Alea jacta est | Griffon

Lorsqu’on avait prévenu Griffon qu’il avait reçu une missive importante il avait espéré recevoir des nouvelles des gens qu’il avait envoyé aux trousses des bandits qui avaient incendié Mende, massacrant au passage ses pauvres Souffles innocents. Evidemment il aimerait en recevoir de bonnes à ce sujet mais en réalité n’importe quelle nouvelle était bonne à prendre. N’importe quoi qui lui permettrait de calmer le seigneur de Reolansor qui criait justice à grand prix et pour qui le coupable était tout trouvé. Toutefois ce n’était pas le cas et lorsqu’il lut la lettre du couple missédois, le marquis serra les mâchoires avant d’abattre son poing sur la table d’extérieur ce qui fit sursauter son entourage.

« Un problème, père? » Demanda Prudence, qui était l’incarnation même de l’innocence, assise à côté de lui elle ne le regarda pas directement, jetant un coup d’œil à la pauvre lettre que sa poigne avait froissé. Les dames et leurs époux alentours reprirent leurs conversations mais les oreilles étaient tendues, curieuses.

« Encore les brigands? »

Théodoric quant à lui n’avait pas bougé et continuait à regarder droit devant lui alors qu’il posait la question qui brûlait les lèvres de tout le monde. Se trouvant sur la grande terrasse des jardins du palais, si à cette période de l’année il manquait les plantes saisonnières qui rampaient le long de la balustrade pour y fleurir, il n’empêchait que l’endroit donnait une vue magnifique sur Langehack et sa campagne ; ceux qui l’avaient fait ayant eu le bon sens de la construire du côté du palais qui donnait sur la majorité des quartiers riches et sur le port fluvial et les gens qui venaient flâner ici finissaient souvent par inventer des histoires grandioses pour les navires qui, pour la grosse majorité, était en réalité d’un banal à mourir. Griffon se leva et partit sans finir la confiserie qu’il avait à peine entamé.

Et sans répondre à ses enfants.

Deux pigeons s’envolèrent de la chancellerie langecine. Si les deux arrivèrent le lendemain dans la baronnie de Missède, seul l’un avait pour objectif d’arriver à Missède elle-même, l’autre était destiné à Chiard.

Kyrianos de la quatrième ennéade de karfias 18 : XI

A sa seigneurie Gaël de Laval et son épouse, mère Linaëlle de Laval,

Je vous écris ce jour pour vous dire que j’ai bel et bien reçu votre courrier et une audience vous sera accordée dans une ennéade à compté de la date à laquelle j’écris ce message, je vous attends donc, avec votre épouse, à Langehack le kyrianos de la cinquième ennéade de karfias 18 : XI au palais ducal. Vous y êtes conviés aussi longtemps qu’il sera nécessaire pour tirer cette sombre affaire au clair.

Cela étant dit je tiens également à vous féliciter pour la naissance de votre enfant et espère que la Bienveillante continuera à bénir votre mariage.

Puisse-t-elle vous guider et veiller sur vous,

Son excellence Griffon Henrry Louis Abseyrde de Langehack,
Marquis de Langehack et seigneur de Sorault par la grâce de Néera.

Kyrianos de la quatrième ennéade de karfias 18 : XI

A son honneur Ernest de Missède,

Je vous écris ce jour car j’ai reçu une nouvelle des plus alarmantes. Vous êtes convoqué à Langehack, dans le palais ducal, pour kyrianos de la cinquième ennéade de karfias 18 : XI et y êtes convié jusqu’à ce que cette sombre affaire ne soit tirée au clair.

Puissiez-vous continuer à observer les Dogmes de notre Déesse Mère,

Son excellence Griffon Henrry Louis Abseyrde de Langehack,
Marquis de Langehack et seigneur de Sorault par la grâce de Néera.

