Le réveil après le cauchemar | Serythil & Cilastiel

Quatrième ennéade
Printemps, Barkios 18:XI

Après une profonde inspiration, Cilastiel ouvre les yeux. Elle se sent encore étourdie et fatiguée mais elle sait qu'elle ne parviendrait pas à retrouver le sommeil pour le moment. Aussitôt, elle constate qu'il fait jour... Et depuis longtemps, selon toute vraisemblance. Elle fronce un peu les sourcils. Les derniers jours lui reviennent en mémoire mais elle n'est plus certaine de savoir si c'est réel ou non... Elle remue un peu les épaules. Son dos la tire un peu par endroits... mais des endroits qui ne la rassurent pas vraiment. Elle passe une main sur sa peau et, là où elle était lisse, elle sent les bosselures de deux larges cicatrices très sensibles au toucher, donc encore fraîches.
La petite elfe ferme les yeux et une larme perle au coin de l'un d'eux. Ce n'était pas un simple rêve... Les ombres, le combat, le sang, la douleur, la marche forcée pendant des jours... Tout est vrai. Au-dessus d'elle, elle reconnaît les amulettes des Vëtherill accrochées dans les branches. Derrière la tenture qui l'abrite et lui offre un cocon protégeant son repos, elle ne perçoit pas l'agitation du camp des Noss. Ils l'ont probablement mise à l'écart. Des bribes d'autres souvenirs lui parviennent. Elle a reçu plus d'une visite depuis son arrivée. Elle a du mal à les remettre dans l'ordre et ne saurait affirmer si elle est là depuis un, deux ou même trois jours... Mais elle connaît les visages qui se sont penchés sur elle. Un en particulier. Mais ce n'est pas celui de Serythil. Est-il venu ? Est-il là ? Va-t-il bien ?

Épuisée physiquement, Cilastiel fait malgré tout l'effort de se redresser, soudainement angoissée par ses propres interrogations. Avec difficultés, elle se hisse et recule jusqu'à ce que son dos trouve une surface dure pour s'y appuyer. Le tronc de l'arbre qui l'abrite lui offre un soutien inébranlable qui la rassure. La couverture écartée dans la manœuvre a laissé apparaître son corps mais aussi ses bras nus. Elle porte des vêtements qui ne sont pas à elle, les anciens étant probablement devenus bons à jeter. Il s'agit d'une longue tunique bleue cintrée à la taille par un cordage assorti à son pantalon gris clair. Sa peau est couverte de dessins tracés à la peinture. Elle soupire avec un demi sourire, fatigué mais sincère.
Mais alors qu'elle prend un moment pour se reposer de son court déplacement, la tenture s'écarte et le jour pénètre un peu plus dans ce minuscule recoin de forêt. Cilastiel plisse les yeux et tourne légèrement la tête sur le côté, éblouie. Bien vite, la douce pénombre l'entoure de nouveau et elle distingue des traits familiers. Accroupi à quelques pas d'elle, l'auteur des œuvres sur son corps lui sourit avec douceur. Elle laisse alors sa tête se poser sur l'écorce dans un nouveau soupir.

-Harvandwinë...

Le shaman étire les lèvres de plus belle à l'écoute de son nom. C'est l'un de ceux avec lequel elle a passé le plus de temps lors de son premier séjour chez les Vëtherill. C'est un homme de haute stature mais extrêmement doux.

-Cilastiel. Répond-il de sa voix grave, un brin de malice s'ajoutant à l'expression de son visage.

Il est vrai qu'elle a changé de nom depuis sa dernière visite... Serythil a évidemment vendu la mèche. Elle ne lui en veut pas, bien au contraire. C'est sa nouvelle identité, celle qui correspond à ce qu'elle est devenue. Et puis, s'il a pu parler de cela, c'est qu'il va bien et cela la rassure sans pour autant lui ôter son désir de le voir.

-La couleur te va bien mieux que le noir que tu portais en arrivant. Tout comme ce sourire.

La petite elfe étire davantage les lèvres. Oui, il n'y a pas que son nom qui a changé. Mais il y a tellement à dire. Et elle n'a pas le cœur à le faire pour le moment. Actuellement, il y a bien d'autres choses qu'elle veut savoir... Qu'elle veut comprendre.

-J'ai dormis depuis combien de temps ?
-Un peu plus de deux jours.
-Deux jours ?! Fait-elle faiblement, surprise. Où est Serythil ?
-Pas bien loin.

A ces mots, le shaman soulève de nouveau le pan de tissu et sort. Cilastiel fronce légèrement les sourcils, intriguée. Péniblement, elle se traîne à son tour vers la tenture et l'écarte d'une main pour voir à l'extérieur.

