Let the right one in | Ben

Quelques heures après les événements d'Etherna.

Il est parti dans un autre monde, Ben. Je l’ai bien compris à sa tête toute penchée, posée sur son épaule, tandis que le reste de sa cigarette ++ fume entre ses doigts jaunis. C’est vraiment bien ma veine…Traverser l’univers, plein de plans cosmiques, pour arriver ici dans un monde de déglinguos avec pour seule porte de sortie valable un type tout chétif, tout bizarre, et camé jusqu’à l’os. Le karma, ce troll…

Accroupie face à lui, je l’ai observé, le magicien. Il ne peut rien faire de toute façon. Je me suis approchée de lui pour laisser son odeur imprégner mes sens, comme je le ferais avant un bon repas dans les alcôves de la Rose Rouge. Mon nez s’est plissé à cette odeur puissante de sang parfumé à la drogue. Cela dit, je perçois autre chose, quelque chose qui a cette saveur de sucreries pour le grand enfant millénaire que je suis. Une odeur de rareté et de délicatesse unique, que je n’ai trouvé que chez les plus respectés des anciens, tous pays confondus. C’est un peu comme si ce Ben était à lui tout seul la quintessence de tous ces gens prétendument magiques que j’ai rencontrés au cours de ma longue vie. Un appel au vice le plus total, le plus direct, le plus primaire. Une saveur rare, prisée par les miens.

Dans l’obscurité, je la vois, cette grosse artère qui pulse si doucement…Je pose même un doigt plus si tiède dessus, sentant soudain ces petites dagues jumelles poindre en ma bouche. Aussitôt, je recule et vais m’asseoir par terre, loin, dans l’encadrement de la porte ouverte, dans une vue directe sur la ville silencieuse.

- Putain, quel merdier…Et y a plus rien à manger…

Cela va poser un souci. Un vrai souci demain au crépuscule. Il a buté tout le monde, le salaud. Or, pour survivre, il me faut du sang chaud, vivant, chargé de mémoire et d’essence vitale. Je peux rester plusieurs nuits sans manger bien sûr mais mon amabilité s’en ira sans doute en décroissant très rapidement. Et si je ne mange rien, je vais tomber en torpeur, et donc potentiellement entre les mains de n’importe qui. Et curieusement, j’ai pas très très envie…Je ferme les yeux en secouant la tête, avant de lever la tête vers les étoiles, en murmurant :

- T’es chiant, tu sais…C’est quoi ton problème à la fin ? ça t’a pas suffi, mon séjour chez les Arpenteurs Silencieux ? J’ai pas assez payé, c’est ça ?

Je noue mes bras autour de mes jambes, pour poser mon menton sur mes genoux. L’odeur de ce pantalon me gêne vraiment beaucoup. Et j’ai rien pour me changer…Rien pour me laver. Rien à manger. Je ferme les yeux en évitant de songer à l’humain allongé là-bas. J’en ai besoin, je ne peux rien lui faire, surtout pas lui montrer mon Vrai Visage. Si je fais ça, il va s’enfuir ou peut-être même tenter de me tuer avec ses pouvoirs magiques. Et là aussi, j’ai pas envie de prendre des risques.

Je suis restée là un bon moment, parfaitement immobile, comme une statue, avant de percevoir dans l’air les prémices de l’aube, bien avant que le soleil ne se lève. Je ferme la porte, à regret, avant d’aviser Ben qui s’est écroulé au sol. Les lèvres plissées, j’arrange un peu son confort, en disposant un coussin sous sa tête, et en le couvrant d’un vieux drap trouvé dans un coin. Quant à moi…Il y a un lit dans le fond de la roulotte. Un vieux lit moisi, plein de paille qui ne sent pas bon.

- Comme au bon vieux temps…

Je me glisse sous la paille et j’en répands plein au sol, cherchant un refuge plus profond de la roulotte, jusqu’à ce que je ressente la paroi froide en bois, le mur. Je reste là, protégée de la meurtrière clarté du jour, au moins pour cette journée, en espérant que rien ne viendra me perturber dans mon sommeil de mort…

Alors que les rayons du jour menacent de plus en plus de percer le voile de la nuit, Benedict donne enfin un signe de vie. De l'observation d'Aliénor et de son toucher sur sa jugulaire, il ne s'est rendu compte de rien. Il était bien trop dans les vapes pour ça... Et il a enchaîné avec quelques heures de sommeil. La bouche pâteuse et les paupières lourdes, il s'éveille péniblement. Il essaie de se mettre sur le dos mais rencontre le mur de la roulotte qu'il frappe sans le vouloir. Surpris, il redresse la tête et distingue le pan de bois. Il fronce les sourcils.

Depuis quand les murs de la fumerie sont en bois ?! Parce que ce n'est certainement pas sa chambre classieuse ça...

Finalement, il renonce à rester allongé le temps d'émerger et prend appui d'une main sur le sol pour se redresser. Il remarque alors les coussins sur lesquels il repose et se retrouve de nouveau perplexe. Est-ce qu'il est dans un bordel ? Non, il est seul, il a tous ses vêtements sur lui... Et c'est loin de sentir le stupre ici. Ça sent plutôt un mélange de renfermé, de poussière et de moisi...

Dans quel bouge il s'est retrouvé encore ? Cela faisait bien longtemps que cela ne lui était pas arrivé de se poser cette question. Pour un accro, il est plutôt prudent et ne se drogue que dans un cadre sécurisé. La fumerie est l'endroit parfait pour cela car les clients sont encadrés et préservés. On leur offre tout ce dont ils ont besoin pour exorciser leurs problèmes ou s'amuser et ce, dans un environnement sécurisé. Mais là... Il sèche.
Finalement, quelque chose attire son attention dans le fond de la pièce et il achève de se redresser. Là, il aperçoit les contours d'une silhouette et les deux yeux brillants dans l'ombre. Et tout lui revient violemment en plein figure.

-Oh putain...

Assis, il s'adosse au mur et pose son coude sur son genou plié. Il passe la main sur la figure pendant que les évènements qui ont précédé son ivresse l'assaillent. L'opium est fait pour oublier mais, pour les évènements antérieurs à la prise, cela ne dure que le temps d'être dans le vapes. Et tout refait surface ensuite. Alors il se rappelle... La foire... La vampire... Le rituel... Le titan... Cette marée de cadavres... Il voudrait soudain sortir prendre l'air mais, dehors, il apercevra la ville morte et il perdrait alors tous les bénéfices de cette sortie.
Après un petit moment, il retourne à nouveau son regard sur Aliénor.

-Me dis pas que tu m'as veillé ?

Il a remarqué qu'un oreiller était disposé juste en dessous de sa tête et qu'un drap le recouvrait. Elle s'est montré précautionneuse avec lui et il n'en a pas vraiment l'habitude. Apparemment, elle ne dormait pas encore à son réveil alors, naturellement, il se pose des questions. Elle n'a pas forcément été tendre avec lui la veille, même si c'est plutôt flou dans son esprit. Alors cela le surprendrait d'apprendre que son attitude n'a pas été la même pendant son sommeil.

De sous la paille, j’entends qu’il remue. Un énième faux soupir s’exhale de ma poitrine. Juste au moment où je sens la torpeur s’emparer de mes membres. Pourtant il faut que je reste éveillée, au moins un peu, même si cela sera sans doute difficile. Je l’observe, il a l’air d’aller un peu mieux. A la bonne heure. S’il pouvait rester en état, ça m’arrangerait…

- Salut Ben’.

Mes yeux n’ont plus cette luminescence que me confère la Nuit. Ils sont d’un bleu de glace délavé par le cours des siècles, des yeux fatigués qui sont en cet instant posés sur les siens sans ciller. C’est tout ce qu’il verra du golem de paille qui lui parle depuis le fin fond de la roulotte.

- Je t’ai veillé oui. Je ne savais pas si ce monstre là-dehors allait se pointer ici et vu que tu étais parti en vacances au pays des licornes…voilà voilà.

Je regarde les coussins et la couverture en me disant que je l’ai aussi tripoté un peu, mais bon il n’en saura jamais rien, vu qu’il était dans un monde sans doute meilleur que celui-ci…

- Tu ronfles quand tu dors. Ça m’a empêchée de dormir à mon tour et maintenant je suis claquée.

La paille me pique les fesses à travers le tissu des braies que je porte, et je ne parle même pas de ce haut minimaliste qui laisse pratiquement la totalité de ma peau à nu. Que ne donnerais-je pour un de ces petits slim moulant que j’aime, avec un haut et des bijoux. Et ma petite veste en cuir fétiche…Et un soutif. Un truc qui tient. Là je ressemble à une bohémienne, ce qui est plutôt amusant quand on sait que je suis une Ravnos…Mais bref.

- Comment tu te sens ?

Le fait que je pose la question m’étonne moi-même. Je ne m’encombre pas tant de politesse d’habitude. Il n’empêche que je le lui demande tout de même. Parce que c’est ce que font les Humains aimables. Enfin je crois. Je sais plus trop, j’en croise pas tellement souvent et quand j’en rencontre un – ou une -, soit on baise, soit je le bouffe. Ça laisse vraiment peu de place pour les conversations polies.

- Dis moi…Tu sais s’il y a des villages dans le coin ? Simple curiosité…

Le pays des licornes... Cela l'amuserait si le contexte n'était pas aussi horrible. Des milliers de personnes sont mortes en quelques minutes la veille et il n'est pas vraiment d'humeur à plaisanter au réveil pour le coup... Mais ils ont trouvé au moins une référence commune. Qu'elle soit fatiguée après être resté debout toute la nuit n'avait rien d'étonnant pour le coup. En revanche...

-J'peux savoir ce que tu fous là-dessous ? Demande-t-il en laissant son bras retomber mollement, sa main pendant dans le vide.

S'il n'a pas réagi sur le coup à cause de ses souvenirs qui refaisaient surface, il a remarqué qu'elle est entièrement couverte de paille. Habituellement, on dort dessus pour améliorer son confort, pas dessous... Et puis, défoncé comme il était, il pouvait ressentir le froid mais ce n'était pas cela qui l'aurait réveillé. Pourquoi lui avoir laissé le drap ? Cette femme le laissait décidément perplexe, et pas seulement à cause de sa nature inconnue.

A sa question, il eut un soupire amusé.

