Un dîner de cons [Louise, Marc-Aurèle, Alicia][Terminé]

Spoiler:

Comme convenu, Marc-Aurèle est passé me chercher à mes appartements. Cette fois, Magdeleine a ouvert la porte sans se mettre en travers et j’apparais dans l’encadrement, un peu plus loin. Armée de mes béquilles, je m’avance pour rejoindre mon fiancé. Je ne peux hélas pas lui prendre le bras pour marcher à son côté, mes orthèses nous imposant la distance, mais je ne peux me départir de mon sourire qui ne m’a plus quitté depuis notre discussion un tout petit peu plus tôt dans la soirée. Nous rejoignons donc tous deux la salle à manger où nous sommes accueillis par des sourires qui ressemblent fortement à ceux qui ont orné le visage de mes sœurs lors de ma première rencontre avec celui que je ne savais pas encore être mon fiancé. Je préfère les ignorer et me dirige vers le siège qui m’est attribué, celui de Marc-Aurèle étant situé juste en face pour des raisons évidentes. Sans que je ne le demande, mon futur époux me suit afin de m’aider à prendre place. Je le gratifie d’un sourire en remerciement puis me délaisse de mes béquilles que je dissimule en les déposant à même le sol entre Evanna et moi.

Elyanna semble très en forme ce soir et la discussion est déjà animée alors que le repas n’a même pas encore commencé. Je ne dis rien mais suis les échanges avec attention, mon regard se posant de temps à autres sur mon fiancé. Mes traits sont lumineux ce soir et rien ne semble pouvoir ternir ma bonne humeur. Aussi, lorsque le serviteur vient nous apprendre que Magnus sera en retard, je conserve ma gaieté et une idée germe bien vite dans mon esprit.

-Bien, si nous devons patienter, autant le faire bien.

A ces mots, je reprends possession de mes béquilles et me lève. Je m’éloigne un petit peu de la table et je rejoins une chaise près duquel repose un luth. Je prends place, cachant une fois encore mes orthèses du mieux que cela m’est possible, je teste l’hamonie entre les cordes -réglant si nécessaire- et je commence à jouer. Le cœur en fête, je joue une mélodie forcément douce étant donné mon instrument mais cependant plein de bonne humeur.

-J’espère que vous aimez la musique, Monseigneur. Lui lance Elyanna. Elle joue dès qu’elle en a l’occasion.
-Nous ne l’avons cependant pas beaucoup entendue ces derniers temps. Cela m’a manqué, en vérité…
-Il va falloir t’habituer. D’ici un mois, ce ne sera plus pour nos oreilles qu’elle jouera.

Je fais mine d’ignorer ce qu’il se dit mais mes brefs regards sur l’un ou l’autre des protagonistes de l’échange trahissent mon attention répartie entre ce que je joue et ce qu’il se passe autour de moi. J'égaye ainsi la salle durant plusieurs minutes. Distinguant une silhouette qui pénétre dans la pièce, je relève la tête sans m’arrêter de jouer et trouve, non pas mon frère, mais une femme qui doit être mon aînée de quelques années. Une Dame selon toute vraisemblance. Ayant été seule toute la journée et ne lui ayant pas prêté plus d’attention que cela à son arrivée, je ne reconnais malheureusement pas notre invitée de la soirée. Si elle se tourne vers moi, je lui adresserai néanmoins un sourire chaleureux. En attendant, je prête l’oreille à ce qu’il se dit, mes doigts jouant presque machinalement les morceaux qui sont certes nombreux mais que je connais néanmoins par cœur.

Marc-Aurèle avait profité du très petit temps de flottement entre la fin de son entrevue avec Alicia, et le début du repas, pour « souffler un petit peu ». Non pas que ladite entrevue avec Alicia, là-haut, dans cet étage à l’abandon, ait été éprouvante. Il avait été sincère, et, on pouvait enfin le dire : les deux promis commençaient enfin à se connaître et à se préparer à une vie commune.

