sur les aigles la fit sourire intérieurement, et la détendit un peu. Elle ne s’attendait pas à ce que son interlocuteur soit si relâché en présence d’un soldat. Même si la notion de hiérarchie chez les elfes était très relative, que chacun se devait d’obéir aux ordres de ses supérieurs, la familiarité, peu importe le grade, était ancrée dans les gênes de leur armée.

« Allons, ne disiez-vous pas que vous seriez vraiment très malheureux si je ne vous reconnaissais pas ? » dit-elle avec un sourire en coin. Elle s’approcha de lui en continuant : « Ce n’est sans doute que pure coïncidence que je vous ai connu. Certains noms me sont restés, d’autres ont disparu. Je sais que le vôtre me revient parce que je vous ai vu, à Fort Ellyrion, votre épée rouge de sang, tenir tête à trois Drows. »

Lynn s’arrêta à ses côtés et ajusta son arc, en jetant des regards aux alentours pour vérifier qu’elle n’oubliait rien. Sa sacoche bien attachée, son carquois refermé, elle était prête.

« Je n’ai malheureusement pas ma place auprès des Aigles. Du moins, pas pour l’instant... Allons-y, voulez-vous ? »

Elle se mit en route et s’élança d’un pas vif vers la sortie de la caserne. L’endroit était un peu plus rempli qu’à son arrivée, et on lui lança des regards interrogateurs, comme si elle n’avait rien à faire ici. Elle continua d’avancer en se moquant bien des avis de ces êtres inférieurs qu’étaient les humains, et sortit pour déboucher sur la Grand-Place. L’endroit était toujours aussi bruyant et animé. Partout, les gens s’échangeaient leur monnaie pour récupérer leurs produits, et inversement. Après avoir confirmé que son supérieur la suivait, Lynn attendit qu’il soit à ses côtés pour pointer une rue qui menait droit à la Ville Haute.

« Il me semble que c’est par là. »

Ils marchèrent ainsi côte à côte, et l’elfe commença à parler à voix basse.

« Ces humains, ils vivent vraiment dans le chaos. Regardez les déchets qui jonchent la rue, un peu partout. Et cette odeur pestilentielle. Quelle vie désordonnée ces mortels mènent… Et dire que j’ai vu certains elfes qui habitaient cette cité, je me demande bien comment ils font pour vivre. J’entends à peine la Symphonie, ici. La nature n’a plus sa place dans cet endroit, ils l’ont détruite pour pouvoir s’agglutiner dans cet espace restreint. »

Elle soupira en cherchant des yeux un peu de beauté entre ces murs, mais ne trouva rien à son goût. Qui sait, peut-être la Ville-Haute lui conviendrait-elle mieux ? Autour d’elle, les humains les laissaient passer en lui suivant du regard. Leur uniforme ne passait définitivement pas inaperçu, et les rumeurs sur la présence des elfes dans la cité avaient certainement déjà fait le tour de Naélis. Sur le visage des passants, on pouvait lire de l’espoir, de la crainte, de l’inquiétude, ou encore de la joie. Visiblement, les avis n’étaient pas partagés par tous les habitants, et Lynn se fit la réflexion : est-ce qu’elle serait heureuse de voir débarquer une armée humaine pour défendre une ville elfique ? Sans doute pas. Mais était-ce vraiment la même chose ? Avoir l’honneur de recevoir l’aide des Elfes était bien différent que de devoir recourir au soutien des Humains.

Elle avait sûrement raison en imaginant que les corps arbalétriers seraient séparés des corps archers. La différence tactique entre ses deux armes ricochaient nécessairement sur la tactique de leurs utilisateurs, et donc sur leur placement. Mais, face au Drows, tout était possible, et nul doute que les remparts de la ville seraient un autre atout. Il valait mieux se préparer à toutes les situations possibles et imaginables.

« Plaisir partagé, soyez en certaine. »

Enfin, je disais cela mais la vue d'une armée titanesque pouvait certainement nous faire tous déchanter. Il était toujours plus aisé de jouer au plus malin quand l'autre en face ne mettait pas ses pièces en mouvement. Pourtant, arrivée l'heure de la bataille, la peur tenaillait vite le cœur d'un soldat. Cela ne signifiait pas qu'il ne passerait pas outre, mais elle avait parfois tendance à vous coller trop longtemps.

« Hélas, je faisais surtout allusion à mon rôle de Protecteur. Mais, il faut croire que la gloire ne me colle pas encore à la peau… » répondis-je, lorsqu'elle mentionna à raison que j'étais déçu qu'elle ne me reconnaisse pas. « Les Aigles doivent toujours savoir s'extirper de situations intenables, c'est bien vrai. Quand on connait la puissance des Daedhels, il est vrai qu'en combattre trois tout seul n'est pas une mince affaire. »

Si l'arbalète était mon arme favorite, chauvinisme oblige, l'épée m'était toujours d'un très grand secours. Les Drows étaient toujours des ennemis tenaces, impitoyables et talentueux. Ils savaient vous surprendre, et leur haine vengeresse se lisait sur toutes les parties de leur corps. Cela me faisait mal de l'admettre, mais ils étaient impressionnant.