-Tu demandes à un drogué qui émerge comment il va ? Lui fait-il remarquer. Cependant, il finit par lui répondre quand même. J'ai la bouche sèche, un début de nausée et la tête qui va exploser avec les souvenirs d'hier qui me reviennent mais je suis surpris de pas être malade donc ça va.

Benedict se passe une main sur le visage. D'habitude, quand il fume pour de mauvaises raison, il n'a pas qu'une simple nausée. Il sort tout ce qu'il a dans les tripes, même après qu'il n'y ait plus rien dans son estomac. Là, ça a l'air d'aller, ce qui est très étonnant. Après, il n'est pas encore à l'abri que ça lui vienne bientôt...

-Je pense pas qu'il ait l'intention de s'en prendre aux villages du coin. Il y en a trop, éparpillés dans tous les coins... Et pas beaucoup de Souffles à l'intérieur pour nourrir son Titan. Il ira plutôt trouver une autre cité. Mais ça va être difficile de comprendre ce qu'il trafique et d'anticiper ses actions sans savoir ce qu'il veut... Il faut que je rentre pour faire des recherches...

Il prend quelques secondes pour réfléchir et puis relève finalement la tête pour se tourner vers Aliénor.

-A moins que tu demandes ça pour changer de frusques ? J'avoue que ça te donne une allure atypique ce haut minimaliste et ce pantalon d'homme d'un autre Cycle. Et puis tu passeras pas inaperçue habillée comme ça et avec un physique comme le tien.

Il ne peut qu'admettre qu'elle est belle et très bien faite. N'importe qui se retournerait sur son passage, même en Ithri'Vaan où on a un peu plus l'habitude de voir des corps dénudés. Cependant, Bénédict n'a pas eu de regard déplacé sur elle pour l'instant. Il faut bien avouer qu'il l'a surtout observée pour l'analyser jusqu'à ce qu'ils soient interrompus dans leur conversation.

- Je suis un oiseau de nuit. L’activité durant le jour ne me vaut rien…Et j’ai une vilaine allergie aux ultra-violets…

J’ai un très vague sourire en songeant à cette réplique du Comte Von Krolock au Professeur Abronsius dans le Bal des Vampires. A mourir de rire ce film. Tellement rempli de clichés qu’il faudrait presque lui faire une place au panthéon des nanars cinématographiques. Mais bref.

- Je me repose mieux sans aucune lumière sur moi. C’est tout. Et oui j’demande. Pour une fois que je suis prévenante…

Je passe une main sur mon visage. « Du calme Aliénor. Du calme », pense-je. Je peux faire un effort, je le sais. Donc je me redresse un peu, observant à travers les interstices des planches de la roulotte ce que je craignais le plus. Des petits jours qui laisseront passer la lumière. Putain…L’aube est là, je le sens au plus profond de mes tripes. C’est viscéral. C’est ainsi depuis que je suis un Enfant de la Nuit. Nous savons, nous sentons quand l’aube arrive, à l’odeur qui s’exhale de la terre, au chant de certains oiseaux, à l’air qui se réchauffe sensiblement, à d’autres choses qui sont imperceptibles ou presque pour un humain normal. La paille ne me protégera pas toute la journée, surtout à midi, là où le soleil est au plus haut. Je finis par me recroqueviller dans un coin, ensevelie par la paille, réfléchissant à toute vitesse.

Je ne peux pas rester ici. Et je ne peux aller nulle part puisque je n’ai été invitée en aucun endroit. Donc je vais devoir creuser un trou en vitesse quand il sera parti. La tête contre le mur, les yeux clos, je l’entends vaguement parler de villages éparpillés, de ce titan, de mes vêtements. Ça me fait sourire, ce qu’il dit sur mon physique.

- D’où je viens, il n’y a que les bohémiens ou les pauvres qui s’habillent comme ça. Moi je préfère les vêtements près du corps. Qui permettent de bouger rapidement. Là je ressemble à rien. Et je sens mauvais. J’aimerais bien me changer oui, mais je doute que les slims en cuir, les t-shirts en coton ou les perfectos existent ici. Donc je fais avec ce que j’ai…Quand je me suis éveillée, j’étais en jupe. J’avais l’air d’une danseuse du ventre. C’est joli mais c’est pas super pratique…

Penser pratique. Penser maintenant.

- Il continuera à s’en prendre aux autres. Ce genre de créature ne sera satisfaite que quand elle aura fumé tout le monde. Je suis sûre que tu trouveras quelque chose dans tes bouquins…

Je ramène la paille sur mes genoux puis le regarde.

- …C’est loin d’ici chez toi ?

-Les quoi ?

Une fois de plus, Benedict ne comprend pas de quoi parle la vampire. Mais en l'écoutant, il rassemble les morceaux et les relie pour déduire la signification des mots "ultra viiolet". Le soleil la dérange donc... Étrange. C'est un nouvel élément qui l'éloigne des morts-vivants classiques, en plus du besoin de sommeil. Comme s'il avait besoin de ça pour intégrer définitivement le fait qu'elle n'est pas comme les autres.
Aliénor lui parle une nouvelle fois de son monde et le mage lui prête une oreille plus attentive qu'il n'y paraît. Cet univers l'intrigue, tout autant qu'elle d'ailleurs. Il note dans son esprit le moindre petit élément, la moindre petite information qu'elle dissémine plus ou moins volontairement dans son discours. Cependant, elle revient bien vite à l'instant présent et il est de son avis : ils ont des choses plus importantes à régler pour le moment.

-Les réponses sont sans doute à l'Aurore, oui. Dit-il d'un air songeur.

Il va avoir plus d'une recherche à mener de front. Le Titan tout comme le sort qui a permis de l'évoquer, la créature qu'ils ont rencontré, sa race et ses origines... Tout cela peut leur donner les éléments pour comprendre ses motivations et comment le combattre et l'arrêter. Et puis, il va aussi devoir trouver comment renvoyer la vampire chez elle. La question de cette dernière sur la distance qui les sépare de "chez lui" le fait sourire.

-Pour moi, rien n'est loin. Mais je ne peux pas de transporter comme je suis venu sans quoi tu finirais plus grillée que les deux incanteurs que j'ai foudroyé hier soir. Fait-il, amusé. En revanche, je peux nous faire voyager dans le ciel mais tout dépend à quel point tu ne supportes pas le soleil.

Il prend un instant de réflexion en observant la jeune femme puis il décide de se mettre debout. Il se lève, prenant appui contre le mur, et s'avance vers elle. Il se rassoit de manière à se mettre à sa hauteur puis il enlève assez de paille pour pouvoir distinguer son visage et plonger son regard dans le sien.

-Si je t'emmène, tu vas devoir être discrète. L'Aurore est bourré de mages, moins puissants que moi, certes, mais plus d'un saura identifier ta nature. Pour eux, tu ne seras rien de moins qu'une abomination qui n'a pas sa place dans notre monde et ils ne chercheront même pas à comprendre comment tu es arrivée là. Ils voudront uniquement te détruire et beaucoup d'entre eux en sont capables. Tu devras rester cachée et loin d'eux, sans chercher à t'attirer des ennuis. Tu penses que tu peux faire ça ?

A quel point je ne supporte pas le soleil…Lui dire, c’est lui donner un moyen de m’abattre. Le plus sûr de tous les moyens d’ailleurs. Je peux endurer de longues, très longues heures de souffrance, sans que cela n’entame ma non-vie. Cela dit, ça ne veut pas dire que je ne suis pas insensible, loin de là…C’est juste que j’ai une résistance accrue à ce genre de choses. Seuls le feu et la lumière peuvent me détruire et je fuis l’un comme l’autre comme un humain fuit la peste.

Pourtant, je n’ai pas tellement le choix que de lui avouer. Pour une fois, je vais sans doute devoir faire preuve d’un peu d’honnêteté si je veux m’en sortir. Et croyez-le ou non mais l’exercice est difficile pour moi. Alors lorsqu’il vient s’asseoir tout tout près de moi pour enlever quelques brins de paille de mon visage, je ne sais pas très bien comment réagir en fait.

- Le soleil me brûle…Ma peau s’effrite comme un vieux parchemin…Cela me prend énormément de temps à soigner. Ce sont les blessures les plus douloureuses…les plus difficiles à guérir que l’on puisse m’infliger…

Je lui épargne les bûchers de l’Inquisition, les cris d’agonie des dizaines de femmes et d’hommes qui ont péri à cause du délire de quelques vieillards en soutane, l’odeur immonde de la graisse humaine qui grille sur les bûches, entretenant des foyers visibles à des lieues à la ronde et dispersant une puanteur telle que personne ne pouvait revenir sur les lieux avant des heures…J’y ai gouté, un peu, sauvée par celui qui a eu mon cœur. Le seul être en ce monde dégénéré pour lequel j’aurai donné mon immortalité sans regret. Cea m'a pris des mois, oui des mois entiers, avant de retrouver une apparence acceptable. Alexei est mort depuis des siècles. Peut-être a-t-il trouvé la paix, lui, c’est tout ce que je lui souhaite…

- Donc si je peux l’éviter, je le fais.

Je regarde un instant ailleurs, un peu déstabilisée par ce regard si franchement accroché au mien. On n’a pas idée de regarder les gens comme ça. Je n'en ai plus l'habitude en fait...Je me sens pas super bien, je suis crevée, la torpeur menace de me priver de mes sens à tout instant. Il faut donc que je réfléchisse vite et bien. Du moins autant qu’il m’est possible de le faire.

- Je suis un vampire, je vis dans les Ombres et le silence est mon compagnon depuis ma renaissance au monde de la Nuit. Le Silence est notre règle d’or. Dans notre monde à nous, les Damnés…on appelle ça la Mascarade. Donc sois tranquille…Je ne ferai aucun esclandre.

Ce n’est pas dans mon intérêt de me mettre tous les mages de ce monde à dos, de toute façon.

- Je resterai dans mon coin sans bouger toute la journée…tu ne verras même pas que je suis là.

Et c’est très vrai. Si je trouve un endroit pour dormir, je dors et ne me réveille qu’au crépuscule. On peut me réveiller dans mon Sommeil, bien entendu…mais…cela a toujours de désastreuses conséquences que je n’ai pas envie de lui expliquer. Il a l’air de m’avoir à la bonne, assez pour m’inviter chez lui, donc je vais éviter de lui dire que si on me réveille, je suis capable de buter tout le monde. Un peu comme ces humains grincheux qui arpentent les rues avant l’aube, le col mal attaché et les yeux collés, grognant comme des ours avant de boire leur première gorgée de café et qui se sentent mieux juste après…

- Donc je peux faire ça…t’inquiète.