Il était insupportable au couple dirigeant de devoir se replonger dans le passé, dans ce passé alors qu’un récent événement apporta joie et sourires au noble ménage. Depuis ton échange avec officiellement feue ta sœur tu fulmines. Tu n’aimais pas les intrigues de palais. Ce n’est pas ainsi que tu concevais la chance de gouverner et d’exercer le pouvoir conférer par la DameDieu. Pourtant te voilà en plein complot aux côtés de ton épouse. Quoi que le terme pût être adouci. Traîner un homme en justice, ce n’est pas vraiment comploter. En revanche payer des malandrins avec l’aide d’une tierce personne pour appuyer ses revendications, c’est un poil moins honnête. C’est peut-être de ceci -parmi tant d’autres choses- que Cécilie souhaitait te protéger. C’est certainement de ces choix douloureux à faire et à assumer qu’elle espérait te tenir éloigné. Après la guerre, voici le complot et ensuite quoi ? La sédition ? La révolte ? L’indépendance ? Il est en ce pays comme dans beaucoup d’autres, des choses qui n’auraient jamais dû apparaître.

Le fiacre ainsi que l’escorte rivegeoise arrivèrent à Langehack-les-Cinq-Portes en milieu d’après-midi. L’air était frais, le vent soutenu et le ciel bleu offrait une magnifique vue sur la course des nuages. Linaëlle descendit la première, tu lui emboitas le pas et ensemble vous fûtes accueillis par des valets et autres soldats. Le marquis n’était pas bien loin, peut-être d’ores et déjà en tête à tête avec le d’Ethin ? Tu l’ignorais. Vêtus tout deux de bleu et de blancs, mari et épouse pénétrèrent à l’intérieur du palais, fuyant le souffle venu de la côte.

Ordre avait été donné de retrouver le pédéraste qui offrait son fondement à son seigneur selon les dires de ta sœur. Le Bojary, ou Béjarry, le nom était déjà bien obscur dans ton esprit, devait être localisé et surveillé car si quelqu’un devait tenter quoi que ce soit pour venir à la rescousse d’Ernest, c’était bien lui. Deux amants maudits, séduits par Arcam, c’était là tout ce qu’ils étaient. Maël, qui était présent pour la naissance de son cousin, fut laissé aux bons soins de ses tantes et ce beau monde se réfugia au donjon de Beaurivages en attendant que la sentence du maquis soit prononcée.

Tu émergeas de tes pensées à l’approche de Griffon. L’homme avait la mine sévère. Plus que d’habitude du moins. Linaëlle exécute une révérence parfaite, tu t’inclines bien bas.

_ Mes hommages votre Excellence.

Kyrianos de la quatrième ennéade de karfias 18 : XI
Au palais langecin.

Griffon avait demandé à ce que le temple palatiale soit désertée pour son usage personnel en attendant l’arrivée des deux seigneurs missédois, on l’avait prévenu qu’ils entraient en ce moment dans la ville ; l’un par la porte de Brevise, l’autre par la porte de Tall alors il s’était réfugié dans ledit temple pour une dernière prière.

Agenouillée devant la statue de Néera, juste derrière la statue de son ancêtre, les mains jointes en coupe levées bien au-dessus de sa tête baissée, seules les lèvres du marquis bougeaient et des murmures s’en échappaient.

« Bienveillante Mère puisses-tu m’accorder la sagesse et la force de rester juste, de ne prendre en compte que les choix de chacun et d’en proposer même à ceux qui ne le méritent pas. Puisses-tu continuer à veiller sur tes enfants et les guider vers la paix et la prospérité comme tu l’as fait jusqu’à présent. »

Le marquis se leva et secoua ses bras qui commençaient à le faire souffrir après qu’ils aient été pendant longtemps élevés et tendus vers la statue. Après avoir épousseté sa robe de prière il s’en alla vers ses quartiers, il était temps de se changer ; si des gens l’avaient bel et bien vu plusieurs fois dans cette tenue ô combien simple, se montrer devant une assemblée ainsi n’était pas forcément une bonne idée même et ce même s’il aimait cultiver une image d’humilité. Ainsi ce fut dans des vêtements plus élaborés, plus riches, en même temps il était difficile de faire plus pauvre, et avec des couleurs, que le marquis trouva Gaël et son épouse et il devait admettre qu’il n’était pas spécialement content de les voir, bien. Ce qui n’était pas très juste étant donné qu’ils n’avaient rien fait de spécial mais en même temps leur demande n’arrivait pas au meilleur des moments, le marquis étant déjà fort occupé avec cette sombre histoire de bandits. Il aurait aimé s’occuper de la traque, grand chasseur qu’il était, mais le problème était qu’il ne pouvait pas laisser son fils se charger d’éviter la cour langecine de s’entre déchirer, cette histoire de bandits était devenu prétexte à tous les débordements, prétexte à tous les règlements de compte. Qui plus était, il devait rester au palais parce qu’il devait rester une figure neutre entre ces murs or Théodoric n’aurait tôt fait de se ranger du côté des Sages et de se perdre dans les diverses factions qui composaient ce groupe et le marquis était plus ou moins certain que c’était déjà le cas. Mais il ne pouvait pas non plus faire appel à sa fille qu’il soupçonnait de se placer dans le camp des libertins. S’il y avait bien une chose que Griffon n’aimait pas c’était bien de jouer les funambules. Et en parlant de ces fameux brigands, il y avait aussi la lettre que Léona lui avait apporté, si le contenu était illisible, le sceau ne l’était pas et après avoir consulté le clergé de Tyra, ce dernier avait confirmé que ledit sceau était authentique.

