Un peu de répit [Alicia]

Début 9e ennéade,
Bàrkios, second mois de printemps
An 18 du XIe Cycle

Éreintée de son voyage et prise d’un mal de tête, la prêtresse doit pourtant donner un rapport des avancements du réaménagement du Temple de Néera à Lün et de sa réouverture très prochaine. C’était la tâche que le Comte lui a assignée et si Zofia est satisfaite de tout le travail accompli, ce n’est pas sans difficulté qu’ils y sont parvenus. Cependant, si elle a plutôt envie de rejoindre la chambre que Sire de Terresang lui a gentiment prêtée pour se nettoyer, se changer et dormir, elle n’en fait rien. Elle a besoin de garder son esprit occupé, ou il s’égarera à nouveau dans ce monde de violence et de brutalité dans lequel elle baigne depuis une bonne ennéade...La jeune femme prend donc avant tout des nouvelles de ses confrères et consœurs Néerites qu’elle a laissé à Arétria avant de se diriger vers le castel, accompagné par Sire Louis. Elle a d’ailleurs remarqué le regard inquiet dont Célestin l’a couvé avant qu’elle ne remonte en selle et s’est promis de rassurer son meilleur ami dès qu’elle en aura l’occasion. Peut-être ce soir, dans une taverne. Disons qu’elle a fort besoin d’une bière et d’un environnement plus fêtard et accueillant.

***

L’entretient terminé, Zofia sort de la salle d’audience, encore plus éreintée qu’avant, mais prête malgré tout pour la prochaine destination qu’on lui a imposé. Enfin, pour l’instant, elle a surtout besoin de se reposer et dans l’immédiat, s’asseoir. En effet, sa tête tourne et elle a besoin d’air. Est-ce que cette migraine est la prémisse de ses saignements du mois ou est-ce seulement la fatigue ? Peut-être que c’est aussi la température grise et peu clémente d’Arétria qui s’ajoute à cela et lui pourri le moral. La prêtresse l’ignore, mais dès qu’elle remarque une porte menant à l’extérieur, elle sort et s’appuie le dos contre le mur de pierre. Ayant toujours son armure sur elle, elle ne peut pas sentir la fraîcheur de la pierre à travers ses vêtements, une bonne chose vu qu’elle est constamment frigorifiée. Elle ferme les yeux et pose sa tête contre le mur, laissant les faibles rayon de soleil qui réussissent à s’immiscer entre les nuages lui caresser le visage. Se sentant d’humeur maussade, ses pensées se tournent immanquablement vers son fiancé pour se sentir mieux et un doux sourire se peint sur ses lèvres. Elle n’a d’ailleurs pas remarqué qu’elle n’est pas seule...

C'est le seul endroit où je peux prendre l'air et être un peu à l'écart. Cette petite cour intérieure gravillonnée a un petit air de Sud à mes yeux... Moi qui n'y ai jamais mis les pieds et qui ne les y mettrais peut-être jamais, qu'en sais-je en réalité ? Mais je garde cette pensée pour moi, je ne veux pas avoir l'air d'une sotte. Je me sens souvent si stupide quand je vois les gens se regardent après une chose que j'ai dite. Je sais que ce n'est pas de ma faute si je suis ignorante, je n'ai pas choisi de vivre ainsi, mais cela ne m'empêche pas d'en avoir honte.
Ici, je peux profiter du doux air de l'été qui s'en vient. J'aimerais parfois vivre dans un endroit avec plus de soleil. Je me demande si là-bas les oiseaux chantent toute l'année, comme aujourd'hui. Assise dans un fauteuil en rotin, je suis censé lire le livre posé sur mes genoux à l'ombre du préau mais j'ai plutôt le nez levé vers le bout de ciel que j'aperçois depuis mon emplacement. Je rêvasse paisible, et seule...

Un mouvement brusque attire soudain mon regard et je constate, surprise, qu'une femme en armure vient d'entrer dans mon petit espace de liberté. Dans un bruit métallique, elle s'adosse au mur près de la porte qu'elle vient de franchir. Elle ne semble pas m'avoir vue et, son entrée m'ayant fait un peu peur, je demeure immobile pour me faire aussi discrète que possible. Tandis qu'elle reste là, je l'observe avec attention. Je remarque bien sûr sa cicatrice et, au lieu de me rebuter, cela adoucit et me rend plus empathique. Je ne suis apparemment pas la seule ici à avoir souffert...
Les secondes s'écoulent et je détaille ses traits. Ils s'adoucissent de plus en plus, jusqu'à ce qu'elle se mette à sourire. Je ne sais pas à quoi elle pense mais j'aimerais bien avoir les mêmes pensées qu'elle... Cela la rend tellement heureuse... Son bonheur est même contagieux et illumine inconsciemment mes propres traits. Je la laisse à ses songes, jusqu'à ce que je la vois se mouvoir enfin pour se redresser.

-Bonjour. Dis-je alors pour attirer son attention. Lorsqu'elle se tourne vers moi, je lui adresse un sourire doux et amical. Je ne voulais pas vous déranger, vous sembliez si bien...

Je n'ose pas lui demander à quoi elle pensait, je sais que ce serait trop indiscret. Et puis, j'ignore tout d'elle. Cependant, le calice ailé sur son armure me fait aisément comprendre qu'elle appartient au culte de Néera. Ceux qui la servent ont le cœur généreux et sincère. C'est pourquoi je me sens en confiance alors-même que j'ignore qui se tient devant moi.

-Je ne crois pas vous connaître.

Dois-je l'appeler Mère ? Madame ? Mademoiselle ? Dans le doute, je m'abstiens. Je viens au moins de lui faire comprendre que je nourris une certaine curiosité à son égard et que, si elle y est disposée, j'aimerais beaucoup discuter avec elle. J'espère simplement qu'elle en sera d'accord et qu'elle en a le temps. Moi, je dispose de tout le temps du monde, hélas...

Bien emmitouflé dans les bras imaginaires de Natael, la prêtresse est secouée d’un léger sursaut lorsqu’une voix douce l’interpelle. Elle ouvre les yeux pour les poser sur une jeune fille à l’apparence frêle et au visage délicat, mais souriant. Elle ignore quel âge lui donner exactement, mais la prêtresse est certainement son aînée de quelques années, si ce n’est pas d’une dizaine. Elle ne l’a jamais croisé, mais doit avouer qu’elle n’a pas eu le temps de rencontrer bien des gens ici. Sa curiosité est donc piquée ; est-elle de la famille des Terresang ? Une petite sœur ou peut-être même une fille ? La prêtresse est certes fatiguée et l’odeur des routes doit sûrement lui coller à la peau et aux vêtements en ce moment, mais ce serait d’une rudesse de ne pas lui répondre et se présenter. Zofia se remet donc de sa surprise et se relève, un rictus aimable sur ses lèvres à elle aussi et secoue la saleté sur sa cape et ses pantalons. De son accent aux intonations suderonnes, elle se présente tout en s’inclinant légèrement :

-Je suis Mère Zofia. Et n’ayez crainte. Vous ne me dérangez pas du tout. C’est plutôt moi qui m’excuse d’avoir troublé votre quiétude. Je me suis perdue dans mes songes, alors que je n’étais pas seule.

Elle remarque les habits dont la coupe et le tissu trahissent définitivement un statut de noble. La prêtresse ne peut s’empêcher de détailler aussi la coiffure et cette jolie broche épinglée dans ses cheveux. Une coiffure et un bijou beaucoup plus coquets que sa coiffure à usage pratique et sans doute un peu défaite maintenant à cause de son voyage. La prêtresse s’avance un peu vers la jeune fille et remarque des béquilles à ses pieds. Elle retient un froncement de sourcil, car même si elle est étonnée que Sire de Terresang n’ait pas demandé ses services pour soigner cette jeune fille, la prêtresse se dit que ce n’est peut-être pas quelque chose qu’elle peut réparer et que c’est une vieille blessure. Un peu comme ses cicatrices à elle. Elle n’ose donc pas demander directement et préfère plutôt sous-entendre qu’elle peut l’aider si elle en a besoin :

-Sire de Terresang a demandé les services de l’Ordre des Hospitaliers, il y a de cela plusieurs ennéades. Je ne suis ici que depuis deux ennéades seulement, mais je n’ai pas tellement eu la chance de connaître la famille de Terresang vu que l’on m’a dépêché à Lün. Le Comte m’a demandé de commencer la restauration du temple de notre bienveillante là-bas et de soigner les gens du peuple qui en ont besoin.

Elle s’assoit non loin de la jeune fille et son sourire s’agrandit :

-Cette broche dans vos cheveux est très jolie, lance-t-elle, avec sincérité et douceur.

Ainsi donc, cette femme est prêtresse. C’est étrange qu’elle porte une armure. Mais je ne me permettrais jamais de l’interroger à ce sujet de but en blanc, on m’a suffisamment bien éduquée pour être plus délicate que cela. Elle s’est présentée et maintenant s’excuse mais ce n’est certainement pas moi qui lui ferai des reproches. Ne suis-je pas également venue ici parce que j’avais besoin de prendre l’air et de m’échapper un peu ?

-Ne vous excusez pas, il n’y a pas de quoi. Vos songes devaient être bien doux étant donné l’expression sur votre visage. Remarque-je sans la moindre arrière-pensée, au contraire… J’aimerais avoir les mêmes. L’envie-je gentiment. Je suis Alicia de Terresang, l’une des sœurs du Comte. La plus jeune, en vérité.

Je passe sur le fait que je ne sois qu’à moitié de son sang. Est-ce vraiment important ? Jamais ma famille ne parle de moi en évoquant cette demie part de moi qui diffère de la leur. Pas même Magnus que je connais pourtant moins que les autres et avec lequel j’entretiens une relation plutôt mitigée. Je suis leur sœur et j’ai même l’autorisation d’utiliser leur titre. Il ne représente rien dirons certains… Mais il a de la valeur pour moi. Grâce à lui, je ne me sens plus orpheline.
Mère Zofia m’explique la raison de sa présence dans la région et je remarque que son accent est moins rugueux que ceux que j’ai l’habitude d’entendre. Je ne suis pas au courant de ce dont elle me parle mais je ne joue pas la surprise. Je l’écoute, sans un mot ni le moindre commentaire. J’ignore les derniers évènements survenus à Lün alors la restauration du Temple n’évoque pour moi qu’une dégradation due au temps qui passe et à rien de plus. Quoi que… Un abandon peut-être ? Peu importe.

Je porte une main sur mon épingle lorsqu’elle m’en parle, comme si j’avais oublié que je l’avais. Je n’en portais plus tellement ces derniers mois.

-Merci. Lui réponds-je en lui rendant son sourire. C’est ma petite fantaisie. Et comme je ne peux en avoir beaucoup, Magnus consent à me la laisser. Celle-ci est plutôt sobre mais j’en ai une collection plutôt impressionnante.