Quelque chose me frappe pourtant. Quelque chose qui me fait hocher la tête, pensive. Il n’a pas cherché à me détruire, lui. Pourquoi ? Il vient de le dire, je suis une abomination. Ho ben ça oui je le sais très bien, depuis des siècles…Pourtant, ça fait jamais tellement plaisir de l’entendre. Je m’extirpe un peu de ma cache de paille, les petits fétus piqués dans mes cheveux noirs, pour demander, dans un murmure :

- Tu m’invites donc à entrer chez toi ?

Une question cruciale. J’ai besoin d’une confirmation formelle sans cela, je ne pourrai jamais franchir le seuil de son logis. Il y a sans doute dans mon regard de l’espoir et aussi un peu de crainte car l’aube est là. Les premières lueurs sont en train de se glisser sous la roulotte, je vois distinctement l’herbe se teinter de rose et d’or, tandis qu’un halo orangé dessine les contours des roues de mon abri de fortune. La Bête en moi est en train de hurler, elle se débat, face à l’inéluctable aurore qui est là. Cette angoisse…Il pourra sans doute la comprendre, je viens de m’emparer de sa chemise, la serrant dans mes mains, le blanc des yeux commençant à s’injecter de sang. J’essaye de ne pas paniquer mais j’ai du mal à le dissimuler. Vraiment du mal. Et merde…

La mort par les rayons du soleil semble un sort aroce. Mais dans le discours d’Aliénor, le mage comprend également qu’elle a la capacité de se soigner assez vite. Vite à quel point, il n’en sait rien mais il l’ajoute à sa petite note mentale qu’il a ouverte pour elle dans un soin de son esprit.

-Je comprends. Et j’imagine que la magie de la vie ne fonctionne pas sur toi.

Il s’imagine mal être en capacité de la guérir par ses moyens à lui. Il ne connaît pas assez de choses sur elle mais il a besoin de savoir ce qu’il peut faire et ce qu’il doit éviter. Son but est de la renvoyer chez elle et il n’a pas à lui en expliquer la raison mais cela lui tient à cœur. Ce qui suppose évidemment de la garder « en vie » jusque-là.

La vampire lui assure qu’elle saura se tenir à carreau et c’est tout ce qu’il souhaite. Elle n’a fait de mal à personne pour le moment. Tout du moins, à sa connaissance. Et pour lui, une morte-vivante ne se nourrit pas alors il ne pense même pas à son régime alimentaire. Il est bien loin de se douer de ce qui gît dans les buissons avoisinants et de sa motivation réelle quant à trouver un village rapidement. Il hoche la tête en signe d’entente. Tant qu’elle restera tranquille, il ne devrait pas y avoir de problème.

-Personne n’entre jamais dans ma chambre et il y a bien assez de place pour deux.

Oui, une chambre. C’est tout ce qu’il a, comme n’importe quel académicien. Une chambre qui tient presque lieu d’appartement vu sa taille d’ailleurs mais on a voulu  qu’il n’ait pas à se plaindre ou à se sentir mécontent. Il n’a jamais fait de mal à personne mais on le craint malgré tout… Autant de pouvoir en un seul être, cela effraie même les mages parmi les plus puissants de ce monde. Parce qu’à lui-seul, il vaut plusieurs archimages…

La question d’Aliénor et le ton qu’elle emploie l’amusent. Cela fait bien longtemps qu’il n’a pas invitée une femme dans sa chambre. Il fut une époque où elles se bousculaient, toutes ces prétendantes qui voulaient se faire une place à ses côtés par tous les moyens. Aucune n’a trouvé grâce à ses yeux mais il ne s’est pas privé pour autant. Il était jeune et orgueilleux, conscient de ses capacités et n’ayant pas trouvé ses propres limites. Aujourd’hui, cette pièce autrefois si fréquentée est déserte. Même lui n’y passe plus tellement de nuit puisqu’il s’endort à la fumerie lorsqu’il y va.
Son sourire amusé et nostalgique disparaît cependant lorsqu’une main vient se poser sur lui pour saisir son vêtement. Benedict baisse le regard sur les doigts qui le tiennent puis sur Aliénor. Il ne se sent pas menacé et il fronce les sourcils en voyant l’expression de son visage. Qu’est-ce qu’il lui prend ? De quoi a-t-elle si peur ? Et qu’arrive-t-il à ses yeux ? Il n’est pas sûr de tout comprendre mais il n’éprouve aucune inquiétude. Il chasse partiellement son air interloqué pour lui offrir un regard paisible et assuré. De sa large main, il enveloppe celle qui le tient par la chemise. Et il lui répond enfin sur un ton calme.

-Tu peux venir te réfugier chez moi.

A ces mots, il sent la vampire s’apaiser et il hoche de nouveau la tête comme pour l’assurer définitivement de ses paroles. Il ne le lui aurait pas proposé sinon. Et, de toute façon, il préfère l’avoir près de lui pour être certain qu’elle ne fera pas de bêtises et la renvoyer chez elle dès qu’il le pourra.
Si elle n'a pas retiré sa main de sa chemise, il le fait lui-même, avec douceur de manière à ne pas la brusquer. Puis il se lève et retire son manteau. C’est un vêtement épais et long qui touche presque le sol. Lui qui est grand et elle assez petite, elle devrait être entièrement recouverte à l’intérieur. Il le tient et le lui présente pour qu’elle vienne y prendre place.

-Je m’occupe de nous emmener là-bas. Contente-toi de tenir là-dedans et même de dormir si tu veux. Je suis pas certain qu’on arrive avant la nuit.

La magie de la vie…Elle aurait sans doute pu fonctionner il y a de cela si longtemps. Quand j’étais humaine. Mais là, non. Aucune magie de cette sorte ne pourra fonctionner. Cette magie-là, c’est pas pour les abominations comme moi. La seule qui me permet de rester debout, c’est le sang. Et je ne préfère pas le lui dire.

- ça ne fonctionne pas non. ‘fin…pas comme tu l’entends.

Lui dire que j’aspire la vie à chaque grosse artère palpitant sous mes crocs ne serait sans doute pas judicieux. Après…Je ne tue pas à chaque fois non plus. A la Rose, j’ai mes donneurs personnels, des petits frigos qui se bousculent pour un Baiser. Et ils se portent très bien, ils adorent ça, ça les met à chaque fois dans un état…J’ai jamais compris pourquoi. Bref, en tout cas, je ne compte pas lui dire, pas pour l’instant où je suis en état de faiblesse du à ma nature craignant le soleil.

- J’prends pas de place et je dormirai très bien dans un coin…tant qu’il n’y a pas de lumière et qu’on me réveille pas, je peux dormir n’importe où, je suis pas compliquée comme fille.

Et il accepte. Un soulagement s’affiche sans doute sur mon visage, je le sens se détendre d’un seul coup. Une détente de très courte durée, le premier rayon de soleil vient de frapper le sol. Et lui, il vient de poser sa main brûlante de chaleur, de vie, sur la mienne qui est totalement glacée. Le choc de ce contact là…C’est toujours un émoi pour ma nature de vampire, un émoi contre lequel je lutte, là, tout de suite, de toutes mes forces. Je ne peux pas m’en prendre à lui. Je m’y refuse parce que j’ai besoin de Ben. Et puis un peu parce qu’il a été différent. Au moins ne m’a-t-il pas rejetée à coups de cailloux, de flèches ou de je ne sais quoi d’autre pour me dire de m’en aller. Après des siècles d’errance, de lutte et de désinvolture, un premier geste gentil, c’est toujours…un choc. Oui. Alors je retire ma main, en toussant pour de faux, gênée. Décidément, c’est la journée…

- Merci Ben. C’est très…gentil.

Il se lève, ôte son manteau et explique deux ou trois choses. Je l’écoute en regardant le vêtement, puis en regardant la lumière, visible entre les planches. Une journée au soleil donc. De là où je suis, planquée sous ma paille, je me sens totalement vidée. Epuisée comme jamais. Une journée à l’extérieur…Cela fait longtemps…très longtemps que je n’ai pas « vu » la lumière. La vraie lumière, celle que j’aimais tant jadis, quand je pouvais y rester des heures entières, aux champs…Elle éclaire l’intérieur de la roulotte, peu à peu, il ne va pas tarder à voir que je n’ai plus grand chose d’une humaine à part une séduisante apparence, destinée à troubler mes proies. Il verra mon teint diaphane, mes yeux étranges, mes veines, il saura…

- Okay Ben…Juste…Si je dors…Me réveille pas. Jamais.

Je sors peu à peu de ma cache, posant un pied sur le sol, pile sur la planche pour éviter les interstices puis me précipite à la vitesse de l’éclair dans son manteau, m’en couvrant complètement de la tête aux pieds avant de me blottir contre lui.  Je reçois de plein fouet l’odeur de son sang, le bruit de son cœur, les pulsations qui le maintiennent en vie…Quelle douce musique avant de s’endormir.

- Je serai glacée et silencieuse. C’est normal, t’as pas à t’en faire. Je me réveillerai au crépuscule, okay ? Et si ça sent un peu le brûlé…c’est normal aussi…Fais vite…

Je ne bouge plus, j’attends juste qu’il m’emmène loin, à l’abri, pour que je puisse me reposer et aussi…me soigner. Je le sais, j’aurai des brûlures à l’arrivée. Il n’y a plus qu’à espérer qu’il se déplace rapidement et que rien de fâcheux ne se produira en route sinon je ne donne pas cher de ma vieille carcasse.

La requête d'Aliénor est assez étrange mais ce n'est pas comme si c'était la première fois. Tout est étrange depuis la veille au soir... Alors Benedict se contente d'une réponse très brève pour lui faire savoir qu'il a compris. Il ne la réveillera pas. Mais a priori, il peut au moins la manipuler sans qu'elle n'ouvre les yeux. C'est qu'elle doit avoir un sommeil très profond.
Soudain, elle se précipite vers lui pour se loger dans le manteau dont il n'a pas le temps de l'envelopper avant qu'elle ne le fasse elle-même. Elle vient aussitôt tout contre lui et, sans s'en rendre compte, il ferme ses bras sur elle. Il a un moment d'hésitation et regarde la jeune femme à travers le cuir et une vérité le frappe alors : elle a confiance en lui. Elle compte sur lui. Cela ne lui était encore jamais arrivé.