Griffon avait dû garder le secret pour la simple et bonne raison que le seigneur de Reolansor avait des amis et que si l’information lui parvenait cela ne ferait qu’envenimer les choses or un conflit armé était bien tout ce que le marquis voulait éviter ; qui voulait que le massacre de Mende se reproduise ? Malheureusement pour le marquis, il trouvait la liste bien trop longue à son goût. Le dos droit, se tenant les mains dans le dos, le maître des lieux, accompagné d’une poignée d’autres nobles ainsi que de chevaliers des Aigles de Sang,

« Sir de Laval, Mère Linaëlle, merci d’être venus aussi vite, en d’autres circonstances je vous aurais proposé de prier mais je vous comprendrez aisément que je ne peux me permettre une chose avec un parti et non l’autre. » Or si les accusations portées contre Ernest étaient fondées, prier avec était bien la dernière chose que Griffon voulait faire, surtout avec la lettre portant son sceau trouvé dans le camp abandonné des bandits. « J’imagine sans peine que le voyage vous a éreinté mais je suis suis certain que, comme moi, vous n’attendez qu’une chose : que justice soit faite. Ainsi, si cela ne vous dérange pas, je vous attends en début d’après-midi dans la salle du trône pour commencer le procès. »

Gabriel de Bone, seigneur de Bone, qui se tenait juste derrière son suzerain s’approcha de ce dernier et lui susurra quelques mots à l’oreille.

« Je suis au regret de vous annoncer, sir de Laval, que vos hommes n’auront pas le droit d’accéder au palais, comme c’est le cas de ceux du baron toutefois si vous le désirez... » le marquis lança un coup d’œil à Linaëlle, se demandant si sa proposition allait l’effrayer plus que la rassurer. « Je peux mettre à votre disposition ma garde personnelle, les chevaliers des Aigles de Sang se feront une joie d’assurer votre protection, ou une tierce personne neutre en qui vous avez confiance, je jure sur mon honneur devant la DameDieu qu’il ne vous arrivera rien. »

_ J’imagine sans peine que le voyage vous a éreinté mais je suis certain que, comme moi, vous n’attendez qu’une chose : que justice soit faite. Ainsi, si cela ne vous dérange pas, je vous attends en début d’après-midi dans la salle du trône pour commencer le procès.
_ Nous vous remercions de votre engagement. Nous acceptons.

Linaëlle se força à lui offrir un sourire de circonstance pour répondre aux exigences de l’Etiquette. Tous ici pouvaient aisément deviner qu’elle n’était pas heureuse de se retrouver en ces murs. La situation ajoutée au lieu lui donnait des migraines et tous espéraient que le procès se termine au plus vite.
Bien évidemment les chevaliers de ta suite ne pouvaient se balader gaiement au milieu des soldats privés du marquis. C’était prévisible et prévu. Ceux-ci resteront donc en ville, sous le regard bienveillant de la garde de la cité.

_ C’est tout naturel votre Excellence, nous ne sommes que d’humbles invités et mes hommes en armes iront où bon vous semblera et c’est avec grand plaisir que nous acceptons votre offre bien que nous ne craignons aucun mal sous votre toit.

La seule chose qui comptait était le procès et seulement le procès. Après quelques années passées à côtoyer le marquis, tu devinais aisément qu’il était sincère dans ses mots. Et puis si ce n’était pas le cas, nul doute que sa fille et une importante part de la noblesse se rangeraient de ton côté. Restons pragmatiques en toute situation. Vous vous inclinez légèrement pour conclure ces mots.

_ Quand votre Excellence sera prête, nous la rejoindrons.