« Je vous suis, Lynn… en espérant que vous ne m'emmeniez pas dans un coupe-gorge. » raillai-je, toujours avec le sourire.

Je ne savais pas où elle souhaitait aller, mais la curiosité m'empêchait de me séparer d'elle prématurément. Je pourrais certainement le regretter, mais moins que si je décidais de couper court. Ce n'est pas comme si elle m'insupportait, et, je m'y connaissais bien, pour en avoir rencontré des tonnes. Après avoir rangé mon arbalète, je suivai Lynn de près dans les rues terrifiantes de cette ville humaine. Les humains nous regardaient comme deux condamnés à mort en route pour le billot, et, je ne pouvais leur en vouloir. Si eux étaient chez moi, j'accompagnerai un regard similaire d'insultes et ou de remarques cinglantes. Lisait-elle dans mes pensées pour initier le sujet des villes et de la société humaine dans toute sa décadence et sa laideur ? Depuis mon arrivée, cela faisait déjà trois fois que mon esprit s'y était déjà attelé.

« L'hygiène n'est visiblement pas la priorité des mortels. Vous n'avez pas vu comment la ville est organisée de manière inégale ? Comparez la Ville-Haute au reste de la cité : le déséquilibre est flagrant entre plusieurs parties de la société. » répondis-je aux propos de Lynn sur la ville et son manque d'hygiène. Cela m'amusa que l'on soit d'accord, cela signifiait que cette ville était réellement un désastre. « Mais… vous entendez la Symphonie, vous ? Je dois vous avouer que ce n'est pas mon cas. Je me suis toujours demandé ce que ça faisait, ou changeait dans notre corps ou notre esprit. »

Même entourée de ces humains, Lynn passait un agréable moment accompagnée de Akhoraril. La bonne humeur de son interlocuteur la touchait, et elle se sentait finalement bien. Ce sentiment couplé au plaisir de marcher de nouveau sur un sol qui ne bougeait pas la rendait plutôt heureuse, chose rare ces temps-ci. Elle marchait donc assez légèrement, écoutant l’elfe s’accorder sur sa vision de la cité humaine. Les passants – dont la taille atteignait rarement leurs épaules – leur faisait place, et très vite, ils purent se déplacer sans même les remarquer.

« Je n’ai pas encore vu la Ville-Haute. Mais j’imagine tout à fait : c’est bien le genre des humains que de séparer les différentes strates de leur société corrompue. »

Elle reprit son souffle et regarda Akhoraril en écarquillant les yeux, à moitié choquée. Rares étaient les elfes qui n’entendaient pas la Symphonie depuis le Voile. Beaucoup avaient quitté les villes et s’étaient rapprochés de la nature. Le peuple elfique en avait définitivement été changé.

« Je… Je l’ai toujours entendue. Elle murmure à mes oreilles depuis ma plus tendre enfance... » Ses yeux se perdirent à l’image de quelques souvenirs d’un ancien temps. Elle fit une pause de quelques secondes puis reprit d’un ton épanoui : « À ce que j’en sais, chacun la perçoit différemment. Pour ma part, la Symphonie me guide dans certains de mes choix, et me rappelle que je ne suis qu’une infime partie d’un monde bien plus grand. Et de temps en temps, elle m’aide quand… Oh, regardez ce mur en bois. J’imagine que nous y sommes déjà ? »

Le rempart qui séparait les deux mondes était impressionnant. Lynn n’avait pas encore eu l’occasion de voir la Ville-Haute de ses propres yeux, et elle ne pouvait qu’approuver les paroles du Protecteur. Derrière les multiples gardes, on pouvait apercevoir le contraste flagrant entre les deux parties de la cité. On les obligea à s’arrêter, malgré la présence du Protecteur. Les oreilles pointues devaient montrer un laisser-passer, comme tout le monde. Toutefois, ils ne s’attendaient certainement pas à être reçus ainsi.

« Halte-là, vermine. Personne ne passe. »

Lynn s’efforça de garder son sang-froid et mit instinctivement son bras devant Akhoraril, en lui incitant à faire de même. Elle prépara une réponse pacifique tandis que le garde les toisait du mieux qu’il pouvait du haut de son mètre soixante-dix. Près de lui, son compagnon lui tapa du coude dans les côtes en chuchotant.

« Sergent, ils font sûrement partie de la délégation elfique… »
« - Ferme la, soldat. Si ça t’nait qu’à moi, ces sales oreilles pointues n’auraient pas mis le pied dans ma ville. »

Le deuxième garde fit un pas en arrière, le visage blême, bredouillant. Lynn penchait légèrement la tête sur le côté, toute trace de joie évanouie dans ses yeux. Comment un être si insignifiant pouvait-il se targuer d’autant d’arrogance. Son faciès serait peut-être amélioré une fois qu’elle lui aurait mis sa raclée. Elle se força toutefois à ne pas faire d’éclats, et laissa parler le diplomate à sa droite.

Cette promenade était plus longue que je ne l'avais imaginé. Les humains étaient toujours aussi méfiants, comme si nous étions l'envahisseur plutôt que le sauveur. Il est vrai que la frontière entre les deux pouvaient s'avérer très fine, surtout quand le sauveur décide de poignarder son "ami" dans le dos, mais ce n'était pas une méthode à laquelle nous autres, Elfes, étaient nécessairement habitués. Il fallait être bon menteur, caractéristique qui échappait à bon nombre d'entre nous. Pas à tous, bien entendu.