Après une dernière recommandation, il défait son étreinte involontaire et se baisse. Il passe un de ses bras sous les jambes de la morte-vivante et la soulève. Il n'est peut-être pas un guerrier et sa toxicomanie l'a affaibli mais il parvient encore à porter un corps aussi frêle que le sien sans difficultés. Ceci fait, il se tourne, ouvre la porte à l'aide d'un petit tour et descend de la roulotte. Dehors, le soleil brille et éblouit ses yeux encore embués. Il repense au fait que le manteau ne suffit pas à protéger la vampire et la regarde à nouveau dans son petit cocon. Il n'a pas d'autre solution hélas mais il va devoir faire aussi vite que possible.

-Dors bien, Aliénor. Lui glisse-t-il.

A ses mots, il relève la tête vers le ciel, très haut au-dessus de lui. Parce que c'est là-haut qu'ils vont. L'instant d'après, les pieds de Benedict ne touchent plus le sol et, tandis qu'ils s'élèvent dans les airs, il jette un œil sur la cité d'Etherna. Au lieu d'être silencieuse, elle semble habitée. Le Titan n'est plus là, à moins qu'il n'ait changé de forme. Les rues et les places grouillent d'activité mais pas de celle des habitants d'autrefois. Le chaman de la veille n'était pas venu seul...