Mes lèvres s’étirent en une expression amusée alors que je fais cet aveu. Je sais que j’en ai trop et qu’il y en a certaines que je n’ai mises qu’une fois -faute d’occasion de les porter puisque je ne participe que rarement aux mondanités- mais tant pis. Je n’ai pas beaucoup d’autres occasions de me faire un peu plaisir.
La prêtresse a évoqué des soins mais je n’ai pas réagi. Je ne fais même pas le rapprochement avec moi et ne pense pas un instant au fait qu’elle pourrait m’aider grâce à des connaissances de sa région dont on ignore tout ici. On a déjà essayé de me soigner six ans plus tôt et affirmé qu’on ne pourrait plus rien faire pour moi. J’ignore que ce n’est pas totalement vrai mais ce genre de soins ne sont pas à ma portée et qu’ils sont surtout profanes...
Zofia a pris place près de moi et je suis ravie qu’elle ait un peu de temps pour discuter. Si elle m’avait repoussé, je n’aurais rien dit. Je suis habitué au fait que les autres aient beaucoup de choses à faire… Ce n’est pas pour rien que je vois si peu Magnus.

-Où se trouve votre Ordre ? Je ne crois pas en avoir déjà entendu parler.

Zofia ne peut s’empêcher de laisser échapper un léger rire dans la petite cour lorsque la jeune fille évoque son air heureux et paisible d’il y a quelques secondes.

-Je pensais à quelqu’un qui m’est très cher et cela m’a fait beaucoup de bien, avoue-t-elle, toujours aussi souriante.

La prêtresse tait bien sûr le nom de son fiancé secret malgré la distance, sans toutefois se fermer comme une huître. Disons que l’aura de cette jeune fille lui fait du bien et après toute cette brutalité des derniers jours, la douceur et la délicatesse de celle-ci est plus que bienvenu. Elle se présente comme étant la petite sœur du Comte, Alicia de Terresang et la prêtresse ne peut s’empêcher de noter la différence plus que marquante entre elle et lui. Pas seulement l’âge, mais ce qu’ils dégagent. Néanmoins, cette jeune fille lui semble tout aussi forte de caractère. La prêtresse peut le voir dans le regard doux, mais fier d’Alicia.
Si le Comte s’est montré vulnérable et humain lors de leur première rencontre, Zofia a bien vite comprit que cet homme a deux facettes : l’une impitoyable et cruelle et l’autre aimante pour son peuple et sa famille, une dichotomie qui peut rendre cet homme bien dangereux. Malgré leurs approches qui lui semblent fort différentes, Zofia le respecte donc. Et puis, si elle en a eu peur quelques instants, alors qu’il venait tout juste de lui demander si elle était mage ou non, ce n’est plus le cas. La foi du Comte envers la DameDieu lui a fait comprendre qu’en tant que représentante de la Bienveillante, la prêtresse n’usera point de son don sans le consentement de la personne qu’elle soigne ni avec de mauvaises intentions. Il n’a pas été difficile à convaincre d’ailleurs, surprenant la prêtresse qui a toujours crû que les Nordiens étaient beaucoup plus fermés sur cela.

Elle lui confit que celui-ci la laisse au moins porter cette broche, une jolie coquetterie qu’elle peut se permettre. Tant mieux si cette jeune fille peut au moins s’exprimer avec cette petite touche de fantaisie. Zofia n’a jamais été très portée sur la chose. Même lorsqu’elle avait son âge, elle a toujours préféré des coiffures et des vêtements pratiques et sobres. La plupart des garçons s’étaient donc éloignés d’elle. Ou d’autres avaient vainement tenté de la convaincre qu’une jolie robe et des bijoux l’aurait rendu plus attirante.

Lorsque la jeune fille s’interroge sur son Ordre, la prêtresse ne peut s’empêcher de regarder l’horizon, se rappelant qu’à cette fin de saison, la baronnie de Missède est florissante, avec des températures bien plus douces et agréables qu’ici. Jamais elle n’aurait cru s’ennuyer autant des couleurs et des odeurs de Chiard ni de la quiétude de son monastère.

-Dans un paisible monastère, situé dans le marquisat de Langehack. J’ignore si vous le connaissez, mais c’est un marquisat bien au Sud d’ici, lance-t-elle, son visage s’illuminant d’un sourire. Et à ce temps-ci de l’année, les jardins sont florissants et les températures, très clémentes.

Elle connaît encore très peu de belles choses en Arétria, mais espère que cela changera bientôt et que la situation se rétablira sous peu. Le peuple d’ici mérite du soleil et un environnement plus prospère que de la guerre et du banditisme.

-C’est la première fois que l’Ordre Hospitalier de Sainte Aliénor s’aventure aussi loin au Nord. Les gens d’Arétria ont beaucoup souffert ces derniers temps et votre frère avait besoin de nos compétences pour aider son peuple. Nous avons l’habitude de voyager et de prêter ainsi main forte à tous dirigeants qui ont besoin de nous.

Quelqu'un qui lui est cher ? Je ne crois pas que qui que ce soit ait jamais provoqué un tel sourire chez moi... Je crois comprendre ce qu'elle ressent pour cette personne et je l'envie d'autant plus. Pour autant, je n'ai pas la naïveté d'espérer vivre la même chose un jour. Si on m'accorde de me marier, je doute d'avoir le choix. Et, à mes yeux, tout est préférable à la perspective de rester à tout jamais cloîtrée dans ce château et à finir mes jours telle une vieille fille, pleine de regrets et d'amertume. Même le pire des hommes serait mieux que pas d'homme du tout... Et je me plais à croire que je pourrais toujours trouver une consolation dans l'éducation de mes enfants.

La prêtresse me parle de chez elle et je l'écoute avec attention. C'est la première fois que j'ai l'occasion de parler avec quelqu'un qui vient d'aussi loin. J'hoche la tête lorsqu'elle me demande si je connais Langehack. J'ai étudié la géographie, je vois parfaitement où ce marquisat est situé sur la carte. Tout comme je sais situer Lün avec précision, connaissant chaque hameau d'Arétria, si ce n'est pour les avoir visité, au moins pour avoir appris leurs emplacements par cœur comme n'importe quelle Dame de rang digne de ce nom.

-Des jardins ? Ici, nous n'en connaissons malheureusement que le mot. Regrette-je.

Aucun château du Nord n'est pourvu d'une telle merveille. De ce que j'en sais d'après mes leçons d'histoire, il y a eu trop de guerres, internes et externes, pendant trop longtemps. De ce que j'en vois, Magnus se bat toujours et c'est une allée et venue constante de soldats ici. J'ai parfois l'impression de vivre dans une garnison plutôt que dans le fort d'un Comte. C'est très éloigné des livres romancés que je lis, si bien que je ne suis même pas certaine que ce qui y est raconté existe vraiment. A part en Estrevent, peut-être... Cependant, les paroles de Zofia me laisse à penser que ce n'est pas tout à fait vrai et que ma vision du monde se limite aux frontières d'Arétria. Ce qui est probablement fondé.

-Avez-vous déjà vu le château de Langehack ? A quoi ressemble-t-il ? Est-il très différent ce celui-ci ?

Je me montre peut-être un peu trop enthousiaste mais j'aime la perspective que la prêtresse me donne de pouvoir m'offrir mes propres rêves. Je n'ai malheureusement que les livres et les mots pour m'évader de cette prison aux murs plus épais que les troncs des arbres.

Pas de jardin ? C’est plutôt triste comme annonce. D’autant plus qu’en ce temps printanier, les fleurs sont magnifiques et teintent le paysage de couleurs bien plus agréables pour les yeux que des plaines ensanglantées par des exécutions et parsemées de bûcher. Seulement, Zofia n’ose point juger. Le Nord a souvent été déchiré par des guerres à l’intérieur même de leurs frontières et cela fait du bien de voir que le Comte d’Arétria semble vouloir tout faire pour que son coin de la péninsule puisse prospérer. Cela lui fait tout de même du bien de discuter avec une Dame. Ce n’est pas la première fois qu’elle fait affaire à des soldats, mais ces derniers jours, le ratio hommes militaires avait été plutôt élevé. De parler à cette douce jeune fille fait donc changement.
Dès que Dame Alicia lui demande si elle a déjà eu la chance de visiter le château de Langehack, elle ne peut s’empêcher de sourire. Elle ne l’a vu que de loin, mais celui-ci est effectivement très différent de celui d’Arétria. Il ressemble davantage à un château qu’à une citadelle. Beaucoup plus gros aussi. Elle a certes connu le fils du Seigneur, mais n’ayant pas de titre, elle n’a jamais mis les pieds à la cour.

-Je l’ai seulement vu de loin. Même avant que j’enfile les robes de Néera, je n’avais pas le titre qui aurait pu me permettre d’y mettre les pieds. Mais de l’extérieur, c’est un magnifique et imposant château fait de pierres pâles, presque blanches et avec plusieurs tourelles. Ses toits à pignons sont aussi d’un beau bleu ciel.

Elle plisse les yeux pour fixer l’horizon un instant, son mal de tête moins douloureux, mais toujours là. Au moins, elle ne se sent plus du tout d’humeur maussade. Cela lui fait même du bien de parler de chez elle. Enfin, pas tout à fait de chez elle, mais c’est déjà bien plus proche.

-Mon monastère et la ville d’où je viens sont plutôt situé dans un Comté nommé Missède, un comté réputé pour sa Grande Bibliothèque, riche en ouvrages divers et précieux. Si vous passez un jour et que vous voulez assouvir votre curiosité intellectuelle, vous y trouverez toutes sortes de livres, rares ou non, et sur un tas de sujets différents.

Elle se demande d’ailleurs s’il n’y a pas un petit cercle d’intellectuels à Arétria. La culture d’ici semble plutôt militaire et pragmatique, ce qui n’est pas nécessairement une mauvaise chose, mais qui dépayse beaucoup la prêtresse. En effet, son éducation de bourgeoise couplée à celle religieuse fait d’elle une femme de lettres plus que d’armes, même si elle sait manier la lame. Enfin, même au Sud, les femmes d’arme sont inexistantes. Sentant la faim la tenailler, mais désireuse de poursuivre la discussion avec elle, Zofia regarde la jeune fille :

-J’ai une proposition à vous faire Dame Alicia. Mes confrères et consœurs de l’Ordre résident ici au château et comme l’heure du repas approche bientôt, j’imagine que nous nous installerons sous peu dans la salle à manger de nos quartiers. Désirez-vous nous accompagner pour le repas ?

La description du château de Langehack me surprend un peu tout en me faisant rêver. Dans mon enthousiasme, je ne retiens pas une question qui -je m'en rends compte après coup- me fait sans doute passer pour quelqu'un de naïf. Ce que je suis un peu, il est vrai...