Mais ce repas-ci était le premier repas de cette ampleur. Louise serait là, cette châtelaine à la dignité forte et au caractère imposant, qui avait accepté de placer sa confiance sur les épaules solides mais humbles du petit seigneur de Terrefière. Elle ne devait point être déçu de son voyage, ni par les paysages, ni par l’honnêteté et l’honneur du suzerain qui était à l’origine de cette démarche. Outre sa diction, Magnus était connu comme étant plus rustre encore que Marc-Aurèle, et ses colères sont craintes.

Et puis, c’était aussi le premier repas où Marc-Aurèle se trouvait face à Alicia, aux côtés de sœurs et frères, et aux côtés de Magnus, en plus de Louise, comme dit précédemment. Marc-Aurèle devait à la fois agir comme un promis, un vassal, et un premier-conseiller. Une multitude de casquette qui lui imposait donc une concentration à toute épreuve.

Après avoir récupéré Alicia, l’avoir aidé à s’installer, le petit seigneur prit sa place et, face aux aveux coupables du serviteur apeuré… se mit à apprécier les notes jouées par sa fiancée. Les quelques mots prononcés par les sœurs, qui témoignaient là de l’habitude musicale d’Alicia à laquelle il allait lui aussi devoir s’habituer, et au fait que, dernièrement, les mélodies s’étaient tues car la promise devait être anxieuse, firent sourire Marc-Aurèle. Un sourire gêné, mais un sourire tout de même. Après avoir affronter la situation du mariage à venir, Marc-Aurèle devait affronter la famille Terresang.

« Oui, la musique est une félicitée que j’accueille avec envie sur mes terres. Plusieurs de mes gens sont d’ailleurs d’excellents musiciens, et l’auberge s’en trouve animée d’autant plus. Pardonnez-moi toutefois de soustraire cette source musicale de vos oreilles. Il ne tiendra qu’à vous de rallier Terrefière quand vous en aurez l’envie. »

Être ainsi le centre de l’attention ne lui plaisait pas particulièrement. Mais ces choses devaient être faites. Toutefois, Magnus devait arriver bien rapidement afin de soustraire Marc-Aurèle

Se présenter dans une pièce remplie de gens devient presque une habitude pour Louise. Une habitude qu’elle apprécie. Quand il y a du monde, elle peut agir de telle sorte qu’elle passe inaperçue, elle peut se fondre dans la masse et profiter de tout sans que personne ne la remarque ce qui est un avantage non négligeable.

Se présenter dans une pièce dans laquelle se trouve une famille dont elle ne connait rien, voilà qui est tout à fait différent. C’est un exercice nouveau avec lequel il faut composer. Un exercice redoutable, même pour elle.

En entrant dans cette pièce, elle a un sentiment de gêne, le sentiment de s’immiscer dans la vie d’une famille qui se tient là-bas, à la table comtale. Une table et une famille dépourvues de son plus illustre représentant qui brille par son absence. Soit. Elle avance tranquillement, seule, bien différente de la cavalière couverte de poussière qui a franchi les portes de la citadelle un peu plus tôt dans la journée.

Elle porte une robe de velours bleu au sage décolleté carré orné d’un fin galon de fil d’argent au motif de feuilles de chêne. Le même petit galon orne les extrémités de ses manches collantes et le bas de sa robe qui dissimule de souples et fins souliers d’intérieur de cuir marron. Sur ses épaules, une cape, également d’intérieur, dépourvue de manches, d’un bleu plus foncé, tombant en plis gracieux sur le sol. A son cou, un collier d’argent luisant. Dans ses boucles soigneusement huilées et délicieusement odorantes, quelques-unes de ces perles qu’elle aime arborer quand l’occasion le lui permet. A son annulaire droit, le nouvel anneau sigillaire de Fernel, l’ancien étant trop abîmé pour être utilisé. Point de tiare magnifique, point de bijou à l’indécente scintillance. Elle sait qu’elle se trouve en un pays ravagé par l’hiver et par les conflits, inutile donc de s’encombrer de joaillerie qui risquerait de susciter de très déplaisantes convoitises…

Louise les regarde tous, avec un sourire aimable. Une grande famille, beaucoup de femmes, Marc-Aurèle qui a l’air aussi à l’aise qu’un poisson hors de l’eau. Louise effectue une élégante révérence avant de se relever et de nouer ses mains sur le devant de sa robe ainsi qu’elle le fait toujours.