Quand Lynn m'expliqua ce que représentait la Symphonie pour elle, je ne pouvais que me contenter que de rester silencieux pour y réfléchir. Je ne pouvais pas vraiment le contredire, ni confirmer ses dires, finalement. J'étais comme un élève à qui on explique quelque chose de complexe, et qui écarquillait les yeux, fasciné mais perdu. Sauf que, pour ce qui concerne la Symphonie, je ne pouvais pas apprendre à me servir de ce qu'elle me racontait, ce qui était parfois frustrant. Ces choses-là étaient trop subjectives, et je ne pouvais pas juger de ce qu'elle ressentait alors que je n'entendais même pas la Symphonie.

Puis, on arrivait au rempart séparant le monde des riches de celui des pauvres. Le mur était si haut qu'il pouvait être comparé à celui d'un fortin ou d'une petite ville érigeant ses protections avec les moyens du bord. Et ici, à quoi servait-il ? À protéger une partie de la population de son autre partie, cette population bien obligée d'être unie si elle voulait espérer battre les Sombres. Quand on voyait cela, il était difficile d'imaginer que l'union ferait la force. Et, comme si le rempart ne suffisait pas, des gardes étaient chargés de protéger l'accès à ce quartier si isolé. Le ton méprisant et détestable du premier faillit m'énerver, et Lynn avait bien fait de me retenir, même si je n'allais pas tarder à le faire taire s'il continuait.

« Ah ! Vous préférez sûrement la présence de l'armée Drow dans vos rues ? Rassurez-vous, elle arrive bientôt. » rétorquai-je avec mon ton toujours sarcastique, et un sourire provocateur aux lèvres. Non mais pour qui ce type se prenait ? Une armée arrivait aux portes de sa ville et il dénigrait ses propres alliés ? « C'est à vous de voir si vous préférez que l'on vous aide à les combattre, à condition qu'on puisse aller où on veut ou si vous souhaitez qu'ils pillent chacune de vos maisons. »

Ces éphémères étaient souvent prévisibles. Les défauts du monde leur collaient à la peau, mais leur instinct de survie était si développé qu'un simple rappel de la réalité calmait leurs ardeurs avec une rapidité déconcertante. Et si ce garde aimait tant "sa" ville, il finirait par tolérer notre présence, ne serait-ce que parce qu'elle serait moins désagréable que la présence des Sombres. Alors que le sergent rougissait, son copain avait le visage toujours plus livide. Dans sa position, Naélis n'avait certainement pas besoin de dédaigner ses alliés.

« Verdict ? Toujours prompt à nous refuser le passage ? »

Lynn se demandait si le visage du sergent pouvait devenir plus rouge qu’il ne l’était déjà. Était-ce par colère, ou par honte, de se faire remettre à sa place ainsi ?

« Verdict ? Toujours prompt à nous refuser le passage ? »

Le garde serra le poing, se sachant impuissant mais tout de même prêt à montrer qu’il méritait le respect. Derrière lui, deux autres soldats rejoignaient le troisième qui n’osait plus bouger. Leurs visages étaient déformés par un rictus railleur. Ils semblaient se moquer de la véhémence de leur sergent. Malgré leurs longues hallebardes à la main, ils n’avaient pas l’air de vouloir du grabuge. Lynn se demande encore s’ils étaient venus pour apporter leur soutien, ou simplement pour profiter du spectacle. En tout cas, voyant que le sergent hésitait encore à la meilleure manière de clouer le bec de l’elfe, elle s’avança d’un pas en sortant de sa besace son laisser-passer. Il était temps de calmer les choses.

« Vos camarades à la caserne étaient moins bornés que vous. Cessez votre caprice et laissez nous rentrer, voici nos papiers. »

Elle lui montra en évidence le sceau qui validait le contenu du parchemin. Il y jeta un bref coup d’oeil, mais ne sembla pas se calmer. Il n’avait visiblement pas l’habitude qu’on le contredise de la sorte. Son regard perdu montrait qu’il avait envie d’en découdre. Pour lui, puisqu’il ne pouvait répliquer par les mots, les insultes suffiraient peut-être, après en être venu aux mains. Il tenta de lever son gant pour frapper l’elfe. Elle le devança, bloqua son poignet et lui tordit le bras en le poussant contre un mur. Elle plaça son coude sur sa carotide et appuya doucement. Tout s’était passé très vite. Incident diplomatique, ou démonstration de force ? Elle n’en avait cure pour le moment. Dans quelques temps, ces mêmes soldats se battraient à leurs côtés, et il était hors de question qu’un manque de respect vienne compromettre leur réussite. Elle se pencha pour chuchoter à son oreille.