-Comment les distingue-t-on du ciel dans ce cas ? Parce que j'imagine que vous devez en voir plus souvent la couleur que nous.

Mère Zofia est douce et amicale. Je sens qu'elle me pardonnera mon innocence mais je ferais néanmoins attention de ne pas trop en faire étalage. J'ai une image à préserver et si on pardonne à une jeune demoiselle, on en attendra bien plus de moi lorsque je serai mariée et que je devrais épauler mon époux. Autant que je m'y prépare dès à présent car je sais désormais que ce jour viendra bien assez vite.
La prêtresse me parle ensuite de Missède que je situe légèrement plus au Nord de Langehack et faisant partie de son marquisat. Elle évoque cette grande bibliothèque et évoque la possibilité de faire un tel voyage mais je n'ose m'aventurer à étendre mes rêves aussi loin. Actuellement, je ne suis pas autorisée à emprunter une route autre que celle qui relie Terresang et Arétria-la-ville. De ces deux cités, je n'en connais que le château. Et, une fois Dame de Terrefière, je ne suis pas certaine que l'on m'autorisera à m'éloigner davantage. Entre les terres, la maison, les enfants dont je dois gratifier mon mari et... ma situation...

Je chasse ces pensées de mon esprit tandis que Mère Zofia reprend la parole, m'offrant de partager le repas avec les membres de son Ordre. J'étire un sourire ravi. C'est la première fois que l'on me fait une telle proposition et je peux être certaine qu'il n'y a aucune malveillance de la part d'une religieuse, servante de la DameDieu.

-Avec plaisir.

Je pose mon livre à côté de moi sur l'assise. Je suis si fine qu'il y a largement la place... Puis je me penche pour attraper les béquilles que j'ai laissé par terre de sorte que je parvienne à les récupérer par moi-même. D'une main, je les maintiens à la verticale tandis que de l'autre je prends appui sur l'accoudoir pour me lever. Comme toujours, l'exercice me contraint à la grimace mais, une fois debout, mes traits reviennent vite à la normale dans un soupir. Je place ensuite mes béquilles de chaque côté de mon corps et me voilà prête à suivre la prêtresse.

Dans le couloir, une servante attend patiemment. Magdeleine n'a malheureusement pas beaucoup de temps à elle car elle doit rester disponible pour m'aider... Récemment, je me suis aperçue que cela ne lui laisse pas beaucoup de temps pour se trouver un mari. Elle m'est dévouée mais, maintenant que je m'approche de la vie conjugale, je commence à me préoccuper de la sienne... Je ne voudrais pas que, par ma faute, elle soit condamnée et vivre la vie que j'ai moi-même temps redoutée : celle de la solitude.
Dès qu'elle me voit, Magdeleine se lève, prête à répondre à la moindre de mes requêtes. Je ne suis pas une maîtresse exigeante ni facétieuse, je suppose qu'il y a pire femme à servir... Je m'arrête et lui adresse un sourire doux.

-Tout va bien. Peux-tu prévenir ma famille que Mère Zofia m'a offert de déjeuner avec elle ? Ensuite, prends quelques heures pour toi. Je ne devrais plus avoir besoin de tes services avant ce soir. Et que l'on me prévienne si le Seigneur de Terrefière revient.

Magdeleine hoche la tête et fait une petite révérence avant de prendre congé. Il me semblait que Marc-Aurèle ne devait pas s'absenter longtemps. Je devrais demander confirmation à Magnus mais je n'ose pas le déranger. Peut-être que Thorus saurait me répondre...
Je me retourne vers la prêtresse et l'informe d'un sourire que je suis désormais totalement prête à la suivre.

Spoiler:

Zofia sourit à Alicia, se rendant compte qu’elle n’a peut-être jamais quitté les terres d’Arétria. Est-ce à cause de sa condition ? La prêtresse trouve cela bien dommage puisqu’il existe des soins qui pourraient l’aider à rendre la situation plus tolérable et qui pourrait lui permettre de voyager plus aisément si elle le désir. En effet, avec son regard pétillant, Zofia peut sentir que Dame Alicia est curieuse et rêveuse. Elle lui rappelle un peu ce qu’elle était elle-même lorsqu’elle avait son âge : pleine de vie, mais d’un calme encore vrai aujourd’hui. C’est pourquoi son sourire s’agrandit dès que la jeune fille accepte son invitation. Cela fera sans doute changement pour elle puisque la prêtresse a l’impression que la jeune Dame n’a pas beaucoup l’occasion de parler à des gens du Sud. Peut-être aussi que de discuter avec une jeune fille dans la même tranche d’âge qu’elle pourrait lui faire du bien ? La jeune Viviane est très douce et amicale. Très distinguée aussi puisque avant de devenir apprentie et de découvrir une sensibilité à la magie, la jeune fille venait d’une longue lignée de petits seigneurs. Elle a donc sans doute eu la même éducation que Dame Alicia.

Voyant la légère grimace qu’affiche la jeune fille lorsqu’elle se lève, la prêtresse se promet de lui proposer un petit soin qui aidera à rendre cette blessure plus supportable. Peut-être même qu’elle pourrait la guérir complètement. Seulement, en la voyant se débrouiller sans trop de mal avec ses béquilles et en étudiant sa démarche, Zofia déduit que c’est sans doute une vieille blessure qu’elle ne pourra plus réparer sans lui faire mal. Dame Alicia semble aussi habituée de se mouvoir avec ces béquilles et c’est pourquoi la prêtresse se contente de garder son œil aiguisé de soignante sur elle et de se tenir près d’elle au cas où elle aurait besoin d’un soutient. La jeune fille annonce à sa servante qu’elle lui donne congé pour ce soir et demande à ce qu’elle le lui dise si un certain Seigneur de Terrefière a besoin de la voir. Zofia fronce subtilement les sourcils, mais ne pose pas plus de questions. Du moins pour l’instant.

Pendant qu’elles se dirigent vers la salle à manger des invités, la prêtresse se tourne vers la Dame pour lui poser des questions sur sa blessure :

-Pardonnez-moi si je me montre trop indiscrète, mais cela vous arrive-t-il souvent d’avoir mal ? C’est que peu de choses échappent à mon œil bien entraîné de soignante, dit-elle avec un sourire et un petit rire gêné. Et comme je peux vous aider à rendre la douleur plus tolérable, je trouverais cela dommage de ne pas vous proposer des soins après le repas. Je vous laisse y penser.

Dès qu’elles se rapprochent toutes les deux de la salle, l’éclat de rire de Sire Louis raisonne jusque dans le couloir et la prêtresse ne peut s’empêcher de sourire davantage. Eh bien ! Tant mieux si le chevalier est d’humeur joyeuse. La prêtresse a l’impression que c’est peut-être une des fameuses blagues à Célestin qui lui a arraché un de ces rires.
Elles entrent donc dans la salle et la prêtresse salue tout le monde, ayant retrouvé sa jovialité habituelle. Sire Louis et Célestin sont près du foyer, une chope de bière près d’eux et un jeu de cartes entre les mains et lève la tête vers l’embrasure de la porte. Plus loin, Père Albert lit paisiblement un livre et lève lui aussi les yeux dès que la prêtresse les salue tous. Viviane brode près du feu et fait de même, tout sourire aux lèvres en voyant que la prêtresse est accompagnée.

-Nous aurons de la compagnie aujourd’hui. J’ai invité Dame Alicia de Terresang, la sœur du Comte, à manger avec nous.

Comprenant que Mère Zofia est accompagné d’une Dame, Sire Louis se lève d’emblée pour s’incliner et se présenter. Peu habitué aux normes et n’ayant pas du tout eu ce genre d’éducation, Célestin tarde à le faire. L’herboriste ne se fait toutefois pas prié pour se lever dès que le chevalier darde un regard inquisiteur dans le siens. Rouge, il s’excuse et fait de même. Presque en même temps que Sire Louis, Père Albert s’est aussi incliné et s’est présenté.

-Bonjour Dame Alicia, clame Viviane avec sa bonne humeur habituelle.
-Comme je suis fatiguée de porter cette armure, vous me permettez d’aller me changer ? Lance Zofia au petit groupe.

-Nous veillerons à son confort Mère Zofia, réplique Père Albert, tout en tirant une chaise pour la Dame, tout près de sa petite fille Viviane.

Zofia se tourne ensuite vers Dame Alicia et lui fait un petit clin d’œil.

-Je vous laisse entre de bonnes mains, mais je reviendrai bien assez vite.

Je ne trouve pas que la question de Zofia soit indiscrète. Elle joue simplement son rôle de prêtresse et de soignante. Cependant, si son intérêt ne me surprend pas, je ne fonde pas vraiment d'espoir dans son offre. On m'a assurée qu'il n'y avait plus rien à faire, à moins de me recasser les jambes... Et je ne suis pas certaine d'être prête à endurer cela de nouveau.

-Chaque fois que je change de position et pour certains appuis aussi. Réponds-je. Dans un lit, je ne peux pas bouger et j'ai besoin d'aide pour me lever ou me coucher.

C'est le moment le plus critique de ma journée... Si je suis rapidement fatiguée et que je rêve d'être allongée, je redoute aussi ce moment où je vais devoir passer de la position debout à couchée... Si je pouvais dormir assise, je le ferais sûrement.

-L'accident remonte à six ans, je ne suis pas certaine que vous puissiez faire quelque chose. Vous ne devriez pas perdre votre temps, ni les dons de la DameDieu, avec moi. Conclue-je avec douceur.

Je suis sincère. J'apprécie la sollicitude de mon interlocutrice mais je me suis résignée à considérer ma cause comme perdue il y a longtemps. Néera offre parfois sa grâce mais elle ne l'a pas fait pour moi après ce qu'il m'est arrivée. Je ne vois pas de raisons qui la pousserait à le faire aujourd'hui et je ne veux pas abuser de sa bonté.
Zofia ouvre la porte des quartiers qui ont été alloués à son Ordre et j'entre à sa suite. D'un regard plein de douceur teinté de bonne humeur, je découvre alors un petit groupe assez hétéroclite, composé de ce que je devine être un chevalier, d'un jeune homme qui de toute évidence n'a pas été élevée près de la noblesse, d'un vieil homme aux traits tirés mais visiblement bienveillant et d'une jeune femme de mon âge particulièrement chaleureuse si bien que je lui réponds d'un sourire. A mon tour, j'exécute une sorte de révérence mais seule ma tête réalise ce mouvement savamment étudié pour remplir son office et faire oublier que je ne peux utiliser mes jambes.
Je laisse la prêtresse prendre congé avec un sourire puis je m'approche de la chaise que l'on me propose si gentiment. Rester debout en béquilles n'est guère agréable et le vieil homme doit probablement s'en douter.

-Merci. Lui dis-je avant même de prendre place.