- Je suis Louise de Fernel. Je suis honorée d’être accueillie à votre table.

Un petit silence gênant s’installe, durant lequel elle observe tout le monde tranquillement.

- Vous jouez superbement, Demoiselle, dit-elle en regardant la jeune femme qui lui souriait chaleureusement.

Elle ignore où elle doit s’installer par contre, donc elle reste debout, patiente et digne.

- Le Comte ne se joindra pas nous pour ce repas ?

J'entends Marc-Aurèle dire qu'il apprécie la musique et j'en suis heureuse. Certes, il sera souvent absent donc rien ne m'aurait empêché d'en profiter pour jouir de mes passions lorsqu'il n'est pas là mais j'aurais été bien triste de ne pas pouvoir partager ce que j'aime avec mon époux. La broderie est une activité bien plus silencieuse mais je doute que le sujet l'intéresse...

La Dame qui entre fait une révérence et se présente. Elle me complimente et je l'en remercie en quelques mots, sans pour autant m'arrêter. A sa question, notre aînée se lève et s'approche de notre invitée, prenant ainsi l'initiative de l'accueillir en l'absence de son hôte officiel.

-Il a eu un empêchement, une affaire de dernière minute à régler, mais il ne devrait pas tarder. Lui assure-t-elle avec amabilité. Puis elle entreprend de faire les présentations afin de ne pas la laisser dans l'ignorance et l'inconfort plus longtemps. Je suis Elyanna de Terresang, la plus âgée des sœurs de notre Comte. Vous connaissez déjà le Seigneur de Terrefière. A ses côtés, Harven de Terresang, le fils héritier de Magnus. Face à lui, Valendra, sa sœur aînée. Arianna et Evanna, mes sœurs cadettes. Et enfin, la plus jeune de la fratrie, Alicia qui nous enchante de sa musique pour nous faire patienter.

A l'écoute de son nom, chaque Terresang s'est levé de son siège et s'est incliné ou a réalisé une révérence avant de se rasseoir. Je suis la seule à n'avoir fait qu'un signe de tête imitant à merveille le mouvement de la révérence. Si la Dame peut penser que cela vient du fait que je suis en train de jouer, tous les autres savent que la véritable raison est très différente et ne sera révélée que lorsque je me lèverai. Finalement, ma sœur indique d'un geste de la main le siège qui se trouve près d'eux, en bout de table, face au fauteuil du Comte de l'autre côté.

-Soyez la bienvenue à notre table. Mais ne restez pas debout. Prenez place, je vous en prie.

L'imitant, elle s'éloigne pour retourner à sa propre chaise. Mais Valendra, tout à son enthousiasme face à cette visite, se laisse déjà aller à une question envers la nouvelle venue avant même qu'elle ne soit totalement installée.

-Je crains fort de ne pas connaître Fernel. Accepteriez-vous de nous en dire quelques mots ?

Je souris à sa question. Elle est d'un an mon aînée mais j'ai l'impression d'entendre une enfant plus qu'une adulte dans l'intonation qu'elle a prise. Je sais que c'est peut-être hypocrite de ma part de penser ainsi mais il n'y a aucune critique dans cette observation. Elle a le luxe de pouvoir rester encore un peu dans l'insouciance et en profite, elle a bien raison après tout. De mon côté, j'essaie de ralentir et de taire ce type de réactions. Je serais Dame bientôt et, plus encore, je ne veux pas que Marc-Aurèle me voit comme une jeune fille mais comme une femme, sans quoi je ne pourrais remplir mon devoir d'épouse envers lui... Et mon visage aux traits encore partiellement juvéniles et innocents ne m'aide pas dans cette tâche. Je prête cependant l'oreille à Dame Louise, jouant un peu moins fort maintenant que la conversation est sur le point de s'engager.[/color]