***

Après quelques heures passées dans des appartements en compagnie d’avocats et de religieux, vous fûtes mandés dans la salle du trône. Linaëlle resta incroyablement sobre malgré l’importance du lieu… du moins jusqu’à la vue du principal intéressé. Ernest était là, droit, le visage fermé et le regard observateur. Tu t’inclines, Linaëlle tente une révérence en demi-teinte et les avocats prennent place. La cour murmurait des phrases incompréhensibles et après quelques secondes d’attention, tu viens à les oublier.

Ernest de Missède, né d’Ethin et Gaël de Laval s’avancèrent devant le marquis de Langehack et s’inclinèrent, prêts à se soumettre au procès. Le baron était pour le moins surpris de se retrouver ici, aucune raison ne lui avait été donnée et il ne découvrit qu’il s’agissait d’un procès qu’à l’instant où il pénétra dans le palais. Le griffon s’était adonné à de nombreuses réflexions sur les raisons de sa présence ici allant de Cécilie à Maël en passant par Linaëlle. Le fait qu’elle ait épousé son beau-frère et qu’elle soit présente aujourd’hui n’excluait pas l’hypothèse qu’elle soit à l’origine de la demande. Pourtant il fut surpris. Surpris de voir qu’elle avait osé.

Nul ne parlât dans l’édifice. Ernest restait de marbre, fixant le marquis devant lui. Linaëlle et toi restiez côte à côte, main dans la main comme si vous aviez répété cette scène des heures durant. Chaque mot devait être pesé, chaque expression contrôlée et la moindre erreur pouvait être fatale et conduire à l’échec de l’intrigue. Pourtant cet échec n’était pas souhaitable, il était même impossible. Autant pour Linaëlle que pour Cécilie.

_ Nous sommes aujourd’hui rassemblés en ce kyrianos de la cinquième ennéade de karfias de l’an dix-huit du onzième cycle parce que sir Gaël de Laval, seigneur de Chiard et Mère Linaëlle, prêtresse de Néera ont voulu mener son honneur Ernest de Missède, baron de Missède et beau-frère de Gaël de Laval, seigneur de Chiard, devant la justice du roi pour que celle-ci soit rendue.

La justice. C’est bien cela. Réclamer justice pour une entorse aux règles de vassalité. Tu ignorais l’autre chef d’accusation, tu restais persuadé que cette cour s’était réunie à ta seule demande. Après une rapide prière faite en compagnie de ton épouse, tu présentas comme demandé.

_Sir Gaël de Laval et Mère Linaëlle nous vous écoutons, que reprochez-vous à son honneur Ernest de Missède ?

Un pas en avant pour dépasser la dame de Chiard, ton dos droit et ton regard dur se posèrent sur le marquis. Tu commenças tout d’abord par t’incliner comme l’exigeait l’Etiquette puis tu te lanças dans la joute.

_ Votre Excellence, mes seigneurs et membres du clergé, je me présente humblement devant vous pour vous exposer un acte de barbarie couplé à une violation des lois de vassalité commis par Son Honneur Ernest de Missède, né d’Ethin à l’encontre de mon épouse Linaëlle de Laval, née de Lancrais. Après le meurtre odieux de la duchesse Méliane de Lancrais, le baron de Missède s’est présenté comme protecteur de la nouvelle duchesse. Ce qualificatif ne fut qu’un prétexte pour séquestrer celle qui était alors sa suzeraine légitime et dame de Léliande.

Quelques murmures fusent de tous les côtés tandis que l’accusé reste impassible face aux accusations. Tu poses ton regard sur Prudence à la recherche d’un soutien que tu sais solide. Linaëlle frissonne, elle pose sa main gantée sur la barrière afin de se tenir. Ce sont des souvenirs douloureux qui lui reviennent, l’envie d’en finir avec cette vie brisée en quelques jours. Pourtant elle tient bon, prend une inspiration tremblante et relève son regard bleuté en direction de Griffon. Des larmes retenues luisent dans ses yeux et réfléchissent la lumière. La sentant tressaillir, ta voix devînt plus rauque et tu réhausses ton menton.

_ En ces termes, j’accuse Ernest de Missède, baron de Missède et seigneur d’Ethin de haute trahison envers l’institution marquisale et d’acte de barbarie par la séquestration d’une enfant.