« Ose de nouveau, et tu pourras dire adieu à ta belle carrière militaire. »

Elle le tint ainsi quelques secondes avant de le relâcher sans le lâcher des yeux. Il détourna la tête, touché dans son estime de lui-même, avant de les laisser passer. Les trois autres gardes n’avaient pas bougé. Le premier avait toujours le teint livide, mais avait les yeux qui brillaient. Il semblait avoir moins peur d’elle, maintenant, et peut-être rassuré de voir qu’il était possible de tenir tête à son officier. Les deux autres l’observaient sans piper mot. Leur sourire avait disparu. Lynn s’étira et, le regard espiègle, elle se retourna pour s’adresser à son compagnon de fortune d’un ton enjoué :

« Je crois que nous pouvons y aller ! »

Elle jeta un dernier coup d’oeil au sergent qui se frottait l’épaule. Il semblait cloué sur place. Peut-être y réfléchirait-il à deux fois avant d’insulter deux membres d’une race supérieure.

Visiblement, et cela m'amusa autant que rassura, Lynn n'était plus gaie de voir ce garde jouer les malins avec nous. Elle lui montra des papiers assurant que nous étions de la délégation d'Anaëh mais, rien à faire, il ne voulait pas démordre. Au vu de nos effectifs, et également des relations tendues entre nos deux pays, et cet épisode le montrait bien, tuer ce garde serait certainement problématique. Pourtant, j'en crevais d'envie. Si certains se demandent encore pourquoi les humains sont détestables à mes yeux, ce garde en était l'argument parfait.

Et, comme pour tout être borné et stupide, la violence devient rapidement la solution pour palier à sa propre faiblesse intellectuelle. Cherchant à la cogner, Lynn eut de meilleurs réflexes que moi et bloqua le poing du garde, avant de le neutraliser définitivement en le plaquant au mur, le bras sur sa gorge. Trop rapide elle était, et trop faible il était. Mais, cet abruti l'avait bien cherché, alors même que ses copains avaient préféré tempérer ses ardeurs. C'est la première fois que je la voyais menaçante et… elle était plutôt douée dans ce domaine. Finalement, on pouvait accéder à la Ville-Haute, je soutins le même regard qu'elle envers l'insolent qui se crut plus fort que nous : dédaigneux et provocateur. Il fallait toujours qu'il y en ait un ou deux pour emmerder le monde, même en temps de guerre.

« Rappelez-moi de ne jamais essayer de vous frapper, à l'avenir. » la raillai-je, une fois loin des gardes. Un sourire éclaira mon visage avant de poursuivre. « Vous avez eu un très bon réflexe. Même moi je ne m'y suis pas attendu, mais c'est certainement car je ne le pensais pas capable de le faire… »

Oui, oui, il faut bien se trouver quelques justifications. Sinon, à quoi bon vivre ? D'un autre côté, il était rare de voir une personne cogner son propre allié, même lorsqu'ils se détestaient franchement et que leur alliance tenait à des circonstances dramatiques. Généralement, les mots et les sous-entendus subtils remplaçaient les poings et les sourires forcés bloquaient les crachats. Tout n'était alors qu'une question d'ajustement parfait entre tel mot à prononcer à tel moment pour que les dégâts soient plus significatifs sans pour autant être accusé de créer des incidents. Cet ajustement n'était pas facile, surtout lorsque l'interlocuteur maniait très bien l'art des mots et de la diplomatie. Mais, bon an mal an, il y a toujours un espace pour glisser le ballon en profondeur.

« D'un autre côté, vous qui aviez faim, vous auriez été repue si c'était à vous qu'il voulait coller un pain. » ajoutai-je en souriant, fier de ma plaisanterie. « Enfin bref, je suppose qu'on peut enfin trouver une auberge, en espérant que les clients ne soient pas aussi exaspérant que notre nouvel ami laissé derrière. C'est que cette histoire m'a donné faim ! »

La Ville-Haute n’avait pas grand-chose à voir avec le Quartier de l’Aigle. La puanteur était amoindrie – bien que toujours présente, l’architecture plus harmonieuse, les rues plus propres… Bref, cette partie de la ville suintait la bourgeoisie. Ici, les passants les observaient avec moins de dépit. Ils étaient certainement plus heureux de voir quelqu’un venir défendre leur petit bout de richesse. Certains elfes de la délégation parcouraient déjà les rues, et les saluèrent sur leur passage. Çà-et-là, des petits bosquets et des arbres venaient agrémenter le monotone du bâtiment. Lynn s’y trouvait déjà un peu plus à son aise que dans la partie précédente.

« Ce serait avisé de votre part en effet. » lui répondit-elle avec un clin d’œil. « Son regard l’a trahi, j’ai cru bon de devoir que nous protéger… »

En vérité, cette petite altercation lui avait beaucoup appris. Elle ne s’était jamais battue aux côtés d’humains. Juger leur force serait nécessaire avant qu’ils ne se retrouvent face aux Sombres. Elle avait déjà sa petite idée sur comment la façon de les entraîner pour qu’ils ne soient pas qu’un fardeau – ou de la chair à canon, mais bien un atout qui pourrait renverser les chances en leur faveur. Lynn prit quand même le temps de donner son avis à l'officier à ses côtés, qui pensait probablement à une chose totalement différente.