Tenue:

Coiffure:

Les impondérables font partie du quotidien des seigneurs, elle le sait, elle comprend et elle écoute avec un petit sourire la jolie dame qui vient de s’adresser à elle. Elle répond d’un signe de la tête à toutes les salutations, observant avec politesse tout ce petit monde qui se présente. Une jolie famille, se dit-elle. Elle ne répond rien dans un premier temps, prenant toute la mesure de ces personnes qu’elle rencontre pour la première fois avant de se diriger vers la place qu’on lui assigne. Sur le point de s'asseoir, Louise entend une question, une question qui amène un sourire sur son visage.

- Je vous remercie pour votre aimable accueil.

Prenant place sur son siège, elle replace correctement les plis de sa robe, tout en réfléchissant à la réponse qu’elle peut apporter à une question pareille.

- Imaginez de hautes montagnes nimbées d’or et de pourpres à l’aube, voilées de neiges en toutes saisons et drapées de brumes au crépuscule…De hautes montagnes silencieuses, aux pieds desquelles poussent d’immenses chênes et paissent de magnifiques chevaux, des chevaux libres, qui répondent à un appel que seules les personnes de mon bourg savent parler…

Elle parle d’une voix douce et tranquille, sans la moindre hésitation, un fin sourire aux lèvres. Louise aime ses terres, c’est une évidence, et toute la passion qui l’anime est tout à fait perceptible dans les paroles qu’elle prononce.

- C’est là que se trouve Fernel. Un petit domaine loin à l’est, où nous élevons des montures uniques, où les chênes nous sont précieux et où tout le monde peut trouver une seconde chance, tant qu’on ne montre que d’honnêtes intentions envers mes terres ou ma personne. Une terre riche, où poussent les céréales en été et les carmines en hiver.

Un regard pour Marc-Aurèle qui a largement eu le temps de goûter à toute la paix qui règne en ces lieux.

- Fernel est bien différent d’Arétria mais le Comte et moi-même avons pourtant à cœur d’entretenir le bien-être des personnes dont nous sommes responsables. J’imagine que cela nous donne au moins un point en commun.

Un petit silence avant de reporter son regard noisette sur Elyanna.

- Le Seigneur de Terrefière a eu le temps de m’entretenir de tout ce que votre peuple a traversé ces derniers temps. Il y a beaucoup à faire en Arétria, j’ai eu l’occasion de m’en apercevoir en chevauchant jusqu’ici. J’espère que les artisans qui vous rejoindront pourront apporter leur expertise afin de rendre à cette contrée tout son éclat. En tout cas, si des artisans de Fernel y contribuent, ce serait un honneur pour moi.

Elle regarde Alicia, la future Dame de Terrefière, puis regarde ailleurs, en songeant à ce qui se trouve en sa chambre et qu’elle lui destine.

- Avez-vous déjà quitté le Comté, Mesdames ? Chevauché à travers la Péninsule ? Ce monde est rempli de merveilles. Je serai ravie de vous en raconter deux ou trois choses si vous le désirez.

Louise se lève évidemment, à l’entrée du Comte et effectue une élégante révérence, attendant que l’hôte des lieux se soit installé pour s’asseoir à son tour, tranquillement. Le petit échange entre le père et son fils ne lui a pas échappé, bien entendu, ce qui l’amène à sourire, avant de se voir apostrophée directement par Magnus. Cette façon de parler…et de lui parler…

La châtelaine a un regard pour les Dames présentes à table et en particulier pour Alicia. Avec un fiancé tel que le sien, nul doute qu’elle n’a absolument rien à craindre. Marc-Aurèle est de ces hommes à l’honneur immense, prêt à tout pour défendre les plus faibles, elle le sait, elle l’a entendu dans chacun des mots qu’il a prononcé lors de leurs conversations à Fernel. Bienheureuse femme…Les autres semblent moins fragiles, ça se voit dans leur regard et Louise sent ces choses-là. L’habitude croiser des inconnus, sur toutes les routes et en tous lieux, ce dont il est précisément question en cet instant où le Comte lui parle sans dissimuler un léger soupçon de moquerie condescendante.