Je me délaisse de mes béquilles contre le mur tout proche avant de m'asseoir. Même si je suis particulièrement assistée au quotidien, j'ai appris à me débrouiller un peu toute seule malgré tout. J'ai su trouver comment faire pour me libérer de mes encombrantes orthèses. Une fois installée, je balaie les visages des personnes qui m'entourent avec curiosité et enthousiasme. Une certaine candeur se lit sur mes traits alors que je suis pourtant assise, le maintien droit et les mains sagement posées ensemble sur mes jambes.

-Appartenez-vous tous au même Ordre de Mère Zofia ? M'enquis-je devant ce petit groupe fort diversifié qui éveille mon intérêt depuis mon arrivée. Car s'ils savent qui je suis, j'ignore encore tout d'eux.

Zofia se dirige donc vers sa chambre, pensive après ce que Dame Alicia vient d’avouer concernant son accident. Pourquoi pense-t-elle que se serait gaspiller sa magie de l’aider? Il est vrai qu’il est parfois difficile de bien comprendre les dessins de la Bienveillante à notre égard, surtout lorsqu’on subit d’éprouvantes épreuves qui peuvent paraître injustes. Seulement, qu’elle croise un groupe de soignants vitalistes ne devrait justement pas constituer un signe que la DameDieu lui sourit enfin ? Enfin, Zofia ne peut qu’admirer le courage et l’humilité dont cette jeune fille fait preuve. Cet accident a dû chamboulé sa vie en entier et pourtant, elle est souriante et d’une douceur sans égal, cela sans rien demandé en retour.

La prêtresse entre dans sa chambre et après avoir refermé la porte, elle s’empresse de défaire les sangles de son plastron et de ses épaulettes. Elle grimace, sentant ses muscles tendus à chaque mouvement ; il y a longtemps qu’elle n’a pas porté son armure aussi longtemps et cela éprouve déjà son corps. Elle retire ensuite ses brassards ainsi que ses jambières et genouillères, qu’elle pose dans un coin. Elle remarque d’ailleurs qu’elle devra bientôt huiler et nettoyer le tout, car l’humidité et la pluie semble déjà commencé leur ravage sur le métal. Pas ce soir. Elle retire très vite ses vêtements humide pour se nettoyer de la saleté des routes. Nue, elle peut remarquer dans le miroir les ecchymoses sur ses épaules, sans doute causées par le port abusé de son armure. Elle soupire ; inutile d’user de sa magie pour cela. Elle traitera cela plus tard avec une pommade. Pour l’instant, elle enfile plutôt ses robes de voyage de Néera et ses bottes et retourne rejoindre le groupe ainsi que Dame Alicia, son ventre commençant à gargouiller de faim.

***

Père Albert sourit à cette Dame, une rareté chez ce vieil homme aux traits austères. Il s’assoit à son tour, visiblement en forme et vigoureux pour quelqu’un de son âge. Il se gratte le menton et pose son livre sur la table près de lui, prêt à répondre à la jeune fille. Cela fait des années qu’il a perdu son titre, mais il n’en a pas oublié pour autant ses vieilles habitudes d’ancien noble et cela se voit dans son port altier et comment il se tient le dos très droit sur sa chaise.

-Je suis vitaliste et soignant de Néera au sein des Hospitaliers. Ma petite fille Viviane est une apprentie Néerite faisant aussi partie de l’Ordre. Je la guide dans son apprentissage des arcanes de la Vie et tente de faire d'elle une future soignante.

Celle-ci sert la main de son grand-père et sourit de nouveau à Dame Alicia. Pendant ce temps, Sire Louis s’est avancé pour se présenter davantage et expliquer son rôle, les mains derrière le dos, le corps droit et le visage aussi fier que celui de Père Albert, mais avec une voix un peu plus forte et présente que celle du prêtre :

-Je suis chevalier Néerite, sans appartenance aux Hospitaliers. Je n’hésite toutefois jamais à leur prêter ma lame pour les défendre lorsqu’ils doivent partir en pèlerinage. Après tout, ils ont maintes fois prouvé qu’ils ont la bénédiction de notre Bienveillante. Je remercie d’ailleurs l’hospitalité de votre frère à notre égard, dit-il en souriant un peu et en inclinant légèrement la tête.

Célestin s’est aussi avancé, mais ne semble pas du tout à l’aise ; c’est qu’il est le seul ici qui n’a pas de titre ou n’en a jamais eu. Ayant grandi dans un hameau et dans une famille sans le sou, ce château est le premier dans lequel il a vraiment mis les pieds. Dame Alicia est aussi la première Dame à qui il s’adresse vraiment. Habituellement, il campe ou réside dans des auberges avec ses confrères et consœurs Hospitaliers. Il fait comme Sire Louis et se penche, sans vraiment croiser le regard de la jeune fille, car il doit aussi avouer qu’elle est bien jolie :

-Et moi, je suis un humble herboriste au sein des Hospitalier, M’dame...euh Dame Alicia. Pardon.

La maladresse de l'herboriste m'étire un sourire amusé et chaleureux. Je crois l'impressionner du haut de mes un mètre cinquante-six, avec mon jeune âge et mes béquilles bien décorées. Je ne lui fais pas de reproche sur ses manières, je suis bien trop heureuse pour cela et je ne suis pas aussi intransigeante. C'est la première fois depuis longtemps que je parle à quelqu'un d'autre que ma famille, ma servante ou mes gardes. Exception faite de Marc-Aurèle, deux ennéades plus tôt. Peut-être est-ce le signe que ma vie commence véritablement à changer avant même mon mariage ?

Mon regard parcourt tous ces visages avenants. Les gens du Sud sont-ils plus paisibles que ceux du Nord ? Les traits des soldats arétans me semblent en permanence tirés et sérieux. Les membres de l'Ordre des Hospitaliers sont plus ouverts et doux. J'apprécie ce premier contact avec eux qui est comme les prémices d'une soirée fort agréable.

-Et... Ne se présente-t-on jamais par son nom en Missède ? Fais-je gentiment remarquer alors qu'aucun d'entre eux ne m'a dit comment il s'appelait.

Je ne connais que le prénom de la jeune femme à qui j'offre un sourire complice alors que son grand-père a vendu la mèche pour elle. Elle est donc la seule que je saurais appeler si besoin. La candeur se lit sur mon visage, je le sais bien, mais je suis bien trop joyeuse pour essayer de le cacher.

-Vous êtes venus de loin pour nous aider, je vous en remercie.

L'étiquette m'oblige à dire ceci, même si je n'ai pas la moindre idée de la raison de leur présence. Mère Zofia m'a parlé d'un Temple mais je ne me doute pas une seconde de ce qu'il s'est passé à Lün. Les routes sont dangereuses, surtout en Arétria et j'en sais quelque chose. Donc la présence du chevalier ne me surprend pas. Cependant, je ne suis pas habituée à voir si peu d'escorte pour le nombre de voyageurs. Je sais que huit soldats pour moi toute seule c'est beaucoup trop mais ici c'est un rapport presque inversé. Même si la prêtresse porte une arme et semble savoir se défendre.

-Vous êtes sur le chemin du retour si j'ai bien compris ? M'enquis-je alors que je crois avoir compris que leur mission ici s'achève. J'espère qu'ils ne partiront pas trop tôt eux aussi...

Les Hospitaliers se regardent tous un instant, se rendant compte de leur erreur. Sire Louis se passe la main dans les cheveux un bref instant, mais reprend son air digne et s’incline, le poing près du cœur et un sourire se peignant sur ses lèvres.

-Pardonnez notre maladresse Dame Alicia. Il faut croire que nous n’avons plus l’habitude que l’on nous demande notre nom puisque nous avons très peu discuté avec la noblesse nordienne. Je suis Sire Louis de Poiginia, deuxième fils de Roland de Poiginia et de Dame Constance de Clouving.

Elle semble jeune, mais il admire son franc-parler polit et c’est pourquoi la situation le fait plutôt rire. En même temps, le chevalier constate que ses béquilles trahissent un vécu difficile que même la plupart des hommes d’armes ne peuvent se vanter d’être passé au travers. Du moins, il ignore si cette blessure est permanente, mais bien qu’il ne soit pas soignant, il a constaté avec les autres Hospitaliers que les ressources ici sont bien plus limités qu’ailleurs, ce qui le pousse à croire que cette jeune fille devra sans doute vivre avec cette blessure le restant de ses jours. Peut-être que Mère Zofia pourra faire quelque chose ? Même Père Albert est un vitaliste très respecté au sein de l’Ordre, qui habituellement, enseigne plutôt les rudiments des soins aux jeunes recrues, mais qui a décidé d’accompagner sa petite-fille jusqu’ici.

Père Albert se présente à son tour, souriant doucement lui aussi. Il remarque ensuite que Célestin est drôlement silencieux et le prêtre fronce les sourcils. Ce n’est pourtant point dans ses habitudes. Infatigable, ce jeune n’hésite jamais à blaguer et à engager la conversation. Il a même réussit à faire rire Sire Louis. En effet, si le chevalier peut sourire, il est habituellement d’un sérieux bien déstabilisant pour les non habitués.

-Et notre jeune herboriste Célestin semble avoir perdu sa langue. Que lui avez-vous fait Sire Louis ? Lance le vieil homme avec un clin d’œil amusé.
-Le battre aux cartes, lance le chevalier, en lui donnant une claque amicale dans le dos.

Le concerné fait une moue, mais il ne peut ensuite s’empêcher de rire, les joues rouges et se passant une main dans les cheveux. Si au début ce chevalier l’intimidait un peu, ce n’est plus le cas. Sire Louis est peut-être de sang bleu, mais ce dernier est un homme sans prétention qui n’a pas hésité à demander conseil même auprès du jeune homme. Il sait qu’il est l’expert en arme, mais que les connaissances de l’herboriste sont tout aussi importantes pour ce pèlerinage.

-Mais rappelez-vous que personne n’a encore réussi à battre Mère Zofia aux cartes. Pas même vous, rétorque Célestin, une lueur amusée dans les yeux.

Les Hospitaliers et le chevalier rient quelques instants et tous reportent ensuite leur attention sur la jeune Dame, qui leur demande s’ils sont sur le chemin du retour. Cette fois-ci, c’est Viviane qui prend la parole :

-Nous ignorons encore si le Comte a encore besoin de nous ailleurs. Mère Zofia nous a toutefois dit qu’elle attend des vivres qui seront à distribuer dans tout Arétria. Nous avons aussi encore un peu de travail à finaliser à Lün dans le Temple de notre DameDieu avant qu’il ne puisse être totalement fonctionnel, en attendant que le Grand-prêtre puisse nous envoyer de nouveaux prêtres ou prêtresses affiliés à ce temple.