Les soutiens du baron s’insurgent quelques instants avant que la main de leur maître ne se dresse pour les rappeler à l’ordre. Jadis, l’homme se serait outré et aurait vaillamment combattu pour sauver son honneur. Pourtant, il reste silencieux. A genoux, en position de prière, le baron ne souffle mot, attendant son heure. Tu termines.

_ Si Son Excellence et les personnes ici présentent souhaitent entendre le témoignage de la concernée, je me retire afin de lui concéder la parole.

Le hochement de tête du marquis incita Linaëlle a s'avancer. Elle tarda à se lancer, lançant des regards de part et d'autres de la grand salle. Finalement elle osa.

_Votre Excellence, mes seigneurs... Les faits qu'a exposé mon époux sont vrais. J'ai été entraînée de force par Son Honneur et j'ai été contrainte de rester dans une pièce durant une période que je ne saurais quantifier. Maintes fois j'ai tenté de mettre fin à cette captivité après des jours et des jours sans aucun contact extérieur. C'est feue l'épouse de Son Honneur qui m'a libérée et qui m'a offerte l'asile à Beaurivages. Je ne suis point en quête de vengeance mes seigneurs, seulement de justice. Aujourd'hui je suis mère mais également tante et je ne peux me résoudre à encourager mon enfant à servir l'homme qui a détruit mon enfance et laissé pour morte. Je ne peux me résoudre à ce que Maël soit éduqué par un homme à la loyauté chancelante et aux pratiques barbares. C'est pour qu'ils grandissent en paix et deviennent de vigoureux et loyaux serviteurs de Votre Excellence que nous nous présentons à vous et réclamons votre jugement.

Les doigts de la main droite de Griffon pianotaient sur l’accoudoir de son trône tandis que son visage reposait sur son poing et même s’il n’en donnait pas forcément l’impression, il écoutait attentivement et avec un intérêt certain ce que disait Gaël. Il n’était d’ailleurs pas le seul, tout le monde était pendu aux lèvres du seigneur de Chiard, autant les juges que l’assemblée de nobles et notables langecins. Si Prudence, de son côté de la salle, entouré par les libertins, attendait assise, les jambes croisées, jouant avec un anneau sigillaire, que les charges avancées contre le baron soient annoncées, elle ne pouvait décrocher son regard émeraude de son frère. Entouré des sages, ce dernier avait une vision… différente de la façon dont devait se dérouler le procès. Connu comme quelqu’un de pieux, ils avaient un potentiel allié dans la personne d’Ernest et peut-être qu’il ne serait pas si difficile que ça de convaincre le clergé que la prêtresse qui venait aujourd’hui réclamer justice ne cherchait en réalité qu’à nuire à l’ordre établis ; ordre dont la prêtrise profitait tout autant que la noblesse et dont la mise à mal ne profitait à personne. A personne sauf aux libertins dont sa sœur était devenue la figure de proue et que Théodoric détestait tant parce qu’il était certain qu’il se cachaient parmi eux des arcaménites et si tous ne l’étaient pas, le fait qu’ils cachent ces déviants, ou même qu’ils ne fassent rien contre eux, les rendaient complices.

Les deux enfants de Griffon arrêtèrent d’échanger des regards peu amiables pour se concentrer sur Gaël lorsque ce dernier commença à parler et le moins que l’on put dire fut que ses mots ne laissèrent pas les spectateurs indifférents. Il était question d’enlèvement, de félonie et de meurtre. Pouvait-on faire pire enchaînement ? Probablement, se disait le marquis, mais ça n’est pas une mince affaire. Un sourire satisfait fleurit sur les lèvres de Prudence alors qu’elle voit que son frère, et les fanatiques à ses côtés, ne s’attendaient pas à ce que les accusations soient si graves. Elle ne peut entendre ce qu’il se dit de l’autre côté mais elle s’en doute et elle souffle quelques mots à celles et ceux qui sont proches d’elle. S’il est encore trop tôt pour crier victoire, il n’empêche qu’ils sont bien avancés alors lorsque Gaël se tourne vers elle, la fille aînée de Langehack hocha la tête dans sa direction, contente de sa prestation. Elle ne sait pas si tout ce qui est dit est vrai ou non mais ça ne lui importe pas, le mensonge n’est-il pas un moyen comme un autre d’arriver à ses fins ? Un moyen sans doute loin d’être aussi ignoble que le crimes qui pèsent sans doute sur le cœur du baron.