« Ses compagnons n’ont même pas réagi. À croire que ce sergent n’est pas très apprécié, même dans son armée. Je me demande qui a gratté quelle patte pour qu’il se retrouve à un poste d’officier tel que celui-ci. »

Ou était-ce simplement un manque d’organisation dans l’armée Naélissienne ? Ou peut-être n’avaient-ils pas assez la notion d’unité ? Quelques ennéades ne suffiraient pas pour ancrer cette idée dans leur petite cervelle. Elle en doutait fort, mais si c’était le cas, il était probable que cette guerre soit plus difficile encore. Lynn soupira, quelque peu fataliste, avant de se rappeler qu’elle aurait l’occasion d’éliminer un bon paquet de ces Drows, et ce peu importe l’issue de ce conflit. Cette pensée seule lui effaça toute trace de détresse et elle se détendit de nouveau.

Elle ne savait pas bien pourquoi, mais remettre cet homme à sa place l’avait rendue très joyeuse. Son humeur joviale coïncidait avec celle du Protecteur, qui enchaînait les railleries et les plaisanteries. Elle se demandat s’il était sérieux en disant qu’il ne s’attendait pas à la réaction du soldat. Peut-être voulait-il simplement estimer les capacités de l’archère, pour mieux le mettre sur un pied d’égalité avec elle. Quand il évoqua sa faim, son ventre gargouilla bruyamment, et Lynn posa instinctivement une main dessus.

« Je serai sans doute restée sur ma faim ! » répondit-elle avec un brin de malice. « Vous avez bien raison, j’ai très envie de me remplir l’estomac. Je ne connais pas du tout ce coin, mais je suppose que les bourgeois et nobliaux sont plutôt ravis de nous avoir dans leurs murs. On devrait trouver une auberge respectable facilement. »

Ils se laissèrent guider par leur faim et leur odorat qui les menèrent peu après sur un établissement qui semblait tout à fait convenir.

« Qu’en pensez-vous ? Ça m’a l’air plutôt correct. »

De nos jours, il était si rare de rencontrer des personnes plus ou moins réceptives à toute forme d'humour. Ce l'était d'autant plus en Anaëh, où tous se muraient en des personnes froides et absolument insensibles en tout lieu en tout heure, mais lorsque le contexte pouvait se prêter à des conversations plus légères. Au moins, Lynn, elle, s'amusait de mes plaisanteries, ou elle me faisait la grâce de me le faire croire. Dans les deux cas, ça me changeait.

« C'est le problème de la société humaine qui a tendance à ne pas toujours promouvoir les meilleurs d'entre eux. Je comprends pourquoi nous sommes tant à nous méfier de Naélis et de ses semblables. »

Il fallait reconnaître que la société humaine était cruelle. Les pauvres étaient destinés à rester entre eux, et les riches également, comme si ce n'était pas le mérite mais bien la richesse qui gouvernait leur société. Si cette règle s'appliquait à leur armée, la guerre était perdue d'avance, ou proche de l'être. Sans vouloir être pessimiste, notre ennemi est entraîné depuis des cycles à détruire, à conquérir, et Naélis n'était qu'une étape, pour eux.

Dans les rues de la Ville-Haute, au passage plus calmes propres, les gens se faisaient moins scrutateurs. Cela me donnait l'impression d'y être déjà venu des tonnes de fois et que les passants me reconnaissaient parmi les leurs. Ou alors, ils préféraient ne pas se comporter comme les autres et se laisser emporter par l'espoir d'une victoire. Peut-être même y voyaient-ils une alliance à long terme ? Il était difficile de connaître ce que voulait un humain. Malgré leurs défauts, ils avaient cette qualité de se montrer imprévisible.

Après quelques minutes à parcourir les rues à la rechercher d'une auberge pour se remplir la panse, Lynn nous arrêta devant l'une d'entre elles. Pour sûr, elles paraissaient plus raffinées que celles des autres quartiers, richesse oblige, mais également plus silencieuses. De toute manière, il fallait bien s'arrêter quelque part, et je ne tenais pas à en connaître plus de cette ville déjà détestable.

« Entrons, nous verrons bien. » agréai-je en accompagnant mes mots d'un geste de la main.

Lynn entra en premier, et je la suivis de près. La grande salle était assez bien éclairée entre les chandeliers et les fenêtres. Elle était aux antipodes de ce qu'on pouvait avoir en Anaëh, et pourtant, je m'attendais à quelque chose de bien plus laid et crasseux. Comme quoi, même les humains étaient capables d'avoir un semblant de goût. Après avoir scruté la salle de fond en comble, on s'installa à une petite table, plus au fond de la salle. Nous reste plus qu'à savoir si les goûts culinaires des humains sont aussi exécrables que le reste, ou non. Vu qu'ils étaient imprévisibles, on pouvait se poser la question.

« Oh ! Je ne vous ai pas posé la question, mais de quelle cité venez-vous ? L'Armée Royale est à Alëandir, je le sais bien, mais avant ? »

En entrant dans cette auberge, Lynn fut finalement assez surprise de la qualité de l’établissement. La salle était quasiment vide. Les rares clients étaient assis à des tables séparées, noyés dans leur alcool. Le tenant du bar leur jeta un œil avant de les ignorer le temps qu’ils choisissent où s’installer. Une serveuse nettoyait les tables vides avec un chiffon et un seau d’eau savonnée. Les fenêtres éclairaient joliment la pièce principale. Un feu d’ambiance venait réchauffer l’atmosphère, et les quelques chandeliers étaient un indice de la bourgeoisie de cet endroit. Après avoir jeté quelques coups d’œil à droite et à gauche, les elfes choisirent finalement une table à l’écart, vers le fond de la salle.