Le mage se détourne et fait face à leur destination. Il ne pourra rien y faire de plus aujourd'hui. Il a besoin de réponses...

~~~~~~~~~

Le soleil se couche. Le voyage a pris moins de temps que prévu mais Benedict s'est dépêché. Peu rassuré par l'odeur qui émanait de son manteau et la description qu'Aliénor lui a fait des effets du soleil sur elle, il a tout mis en oeuvre pour tenter de la protéger. Il a appelé autour de lui un large bloc de nuages noirs pour réduire l'exposition aux rayons du jour et il a accéléré le mouvement. Depuis une petite heure, la vampire repose, allongée sur un lit moelleux. Tous les volets ont été fermés et les épais rideaux sombres tirés, laissant la pièce dans un noir presque complet. Toxicomane, le mage a parfois besoin de s'isoler de la lumière et du bruit, soit pour endurer le manque, soit pour savourer sa dépendance en dehors de toute perturbation. Une aubaine pour sa compagne d'infortune...
Pour ne pas risquer de la réveiller et la préserver de la faible luminosité qui pourrait peut-être la déranger, Benedict l'a laissée dans son manteau. Il a posé une couverture sur elle, même s'il n'est pas certain que cela serve à quelque chose mais c'est un réflexe Humain. Puis il est parti, la laissant achever son repos au calme. A son réveil, elle découvrira par elle-même l'endroit où il vit. C'est une grand chambre universitaire, pourvue d'un large lit, d'une salle de bain toute équipée, d'une armoire pleine de vêtements, d'un pan de mur couverts de livres et d'un bureau en désordre. Le plus grand des rideaux ouvre largement sur un balcon-terrasse à la vue imprenable sur l'académie de l'Aurore et Ithri'Vaan. Une pile d'habits féminin attend sagement sur le matelas. Elle ne comporte ni robe, ni juge puisque cela ne semble pas plaire à la femme à qui les vêtements sont destinés. Au pire, elle y trouvera une tunique. Une paire de chaussures est également posée par terre.

Quant à Benedict, il n'est ni plus ni moins que sur son lieu de travail... Quelque part devant un rayon d'étagères, consultant un livre adossé à la balustrade qui est là pour éviter une éventuelle mauvaise chute. Il ne se rend pas compte de l'heure qui s'écoule et des rayons du jour qui déclinent. Il a entamé ses cherches et, pour le moment, elles ne sont pas très concluantes. Son urgence, c'est de trouver qui est ce chaman et ce qu'il manigance. Il n'a pas oublié Aliénor mais son problème est moins grave... Elle ne sera sans doute pas de son avis mais il doit gérer les priorités.
Dans un soupir, il ferme l'ouvrage qu'il était en train de parcourir et le range avant d'en attraper un autre. La nuit va être longue.

Je suis dans cette situation gênante de dépendance et de faim que me déplaît énormément mais contre laquelle je ne peux malheureusement rien faire. Ben a toutes les cartes en main, il connait les lieux, les us, les coutumes, les villages et en plus c’est lui qui possède tous les petits livres magiques de cette académie dont il a parlé. Pour contrebalancer ça, je n’ai rien. Je ne peux même pas le payer, le dédommager ou quoi que ce soit d’autre. Non. Je n’ai rien à moi ici et je suis entièrement dépendante de son bon vouloir comme de toutes ses décisions si je veux pouvoir rentrer chez moi. S’il décide de me jeter à la rue, s’il décide de s’en prendre à moi, s’il décide même de devenir mon ennemi, je ne pourrai rien faire pour l’en empêcher. Alors je file droit, je me tais et je prends ce qui vient sans rechigner.

Je ne proteste pas, pas même quand il passera son bras autour de mon corps pour me garder près de lui. Ces gestes-là m’apaisaient autrefois, mais là, de suite, ils m’inquiètent. Je sens la chaleur du sol remonter dans la roulotte. Je sens mes membres s’engourdir à cause de la torpeur qui menace de me couper de toute réalité et de me plonger dans le néant d’un instant à l’autre. Je sens que je n’ai plus le contrôle de rien et ça m’angoisse beaucoup même si j’essaye de ne pas trop le montrer.

Lorsqu’il me porte, je m’accroche à lui aussi fort que je le peux, tentant de priver mes sens de tous les récepteurs qui m’affolent d’ordinaire. L’odeur de son corps, de son sang, le bruit de son cœur, ces pulsations humides et divines qui me parviennent avec toute la netteté d’un chant d’oiseau dans une aurore silencieuse.

Et il y a soudain la lumière.

La terrible et assassine lumière que je ressens de plein fouet, même à travers le manteau. Il pourra le sentir, lui qui me porte, ça me fait un mal de chien. Cela dit, je n’ai pas le temps de me plaindre ou de répondre à ses vœux de bonne nuit. Le néant m’engloutit, raidissant mon corps comme le cadavre que je suis, en fin de compte. Une abomination, comme il l’a si bien dit.




Plus tard




Les vampires ne rêvent pas, vous le saviez ? On ne peut pas. C’est mécanique. Nous sommes morts. Pourtant cette journée, là, j’ai vu un truc. Un truc louche qui m’a mis mal à l’aise dans mon néant. Quand j’ai ouvert les yeux, il n’y a que l’odeur de Ben et pas trop de bruits aux alentours. Je suis sous son manteau et une couverture….Et il y a très peu de lumière. Je bouge mon bras pour retirer la couverture et retiens un cri, ramenant le bras contre ma poitrine endolorie.

- Putain de merde, fait chier…

Les yeux clos, je fais le compte. Une ici, une autre là-bas sur ma cuisse gauche, une sur on épaule gauche, et une sur ma joue gauche également…Tout le côté de mon cops qui n’était pas accolé à celui de Ben…Je porte ma main valise sur mon visage et sens déjà la magie à l’œuvre, en train de recomposer les chairs et…puisant dans mon énergie pour y arriver. Une énergie qui n’est pas sans limite, malheureusement.

Et dire que je lui ai donné ma parole…Qu’est-ce qui m’a pris…Je serre les dents, je me redresse un peu et note qu’il fait sombre. Vraiment sombre. Il a tout éteint, il n’y a aucune lumière mais ça ne m’empêche pas de détailler l’endroit. Cela ressemble à ces chambres qu’on retrouvait dans les grandes villes universitaires d’Italie en plein Quattrocento. Tout cela me semble familier, le désordre, le grand lit, le silence, les livres…même l’odeur en fait, une odeur de papier et de fumée de bougie, de reste de nourriture et de sueur aussi. Assise sur ce lit qui n’est pas le mien, je regarde mon bras, celui qui est blessé. Et l’analyse est sans appel. J’ai rôti comme un petit poulet tout sec devant un feu trop fort. Ma peau est noircie par endroits et j’observe les petits liens se connecter à d’autres, pour reconstituer mon derme, avec lenteur. Une extrême lenteur. Je ferme les yeux…

- Pourquoi je lui ai promis ça, merde…

J’ai promis. Et quand je promets, je ne reviens pas sur ma parole. Jamais. Je n’irai donc pas chasser puisque je suis potentiellement détectable et donc…une cible, une abomination à éradiquer. Je lui ai promis d’être indétectable. Je vais donc faire de mon mieux…Il y a des habits là-bas. Je me déplace un peu, pour y voir des vêtements…Ha oui…Des vêtements de ce monde. Je soupire, prends une tunique bleue et dédaigne volontairement les chaussures, je n’en porte jamais de toute façon.

Un mouvement de la tête et je remarque ce qui doit être une salle d’eau. Les choses vont être compliquées mais je peux au moins essayer donc j’ôte la couverture, le manteau et pose un pied au sol, puis l’autre.

- Put…

J’ai très très mal. Vraiment très très mal. Alors tant pis, j’utilise ma célérité naturelle pour me rendre là-bas, en retenant mes cris. Près du petit bassin rempli d’eau, je prends de longues minutes, de très longues minutes avant de me décider à ôter mes vêtements. Des vêtements que je déchire. Ils tombent au sol, me laissant nue comme au premier jour de ma vie. Je touche l’eau du bout des doigts et ne peut m’empêcher de gémir cette fois. Non, je ne peux pas, ça fait trop mal…Les brûlures sont les pires douleurs qu’on puisse m’infliger et même si je suis résistante, je n’ai pas un seuil de tolérance infini…Il faut que je me soigne et le seul moyen d’y parvenir m’est interdit puisque j’ai promis. Toucher l’eau, sentir le liquide s’immiscer dans mes chairs, c’est trop…alors j’enfile la tunique avec d’infinies précautions, une tunique qui m’arrive aux mollets, puis je fais demi-tour. Jusqu’au lit. Un lit sur lequel je me couche, les yeux clos, percluse de douleurs atroces que je ne peux apaiser.

Quelle horreur…S’il n’y avait pas cette promesse, je serais sans doute dehors à chasser, à manger le premier imprudent qui serait sur ma route.

En position fœtale sur le lit, je ne bouge plus, je laisse la magie du Ver faire son office, tout en me retenant de hurler pour n’alerter personne.

La nuit est tombée lorsque Benedict revient de sa chambre. Les yeux rivés sur un livre ouvert, deux autres sous le bras, il parcourt les lignes de l'ouvrage à toute vitesse. A peine entré, il a un signe de main vers les rideaux du balcon et ceux-ci s'écartent lentement sur son ordre, une brise venant les repousser. La lumière claire et bleuté des deux lunes baignent rapidement la pièce, rendant l'usage de bougies presque inutile. Après avoir fait quelques pas, le mage s'arrête et lève enfin le regard pour parcourir rapidement la pièce, cherchant manifestement quelque chose. Rien dans l'espace bureau, aucun mouvement dans la salle de bain. Il se tourne alors vers le lit et ses sourcils froncés se détendent soudain dans une expression plus soucieuse. Il s'approche doucement et, plutôt que de risquer de causer des douleurs à Aliénor par le mouvement du matelas, il abandonne l'idée de s'asseoir sur la couche où elle repose et préfère s'accroupir. Ainsi, sa tête est au niveau de celle de la vampire et il la penche pour l'orienter dans le même sens que la sienne.

-Désolé, j'ai fait de mon mieux pour te protéger des rayons du soleil mais même des nuages noirs d'orage n'ont pas suffit on dirait. La magie à l'oeuvre sur toi est plus puissante que la mienne. Et j'avoue que je ne suis pas habitué.

Benedict se redresse un peu et regarde les blessures de la jeune femme tout en gardant ses distances. Même s'il ne la voit pas comme une menace, il préfère éviter une réaction violente de sa part en cas de contact. Il saurait parfaitement manipuler son corps afin de l'ausculter sans lui causer de douleur mais la peur et la souffrance peuvent provoquer certaines réponses imprévisibles à un geste bienveillant. De toute façon, même de là où il est, il sait pertinemment qu'il ne peut rien faire. La peau de l'étrangère a brûlé comme du papier et non comme une chaire vivante. C'est une chose qu'il n'avait encore jamais observé. Par plus qu'une morte-vivante qui ressent la douleur d'ailleurs.

-Dommage pour toi, la nécromancie est la seule magie de Miradelphia que je ne pratique pas du tout, pour des raisons déontologiques entre autres.

Il se penche de nouveau pour replonger ses yeux dans ceux d'Aliénor. Il ne retire aucun plaisir à la voir souffrir, bien au contraire. Il aurait aimé être en mesure de la préserver des effets du soleil sur elle. Malheureusement, il n'a jamais porté plus d'intérêt que cela à la magie des ombres dont il n'a que quelques notions. Quand à la lumière, il a seulement les bases.

-Est-ce que je peux faire quelque chose pour te soulager ?

Ignorant tout des vampires, il n'y a qu'elle qui puisse lui apprendre comment lui venir en aide. Peut-être y a-t-il une plante, un produit, un geste qui permettrait d'accélérer sa guérison. Elle seule a la réponse.

Je l’ai entendu arriver bien avant qu’il ne passe le seuil de sa chambre. Tout comme je l’ai senti à l’instant même où il a ouvert la porte. Je ferme les yeux. La faim chez nous, c’est comme chez les humains. Plus on a faim, plus on est réceptif à toutes les odeurs qui s’insinuent jusqu’à nous. Là où un humain peut sentir son estomac se tendre à l’odeur d’un burger, d’un barbecue ou de toutes ces choses sucrées qu’on vend sur les foires, nous…nous sentons la Vie. La belle et douce Vie qui coule dans les veines, au rythme d’une pulsation régulière. Nous savons. Nous sentons. Et quand nous sommes blessés, cette perception est décuplée parce que le sang est le seul moyen de nous guérir rapidement et de recouvrer tous nos pouvoirs. Imaginez alors comment je perçois Ben là de suite…oui, c’est cela…Comme un gros burger tendre et juteux saupoudré de sucre…