La réaction des membres de l'Ordre des Hospitaliers me fait rire gentiment. Puis je les écoute me donner leurs noms et les retiens. De même que les rougeurs aux joues du fameux Célestin. Je me demande ce qu'il lui arrive. A en croire les autres, il n'est pas avare de paroles habituellement. Est-ce que je l'impressionne du haut de mon mètre cinquante six et avec mes jambes trop fines et abîmées ? A moins que cela ne soit à cause de mon titre ?
Sire Louis semble réussir à le tirer de son mutisme et voilà qu'il rit avec les autres. Il ne manque d'ailleurs pas de verve dans sa réplique et je ne peux que sourire, amusée. J'ai l'impression de voir mes sœurs aînées qui se chamaillent, chose qui n'arrive jamais avec moi car je n'ai pas autant de caractère qu'elles.

Viviane reprend la parole et m'explique qu'ils doivent sans doute rester encore un peu. J'essaie de m'en cacher mais voit-elle que je n'ai pas la moindre idée de ce dont elle parle ? Il n'y avait plus de prêtres à Lün ?! Et pourquoi des vivres à distribuer dans tout le Comté ? Y a-t-il la famine ?
Je ne veux pas passer pour une idiote qui ignore ce qu'il se passer dans son propre pays, même si je sais que c'est ce que je suis... J'en ai un peu honte mais j'ai consciente que ce n'est pas vraiment de ma faute. Personne ne me parle jamais de rien. Je vis dans un petit cocon où mon principal problème réside dans mes jambes qui me font souffrir tous les jours et qui ont bien failli m'empêcher de trouver un mari.

-Eh bien j'espère que vous pourrez prochainement rentrer chez vous. J'imagine que Missède doit vous manquer, même si nous avons un peu de soleil ces temps-ci. Votre mission aurait sans doute été bien moins agréable en hiver. Fait-il beaucoup plus chaud chez vous ?

Puisque je ne me sens pas capable de maintenir la conversation sur Lün, je préfère l'orienter vers quelque chose que je maîtriserai bien mieux. Qui ne saurait parler de la pluie et du beau temps ? J'espère qu'ils ne remarqueront pas cette manœuvre qui doit me préserver du ridicule.

-Je crois que nous en avons pour un bon moment encore avant de revoir notre magnifique baronnie, lance Viviane, toujours souriante malgré tout. C’est mon premier vrai pèlerinage aussi loin et s’il est vrai que c’est bien plus froid ici, je me suis vite fait à la température.
-C’est parce que tu n’as pas mes vieux os, rétorque son grand-père.

Viviane rit doucement à la réplique du vieil homme.

-C’est vrai que les terres Arétanes sont bien différentes de notre coin de la péninsule, ajoute timidement Célestin. A ce moment de l’année, beaucoup de nos champs sont en pleine récolte, les jardins sont enfin en fleurs et de nombreux festivals locaux se déroulent pour célébrer le retour de la verdure et des températures clémentes. Et lorsque nous retournerons chez nous, ce sera l’été, juste à temps pour la cueillette des fruits.
-Ah! Il me tarde de croquer dans une pêche fraîchement cueillie, lance Sire Louis, d’un air un peu rêveur. J’ai moi-même de nombreux pêchers qui parsèment la cours arrière de ma demeure.

Le chevalier est sans doute celui qui a eu le plus de mal à s’adapter, mais parler de son coin de la péninsule semble lui faire beaucoup de bien en ce moment. En effet, Dame Alicia semble avoir allumé quelque chose dans les yeux du Suderon dont la fierté pour ses terres n’est plus à prouver. C’est pourquoi ses traits se sont soudainement adoucis. Son sérieux militaire s’est dissipé davantage et son sourire semble plus véritable que polit.

-Peut-être qu’un jour, vous aurez la chance de voyager jusque là-bas, lance Viviane, tout sourire aux lèvres.

La porte s’ouvre à ce moment sur une Zofia portant un plateau de pain accompagnée par deux servantes transportant un plateau de fruits et une autre, une carafe d’eau et de jus. Les deux jeunes femmes pose le tout sur la table suivit de la prêtresse. Après quoi, les servantes s’inclinent et les laissent profiter de leur déjeuner. Ce n’est certes pas abondant, mais la prêtresse sait que les autres Hospitaliers seront d’accord avec elle : les temps sont difficiles et les excès, spécialement lorsqu’ils ne sont pas sur leurs propres terres, ne sont point de mise. Cependant, comme ils ont de la compagnie, la prêtresse en a glissé un mot aux cuisines. Zofia s’assoit à table, se sentant un peu mieux maintenant qu’elle s’est lavé et changé. Elle ne sent plus l’odeur des routes qui lui colle à la peau et peut enfin se remplir le ventre. Elle peut surtout se détendre un peu avant de repartir sur les chemins arétans et de baigner dans l’angoisse d’être attaqué par des bandits, car les murs du Comte de Terresang sont bien gardés.

-Vous avez donc pu échanger un peu avec mes compagnons de pèlerinage? Dit-elle à Dame Alicia, en attrapant un morceau de pain encore chaud.

Je les écoute parler de leur région d’origine, le sourire aux lèvres. Ils me font un peu rêver à me raconter le soleil et les températures plus clémentes qu’ils connaissent chez eux. J’aime profiter de l’astre du jour quand il pointe le bout de son nez mais j’ai l’impression à les entendre qu’on peut ne jamais s’en lasser. Je ne connais le Sud qu’à travers quelques illustrations et leurs paroles suffisent à me réchauffer le cœur.

-Missède a vraiment l’air merveilleux à vous entendre.

Viviane me souhaite alors de pouvoir m’y rendre un jour et, si j’ouvre la bouche, je reste sans voix. Moi ? Aller aussi loin ? Malheureusement, je ne pense pas que ce soit de l’ordre du possible. Je rêve de pouvoir voyager seulement depuis que l’on m’a mise sous cloche. Depuis que je sais qu'on ne me le permettrait pas. Et mon mariage prochain ne devrait pas arranger les choses. On attendra de moi que je supplée mon époux, que je gère Terrefière en son absence. Absences qui devraient être nombreuses avec ses trois fonctions… Et tout cela, je ne sais pas comment le dire sans gâcher cette soirée qui s’annonce si agréable.
Fort heureusement, c’est ce moment que Mère Zofia choisit pour réapparaître, me sauvant ainsi de la posture inconfortable dans laquelle je me trouve. Tout le monde a grand faim et l’intérêt se détourne bien vite de moi, ce qui est un soulagement en fin de compte. Enfin, pas tout à fait car la prêtresse m’adresse la parole mais ce n’est pas aussi embarrassant.

-Nous avons fait un peu connaissance. Lui réponds-je gentiment. Vous êtes bien entourée, ma Mère.

C’est à se demander à qui elle pouvait bien penser tout à l’heure si ses confrères sont d’aussi agréable compagnie. Si cette question me laisse rêveuse, je la chasse bien vite de mon esprit. Cela ne me regarde pas. Il n’est pas convenable de se montrer aussi curieuse. Alors j’entreprends de parler d’un tout autre sujet.

-Sire Louis me parlait de son impatience de tourner à ses pêchers. De son fruit, j’ai bien peur de n’en connaître que le nom : cela ne pousse pas par ici, ou bien mal.

J’ai commencé à lire quelques ouvrages sur l’agriculture, les plantes et les animaux d’élevage. C’est très différent de ce que j’ai étudié jusqu’à présent mais il faut que je me prépare à mon nouveau rôle. Je nourris également l’espoir que l’on m’autorisera à visiter Terrefière avant le mariage mais je souhaite en parler à Marc-Aurèle avant toute chose. Mon frère lui a déjà suffisamment forcé la main comme cela. Avant de lui demander quoi que ce soit, je veux être certaine que mon futur époux est d’accord. Ce serait… mon voyage le plus exotique de ces six dernières années. Cette pensée est un peu triste d'ailleurs...

-A Lün, auriez-vous côtoyé un autre Ordre, lié à Othar ? Demande-je, visiblement au courant de leur présence.

J’ai fort peu de connaissances en dehors de mon cercle familial, par la force des choses. Cependant, je me souviens fort bien du chevalier qui m'a aidée lorsque la roue de mon carrosse s'est brisée trois ennéades plus tôt. Thorus a fini par l'identifier, lui mais aussi son Ordre. Il l'a récompensé pour m'avoir secourue puis escortée. Je me demande si Mère Zofia et ses compagnons ont croisé cette homme.

Zofia approuve de ce dont Dame Alicia vient de dire avec un sourire encore plus grand et un petit rire. Il est vrai qu’elle a là un bon petit groupe. Malgré leurs différences, des liens se sont tissés au cours de leur route et la prêtresse est maintenant prête à leur faire aveuglement confiance en cas de pépin. Sire Louis la très bien défendu elle et les autres soignants contre les brigands. Viviane ainsi que les autres Hospitaliers ont aussi su faire preuve d’un grand sang froid malgré la situation et pour cela, Zofia est très fière d’eux. Lorsque ce pèlerinage sera terminé, elle se promet de ne parler qu’en bien de ceux-ci à leur supérieur. La prochaine fois dont elle aura besoin d’un chevalier pour la protection de ses consœurs et confrères de l’Ordre ainsi que d’elle-même, elle sait aussi qui demander s’il le peut.

D’ailleurs, Dame Alicia lui avoue que Sire Louis a parlé de ses fameux pêchers et celle-ci ne peut s’empêcher de rire doucement. Le chevalier n’a pas l’air de cela, mais la prêtresse lui a découvert une petite fibre poétique : il aime la verdure, les jardins et lire dans la tranquillité. Un vrai homme d’armes Suderon qui guerroie, mais qui n’hésite jamais à parfaire l’art de la courtoisie. Il a avoué aussi qu’il aime écrire quelque vers lorsque l’envie lui prend. Celui-ci reprend contenance et la prêtresse le laisse expliquer. Elle s’y connaît en horticulture vu son métier de soignante, mais aime toujours entendre Sire Louis expliquer comment il s’occupe de ses jardins et de ses arbres fruitiers lorsqu’il en a le temps.

-Je crois que le climat du Nord est effectivement trop rude pour ce genre de pousse. Votre sol est peut-être différent du notre aussi. Mon grand-père était un vitaliste sous le clergé de notre Bienveillante et a enseigné de nombreuses choses à mon père, qui connaît les rudiments des soins avec les herbes depuis qu’il est tout petit. Celui-ci me les a transmises. Vous semblez en connaître un peu sur l’horticulture Dame Alicia, ajoute le chevalier.