La question du Protecteur laissa Lynn sans voix. Jusqu’où était-il nécessaire de remonter ? Son salut vint de l’aubergiste qui les rejoignit pour demander sa question habituelle, d’une voix rauque et grave :

« Qu’est-ce qui leur faudra ? »

Sa bedaine dépassait de son tablier trop court. Il empestait la nourriture et l’alcool, mais ne semblait pas éméché pour autant. Peut-être avait-il eu une dure journée. Lynn demanda poliment ce qu’ils avaient comme gibier. L’homme lui répondit qu’il avait chassé et cuisiné un phacochère ce matin, et qu’il en restait bien assez pour une bouillie, agrémentée de quelques légumes. Lynn acquiesça, écouta la commande de Akhoraril, et refusa catégoriquement tout alcool que l’aubergiste proposa. Ce n’était pas le moment de boire, même si elle avait quartier libre pour le moment. Lorsque l’homme s’éloigna, elle reprit en parlant à voix basse.

« Eh bien, je vis à Alëandir. Mon père y habite depuis longtemps, et je l’y ai rejoint il y a un peu plus de trois-cents ans. J’ai été engagée dans l’armée de la cité peu après, puis j’ai été acceptée dans l’armée royale. »

Elle marqua une pause pour défaire les lanières de son masque. Elle se sentait sereine ici, et de toute façon, c’était nécessaire pour manger. Lynn le retira lentement, dévoilant son visage à l’ancien Aigle. Elle avait un faciès très harmonieux, à la symétrie presque parfaite. Sa peau fraîche luisait sous la lumière des chandelles. Les joues rosies par la chaleur de la salle, comparée à la température très fraîche de l’extérieur, l’elfe fit un grand sourire à son interlocuteur en ricanant :

« Vous voyez, il n’y a rien à craindre : pas l’ombre d’un tentacule. » Une odeur de viande rôtie parvint alors à ses narines. Un rictus de dégoût apparut sur son visage. « Ça, ce n’est pas du phacochère... Ces élevages humains me débectent. J’imagine que ce n’est pas pour nous. »

Elle attendit quelques instants pour boire la tasse d’eau que la serveuse leur avait gentiment apporté et se détendit. Finalement, pas besoin d’aller plus loin : le Protecteur n’avait pas besoin de connaître son enfance de Noss, ses entraînements quotidiens pour devenir une machine de guerre, le meurtre de sa famille et de son clan, ou encore de son année de folie passée dans la forêt. Non, rien ne l’obligeait à lui raconter tout ça. Il devait se douter qu’elle lui cachait des choses dans sa réponse évasive, mais il devrait s’en contenter.

« Je vais prendre la même chose. »

Je n'avais pas envie de me creuser les méninges pour de la nourriture, humaine qui plus est. Cela m'évite également de faire attendre notre ami l'aubergiste, et encore plus de passer un maniaque aux yeux de Lynn. J'avais une réputation à tenir ! Et, tant qu'elle était bonne ou correcte, autant en profiter avant que cela ne cesse. Heureusement, mon estomac n'était pas aussi difficile que mon Souffle. Au moins, je pouvais écouter les récits de Lynn. Qu'ils pourraient être brillants d'inanité ou infiniment risibles que cela serait moins pire que de passer son temps à chercher quoi manger.

« Et vous n'avez jamais visité d'autres cités ? Ce serait regrettable… Alëandir est tellement… sur-faite. » commentai-je en haussant les épaules, un sourire moqueur aux lèvres. « Ou alors ce sont les descriptions que ses habitants lui donnent qui la rendent si décevantes lorsqu'on la voit pour la première fois. Je ne saurais dire. »

En y réfléchissant, c'est certainement la deuxième solution qui était la plus vraisemblable. Pour y avoir été à plusieurs reprises, je me suis toujours demandé ce que la capitale avait de plus que les autres. Peut-être étais-je trop chauvin pour comprendre, ou pas assez imaginatif. Ou autre chose, qui sait. Je ne pouvais pas mettre ce manque de passion sur le compte de l'absence d'arbalète. Ce serait trop facile. Le fait est qu'Alëandir ne m'a jamais impressionné, ni lors de ma première visite, ni lors de la dernière.

« Ni tentacule, ni balafre extraordinaire, ni chair brûlée ni… rien. » constatai-je, finalement déçu de ne rien découvrir sous le masque de Lynn, hormis son visage. La curiosité était-elle un vilain défaut parce qu'elle était dangereuse ou parce qu'elle ne menait parfois à rien ? « Je ne saurais pas dire si c'est heureux ou non. C'est perturbant. »

J'utilisais le même terme qu'à la caserne, et pourtant mon ressenti n'a pas réellement changé depuis lors. Cacher son visage était plus ou moins courant dans certaines situations, licites ou non. Mais, force était d'admettre que cela aurait été plus compréhensible que Lynn portât un masque pour cacher une blessure d'une laideur absolue ou une malformation répugnante. Là, elle ne masquait rien d'extraordinaire, et c'était plus suspect. Suspect, ou étrange, selon le degré de méfiance que ressentaient les uns à l'égard des autres. Le débat n'est pas vraiment là, pour l'heure.