Aux voix des fidèles d’Ernest se mêlèrent celles des sages bien que Théodoric restât silencieux mais qu’ils soient missédois ou langecins, la main levée par le baron eut le même effet et les grondements se firent plus distants sans pour autant mourir. Griffon observa les accesseurs puis l’accusé avant de passer sur les deux camps sur les côtés. Il savait que le procès n’était pour ceux-là qu’un moyen comme un autre de se battre sans s’attirer ses foudres et le marquis se demandait si la justice ne serait pas chassée par les ambitions malsaines d’un bord comme de l’autre. Mais pour le savoir il fallait poursuivre le procès alors Griffon hocha la tête pour signaler qu’en effet le témoignage de Linaëlle fut le bienvenu et l’assentiment des autres juges firent bientôt échos au sien. La voyant hésiter une voix s’éleva aux côtés du maître des lieux.

« N’ayez crainte mon enfant, je sais que vous êtes confrontés à une épreuve difficile mais sachez qu’il ne vous arrivera rien sous le regard de la Bienveillante, vous êtes libres de parler. » Annonça Raoth de Lancrais qui se contrôlait pour ne pas s’en prendre au baron pour venger l’affront qui fut fait à son sang.

Sans doute le moment était plus difficile pour l’épouse de Gaël que pour Ernest qui faisait preuve d’un contrôle admirable et dont le marquis ne pouvait que respecter malgré les charges avancées contre lui. De toute façon il aurait bientôt l’occasion de se défendre, Griffon y mettrait un point d’honneur. En attendant Prudence offrit un sourire réconfortant à Linaëlle dans l’espoir de lui donner du courage. La jeune femme ne sut si c’était ce qui lui permit de prendre la parole mais elle aimait à le penser, que ce fut le cas ou non. Son allocution provoqua des vagues plus importantes que celles qu’avait provoqué son époux et cette fois ce fut au héraut de ramener l’ordre à coups de bâton sur le sol qui résonnèrent dans l’immensité de la salle, à renforts de cris de sa voix de stentor, faisant taire les réclamations des deux camps. Une fois un calme tout relatif et surtout précaire revenu, le marquis se racla la gorge avant de prendre la parole.

« Merci de vos témoignages, à vous deux. J’aurais une question à vous poser, mère Linaëlle. Je crains qu’un passage ait besoin d’être clarifié : lorsque vous parlez de pratiques barbares, faites-vous référence à votre enlèvement ou bien son honneur s’est-elle rendue coupable… » le marquis chercha ses mots, la bonne formulation, ne voulant pas brusquer la jeune femme plus que nécessaire. « D’autres crimes tout aussi, si ce n’est davantage, infâmes que ceux déjà mentionnés ? »

_ Je ne.. le pense pas…

Linaëlle posa son regard sur son époux qui eut un haut-le-cœur. Si l’acte le répugnait, il reconnaissait que si cela avait été le cas, ce tribunal aurait pu se terminer en une poignée de minutes. Tu te rapproches pour poser ta main derrière son cou afin de lui déposer un baiser sur le front.

_ Non.. Je n’en ai pas le souvenir.
_ Je certifie sur l’honneur que mon épouse était immaculée lors de notre nuit de noces.

Elle frissonna. Le doute s’installa et elle se mit à revivre ces ennéades d’enfermement en quelques secondes pour chercher la vérité. L’avait-il forcé ? S’était-elle évanouie ? L’avait-elle seulement revue lors de cette période ? Elle n’en était pas certaine mais ta réponse lui permit d’effacer ces pensées d’un revers de main. Elle prit une grande respiration et t’offrit un sourire forcé.
Suite à ces paroles, vous vous retirez pour laisser le marquis se tourner vers le concerné. Tous attendaient une réaction de la part du maître de Missède. L’homme brillait par son calme… peut-être trop. Tu avais entendu bien des histoires sur son retour et le simple fait tu n’avais eu l’occasion de le rencontrer confirmait la notion d’étrangeté qui flottait autour de lui. On disait qu’il parlait peu, gouvernait mal et semblait plus froid que la pierre. On se mit à le craindre plus encore que feue son épouse et la cour missédoise s’était vidée pour n’être plus réduite qu’à peau de chagrin.