Il ne pose tout de même pas plus de questions, sa politesse l’obligeant à ne pas se montrer inquisiteur. Ce dernier se sert plutôt un morceau de pain et un verre de jus, sentant sans doute la faim le tenailler autant que la prêtresse et les autres soignants. Ceux-ci se sont d’ailleurs approchés de la table et n’hésitent pas à se servir, profitant de ce pain encore chaud pour se revigorer. Ils savent tous que du travail les attendent après cela et que leur moment de pause tirera à sa fin lorsqu’ils sortiront de cette salle. Zofia sait d’ailleurs qu’elle devra leur faire part des nouveaux plans qui se sont dessinés pour le futur. Il y a encore du boulot à Lün, le temps que des nouveaux prêtres et prêtresses soient dépêchés dans le nouveau temple. Père Albert et Viviane en seront responsables avec d’autres soignants. Sire Louis les accompagnera pour assurer leur protection. Quant à elle, elle n’aura rien à craindre puisqu’elle aura des miliciens avec elle.

Dame Alicia leur demande ensuite s’ils n’ont pas rencontré un Ordre d’Othar. Viviane et Zofia échangent d’emblée un regard complice et amusé en se rappelant combien Sire Louis et un Marcheur Austère ont eu quelques prises de bec enfantines. Celui-ci reste d’ailleurs silencieux et préfère plutôt de se racler la gorge et de se cacher derrière son verre de jus. Zofia sourit à celle-ci et hoche la tête :

-Oui trois chevaliers en particulier, de l’Ordre des Marcheurs Austères si je ne me trompe pas. Lors de la réfaction du temple de Néera là-bas, ceux-ci nous ont accompagné lorsque nous devions aller cueillir des herbes médicinales pour pouvoir soigner la population. Nous avons été attaqués par des bandits, mais par chance, Sire Louis et ceux-ci nous ont bien défendu. J’ai aussi fait mon possible, bien que je ne peux me vanter d’être aussi douée que ces chevaliers à la lame. Quelques miliciens nous accompagnaient aussi. Certains ont été blessés, mais les Hospitaliers et moi les ont soignés sans trop de difficulté.

Elle évite de parler de la menace de leur chef à son égard, car ce qui compte, c’est que tous s’en soient sorti sains et saufs. Ce n’est pas non plus la première fois qu’on l’attaque elle et ses comparses. Seulement, personne n’est mort cette fois-ci. Elle regarde son verre un instant, son sourire s’étant dissipé quelques secondes. Celui-ci revient toutefois et elle se retourne vers Dame Alicia, ayant retrouvé son air jovial :

-Vous avez croisé un de ces chevaliers vous aussi?

Le chevalier Louis a tort de penser que j'ai quelques compétences en horticulture, ou n'importe quelle autre culture d'ailleurs. Cela ne fait que deux ennéades que j'ai commencé à lire des ouvrages sur le sujet et je suis bien loin de le maîtriser. Je me renseigne également sur l'histoire de Terrefière et j'essaie d'en apprendre autant que possible sur ce qui sera mon futur chez moi. Quant aux pêches, je l'ai tout simplement constaté puisque je n'en ai jamais vu sur nos tables.

-Eh bien, j'essaie d'apprendre. Je me marie bientôt avec un seigneur terrien qui est également chevalier et Premier Conseiller d'Arétria. Il doit s'absenter souvent -comme c'est le cas en ce moment- et il souhaite que je prenne la relève sur ses terres en son absence. Aussi ai-je décidé de ne pas attendre son retour de mission pour commencer à étudier.

Je me montre à la fois sérieuse et enthousiaste en disant cela. Ce serait sans doute moins vrai si Marc-Aurèle et moi ne nous étions pas quitté dans d'assez bonnes conditions. Nos fiançailles ont bien mal démarré mais notre séparation a retiré tout doute dans mon esprit. Je suis heureuse de me marier avec lui et je veux me montrer à la hauteur de ses attentes. Il me faudra certes du temps pour maîtriser mon sujet mais, s'il doit s'absenter trop tôt, je ferais comme tout bon dirigeant : je me ferais entourer au début. En attendant, j'espère qu'il appréciera mon intérêt pour mon futur rôle et les efforts que je déploie pour obtenir un niveau de connaissance correct pour une demoiselle de cour.

Mère Zofia m'explique comment les chevaliers de l'Ordre des Marcheurs Austères leur sont venus en aide durant leur mission. La situation à Lün semble... préoccupante. Un Temple abîmé, pas de prêtres depuis un moment, la population malade, des bandits violents... Et moi qui leur parle du temps depuis tout à l'heure, ils doivent me trouver stupide... J'essaie néanmoins de conserver mon calme et de ne pas afficher le léger sentiment de honte qui m'envahit. C'est la troisième fois en trois ennéades que je me confronte à quelqu'un extérieur à ma famille et je commence à réaliser à quel point j'ai vécu en marge du monde ces dernières années. Je ne sais rien de l'état d'Arétria et de ce que le peuple vit au quotidien. Lün est-elle une exception ? Terrefière souffre-t-elle aussi ? Je n'ai pas souvenir d'avoir vu mes frères partir souvent avec les soldats pour chasser des malandrins. Il faut avouer qu'ils sont connus pour réagir très vite si on les cherche, cela doit sans doute en dissuader plus d'un. Je devrais me renseigner... Sinon de quoi aurais-je l'air devant les gens de Marc-Aurèle ? La dernière chose que je souhaite, c'est lui faire honte.

-J'ai en effet rencontré Sire Kolgrim. La roue de mon carrosse s'était brisée et il a eu la gentillesse de s'arrêter pour aider les soldats de mon frère à m'en sortir puis il a ouvert la voie à mon escorte jusqu'à Arétria-la-ville. Il est retourner à Lün après cela et mon troisième frère, Thorus, s'est donné bien du mal pour le trouver et le remercier.

Dans ma naïveté, j'ignore qu'il voulait surtout s'assurer qu'il ne s'agissait pas d'un ennemi. Je trouve donc sa démarche très louable et je me souviens qu'il a reçu non seulement la gratitude des de Terresang mais aussi la faveur de son choix. Je ne sais pas s'il a décidé de ce qu'il voulait, je suis un peu curieuse maintenant que je reparle de lui.

Les yeux de tous les Hospitaliers s’écarquillent légèrement d’étonnement lorsque la jeune Dame annonce avec enthousiasme qu’elle se mariera prochainement à un Seigneur, chevalier et Premier Conseil d’Arétria. Sire Louis lui sourit en la félicitant et en se disant que sa future femme devra savoir diriger aussi et s’assurer que ses vassaux prennent soin de ses terres. Comme le futur mari de Dame Alicia, il s’absente souvent, toujours désireux de prêter sa lame pour l’Ordre des Hospitaliers lorsqu’il le peut ou encore, en campagne militaire. Quant à Zofia, son regard se perd un instant dans le vide ; un jour, elle n’aura plus à cacher son amour pour Natael et ils pourront enfin s’unir. Viviane s’accote le coude sur la table et pose son menton dans sa main, l’air rêveuse.

-Peut-être qu’un jour, je trouverai mon chevalier aussi, lance-t-elle, avec un soupir.

Son grand-père plisse les yeux et se racle la gorge. Il marmonne qu’elle doit aussi se concentrer sur son apprentissage de vitaliste et que le mari viendra un jour. Zofia ne peut s’empêcher de rire en silence, se rappelant combien son père lui a martelé le crâne avec cette histoire de mariage, tout le contraire de Père Albert. D’ailleurs, elle se demande bien ce que Gaspard Marger pense là-haut de ce secret dans lequel sa fille vit avec un homme qui n’est pas de son rang. Il s’en retournerait malheureusement dans sa tombe. Cette pensée lui fait perdre de son sourire, mais elle le retrouve rapidement, profitant plutôt de ce déjeuner qu’on leur offre, malgré la nourriture qui commence à manquer en Arétria, et à la présence rafraîchissante de la jeune Terresang. Dame Alicia leur annonce qu’elle a croisé un des Marcheurs Austères elle aussi et que ce dernier leur a prêté main forte, alors que la roue de leur carrosse s’était brisée. La prêtresse n’est pas du tout étonnée ; les routes sont quasi inexistantes dans cette partie de la péninsule et couplé avec le nombre effarant de bandits, cela mérite effectivement une escorte sûre.

-C’est une bonne chose que vous soyez arrivé à bon port, Dame Alicia, lance sereinement Père Albert. Le Nord est bien différent de chez nous, mais je ne doute pas qu’il y ait de preux chevaliers aux Souffles bons sur ces terres aussi.

Zofia risque un coup d’œil en biais à Sire Louis qui, fier Suderon, a tendance à regarder certains Nordiens de haut. Seulement, c’est un chevalier et comme tout bon chevalier qui se respecte, aucun commentaire désobligeant ne traverses ses lèvres en présence d’une Dame du Nord. Cependant, elle a l’impression qu’une myriade de répliques traversent ses pensées. S’il accepte de prêter main forte au peuple Nordien, c’est surtout parce qu’il a beaucoup de respect pour l’Ordre des Hospitaliers.

-Et de bonnes gens aussi, rétorque la prêtresse, après avoir pris une gorgée de son jus. Je n’ai pas connu mon grand-père Nordien bien longtemps, mais mon père m’a toujours dit que son paternel était quelqu’un de travaillant, qui a su faire sa fortune en honnête homme.

Le groupe continue de discuter pendant tout le repas, posant des questions sur les spécialités d’Arétria et des environs et échangeant parfois quelques blagues, faisant ainsi montre de cette hospitalité et cette chaleur typiquement suderonne à Dame Alicia. Bientôt, les Hospitaliers comprennent toutefois qu’ils doivent mettre fin à leur moment de détente et que beaucoup de travail les attendent encore pour aujourd’hui. Ils s’inclinent donc tous devant la jeune sœur Terresang en la saluant et en la remerciant pour cet agréable déjeuner. La prêtresse reste assise et leur annonce qu’elle ira les rejoindre un peu plus tard, car elle doit encore discuter de quelque chose avec Dame Alicia. Ni les Hospitaliers ni Sire Louis ne posent de questions et s’éclipsent, en prenant soin de refermer la porte derrière eux. Zofia se tourne ensuite vers Alicia et la couve d’un regard doux.

-Loin de moi l’idée de m’imposer, mais votre douleur de tantôt n’a pas passé inaperçu sous mon œil habitué et j’aimerais bien vous aider. Du moins, j’aimerais tenter de calmer cette douleur qui semble poindre lorsque vous bougez. Acceptez-vous que j’examine vos jambes ? Je promets que ce ne sera pas douloureux. Nous pouvons même aller dans un endroit plus confortable pour vous si vous le préférez, propose-t-elle, attendant patiemment sa réponse.