Ma promesse me contient. C’est un principe auquel je n’ai jamais dérogé, auquel nous ne cédons jamais, nous les Ravnos. Un serment est un serment et je m’y tiens. Même si c’est compliqué, là, surtout s’il vient s’agiter sous mon nez, tout proche. Fort heureusement – pour tous les deux – il ne me touche pas, préférant rester à distance.

Je rouvre les yeux sur lui. Ma paupière droite est intacte, la gauche est en train de se reconstituer, lentement, il pourra le voir, lui qui est attentif à tout.

- C’est rien. Je te l’avais dit…Je suis une créature de la Nuit, on a des avantages mais aussi des tas d’inconvénients. Tu viens d’en voir un…. Au moins tu as essayé de me protéger…Et ça c’est cool, merci Ben.

Parce que oui, s’il n’avait pas pris toutes les précautions qu’il a prises, je serais sans doute morte. Pour de vrai.

- La magie qui coule en moi est une magie millénaire. Je suis de la sixième génération après celui qui est notre père à tous. C’est parce que mon sang et ma magie sont vieux que j’ai pu survivre. Un nouvel Infant aurait succombé, c’est certain…

Ce parfum, bordel de merde. Je commence à ressentir ce picotement caractéristique dans ma mâchoire. Il faut que je me casse d’ici, et vite. Je plisse les lèvres, les yeux et m’assieds sur la couche, en tunique, pieds nus. Les deux mains sur le drap, je garde la tête baissée. Il faut que je chasse. Il faut que je boive. Et il ne faut pas qu’il voie ça.

- Je dois sortir. Faire des trucs de Vampire. Si je sors par la fenêtre et que je suis discrète, ça ira tu crois ?

J’ai pas encore eu le temps de regarder le décor, du coup je ne connais rien de l’endroit où je suis, je ne connais que cette chambre et rien d’autre.

- Vu que tu m’as dit que les autres mages seraient sans doute moins…compréhensifs que toi…

Cette douleur partout...Je fais de mon mieux pour le cacher mais j'ai qu'une envie, c'est de hurler, là tout de suite.

Benedict écoute et enregistre tout ce qu'elle dit. Il n'a pas besoin de faire de recherche pour savoir qu'un être comme elle est unique et n'a jamais été vu en Miradelphia. Donc il ne trouvera rien pour lui apprendre ce qu'elle est et comment son organisme fonctionne. Sa seule source d'informations, c'est elle.

Alors qu'elle lui parle d'aller "faire ses trucs de vampire", il fronce les sourcils. Il ignore pourquoi mais cela ne lui dit rien qui vaille. Si elle n'avait rien à cacher, elle lui dirait sans détour de quoi il en retourne. Cependant, plus il la regarde et plus il a l'impression qu'elle ne souffre pas uniquement à cause de ses brûlures. Il hésite mais il n'a pas vraiment le temps de réfléchir et encore moins de lui poser des questions.
Finalement, il se relève, se mettant debout sur ses deux pieds. Il la toise encore une fois, en pleine doute, avant de finalement lui répondre.

-Ça devrait aller. Mais j'espère que je n'aurais pas à le regretter...

Ce n'est pas vraiment une menace, même s'il aurait probablement les moyens d'en proférer une. Après tout, il est relativement puissant et il est sans doute le seul qui ait les moyens et la volonté de l'aider. Il n'est pas dans l'intérêt d'Aliénor de le contrarier mais... Sait-on jamais. Mais ici, il exprime simplement sa hantise et une potentielle source d'amertume quant aux décisions qu'il a prise la concernant.

~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~

La nuit progresse et le mage est toujours dans sa chambre. Il a profité de la nuit pour tout ouvrir afin d'aérer et de rafraîchir les lieux. A la lumière d'une boule blanche qui flotte dans l'air, il parcourt livres et parchemins depuis le départ de son invité. Souvent, il jette un œil sur l'ouverture par laquelle elle a disparu afin de voir si elle ne rentre pas. Sa concentration sur ses lectures est perturbée par le fait de ne pas savoir où elle est ni ce qu'elle fait. Il n'a pas dormi depuis plus de vingt quatre heures mais il n'est pas certain d'y parvenir tant qu'elle ne sera pas revenue. Cela pourrait passer pour de l'attachement mais il se sent surtout responsable des actes de cette femme qu'il a accepté d'héberger sans rien connaître d'elle. Il ignore ce qu'elle est partie faire mais il ne se sent pas rassuré de la savoir seule dans la nature, hors de contrôle... Et il a hâte qu'elle soit de retour pour pouvoir enfin garder un œil sur elle.
Il aurait aussi pu la suivre mais il a opté pour une seconde option : la renvoyer chez elle le plus vite possible. C'est pour cela qu'il est resté là. Il préfère trouver rapidement le rituel qui lui permettra de ramener Aliénor chez elle plutôt que de perdre son temps en filature. Mais, pour l'instant, il a fait chou blanc.

Entendant la voix d'Aliénor, Benedict arrête de lire mais fixe toujours son document. Alors que la vampire se dirige vers la couche, il pose le parchemin sur le bureau, soudainement désintéressé par sa lecture. De toute façon, elle ne semble pas contenir ce qu'il cherche. Il ne regarde pas la jeune femme qui se vautre sur le lit comme si c'était désormais le sien. Finalement, il tourne ses yeux vers elle, la laissant parler sans lui répondre. Son regard glisse sur son corps et observe ses blessures miraculeusement guéries, ou presque. Une question lui brûle les lèvres. Comment un corps sans vie peut-il se régénérer de la sorte ? Inconsciemment, il le sait mais l'information se refuse à lui, il la rejette parce qu'elle lui est difficile à tolérer. Et, en fin de compte, il renonce à l'interroger. Il ne veut pas savoir et préfère faire en sorte qu'elle rentre le plus rapidement possible chez elle, comme si la réponse à sa question pourrait le faire changer d'avis... Et créer chez lui un regret dont il pourrait ne pas se remettre, lui dont le Souffle est déjà bien amoché.

C'est la seule créature qu'il ait rencontré avec laquelle il retrouve tant de points communs...

La dernière question de la morte vivante le tire de son observation et il lève les yeux vers la boule de lumière qui se trouve près de lui. Il la regarde quelques secondes, achevant de se tirer de ses réflexions et il finit par lui répondre d'un air distrait.

-Cette lumière est plus pure. Elle fatigue moins les yeux. Et pas de risque d'incendie...

Il allait poursuivre sa phrase mais il s'est retenu. Il se drogue ici aussi et il ne se rend pas toujours compte de ce qu'il fait avant de sombrer dans l'inconscient. Au moins, cette lueur s'éteint avec son esprit.
Benedict se redresse un peu sur son siège et reporte son attention sur les documents qu'il a ramené de la bibliothèque.

-J'ai soumis la question de l'armée verte et de leur créature au Conseil. En attendant qu'il décide de se rendre en Péninsule pour s'en occuper, je me penche sur ton cas. Ce n'est pas très concluant pour le moment.
Il tourne à nouveau la tête vers elle. Tu n'aurais pas un idée de la façon dont tu as atterri ici ? Cela pourrait m'aider dans mes recherches.

Hôpitaux ? Encore un mot étrange qu'il ne connaît pas. A Miradelphia, on parle de maison de soins, de Temple, d'hospice... Alors Benedict ne peut soupçonner de quoi elle parle mais il s'attache plus à essayer de comprendre les termes bizarres qu'elle emploie et qui se succèdent dans son discours. Il a deux tâches en tête : renvoyer Aliénor chez elle puis identifier et chasser cette armée verte.

-Cela n'augure rien de bon ici non plus. Mais je ne suis pas décisionnaire. Ce n'est pas à moi de définir s'il faut agir et qui envoyer le cas échéant. Cependant, je doute que ces créatures se soucient de nos frontières -dont ils n'ont probablement aucune connaissance- et je serais probablement appelé à intervenir.

C'est une occasion assez inespérée pour lui. Depuis le temps qu'il croupit ici, il aurait enfin la possibilité de faire bon usage de ses talents. La question de son addiction se pose néanmoins à lui, l'obligeant à se droguer régulièrement puis à prendre le temps de récupérer, il va devoir songer à s'en libérer s'il veut faire ses preuves. Et la perspective d'être enfin légitimé ne peut que le pousser à s'affranchir de son vice.
Mais, pour l'heure, il doit s'occuper de la vampire. Il écoute son histoire avec attention. Son monde est étrange mais comporte des mages aussi. Cependant, leurs pratiques semblent différentes des siennes. Il n'a pas besoin de sacrifier de poulets pour parvenir à ses fins... Il écarte tout cela dans un coin de sa tête et se concentre sur les moyens employés pour la faire voyager entre les mondes. La mutualisation de deux formes de magies n'était pas une chose qu'il avait envisagé. Il n'en existe qu'une en Miradelphia. Du moins le pensait-il jusqu'à l'arrivée de ses créatures un peu plus tôt. Mais alors qu'il réfléchit, il entend les dernières paroles d'Aliénor auxquelles succède un silence qu'il rompra d'une voix grave après quelques instants.

-Tu te trompes. Ses yeux se détournent du bureau qu'il fixait afin de réfléchir pour se poser sur la jeune femme, emmitouflée dans son drap. Je veux te renvoyer chez toi parce que c'est là-bas qu'est ta place. Ce monde n'est pas le tien.

Il b'y a aucune forme de jugement ni de condamnation dans le ton de sa voix. Il est particulièrement sérieux, comme si cette idée lui tenait réellement à cœur. Mais il ne s'y attarde pas davantage, elle n'a pas besoin de connaître ses motivations à l'héberger et lui venir en aide pour accepter la main qu'il lui a tendue. Il se met alors debout et rassemble les papiers et ouvrages qui sont désormais éparpillés sur toute la surface du bureau. Tout cela lui est inutile, il ne cherchait pas là où il aurait dû.

-S'il a fallut la magie des tiens pour te faire partir, il en faudra peut-être pour te ramener à eux. Tu la pratiques aussi ? En quoi consiste-t-elle ?

Si les choses se passaient plutôt tranquillement jusqu’à maintenant, rien n’allait plus être pareil dans quelques instants. Les propos de Ben me font regarder ailleurs, assise comme un indien dans son lit, la couverture posée sur mes épaules. Dommage. J’aurais bien voulu ne pas trop lui expliquer…

- « Lorsque mes énergies affluèrent pour la première fois en moi, j’ai découvert comment me déplacer comme l’éclair, comment prendre la force de la terre, et comment être solide comme la roche. Ces choses étaient devenues aussi faciles pour moi que de respirer »…

J’observe l’extérieur, tout en récitant une partie de ce livre dont nous connaissons tous les préceptes et dont Ben ne sait rien du tout. Alors je le regarde, avec un sourire. Je doute qu’il doit y avoir un exemplaire du livre de Nod en ces lieux, l’équivalent de la Bible pour les Chrétiens.

- Ce sont les mots du Premier d’entre nous tous. Caïn…On nous appelle les Caïnites, parfois, même si c’est plutôt rare. Les gens préfèrent le mot Vampire, ça nous rend…moins effrayant. Caïn est notre père, Lilith est notre mère. Ils ont parcouru la terre il y a de cela des milliers d’années, aux temps bibliques, lorsque Dieu parlait encore à ses ouailles avant de préférer s’isoler dans sa cité d’argent avec ses lèche-pompes. Bref…Caïn avait un frère, Abel. Pour plaire à Dieu, qui exigeait un sacrifice, Caïn sacrifia son frère qu’il aimait plus que tout, pour offrir son sang. Seulement…le sacrifice a déplu à Dieu, il a exilé Caïn sur les terres de Nod, seul, affamé, abandonné.

Cela fait bien longtemps que je n’ai pas raconté la légende et pourtant, comme à chaque fois que je le fais, une douleur étreint mon petit cœur mort. La souffrance de Caïn a été innommable et cette souffrance, il nous l’a transmise, au fil des générations. Les nouveaux infants, ceux qui hantent les ruelles de Bourbon street, ne la ressentent pas comme moi je la ressens. La douleur de Père règne en moi et conditionne celle que je suis. Je finis par regarder mes mains, presque gênée, en réalité.