« Vous êtes intrigante, Lynn, et stupéfiante également. Vous êtes plutôt unique en votre genre, car je ne suis pas sûr de rencontrer quelqu'un comme vous avant un long moment. » reconnus-je en avançant les lèvres d'un air épaté. « Et pourtant, Tari seule sait que j'ai rencontré bon nombre de personnes si différentes les unes que les autres. C'est tout le luxe d'être Protecteur, et de devoir accorder une oreille à n'importe quelle personne de sa cité. »

L’atmosphère relaxante de l’auberge contrastait fortement avec les journées passées à naviguer. Il était fort agréable de pouvoir enfin se reposer. Lynn, appuyée sur sa chaise, écouta l’elfe parler de la capitale elfique sur un ton qui frôlait l’insulte. Elle en fut plus étonnée que réellement contrariée. Après tout, elle ne connaissait qu’une seule cité elfique, comment savoir si la beauté de sa ville était supérieure ou inférieure à celle des autres ? Une chose était sûre, Lynn y avait trouvé son compte, au fil des ans. Certes, son intégration avait été difficile après tant d’années passées dans la forêt, mais aujourd’hui, elle appréciait vraiment Alëandir.

La remarque de Akhoraril lui arracha un petit rire. Décidément, quel personnage étrange, se dit-elle.

« Ne soyez pas si perturbé, seigneur Mírëromën. » s’exclama-t-elle, en appuyant elle aussi sur ce terme particulier. « Je ne suis qu’une elfe parmi tant d’autres, cherchant à survivre à son immortalité, et à tous les problèmes qu’elle incombe. »

Elle but une nouvelle gorgée et enchaîna sans lui laisser le temps de répondre.

« Ma foi, non, je ne connais que notre capitale. J’ai entendu parler d’autres cités, mais je n’ai jamais eu l’occasion d’y voyager. Mais la cité est incroyable, et vraiment belle, personne ne peut le nier. » Elle lui fit un sourire charmeur, accompagné d’une voix tout juste moqueuse. « Peut-être viendrais-je vous rendre visite à Enolir, lorsque tout cela sera terminé... »

Derrière cette petite pique se cachait l’espoir d’après-guerre. Qui sait s’ils survivraient tous les deux aux combats qui seraient sans doute d’une violence inhumaine ? Elle était pourtant très sérieuse. Voyager en Anaëh pouvait être une expérience très intéressante, et lors de ce périple, l’elfe pourrait certainement faire la connaissance d’autres clans Noss pour l’objectif qu’elle s’était mise en tête depuis peu.

Les compliments du protecteur la firent sourire intérieurement. On lui disait souvent qu’elle n’était « pas comme les autres », « différente ». Parfois, on utilisait des termes moins cordiaux. Il était rare que quelqu’un renverse ce défaut pour y trouver des qualités. Il lui rappelait en un sens son mentor Meldyn, qui lui avait déjà tenu de tels propos, dans un contexte bien différent. Elle hocha la tête et lui répondit d’une voix douce.

« Vos compliments me touchent beaucoup. Vous me faites honneur, Akhoraril. »

Elle s’arrêta un instant lorsque la serveuse passa près d’eux. Une odeur de fleurs la suivait de près. Elle venait sans doute de se parfumer, peut-être pour préparer le prochain service ?

« Je dois vous avouer que je ne m’attendais pas non plus à découvrir un tel... personnage. Votre habileté à manier les mots et l’humour en ces temps sombres reflète bien des choses. Peu en seraient capables. » Lynn se frotta le menton et huma de nouveau l’air. Elle sentit l’odeur de viande bouillie lui arriver dans les narines, et fut soulagée de constater qu’il s’agissait bien de gibier. « Je suis agréablement surprise de vous rencontrer, Akhoraril. »

« Peut-être… espérons-le… » répondis-je simplement en baissant le regard sur mon verre.

Personnellement, je ne me donnais pas de faux espoirs : nous nous dirigeons droit vers un bain de sang, et nombreux seront les morts dans nos rangs. Ni le Roi, ni moi-même, Protecteur, n'étions plus à l'abri que les autres. Chaque bataille contre les Drows s'étaient avérées sanglantes, parfois désastreuses. Celle à venir n'échappera pas à cette règle. Pour ma part, je me prépare déjà à rejoindre le Royaume de Tari. Mais je ne voulais pas ternir cette rencontre par une telle certitude, et encore moins me résigner à baisser les armes.

Curieusement, ce qui aurait pu être une litanie de défauts était une réelle liste de qualités. Pour certains, la différence était un défaut incompréhensible. Pourtant, c'est ce qui faisait la beauté de ce monde. Imaginez un pays rempli d'immortels tous pareils les uns les autres. La vie n'aurait pas bon goût. Et, parfois, elle était vraiment amère. Voir tous mes comparses s'interroger sur mon sens de l'ironie ou de l'humour avait un certain don pour m'irriter.