J'ai noté l'étonnement dans les regards de mes interlocuteurs mais je ne vois pas tellement ce qui les choque. Que je me marie ou que j'en sois contente ? Les unions arrangées sont monnaie courante, surtout dans la noblesse, et je suis en âge. Je pourrais être mariée depuis près de deux ans et même être mère. Ils sont certainement surpris que je sois ravie de l'arrangement qui a été ourdi pour moi mais je ne m'en offusque pas. Ils ne peuvent pas savoir les tourments par lesquels je suis passée auparavant pour comprendre mon enthousiasme. Et ils n'étaient pas là au départ de Marc-Aurèle pour entendre les derniers mots qu'il a eu pour moi. Il m'a promis une belle vie et c'est la meilleure perspective d'avenir que je pouvais espérer.
Sire Louis est le seul à me féliciter et je le remercie d'un signe de tête. Il comprend certainement la position qui est la mienne en tant que noble. Même si je n'avais pas désiré ce mariage, je ne peux de toute manière pas échapper à mon destin alors autant m'y impliquer entièrement. La réflexion de Viviane me fait sourire et je ne peux lui répondre qu'en lui souhaitant que cela arrive un jour. Contrairement à moi, elle peut choisir de se marier par amour et non par intérêt. C'est l'avantage de sa condition d'aspirante à la prêtrise.

-Je ne peux que vous croire sur parole, Mon Père. Mais, s'ils ne sont pas tous aussi valeureux et désintéressés que Sire Kolgrim... Ou que Sire Louis... Ajoute-je en me tournant brièvement vers lui avec un sourire. ...cela reste malgré tout le propre de la chevalerie de venir en aide à ceux qui en ont besoin. Au Sud, comme au Nord.

Quelle vision ont-ils des marquisats du Nord exactement ? J'ai du mal à comprendre pourquoi il pensent que les chevaliers d'Aretria n'auraient pas prêté main forte à une noble Dame en difficulté. Même mon cousin germain, Klaus Losir l'aurait fait. Sans doute pas avec autant de noblesse et en réclamant une récompense pour service rendu mais il l'aurait fait néanmoins.
Je suis assez surprise d'apprendre que Mère Zofia a des origines nordiques mais cela explique sa grande taille finalement. Je passe une partie de la soirée à m'y intéresser, parmi d'autres échanges plus ou moins animés avec les membres de ce petit groupe joyeux et soudé. Mais toutes les bonnes choses ont une fin et vient bien vite pour eux l'heure de me quitter pour s'en retourner à leurs occupations. Sans me lever, je les salue de la tête, mimant la révérence, et je les remercie pour cet agréable moment. La prêtresse reste et je suis assez curieuse de savoir ce qu'elle peut bien avoir à me dire. Elle ne se fait pas attendre et m'annonce qu'elle veut m'examiner pour tenter de soigner mes douleurs. Pour la première fois depuis notre rencontre, je baisse un peu le regard. Je lui ai dit de ne pas perdre son temps avec moi et je suis un peu embarrassée de la voir insister. Mais puisqu'elle est étrangère, elle ne connaît probablement pas mon histoire.

-Il y a six ans... Commence-je. J'ai été prise dans une embuscade. Les chevaux de mon carrosse ont paniqué alors que l'on venait de m'en faire descendre. Mes jambes se sont retrouvées sous le véhicule. Les brigands m'on emmenée en espérant obtenir une rançon. Lorsqu'ils ont compris que j'étais blessée, ils ont volontairement fait durer les négociations en espérant rendre une jeune fille en bonne santé à sa famille. Et quand mes frères ont fini par perdre patience, il était déjà trop tard. Mes jambes s'étaient réparées comme elles avaient pu. Un prêtre de Néera a assuré à ma famille qu'il avait fait ce qu'il pouvait pour me soulager mais qu'à moins de me briser à nouveau les jambes, il ne pouvait plus rien pour moi.

Si je suis sérieuse, je n'ai pas perdu de ma douceur en racontant cette histoire et je ne me montre pas ébranlée. Je me suis depuis longtemps faite à l'idée de ne plus pouvoir marcher et de devoir vivre avec cette douleur quotidienne.

-Voilà pourquoi je vous ai conseillé de ne pas perdre votre temps avec moi, ma Mère. Il n'est pas garanti que vous puissiez m'aider davantage. J'ai accepté ma situation depuis longtemps.

Zofia est surprise de voir la jeune fille baisser les yeux de la sorte. Et puis, elle s’explique ou plutôt, elle narre son histoire, que la prêtresse écoute et n’interrompt point. Elle la fixe et l’enveloppe d’un regard compatissant et ce, même si Dame Alicia semble bien vivre avec cet évènement plutôt traumatisant. La prêtresse ne peut s’empêcher de frôler ses cicatrices un instant, se remémorant son propre traumatisme : la sensation de la dague de ce déserteur s’enfonçant dans sa peau ; les puissantes mains ainsi que ce corps sur elle qui la maintenaient au sol, alors qu’elle tentait vainement de se défaire de leur horrible poigne ; les rires par-dessus ses cries, pendant qu’elle voyait ses compagnons de pèlerinage se vider de leur sang sur la neige, sans qu’elle ne puisse faire quoique ce soit. Ces monstres auraient pu faire pire, mais Célestin, blessé lui aussi, ne leur en a pas laissé le temps. Si cette tragédie l’a marqué pour toujours, on lui a toujours dit qu’elle n’a pourtant jamais perdu de sa douceur ni de son sourire, un peu comme Dame Alicia. Elle affiche d’ailleurs un doux rictus à son égard, pas par pitié, mais parce qu’elle comprend et qu’elle la trouve très courageuse. C’est à son tour de baisser les yeux, car rares sont ceux qui savent les détails de cette histoire.

-Vos mots me rappellent les miens lorsque des déserteurs m’ont marqué le visage à jamais. C’est Célestin, le jeune herboriste que vous avez rencontré, qui m’a soigné comme il l’a pu. Nous étions dans un endroit trop reculé pour avoir accès à un autre vitaliste...Et lui et moi étions les seuls survivants de ce désastreux pèlerinage. Il a dû soigner ma blessure près du cœur avant mon visage. C’est grâce à lui si Tyra n'a pas encore pris son dû.

Elle fixe un instant le feu crépitant dans l’âtre, se rappelant très exactement une conversation lointaine qu’elle a eu avec Natael sur cela et son choix d’avoir gardé ces cicatrices. Malgré celles-ci, cela ne l’a pas empêché de l’aimer et de la trouver belle, tout comme l'handicap de la jeune Dame ne l’empêchera pas de remplir ses futurs devoirs. Seulement, si elle ne peut réparer ses jambes pour de bon, elle peut au moins lui faciliter la vie.

-Malheureusement, mes plaies aux visages ce sont infectées, marquant davantage ma peau. Comme je n’avais pas accès à un vitaliste et que j’étais moi-même trop faible pour me soigner, j’ai passé de nombreuses ennéades dans une auberge éloignée. Je crois que j’aurais pu les faire retirer plus tard, mais...comme vous je me suis résigné. Elles font partie de moi et de mon histoire maintenant. Seulement...elles ne sont pas douloureuses.

Elle pose sa main sur la sienne et sans se montrer insistante, elle ajoute quand même :

-Je ne pourrai pas guérir vos jambes en ce moment sans l'aide d'un autre vitaliste, mais une vieille blessure n'est pas supposée faire mal de la sorte. Il y a sans doute un nerf ou une articulation que je peux réparer, ce qui vous faciliterait un peu la vie.

Elle respecte son choix et comprend comment la procédure pour réparer pour de bon ses jambes lui semble fastidieuse. Et elle le sera si elle décide de se lancer.

-J'admire votre courage Dame Alicia, mais vous méritez un peu de répit.

Je n'avais encore jamais rencontré quelqu'un qui soit capable de me comprendre aussi bien. Mère Zofia a vécu une épreuve similaire à la mienne mais néanmoins différente sur le long terme. Elle ne m'en dit pas tout, se contentant d'énoncer les éléments qui lui permettent de mettre nos situations en corrélation. Et je dois bien avouer que cela fonctionne malgré nos différences. Ce ne sont que des cicatrices pour elle, cela n'affecte pas son quotidien. Le choix qui les conserver sur son visage est différent de celui que j'ai fait. Il s'agit d'un acte simple et sans douleur. Pour moi... Ce serait long et synonyme de grande souffrance, jusqu'à ce que l'on me soigne totalement. Seule la nécessité pourrait me convaincre d'endurer une telle chose. Cependant, j'entends ses arguments et, après un moment de réflexion...

-Une fois Dame de Terrefière, j'aurais à me déplacer cent fois plus que je ne le fais aujourd'hui. Souffrir un peu moins rendrait mon rôle... Plus confortable. C'est certain.

Retrouver totalement mes jambes serait même parfait mais je n'en demande pas tant. Je n'en ai pas foncièrement besoin pour assumer mes nouvelles fonctions. Je serais certes plus lente que Marc-Aurèle mais les gens comprendront ma situation, non ?

-Si vous pensez pouvoir réduire mon mal, je vous en serais extrêmement reconnaissante.

Quelques minutes plus tard, nous sommes dans ma chambre. Elle est plutôt coquette comparé au reste du château. Je l'ai faite à mon image. Je dispose d'un lit à baldaquin assez large même s'il n'est conçu que pour une seule personne. Devant la cheminée, il y a un canapé en bois et un fauteuil plus confortable. Au-dessus de l'âtre trône une grande broderie réalisée en fil d'or sur un fond blanc. C'est moi qui l'ait faite afin d'illuminer astucieusement la pièce. J'y ai mis tout mon talent et j'en suis très fière. Par endroit, quelques portraits habillent un mur ou un meuble. Magnus est parmi eux, signe que tous sont des membres de ma famille. J'ai troqué le noir de deuil des tentures par des couleurs un peu plus vivantes mais surtout claires. Je n'aime pas la guerre et on la retrouve suffisamment comme cela dans tout le reste du château. Je ne veux pas la revoir lorsque je m'isole dans mes appartements.
Une fois dans la pièce, je laisse le soin à Mère Zofia de fermer pour moi. Je pivote à l'aide de mes béquilles pour me tourner vers elle.

-De quoi avez-vous besoin ?

Elle est plus que soulagée lorsque Dame Alicia accepte son offre et maintenant qu’elle a mangé, la prêtresse se sent un peu mieux et d’attaque pour faire son travail. En effet, elle était déjà plutôt épuisée avant cette rencontre avec la jeune Dame et le repas. Pour l’instant, elle doit se concentrer sur Alicia et compte bien tout faire pour au moins calmer cette douleur qu’elle semble ressentir à chaque fois qu’elle bouge. Si la fatigue la secoue à nouveau, elle se reposera tout simplement avant d’aller rejoindre les autres ou se contentera de terminer la paperasse qu'elle doit finaliser. Zofia la suit donc, ne sachant pas exactement où elle l’amène, mais ne posant pas de questions ; ce qui lui importe, c’est que sa patiente se sente bien et à l’aise durant l’examen et le soin.