La cour resta pendue aux lèvres de Linaëlle tandis qu’elle répondait à la question posée par Griffon et lorsque la prêtresse eut enfin rassemblé le courage pour donner sa réponse des soupirs de soulagement furent poussés, davantage du côté des sages que des libertins ; les plus proches de Prudence auraient même juré qu’à la place d’un soupir de soulagement ce fut un claquement de langue agacé qui passa ses lèvres. La confirmation de Gaël eut tôt fait de tuer dans l’œuf les espoirs de l’aînée du marquis pour une résolution rapide de cette charade. Mais que cela prenne un peu plus de temps n’était pas forcément un mal.

Maintenant, il était temps à l’accusé de se défendre, d’énoncer sa version des faits, d’expliquer ses motivations. Ce qui était nécessaire pour que justice soit belle et bien faite.

« Votre honneur Ernest de Missède, seigneur de Missède, qu’avez-vous à dire pour votre défense ? »

Les yeux se posèrent alors sur lui et les oreilles des personnes assistants au procès, si elles n’étaient pas aussi mobiles que celles des elfes, semblèrent tout de même se tendre dans sa direction. Et si Griffon s’était attendu à bien des discours pour que le baron clame son innocence devant les hommes et surtout les dieux il ne s’était nullement attendu à des réponses laconiques, froides, mortes. Visiblement il ne fut pas le seul à penser ainsi.

« Sir de Lancrais, nous nous devons de rester impartiaux. » Glissa le marquis alors que le châtelain montrait qu’il n’était pas insensible à ce qui fut dit tandis que d’autres lui faisaient échos. Si Griffon n’avait pas envie de faire ce qui suivrait, notamment parce que cela pourrait être interprété comme une forme de favoritisme, il sentait qu’il n’avait pas le choix. Si quelqu’un d’aussi important que le baron de Missède se permettait de parler de son suzerain, même s’il s’agissait de l’ancienne, avec un tel détachement, avec de la morgue, combien de temps faudrait-il pour que d’autres se mettent à l’imiter ? Peut-être qu’à Missède-même il était trop tard. Le regard du maître des lieux passa sur les fidèles d’Ernest avant qu’il ne se mette à se lever. Il voulait rester impartial comme il venait de le dire à Raoth mais le baron ne lui rendait pas la tâche facile. « Votre honneur, parlez-vous de mère Linaëlle, votre seigneur durant son enfermement, ou bien d’une dame de compagnie de feue votre épouse ? »

Il eut envie de descendre les marches pour se retrouver face à face avec l’accusé mais il se retint de justesse alors que son pied se posait un pas plus loin, au bord des escaliers, à quelques centimètres de la première marche.

« Vous admettez donc l’avoir enfermée. Vous admettez également ne pas vous soucier de son sort au point de ne pas être au courant de sa libération. Si j’en crois ce que dit mère Linaëlle vous l’avez, je cite : laissé pour morte. Dois-je vous rappeler le premier point de tout serment de fidélité qu’un vassal fait à son suzerain ? » Il ne lui fit pas l’affront de le dire, qu’un vassal ne peut nuire d’aucune façon à son supérieur, sa question rhétorique flotta dans l’air pendant une seconde avant qu’il n’enchaîne. « D’ailleurs, sim es souvenirs sont exacte, le quatirème dogme de la Bienveillante est le suivant : conseils et possibilités de Choix, à tous tu t'efforceras d'apporter. » Le marquis se retourna pour chercher du regard l’assentiment, et le soutien, du couple de grands-prêtres de Néera avant de se tourner vers Linaëlle. « Corrigez-moi si je me trompes, mère, mais j’ai l’impression qu’on ne vous a pas demandé quel était votre souhait ou qu’on l’a ignoré complétement. » Il retourna ensuite à Ernest pour poursuivre. « Au vu de la nonchalance dont vous faites preuve j’en viens également à penser que vous ne vous pas efforcé d’apporter des possibilités de choix à votre seigneur de l’époque. Vous m’avez soutenus avec emportement que jamais de votre vivant vous ne vous êtes parjurés. Être-vous menteur en plus d’être félon ? »

Si le coup de sang de Gaël était légitime, plus il s’étirait en longueur et moins il arrangeait le marquis qui l’écoutait. Ce petit discours, s’il était plein d’une verve vengeresse, mettait quelque peu mal à l’aise Griffon étant donné qu’il était question de loyauté envers Linaëlle et que c’était un message qu’il n’appréciait guère lorsqu’il était délivré en présence de toute la noblesse langecine. Toutefois il se doutait que couper le jeune homme lui-même serait sans doute mal vu alors il lança un regard insistant au héraut au fond de la grande pièce et d’un signe de la main, l’homme interrompit la tirade du châtelain.