« Comme quoi, la guerre a cela de bon qu'elle resserre les liens entre les elfes, vous ne trouvez pas ? » demandai-je en adressant un sourire à pleine dent à Lynn. « Au moins, si je perds la vie, je n'aurais pas perdu mon temps. Cela me rassurerait presque. »

“Cela relativisait ma crainte” était une affirmation certainement plus exacte. Peu importe. Au moins, je serai en paix. Cela ne valait pas la vie, mais c'était toujours cela de gagné. Et, finalement, cela me faisait moins peur que d'attendre mille ans d'en avoir assez avec la vie. Je gardais un ton chaleureux, presque ironique, pour sauver l'ambiance d'un naufrage.

« Il est rassurant de voir que certaines personnes ne changent pas du tout au tout en fonction des circonstances. » dis-je, en clignant de l'œil d'un faux air de séduction. Le naturel n'avait pas de prix à mes yeux. « La guerre ne doit pas nous retirer ce que nous sommes réellement. »

La remarque du Protecteur fit sourire l’elfe. Elle le regarda droit dans les yeux et soutint son regard. Cela faisait bien longtemps qu’elle n’avait pas senti le goût délicieux d’une nouvelle amitié prenant forme, et il fallait que ce soit dans une période aussi sombre. Akhoraril avait bien raison : la guerre amenait la fraternité.

« En effet, je suis bien d’accord avec vous. » dit-elle d’une voix douce. « Bien que je ne compte absolument pas perdre la vie dans ce combat. »

Son regard se perdit et elle serra le poing. L’elfe fit mine d’écouter ce que son interlocuteur disait d’une oreille distraite alors qu’elle ressassait dans ses pensées tout ce que les Drows lui avaient fait perdre. Ils allaient le payer cher. La dernière phrase de Akhoraril fit echo à ses souvenirs, et elle s’apprêtait à lui répondre lorsque l’aubergiste, qu’elle n’avait pas aperçu tant elle était perdue dans ses pensées, leur tendit deux grands bols remplis à ras bord.

« Voilà pour vous, deux bouillies de phacochères. N’hésitez pas si vous avez b’soin d’autre chose. »

Il repartit de sa démarche lourde, et héla la serveuse pour lui dire de se dépêcher un peu plus. Lynn prit sa cuillère et la fit tourner dans son plat en parlant à voix basse :

« La guerre n’a aucune pitié. J’ai vu certains ne se consacrer qu’à ça, et perdre toute capacité sociale. J’en ai vu d’autres devenir fous… Rares sont ceux qui ne sont qui sortent indemnes de leur première bataille, tant sur le plan physique que mental. » Elle leva les yeux vers le Protecteur, le visage sinistre, avant de sourire pleinement à son tour. « Je suis ravie que ce ne soit pas votre cas ! »

Elle amena sa cuillère à sa bouche et commença à dévorer ce repas très convenable, malgré le fait qu’il ait été préparé par un humain.

« Je ne compte pas plus me résoudre à rejoindre Tari. » laissai-je échapper, sans pourtant me montrer aussi assuré et certain qu'à l'accoutumée.

Hélas, si je pouvais choisir de survivre à ces combats, je serais heureux. Mais la guerre fauchait toute vie, ne distinguant pas le Protecteur de son concitoyen, ni l'archer du guerrier, ni le noble du pauvre. Elle était comme une épidémie, ou un prédateur affamé. Ces détails ne l'intéressaient point. Et je savais que mon rôle dans ma cité et dans notre société n'affectera en rien mes chances minimes de survie.

Le tavernier finit enfin par nous servir deux bols assez copieux et plus appétissantes que le titre ne le laissait paraître. Tout comme Lynn, je restais silencieux jusqu'à ce qu'il soit assez éloigné pour reprendre nos échanges. Elle raconta comment certains guerriers pouvaient être marqués par leurs combats. Dire qu'à une époque, ce récit me décrivait parfaitement… ou presque. Je n'étais pas devenu fou, mais je ne vivais que pour le combat. Toujours est-il qu'une guerre contre les Drows laissaient des traces, même sur les plus forts et les plus résistants. Et, les batailles à venir n'échapperont pas à ce fatalisme.

« Ce n'est plus mon cas, si nous voudrions être exacts. » commentai-je en lui adressant à clin d'œil. « Mais, tout ceci est loin. J'ai dû lever le pied pour me consacrer à ma cité. Cela n'a pas toujours été facile, j'en conviens. Chacun à sa manière de gérer les choses. »

La formation des Aigles et la perfection que l'on attendait d'eux les obligeait à demeurer rigoureux et acharnés. J'ai rapidement pris pour habitude de ne pas me séparer de mes armes pendant plus de quelques minutes, car elles étaient mes seules amis que les Drows ne m'arrachaient pas de par les leurs. Cependant, je crois avoir été assez fort, effectivement, puisque je ne perds pas une seule occasion de plaisanter. C'est plutôt encourageant.

« Je me suis montré solide. » ajoutai-je en tapotant ma poitrine avec le poing serré. « Au fait ! Bon appétit ! »