Elles se retrouvent finalement dans une jolie pièce, bien différente du peu de décoration qu’elle a pu voir jusqu’à maintenant dans ce château aux allures de citadelle. Elle ferme la porte et dès qu’elle balaie la pièce, c’est la grande broderie accrochée au mur qui attire aussitôt son regard. Et elle ne peut s’empêcher de la fixer, impressionnée par le délicat travail. Cet œuvre d’art égaye décidément la chambre de son doré vif et riche et cela fait sourire la prêtresse. Est-ce Dame Alicia qui l’a faite ? Si c’est le cas, la jeune fille a énormément de talent, bien plus qu’elle. Elle a certes brodé un petit quelque chose pour son fiancé au moment où ils étaient encore amants, mais n’a simplement pas autant de talent que la jeune fille.
Des portraits de sa famille habillent aussi les murs et Zofia reconnaît d’emblée l’air sérieux de Sir de Terresang. Seulement, il paraît un peu plus jeune sur cette peinture et un peu moins las. D’autres membres de sa famille qu’elle n’a encore jamais vue sont accrochés au mur aussi, montrant que la jeune fille tient beaucoup à ceux-ci, ce qui est très noble de sa part. Dame Alicia la tire de ses songes en lui demandant si elle a besoin de quoique ce soit. Elle lui sourit et hoche la tête :

-Peut-être d’un moment de repos ou d’un thé chaud pour me revigorer lorsque j’aurai terminé.

Elle se poste ensuite près du lit et l’invite à s’approcher.

-Vous n’avez pas à vous coucher, mais je crois que des oreillers pour supporter votre dos et vous appuyer pourrait être plus confortable durant mon examen et mes soins. Je veille toujours à ce que mes soins ne soient pas douloureux, mais il se peut que vous ressentiez un léger picotement et une petite chaleur là où je réparerai.

Elle laisse la jeune Dame s’approcher et l’aide à s’asseoir dans le lit sans trop de difficulté. Elle est tellement menue et délicate, mais ne doute pas de la force des bras de cette jeune fille à force de se mouvoir avec des béquilles. La prêtresse replace ensuite les oreillers sous son dos et darde un regard rassurant dans le siens :

-Je suis prête quand vous le voulez. Vous allez devoir soulever vos jupes jusqu’en haut des genoux et descendre vos bas, mais sans plus. Mes soins sont plus efficaces lorsque mon focalisateur est en contact avec la peau.

Elle laisse tout le temps ses patients retirer les morceaux de vêtements qu’ils doivent lorsqu’ils en sont capables, consciente que certaines personnes n’aiment pas les contactes physiques avec des inconnus. Dame Alicia est certainement habituée qu’on l’aide à s’habiller, mais en ce moment, elle n’a pas besoin de retirer sa robe au complet. Dès que la jeune fille s’est exécutée, la prêtresse retire son amulette et, après un dernier regard en direction d’Alicia, elle commence par un examen. Les yeux fermés, elle pose ses mains sur une première jambe et après des secondes à visualiser ses muscles et ses os, elle parvient à mettre le doigt sur le problème. Elle sent alors l’énergie traverser sa main à travers son amulette et entame son soin, tout en fronçant les sourcils de concentration. Zofia fait ensuite la même chose pour l’autre jambe.

Lorsqu’elle soigne, la prêtresse n’a pas conscience du temps qui s’égraine et c’est pourquoi, lorsqu’elle ouvre enfin les yeux, elle ne peut pas dire si cela a pris plusieurs minutes ou non. Ce qu’elle sait, c’est qu’elle devra retrouver un peu d’énergie si elle veut être utile à nouveau aujourd’hui. Elle se masse une tempe et prend appuie sur le lit. Elle finit par se lever, un peu plus faiblement, mais sans plus et tend les bras :

-Je crois que j’ai réussi quelque chose. Pendant que je vous aide pour vous lever, dites moi si vous avez encore des douleurs lorsque vous bougez. 

J'obéis à Zofia et fais tout ce qu'elle me demande. Avec son aide, je m'assois sur mon lit et lui dévoile mes jambes. Un œil averti comme le sien y verra sans doute les stigmates de mon accident là où même moi je ne suis pas certaine de les distinguer. Je sais que l'alignement de mes jambes n'est pas parfait, cela se remarque davantage lorsque je me tiens debout. Mais il faut y prêter attention pour le voir. J'espère que Marc-Aurèle ne s'en apercevra pas ou, comme moi, il risque de ne plus voir que cela. Je ne dois pas rebuter mon propre mari ou je pourrais bien ne jamais remplir mon devoir d'épouse en lui donnant un héritier. C'est totalement puérile de ma part de penser ainsi mais je ne peux pas m'en rendre compte. Je ne sais rien des choses de l'amour ou des rapports conjugaux. Si j'avais la moindre pensée pour la nuit de noces, je détournerai probablement les yeux car je ne sais absolument pas ce qui m'attend et cela m'effrayerait, il faut bien l'avouer.
Mais pour l'heure, je n'ai pas ce genre de pensées. Cela viendra, plus tard. Dans l'immédiat, mon attention se porte plutôt sur les mains de la prêtresse qui se posent sur moi et auscultent mes jambes plus fines que la moyenne parce que pas assez musclées. Il faut dire que je ne me déplace pas beaucoup et je ne plie les genoux que pour changer de position. Cela changera sans doute avec la gestion de Terrefière. Il me faudra traverser nos terres de long en large pour régler les difficultés ou au contraire m'assurer que tout se déroule bien. J'imagine que cela ne peut qu'améliorer mon physique.

Le premier contact avec l'amulette est froid et me fait légèrement frissonner. Elle m'a assurée que je n'aurai pas mal mais la douleur ne m'effraie plus depuis un moment déjà. J'ai enduré la souffrance de tant de fractures simultanées durant tant d'ennéades... Sans parler du mal que je côtoie chaque jour désormais. Je me demande si cela changera si elle parvient à me soulager. Mais la peur de souffrir réside dans l'esprit et non dans l'habitude, même si, dans mon cas, elle y a contribué. Alors il n'y a pas de raison pour que cela change. En revanche, je sais que même si elle fait en sorte que mes articulations ne me fassent plus aussi mal, cela ne me permettra pas pour autant de marcher. Mes jambes sont fragiles et restructurées de manière bancales. Je parviens à maintenir mon équilibre si je suis immobile mais ce serait impossible en me déplaçant.
La chaleur des soins est assez apaisante. J'avais oublié cette sensation avec les années mais elle m'est revenue. Je ressens les picotements dont elle m'a parlé mais je n'affiche aucune réaction particulière. Ce n'est rien du tout après tout... Lorsqu'elle retire son amulette, je comprends que le soin est terminé. Je pose une main sur son bras pour m'assurer qu'elle va bien tandis qu'elle se masse les tempes mais je ne brise pas le silence pour autant. La laissant finalement sortir de sa communion avec la DameDieu à son rythme, je me rends de nouveau décente. Puis, avec son aide, je pose mes pieds sur le sol et me lève. Mon visage se crispe par anticipation tandis que je force sur mes jambes et mes articulations pour me mettre debout puis mes traits s'étirent d'étonnement. Je tourne mon regard vers Zofia tout en achevant de me redresser puis le baisse vers mes jambes et je souris.

-Je n'ai pas mal. Constate-je sans cacher ma surprise ni ma joie. Après toutes ces années, c'en est presque étrange. Qu'est-ce que c'était ?

Je laisse à la prêtresse le soin de m'expliquer ce problème dont je ne comprends pas complètement la teneur mais qui est -semble-t-il- finalement anodin et aurait pu être réglé depuis des années. Le soigneur de l'époque avait eu tant de points sur lesquels porter son attention qu'il avait sans doute classé ce détail dans les difficultés mineures. Il s'était surtout assuré que je pourrais me tenir à nouveau debout et ce, sans souffrir le martyr.

-Merci d'avoir insisté. Je vous en suis infiniment reconnaissante, ma Mère.

Elle sent la main de la jeune fille sur son bras dès qu’elle se masse les tempes, une réaction qu’Alicia n’est pas la seule à avoir eu dès qu’elle cesse de réparer des blessures. Certains patients s’inquiètent, sans doute peu habitués à voir une soignante à l'œuvre. Il lui est même déjà arrivé de s’évanouir après un très long soin, mais c’était surtout lorsqu’elle était plus jeune et inexpérimentée. Aujourd’hui, Zofia comprend ses forces et ses faiblesses, mais surtout les limites de son don et réparer les nerfs de la jeune Dame n’a pas été une tâche trop exigeante.

Le merveilleux sourire qui illumine le visage d’Alicia lorsqu’elle finit par rouvrir les yeux la rassure tout de suite sur son soin accompli. Et la prêtresse ne peut s’empêcher de faire de même, consciente que ce doit déjà être un énorme soulagement pour Dame Alicia de pouvoir se mouvoir sans avoir constamment mal. Elle ne lui a peut-être pas permis de marcher à nouveau, mais toute cette reconnaissance qui anime Alicia à son égard remplit le cœur de la prêtresse de bonheur. C’est surtout pour cela qu’elle soigne : le sentiment d’accomplissement lorsqu’elle parvient à faciliter la vie de ses patients grâce à son don. Et elle ne doute pas une seule seconde qu’en tant que future Dame de Terrefière, la jeune fille devra se déplacer davantage. Peut-être même voyager dans une autre seigneurie pour un quelconque devoir diplomatique. La reconnaissance qu’elle lit dans les yeux de celle-ci lui montre que cela en a valu la peine. Curieuse de savoir ce qui clochait, elle lui demande des explications, que la prêtresse ne se gêne pas du tout pour partager :

-J’ignore ce qu’était la véritable gravité de vos blessures suite à votre incident, mais vos soignants n’avaient peut-être pas les ressources nécessaires pour guérir les nerfs qui ont été abîmés et c’est ce qui vous causait cette douleur à chaque mouvement. J’ai pu réparer tout cela.

Voyant comment elle apprécie et la remercie, la prêtresse ne peut s’empêcher de sourire encore plus et de rire doucement en s’inclinant brièvement. Si elle se sentait quelque peu maussade avant qu’elle ne prenne le temps de manger quelque chose en compagnie des autres Hospitaliers, de Sir Louis et d’Alicia, elle se sent beaucoup mieux à présent. Certes plus fatiguée, mais au moins, elle a enjolivé le sourire de Dame Alicia.

-Je suis plus qu’heureuse de vous avoir facilité la vie. Ce n’était pas grand chose. Il me suffira maintenant d’un peu de thé pour tenir le reste de la journée et du repos ce soir. Et s’il y a quoi que ce soit que je puisse faire d’autres, n’hésitez pas Dame Alicia. Si je ne suis pas dans l’aile des invités, c’est que je suis à l’extérieur.

Elle s’incline légèrement pour la saluer, se rappelant que c’est avant tout une Dame. Elle n’en garde pas moins son sourire amical.