-Sërythil ! Sërythil !

-daehanar !

Assis sur le sol, une balle dans ses mains l’herboriste riait doucement en observant le groupe d’enfants piaillant autour de lui. Il aimait s’occuper des enfants du clan. Eux ne voyaient jamais l’infirme ils ne voyaient que le grand frère et ça lui faisait du bien. Avec douceur il décida de lancer sa balle a un tout petit un peu plus isolé que les autres plus âgés. Recevoir l’objet de convoitise du moment sembla le ravir et tout heureux il agita ses petites mains sur l’objet de cuir mou.

Le plus vieux observa tendrement la scène mais fut bientôt interrompu par un mouvement non loin, près des tentures définissant l’espace que l’on laissait à leur shaman et à d’éventuels blessés en rémission. A vrai dire, il avait beau jouer et occuper les enfants, il ne pouvait empêcher ses oreilles de se hausser et son attention de se détourner à chaque mouvement de ce côté.

Il guettait l’évolution de l’état de leur protégée. Il s’inquiétait pour elle mais on l’avait tout de même éloigné, laissant leur soigneur le plus expérimenté prendre en charge la pauvre Cilastiel. Inutile de préciser qu’il fixa avec attention le grand elfe lorsque celui-ci s’approcha de lui. Une main fut tendue et Sërythil l’accepta pour faire face plus décemment à son vis-à-vis.

- Elle est réveillé, Sërythil. Va la voir.

-Merci Harvandwinë. Je te laisse les enfants, ils sont…

-Par la Mère, ne discours pas et va y. Le grand elfe s’esclaffa en poussant gentiment l’autre du plat de la main vers les tentures d’où pointait un visage bien connu. Elle t'attend avec impatience.

L’herboriste ne se le fit pas dire deux fois et approcha de la tente de fortune. Une fois à l’intérieur, il s’assit non loin de la couche de la jeune elfe.

-Bonjour Nethig. Fait-il avec un sourire sincère.

La jeune elfe pouvait constater que son frère semblait bien moins épuisé que les jours précédents. Sa chevelure tirée en arrière, des breloques d’ivoire pendaient le long de ses oreilles pointues. Quant à sa tenue, elle était tout aussi simple : de très fines sandales aux pieds, un pantalon d’un lin brut et une tunique ocre qui ne couvrait qu’une épaule et une partie de son torse. Le reste était caché par un bandage bien plus propre que celui qui s’était fait en vitesse pendant leur voyage de retour.

-Tu ne devrais pas essayer de te lever. Ce n’est pas encore le moment. Fait-il plus doucement.

Il ne sait que dire. Qu’elle lui a manqué ? Elle le sait. Qu’il a eu peur pour elle ? ça aussi…

traduction:

Cilastiel reconnaît bien vite la silhouette de Serythil. Il s'avance vers elle et elle le suit du regard, devant relever la tête un peu plus à mesure qu'il approche. Elle comprend qu'il veut entrer dans cette alcôve et elle recule à son rythme pour le laisser faire. Elle voudrait lui sauter au cou mais elle n'en a même pas la force. Elle est de nouveau dos à l'arbre et ne se sent plus capable de bouger. Il lui dit qu'elle n'aurait pas dû se relever et elle lui répond d'un sourire fatigué.

-Je n'ai pas l'habitude de rester inactive longtemps...

Depuis qu'il se connaissent, elle n'a effectivement pas tenu en place bien longtemps. Mais même auparavant, elle bougeait sans arrêt. Par obligation surtout, mais cela lui est resté malgré tous les autres changements qui se sont opérés en elle. Elle prend un instant pour détailler son frère de cœur. D'après les bribes de souvenirs qu'elle a, il semble aller mieux. Il est moins fatigué, ses traits sont moins tirés et il s'est changé. Son regard s'attarde sur son épaule blessée. Elle lève une main et vient effleurer le bandage apparent, comme si elle avait peur de lui faire mal.

-J'ai l'impression de me réveiller d'un véritable cauchemar. Souffle-t-elle.

Elle a tellement dormi, d'épuisement ou assommée par l’Étincelle, qu'elle a du mal à faire la distinction entre le rêve et la réalité. Pourtant, depuis l'attaque, son sommeil était noir et seul le monde réel était habité. De ce qu'il est passé au cours des six derniers jours, elle n'en a vu que quelques bribes et son esprit est confus... Cependant, elle ne peut qu'admettre la vérité.

-Mais plus j'en vois et moins je peux le nier...

D'abord ses cicatrices dans son dos, ensuite sa faiblesse physique et maintenant ce pansement...