- Le sang. Voilà la clé de notre magie. En punition des actes de Caïn, nous sommes tous maudits, nous ses enfants. Nous avons chacun nos spécificités et nos aptitudes mais le sang est ce qui nous relie tous. En gros et pour faire TRES court.

Voilà, c’est dit. Au moins, on ne pourra pas dire que je ne suis pas honnête même si je bonimente à la perfection quand les circonstances l’exigent. Il est le seul à pouvoir m’aider, autant ne rien lui cacher. De toute façon il aurait bien fini par le découvrir.

- Les Tremere sont l’équivalent, dans les grandes lignes, de vos mages. Nous les appelons les Thaumaturges, ce sont eux qui maîtrisent cette…Voie du sang. C’est compliqué, je sais…Ils peuvent maîtriser les éléments, le climat, l’esprit, ils peuvent corrompre, utiliser la technologie en invoquant leur pouvoir, combattre…bref…Ils sont puissants. Très puissants. Et ce ne sont pas mes potes, loin de là. Maiiiis…Je suis vieille. Très vieille. Je maîtrise des disciplines et connais des choses dont il ignore tout.

Et c’est bien un de mes points forts, ça. Ça me fait sourire d’ailleurs.

- Alors pour en arriver à m’expédier ailleurs, ces enfoirés ont obligatoirement du passer un contrat avec les sorcières humaines ou même les mages garous. Je ne serais même pas étonnée que ce soit les deux en fait, pour augmenter les effets de leurs incantations. Et je n’ose même pas imaginer le prix qu’ils ont du payer pour en arriver là… Donc pour rentrer, il faudra un équivalent d’ici. Quelque chose de puissant, un pouvoir ancestral, assez fort pour faire plier les couloirs de l’espace et du temps. Et moi, toute ancienne que je suis, je ne pratique pas la Magie. Du moins pas la leur. J’ai d’autres talents, totalement inutiles pour l’instant.

J’observe Ben, scrutant sa réaction. C’est beaucoup d’informations en même temps, je crains de le perdre, de le voir paniquer ou de tenter de s’en prendre à moi par crainte que je ne m’en prenne à lui à cause de ma nature. Jai l’habitude des réactions violentes mais cela me ferait quelque chose de le voir tenter quoique ce soit.

- ça va Ben ?

A la façon dont Aliénor entame son récit, Benedict arrête de ranger et la regarde tandis qu'elle récite par cœur ces quelques phrases qui ont plus de sens pour elle que pour lui. Et tandis qu'elle poursuit, il comprend que son explication va être bien plus longue encore. Il abandonne alors ce qu'il était en train de faire et vient s'asseoir à demi sur le bureau, croisant bras et chevilles devant lui. Il l'écoute attentivement, encore surpris de ce qu'il apprend toujours sur son monde. Un seul Dieu ? Comment aurait-il pu tout créer lui-même et faire un univers aussi diversifié que le sien ? Cela lui semble peu concevable et il imagine un paysage plutôt uniforme et insipide.
Elle continue et il ressent les émotions de la vampire, par pure empathie. Elle parle de la douleur de son père comme c'était la sienne, ce qui est assez étrange. Elle souffre en parlant de tout ceci et... Elle a soudainement honte en avouant l'origine de la magie de son peuple.

Benedict fronce légèrement les sourcils. Le sang... Ici, c'est une forme de magie de la Vie qui n'a rien de tabou mais cela ne semble pas être la même chose à ses yeux. Sans doute est-ce une forme dérivée de nécromancie... Ce qui allie vie et mort pour créer un être comme elle et lui permettre de subsister. En tout cas, rien ne le choque et son esprit ne retourne pas chercher ses questions quant à la façon dont elle a si miraculeusement guérie. Sa conscience ne veut pas le savoir et il étudie avec attention ce qu'elle continue à lui expliquer. Il réfléchit si intensément à tout cela qu'il ne se rend même pas compte du silence qui s'est installé.

-ça va Ben ?

Le mage redresse subitement la tête et pose des yeux un peu ailleurs sur Aliénor. Il est surpris à la fois par la question que le simple fait qu'on la lui pose.

-Pardon, j'étais perdu dans mes pensées. Se reprend-t-il. Quelque chose d'ancien, nous avons. Au fil de nos expéditions, nous avons rapporté un certain nombre d'artéfacts, notamment de Nisétis. Par contre, je n'ai pas le rituel en tête et je ne le visualise même pas donc le trouver est sans doute ce qui va prendre le plus de temps. Je pense être assez puissant pour m'en occuper tout seul. Par contre, je pense que la magie des tiens est une forme de nécromancie et c'est le seul Art que je ne pratique absolument pas. Je vais sans doute devoir demander un coup de main, ce qui ne m'enchante pas du tout... Je ne suis pas tellement apprécié et je préfèrerais que personne d'autre ne soit au courant pour toi.

Il fait volte-face et reprend son rangement.

-Puisque tu es capable de faire des citations, je suppose que tu es lettrée. Et comme nous semblons parler la même langue... Il prend la pile de parchemins et de livres qu'il vient de terminer dans ses bras et se redresse. Nous irons plus vite à deux. Suis-moi. Et si par malheur nous croisons quelqu'un, cache-toi.

Il se dirige alors vers la porte et quitte la pièce.
Les couloirs sont plus grandioses encore que sa chambre qui a perdu de son cachet avec les années. Mais combien d'années au juste ? Des décennies... Des décennies que plus personne n'y pénètre pour entretenir les dorures, retirer la poussière, chasser les araignées... Et, en tant que drogué, c'est le cadet des soucis de Benedict. Le reste du bâtiment est sans commune mesure avec ses appartements. Tout est impeccable, les tentures sembles neuves, les statues sont immaculées, pas un carreau au sol n'est fendu. Le mage circule à bonne allure, sachant pertinemment où il se rend. Il emprunte les voies les moins fréquentées, même si, à cette heure de la nuit, il ne risque pas de voir grand monde.
Après plusieurs minutes, ils atteignent une immense porte dorée qu'il ouvre d'un geste de la main. Il entre et crée aussitôt plusieurs boules lumineuses afin d'éclairer les lieux. A l'intérieur, c'est une gigantesque bibliothèque. Les allées disparaissent à perte de vue. Chaque pan de mur ou de colonne est recouvert d'étagères allant jusqu'au plafond et sur lesquels reposent des millions de livres. Passerelles et escaliers -parfois amovibles- permettent de tous les atteindre. Dès qu'Aliénor est entrée, Benedict referme la porte de la même manière qu'il l'a ouverte.

-Bien. Il ne nous reste que quelques heures avant le lever du soleil et l'arrivée des premiers étudiants. Au travail.

- Je parle même plusieurs langues dont certaines sont depuis longtemps oubliées…Je pense que je peux t’aider oui. D’autant que je lis…vite.

Au diable la couverture et le confort d’une couche propre, je suis debout, près de Ben, à nouer mes cheveux en une tresse lâche.

- Tu ne peux pas rêver meilleure assistante. Quant à me cacher, je peux disparaître à volonté, je ne suis pas inquiète. Donc ne le sois pas non plus, tout va bien se passer, ok ?

Bon, d’accord, je suis en tunique médiévale, c’est pas la tenue la plus adéquate pour une lecture en pleine nuit mais elle a au moins le mérite de libérer mes jambes de manière à ce que je puisse me déplacer facilement. Je le suis donc, ce Mage étrange, dans des couloirs qui le sont plus encore. En d’autres circonstances, j’aurais probablement pris le temps de regarder, observer, détailler, mais pas là. Je reste dans son sillage, le nez en l’air, à admirer en passant les marbres, les ors, les symboles que je ne comprends pas.

- La vache…Dommage que j’ai pas mon smartphone, j’aurais pu faire de ces photos là…

La porte dorée me coupe littéralement la voix. Un sifflement m’échappe, tandis que je fais un petit geste drôle du bout des doigts en faisant sembler d’invoquer je ne sais quoi.

- « Citron sorbet » !!!

Evidemment rien ne se passe. Ben me regarde d’un air étrange, moi je me marre en secret en songeant à Poudlard.

- C’est rien…hem…Je te parlerais bien d’Harry Potter mais …bref, on y va ?

Lorsqu’il ouvre enfin la porte, je me marre toujours intérieurement mais cela s’interrompt de suite à la vue de la bibliothèque. Pas besoin de lumière, je vois parfaitement les lieux et un autre sifflement m’échappe. Je ne dis plus rien. Il fut un temps où j’aurais littéralement tué pour avoir la chance de lire tout ça. J’avance un peu, non loin de Ben, le nez toujours en l’air avant de m’élever un tantinet, les mains dans le dos, juste pour mesurer la longueur des couloirs. A perte de vue.

- Hé ben dis donc…Tu as un endroit précis, une étagère, un ouvrage en tête ?

Je retombe en souplesse sur le sol, juste à côté de lui, amusée.

- Suffit de me le dire, je te le trouverai très vite. Et je le lirai probablement tout aussi vite. Du coup tu cherches quoi?

Benedict fronce légèrement les sourcils aux mots de la vampire qu'il comprend être une incantation des plus originale, citation d'un ouvrage dont il ignore la référence. Cela pourrait presque être amusant s'il savait de quoi elle parle. Dommage qu'elle n'ait pas le temps de lui parler plus longuement de cet Harry Potter qu'il devine être un mage réputé de son monde.
Après avoir refermé la porte, il se décharge de ce qu'il a dans les bras sur une étagère où d'autres ouvrages attendent en pagaille d'être rangés à leur place par des étudiants et assistants de la bibliothèque. Ce n'est pas lui qui se charge de cette basse besogne... Même si son travail à lui est loin d'être aussi reluisant que ceux d'autres mages de cette académie.

-Nous allons suivre ta théorie et nous rendre dans la section Nisétienne. Nous y trouverons sans doute davantage d'ouvrages sur les sujets qui nous intéressent. Ils ont pratiqué un certain nombre de magies interdites en leur temps et je suis la preuve vivante qu'ils ont dépassé les limites de ce que l'on pensait possible. Et te voir débarquer chez nous était loin de faire partie du possible à nos yeux.

Sans plus attendre, le mage évolue dans les interminables allées de la bibliothèque, le pas assuré, suivi par Aliénor et les boules lumineuses qu'il a animé à leur arrivée. Nombre de nouveaux venus s'y sont égarés mais il les parcourt depuis bien trop longtemps pour s'y perdre. D'autant que, depuis plusieurs décennies déjà, il en est le gardien.
Après un bon moment à suivre le même chemin, Benedict tourne enfin et traverse à présent la salle dans sa largeur. Là où d'immenses vitres éclairent les lieux, l'endroit devient de plus en plus sombre. Car à l'opposé de la grande baie vitrée se tient un mur parsemé seulement de plusieurs portes de métal visiblement verrouillées. Pour les ouvrir, aucune serrure ni poignée. Les mages ont d'autres moyens d'y accéder.
Le dépendant à l'opium s'arrête devant celle qui se trouve juste en face de lui et qu'il visait. Au-dessus, il n'y a aucun écriteau qui indique ce qu'il se trouve à l'intérieur. Ce qui se cache derrière chacune de ces seize portes, seuls quelques sages le savent parce qu'ils l'ont appris par cœur. Ce n'est écrit nulle part, pas plus que la manière de les ouvrir. Ainsi, si quelqu'un parvient à entrer malgré tout, il n'est pas certain d'avoir accès à ce qu'il cherchait. Cela dissuade d'essayer.

Benedict lève une main vers le cœur de la porte de fer et ferme les yeux. Les secondes s'égrainent et on entend bientôt un premier claquement métallique. Suivi d'un autre. Et d'un autre. Il enchaîne les sorts dans un ordre précis qui débloque chacune des six serrures qui maintiennent cette salle close. Lorsqu'il a terminé, il rouvre les yeux et s'avance, repoussant le pan d'acier pour libérer le passage. Il tient la porte à Aliénor et la referme derrière elle.
Ils se trouvent à présent dans une pièce aussi haute que la précédente mais bien moins large et sans fenêtre. C'est une sorte de cagibi aux mêmes proportions que la bibliothèque à laquelle il est accolé. Là encore, des étagères bourrées de livres recouvrent les murs et deux allées ont été créées au milieu afin de pouvoir ranger les derniers ouvrages. Cela sent la poussière, le renfermé et le papier.