Griffon écouta alors le baron et se retint de pousser un soupir, pourquoi Néera décida-t-elle, malgré son infinie bonté, que de bonnes intentions pouvaient tant coûter à un homme ? C’était en tout cas si on en croyait les paroles d’Ernest or le marquis n’était pas vraiment enclin à le faire toutefois d’autres à la cour l’étaient et c’était là tout le problème. Un problème auquel il fallait remédier. Le maître des lieux prit une inspiration lente et profita des chuchotements incessants des nobles rassemblés là, qui discutaient entre eux de ce qui venait d’être dit, pour rassembler ses pensées. Il serait bientôt temps d’exercer la justice royale, au nom de sa majesté, et ce n’était jamais quelque chose d’aisé. Levant une main pour demander le silence, les notables langecins se turent un à un alors que leur seigneur s’apprêtait à prendre la parole.

«Nous avons entendu ce que vous aviez à dire, votre honneur, et si vous avez toujours eu à cœur le bien de Langehack et de son peuple, nous n’avons sans doute pas la même définition de bien commun. Dois-je mentionner que nous avons trouvé une lettre portant votre sceau dans les restes d’un camp de hors-la-loi, ceux-là même qui ont ravagé si sauvagement le village de Mende ? D’autant plus que dans le prieuré de Notre-DameDieu d’Hautecombe, sous le regard de notre Mère à tous, vous m’avez juré ne vous êtes jamais parjuré. Vous l’avez même fait avec véhémence. »

Les discussions reprirent de plus belle mais cette fois les nobles et grands bourgeois ne se gênèrent pas pour discuter à voix haute, à voix parfois très haute, ne s’embarrassant pas de chuchotement. Parmi les exclamations indignées, les harangues, les hués, Prudence de Langehack laissait son regard émeraude vagabonder, cherchant celui de Gaël. Lorsqu’elle l’eut trouvé, un sourire satisfait apparut sur ses lèvres, un sourire satisfait qui disparut aussi vite qu’il était apparu. D’ailleurs ses prunelles ne restèrent pas longtemps sur le seigneur de Chiard, elles trouvèrent rapidement le visage fermé de son frère et elle se retint de rire en el voyant. Théodoric, debout, grave, la main sur le pommeau de son épée, regardait Ernest avec un mélange de tristesse et de dégoût. Comment un homme pourtant si pieux avait-il pu tomber si bas ? C’était là une question qui lui trotterait dans la tête pendant un certain temps, peut-être même toute sa vie ; après tout lui aussi était susceptible, d’un jour, flancher. Il espérait que non, que Néera le protégerait de telles vices. Ses pensées furent interrompues par une nouvelle série de coups du héraut qui réclama une fois de plus le silence à la demande son suzerain.

«Vos crimes sont graves, comme vous le savez sans doute tous. » A tel point que si la DameDieu n’eut pas jugé bon de lui accorder une haute naissance, le baron se balancerait alors au bout d’une corde. «Pour le bien de Maël de Missède, qui a déjà perdu sa mère et est innocent des crimes de son père, je vous laisserai la vie sauve. Ernest de Missède, baron de Missède, devant cette auguste assemblée, composé aussi bien d’ecclésiaste que de laïcs, en ce kyrianos de la cinquième ennéade de karfias de l’an dix-huit du onzième cycle, je vous condamne à partir de Langehack dans l’heure pour ne plus jamais en revenir sous peine de mort ; vous êtes désormais considérés comme un vulgaire brigand et quiconque vous viendrait en aide en subirait les conséquences. Ashal d’Amderran, veuillez escorter Ernest hors de ma vue, qu’il collecte ses effets et s’en aille loin de mes terres le plus vite possible avant que je ne change d’avis. »

N’ayant plus rien à ajouter, Griffon se leva de son trône et laissa le capitaine des Aigles de Sang obéir tandis qu’il sortait de la salle du trône pour se diriger d’un pas soutenu en direction du temple palatiale.