La main de Cilastiel quitte le buste de Serythil et elle enfouit son visage dans ses paumes. Elle a failli mourir et emporter son frère avec elle. Elle ne le réalise que maintenant et c'est presque un choc. Elle a échoué dans son entreprise, elle a sous-estimé la motricité de son ami, elle a pris des risques trop grands pour elle... Anaëh lui a hurlé de partir parce qu'elle n'était pas prête mais elle a pensé autrement. Elle a pensé à son devoir face à une situation qu'elle a elle-même provoqué il y a longtemps.

-Tu n'aurais pas dû être blessé... Dit-elle, la gorge serrée, quelques larmes coulant entre ses mains et ses joues. Tu n'aurais pas dû me suivre.

Constatant soudain les remord qui agitaient le cœur de sa petite sœur l'herboriste vint prendre les poignets de la jeune elfe et la força avec gentillesse à ôter ses mains de son visage, et à le regarder à nouveau.

-Cilastiel…

L’herboriste avait l’air penné par les paroles de Cilastiel. Ses oreilles s’étaient inclinées vers l’arrière contre son crâne.

-Je t’ai suivi et je le referais si j’avais à le refaire. Tu ne peux pas toujours vivre tes combats seule. Ses sourcils se froncèrent. Un elfe seul est un elfe mort.

Oui, Anaëh l’aidait sans doute à développer son instinct et à s’inviter quelques ennuis, mais il voulait qu’elle comprenne que ce genre de risque ne valait rien.

-Je suis grand, petite sœur. C’est à moi de choisir quel combat je veux mener ou non et j’ai vécu bien pire que quelques égratignures tu le sais. Son épaule ne lui faisait d’ailleurs presque plus mal. Ne t’en veux pas pour ce qui est arrivée s’il te plait.

Il marqua une brève pause pendant laquelle il observa le visage peint de la petite elfe. Ses mains toujours sur les poignets de son interlocutrice vinrent trouver ses doigts.

- Je veux juste que tu me promettes de ne plus te mettre en danger de cette façon. Avoir besoin d’aide n’est pas une honte, c’est ainsi que nous a voulu la Mère. Nous nous protégeons les un les autres.

-Tu ne comprends pas... Dit-elle sans pour autant de juger ou le repousser.

Serythil essaie de la consoler, elle entend sa leçon et elle voudrait bien que cela fonctionne mais il est loin de tout savoir. En fait, il ne connaît pratiquement rien d'elle. En même temps, Cilastiel n'existe que depuis très récemment et elle n'a plus rien à voir avec ce qu'elle a pu être auparavant. Cependant, ce qu'elle a fait par le passé peut encore resurgir aujourd'hui, ils en ont eu la preuve. Et lui, plus que quiconque, mérite de savoir pourquoi elle n'a pas écouté Anaëh et pourquoi elle a voulu le mettre à l'écart.

-C'était ma faute... C'est à cause de moi si ces créatures ont pu sortir de leur monde. Je devais réparer mon erreur. Personne d'autre que moi n'avait à en subir les conséquences.

Avec le temps, elle les a oublié. Pourtant, elle a déjà eu affaire à ces monstres deux fois et elle savait qu'il faudrait un jour partir les traquer. Mais il s'est passé tellement de choses depuis qu'elle ne l'a jamais fait... Croiser leur route a été un rappel violent, presque brutal, et elle a senti l'urgence de réparer sa bêtise passée. Parce que ces bêtes sont dangereuses et parce qu'elle ne peut pas être pleinement Cilastiel si les bêtises de Macabre la poursuivent encore. Car, aux yeux de ces créatures, elle demeure la même personne...

-Et surtout pas toi...

C'est fou... Finalement, ils n'ont passé que peu de temps ensemble mais elle se sent déjà si proche de lui. Et plus encore depuis qu'ils ont mis des mots sur ce qui les unit. Ils ne sont pas des elfes parmi d'autres à leurs yeux. Ils sont frères et sœurs. Non pas par la race, ni par le sang, mais par le cœur. Ils se sont choisis pour partager ce lien étroit qui est désormais tissé et qui semble indestructible après les évènements récents. Mais si cela fait beaucoup de bien à la jeune fille solitaire, cela fait aussi de lui un être dont elle ne supporterait pas la perte.

-Si ces gens n'étaient pas arrivés, nous serions morts tous les deux. J'aurais refusé d'entrer dans le Royaume de Tari si je t'avais su à l'intérieur à cause de moi...