-Tu comprends pourquoi j'évite définitivement les bougies maintenant ? Dit-il d'un ton amusé.

Une seule étincelle pourrait faire disparaître tout cela en à peine une heure. Ces livres sont âgés de centaines, voire de milliers d'années. D'un geste de la main, Benedict envoie ses lucioles lumineuses se positionner de manière à éclairer l'endroit dans sa totalité. Cela rend soudainement la salle un peu moins étouffante et lugubre que lorsqu'on en devinait à peine le plafond.

-Tu es rapide mais ces ouvrages sont anciens et délicats. Vas-y doucement. Il s'avance ensuite vers d'une des étagères. Ici, nous trouverons tout ce qui concerne le temps et l'espace. Nous devons identifier tous ceux qui parlent de voyage dans l'une ou l'autre de ces dimensions. Et, dans l'idéal, il faudrait que cela évoque les deux à la fois. Pour m'être déjà intéressé au temps, je crois en avoir vu l'évocation dans quelques pages mais ce n'était pas l'objet de ma recherche à l'époque donc je ne me souviens pas dans lesquels. Nous devons partir de zéro. Il se tourne vers Aliénor et la regarde du coin de l’œil, l'air presque amusé et complice. Prête ?

Des livres, des fenêtres et des portes. De hautes portes de métal. Automatiquement, j’ai envie de savoir ce qu’il y a derrière bien sûr. Quoiqu’il en soit je ne suis pas chez moi, je laisse donc le Mage faire ce qu’il a à faire et je note avec curiosité que nous avons la même façon de procéder en matière d’invocation. Décidément, il n’y a vraiment que les Tremere pour en faire des caisses avec leurs mouvements de bras et leurs yeux qui roulent.

Les serrures grincent un peu, puis les portes s’ouvrent sur un endroit que j’imagine comme un équivalent du Saint des Saint. Je garde pour moi l’image d’un homme à l’aspect rébarbatif qui garde les livres de Kamar-Taj et la main du Docteur Strange qui surgit de nulle part pour les voler. Cela m’amuse de voir les parallèles, les situations, et dans une réflexion un peu plus profonde que d’habitude – ça m’arrive plus souvent qu’on pourrait le penser – je me dis que si ce monde existe, il doit en exister d’autres. Peut-être sont-ils des milliers…Le multivers serait une réalité ? Certains philosophes antiques ont évoqué cette possibilité, ainsi que plusieurs sages de cultures désormais oubliées. L’avantage d’être vieille, comme je le suis, me permet peut-être d’imaginer le possible là où pour les autres cela ne se limite qu’à de la fiction…Je suis moi-même, après tout, un personnage de fiction pour des tas d’autres personnes dans mon propre monde alors…et si ?

Il parle de ses bougies, cela me sort de mes rêveries et m’oblige à regarder de plus près les ouvrages. Je ne peux qu’opiner un instant de la tête avant de dire, tout sourire :

- Ouais…On a eu une bricole comme ça, y a quelques siècles à Alexandrie à cause d’une bougie…C’est moche. L’endroit était beau mais c’était pas entièrement ma faute, cette fois-là.

Ha ça non, c’était pas ma faute. Par contre, c’était habile de la part des Ventrues de mettre ça sur le dos d’un conflit entre les chrétiens et les païens, même si c’est mon clan, le clan de l’Errance, qui a organisé ce coup fumeux. La religion, ça divise toujours et pendant ce temps, les Mortels n’ont pas tellement cherché les vrais responsables qui s’enfuyaient avec des rouleaux précieux plein de notre savoir millénaire. Si les humains avaient découvert ces rouleaux et s’ils les avaient compris, c’en était fini de notre Mascarade et de notre domination au Moyen-Orient. Et nous, les Mystificateurs, on aime bien le Moyen-Orient, rempli de gens crédules portant des tas de bijoux. On ne se refait pas, même après des siècles de non-vie…

- T’inquiète, je suis probablement aussi vieille qu’eux, je ferai gaffe.

Je souris au Mage, mes yeux luisent soudain comme ceux d’un chat pris dans les phares d’une voiture et je m’élève tranquillement, avec un air de défi :

- Allons-y Alonzo.

Et de fait, avec toute la délicatesse dont je suis capable, je m’empare des premiers ouvrages que je parcours à une vitesse phénoménale, juchée tout en haut des étagères, assimilant un savoir qui m’est inconnu au fil des minutes tout en posant des questions à Ben :

- C’est qui Nééra ? ho une déesse, bien bien…non mais…y a des Elfes dans ton monde ? Genre…Des vrais de vrais ??? Avec des oreilles pointues et qui font du surf sur leur bouclier ? Hannnn ! mais….

Et d’autres livres, encore et encore…

- Des Elfes Noirs ! Sérieux…ça y est j’ai plus envie de partir…y a même des dragons et des Nains…mais what ?

Je reviens près du Mage, avec des livres plein les bras que je dépose sur une table, en posant mon doigt sur une région, puis sur l’autre, excitée comme une gamine qui reçoit un cadeau.

- Y a vraiment tous ces peuples ici ?

Puis, me souvenant d'une chose qu'il a dite un peu plus tôt:

- Qu’est-ce que tu voulais dire tout à l’heure en disant…que tu es une preuve vivante de…limites dépassées ?

Benedict découvre quelque chose de tout nouveau : le travail d'équipe. Enfin, il a bien été obligé d'en mener avec ses camarades durant ses études mais c'était une tâche obligatoire et, les autres élèves n'ayant rien de commun avec lui, cela n'avait rien d'agréable. Avec Aliénor, c'est très différent. C'est... plaisant. Elle est enthousiaste et enjouée à chaque information qu'elle découvre sur son monde, elle qui n'y a porté que peu d'intérêt jusque là. Il se met alors à répondre, d'abord sommairement, à ses réactions et interrogations. Et plus le temps passe, plus il prend le temps de lui expliquer les choses avec davantage de détails. Il lui apprend ainsi l'existence des cinq Dieux fondateurs, leur rôle dans la naissance des différentes races, l'apparition des drows...
Peu à peu, le mage solitaire et mal dans sa peau se sent de plus en plus à son aise et se détend. Ce sont les heures les plus douces qu'il ait jamais connu... Et lorsqu'elle évoque son aversion pour les sombres, il ne peut s'empêcher de sourire, sincèrement amusé par sa réaction plus que compréhensible.

Debout devant une table, Benedict a cessé de fouiller les étagères. Il laisse cette tâche à Aliénor qui est bien plus rapide que lui et il se contente d'examiner les ouvrages qu'elle lui propose, étudiant avec attention leur contenu afin de savoir si l'un ou l'autre pourrait leur servir. Il a déjà fait deux piles de livres à ranger car ils n'ont aucun intérêt pour leur rituel. Deux œuvres ont été mises de côté, bien qu'elles ne lui conviennent pas encore tout à fait. Lorsque la vampire vient poser quelques textes de plus près de lui, il en examine rapidement les couvertures afin de voir de quoi il s'agit.

- Y a vraiment tous ces peuples ici ?
-Oui. Et bien plus encore apparemment. Miradelphia est un continent tout entouré d'eau. Les océans sont si agités que nous n'avons aucun moyen de les traverser. Jusqu'à il y a deux jours, nous pouvions encore supposer être seuls ici mais ce n'est visiblement pas le cas.

Intrigué par l'un des ouvrages, Benedict le prend et l'ouvre par-dessus celui qu'il était en train de lire et qui n'était pas très prometteur jusque là. Mais alors qu'il commence à le parcourir, Aliénor lui pose une question qui l'arrête et le laisse songeur. Si elle l'avait interrogé quelques heures plus tôt, il aurait sans doute fait comme s'il n'avait rien entendu ou bien sa réponse n'en aurait pas été une... Mais... Il relève les yeux vers elle, réfléchissant encore quelques secondes avant de se décider à ouvrir la bouche, reprenant sa lecture.

-Il y a trois domaines magiques en Miradelphia. La magie élémentaire, celle de la vie et celle de l'immatériel. Lorsqu'on pratique un domaine, il est impossible de toucher aux autres, et les mages immatériels sont mêmes limités à une seule spécialité. Il marque une pause avant de conclure. Je n'ai aucune limite.

Elle en a d'ailleurs eu la preuve. Face aux créatures vertes, il a joué de magie élémentaire. Il lui a parlé de son impossibilité de la soigner avec la magie de la Vie et... ces lumières qui volent au-dessus de leurs têtes ne font partie d'aucun de ces deux domaines magiques.
Si Benedict a l'honnêteté de lui répondre, avouant ce qui fait de lui un mage différent des autres dans son propre monde, son attitude a néanmoins changée. Il redevient un peu plus taciturne et ses sourcils -encore détendus quelques minutes plus tôt- se sont raidis, lui donnant un air plus renfermé. Il a oublié ce qu'il était pendant quelques heures et cela lui a fait du bien. Mais toutes les bonnes choses ont une fin.

- Aucune limite ?

Je le regarde de la tête aux pieds puis des pieds à la tête avant de reprendre :

- Donc…tu maîtrises toutes les magies de ce monde, c’est ça ?

Et cela l’ennuie on dirait. J’étais parvenue à le dérider quelque peu et le revoilà qui fronce les sourcils comme un petit vieux qui n’a pas eu sa crème vanille au dessert. Avec Nic, mon jumeau, j’aurais suggéré une bonne chasse à l’ancienne, une virée à moto, une descente dans le vieux quartier pour chasser les goules, mais là…Tout ce que je ressens, c’est que ça a l’air de le déranger. Alors, je me contente d’une bourrade dans l’épaule, un peu rude. Chez moi, c’est une marque de respect.

- Alors t’es la personne qu’il me faut pour rentrer chez moi. Je vais pouvoir te fiche la paix, c’est pas beau ça ? Allez, boude pas, je suis sûre que je vais te manquer.

Cela dit, je comprends ce qu’il doit ressentir. S’il maîtrise toute la magie de ce monde, le poids sur ses épaules doit être énorme. Et le sentiment d’exclusion aussi. Rares sont les personnes qui perçoivent les différences comme une qualité ou même quelque chose de positif. Ce qui est hors normes fait peur. Et s’il y a bien quelqu’un qui peut le comprendre, c’est moi. Je m’assois donc quelques instants près de lui, toute à la lecture rapide d’un ouvrage épais, mes doigts glissant sur les pages parcheminées avec fluidité. Il n’y a rien dans ce livre là non plus.

- J’imagine que tes petits copains sorciers te voient comme une bizarrerie…peut-être même un danger. Moi je trouve ça cool. Être différent ne pas de toi un monstre. Ça fait juste de toi quelqu’un d’exceptionnel.

Je m’étire sur la chaise avant de poser mes coudes sur la table et de le regarder, pensive.

- Te laisse pas bouffer. Bouffe les avant qu’ils ne le fassent. C’est ce que m’a dit mon Sire la nuit où je suis devenue…celle que je suis. Bon, il ne l’a pas dit comme ça, en ces termes, il était très pompeux, très vieux, et il aimait bien se la péter avec du décorum mais en l’essence, c’est ce qu’il m’a dit. Et j’ai toujours appliqué cette maxime, ça m’a permis de rester en…vie, si je puis dire. Tu devrais faire de même…ça fait un bien fou de claquer des patates à ceux qui t’ont bien fait chier pendant des années. D’ailleurs en rentrant, il faudra sans doute que je convoque les Errants pour aller flanquer une raclée à ces tordus responsables de tout ça…ça va être épique, j’en frémis déjà d’excitation, mais en attendant…il faut trouver une solution sinon tu vas m’avoir sur le dos un petit moment.

Je lui lance un sourire où toutes mes dents sont visibles, un gros sourire taquin, pour le dérider un peu, puis je pose mon visage dans mes mains, coudes sur la table.

- Donc tu maîtrises la magie, tu as besoin d’un artefact puissant de…heu…je sais plus où…ha oui, Nizétis, pour me renvoyer dans mon monde. Pas de Boussole d’or, j’imagine, ou de Pierre du Destin, quelque chose de ce genre ? Et si tu puisais dans ma magie pour me renvoyer chez moi ? Je suis vieille, mon sang est ancien, magique lui aussi…Ce serait possible de combiner nos deux magies ? Les Tremere et les Sorcières l’ont bien fait, eux…T’en penses quoi ? Si tu n’as pas de limite, ça devrait être possible, non ?

Bon évidemment ça requiert une certaine promiscuité mais j’ai mangé, donc là je suis tranquille.