Elle se serait interdit le repos de son Souffle en pénitence. Cela peut paraître excessif mais c'est à la hauteur de la culpabilité qu'elle aurait ressenti. Ses émotions n'ont actuellement pas de limites et elle ignore la modération. Elle aime trop Serythil pour supporter d'être la cause de sa mort et elle est prête à prendre des mesures radicales pour se punir de son manque de discernement. Quitte à laisser son Souffle errer pour l'éternité.

-Ces créatures sont des rejetons de Calimenthar.

Calimenthar était celui qui incarnait les aspects les plus destructeurs du monde : la lumière extrême et destructrice ou l’obscurité sans limite. Il ne pouvait qu’être à l’origine de telles créatures sans nuances.

-Elles n’auront probablement eut pour but que de tout détruire sur leur passage. Tu n’y es pour rien là-dedans.

Sërythil se pencha un peu et posa ses mains sur les épaules de son interlocutrice, ses prunelles jaunes plongeant dans le gris étrange de Cilastiel. Il était tellement inquiet de ses paroles.

-Je ne peut pas te laisser dire de telles choses Cilastiel. Ma vie ne vaut pas la damnation de ton Souffle. Jamais. Si j’étais mort là-bas, alors je serais mort en accomplissant ce que je sais être la bonne chose. Je m’en serais voulu si j’avais échoué à te protéger mais j’aurais sans doute fini par rejoindre Tari en paix.

Se reculant finalement, il reposa ses mains devant lui. Un silence passa avant qu’il ne soupire.

-Tu sais Cilastiel…Quelque part, j’aurais déjà dû mourir il y a bien longtemps. Ce que je vit maintenant est un sursis dont je suis heureux mais j’ai accepté qu’il puisse cesser d’un moment à l’autre. Lorsque les déesses le voudront bien. Je n’aime pas savoir que tu te mets autant en danger pour moi. Je ne le veux pas. Que tu te sente responsable ou non de ce qui arrive, la prochaine fois on l’affronte ensemble ou on n’affronte rien du tout.

Il voulait qu’elle lui promette au moins cela. Il ne voulait plus la voir partir en courant au-devant du danger et le laissant là pantois. Il n’était certes pas un guerrier, mais il n’avait jamais supporté se sentir être un poids.

Serythil tente de la dédouaner mais elle a l'impression qu'il n'a pas entendu ce qu'elle vient de dire. Ces créatures n'avaient rien à voir avec Calimenthar. Ou en tout cas, il n'était pas responsable de leur présence dans leur univers. Elle sait parfaitement d'où elles viennent et comment elles sont atterries là.

-Non, c'est moi qui les ai fait venir. Leur monde est loin, au-delà des ombres. Bien plus loin dans le plan dans lequel je t'ai fait voyager. Deux personnes étaient coincées là-bas. J'ai fendu le voile qui nous séparait pour leur permettre de sortir mais je n'étais pas assez forte. J'ai mis trop de temps à refermer et ces monstres en sont sortis. Elles m'ont blessée... Comme à chaque fois que je les ai rencontré. C'est pour ça que je ne voulais pas que tu viennes. Parce que c'était ma faute et que je savais pertinemment ce qui allait se passer...

Elle n'était pas de taille à les affronter. Elle savait qu'elle allait probablement au-devant de la mort. Et en même temps, elle ne pouvait pas laisser faire... Alors il était hors de question qu'elle laisse Serythil la suivre et mourir avec elle. Elle s'en serait voulu... Tellement... Mais il n'est pas d'accord avec elle. A ses yeux, elle n'avait pas à le mettre de côté. Elle n'avait pas à le protéger. Elle n'avait pas à affronter ça toute seule. Elle ne connaît pas tout cela... Faire partie d'une communauté, d'un groupe, d'une famille. Ce sont des choses qu'elle doit apprendre de la même manière qu'elle doit apprendre à reconnaître et à gérer ses émotions.
D'ailleurs, les mots de son frère la plongent dans une confusion qui est bien plus que cérébrale. La tête baissée qui hoche de gauche à droite, elle entend son exigence mais n'arrive pas à la faire sienne. Elle a tellement l'habitude d'être seule... Et en même temps, ne plus l'être n'a pas l'air si désagréable. Elle n'arrive pas à lui dire oui... Mais elle ne peut pas lui dire non. Alors elle se met à pleurer, perdue.

Serythil s'approche et la prend dans ses bras avec délicatesse. Elle a l'impression d'être un objet fragile qui pourrait se briser à tout instant. Elle se laisse faire et vient se blottir contre lui. La tête dans le creux de son épaule, une main posée sur son torse, elle ferme les yeux et se laisse bercer par cette étreinte. Elle finit par se calmer et, aussitôt, elle sent la fatigue gagner du terrain... et elle s'endort dans les bras de son frère.