De cela aussi, elle est coutumière, et il lui en faut bien plus pour la déstabiliser ou la ridiculiser. Relevant le menton, accrochant le regard du Comte, la réponse est exprimée, d’une voix douce et posée.

- Les choses se sont apaisées, en Péninsule. Du moins c’est ce qu’il m’a semblé, en tous les lieux que j’ai pu parcourir. Excepté chez vous, il est vrai. Le Seigneur de Terrefière m’a effectivement expliqué que le climat arétan est quelque peu…agité. Cela ne m’a pas empêchée de chevaucher jusqu’ici, comme vous avez pu le constater.

Elle sourit toujours, en songeant à sa venue, accompagnée de quelques hommes seulement, l’arme pendue à sa ceinture. Louise n’a pas peur de se battre et si le convoi avait été attaqué, il ne fait aucun doute qu’elle se serait défendue, avec toute l’agilité conférée par des mois d’entrainements intensifs dispensés par deux maîtres en la matière…

- Quant à mes voyages…

Un air espiègle s’affiche sur ce joli minois de vingt-deux ans.

- …Je dois bien avouer que je chante fort mal mais j’aime en effet chevaucher quand j’en ai l’occasion. Que ce soit en Péninsule ou en Estrevent. Mais maintenant que vous m’y faites penser, je n’ai pas eu cette opportunité au Zagazorn, les Nains détestent les chevaux, visiblement. Ils montent d’énormes béliers, et je dois bien avouer que cette monture est assez étrange pour quiconque à l’habitude du cheval.

Louise replace tranquillement un pli de sa jupe, avant d’enchaîner.

- J’ai eu l’occasion d’apprécier tout le confort de ma selle à mon retour de Kirgan. Mine de rien, quand on a ses petites habitudes, c’est difficile d’en changer.

Elle a un regard pour le Comte, ajoutant simplement :

- On peut être une jolie femme et voyager partout, rien n’est impossible quand on en a l’envie et la motivation, ne croyez-vous pas, Monsieur le Comte ?

Louise croise les mains sur sa jupe, respectueusement polie et digne avec Magnus ainsi qu’elle l’est avec tout le monde.

Polie, toujours. Y compris lorsque le Comte s’exprime et qu’elle ne comprend pas toujours bien ce qu’il veut dire. Elle en appréhende l’essentiel néanmoins : la guerre, la famine, la maladie, toutes ces choses, ces événements mentionnés par l’envoyé comtal, tout ce qui précipite une terre saine dans la désolation, le désespoir et la mort. Elle écoute…et elle comprend. Elle comprend le désarroi d’un homme qui est probablement en train de se débattre et qui est sur tous les fronts en même temps afin de garder le territoire en ordre. Elle comprend même si elle-même n’a jamais vraiment eu à faire face à cela, en tant que dirigeante. Ce qu’elle comprend fort bien par contre, c’est qu’elle agirait probablement en ce même sens, avec de notables différences.

- Arétria peut donc s’enorgueillir d’avoir à sa tête un homme qui a le courage de demander de l’aide à ses voisins au lieu de laisser la situation pourrir au point d’être totalement irrécupérable.

Elle sait à quel point il peut être difficile de demander de l’aide. Elle est donc parfaitement sincère en prononçant ces paroles, tournant ensuite la tête vers les serviteurs qui apportent les premiers plats. Des plats relativement particuliers, dont elle ignore tout, visiblement. Elle ne cache pas sa perplexité, y compris lorsqu’il évoque Aliénor de Wenden. Elle écoute encore, habituée à cet exercice qui se révèle souvent bien plus éclairant que toutes les discussions longues et fastidieuses. Celui qui sait écouter apprend bien plus que celui qui sait parler. Et visiblement, le Comte a des choses à dire. Tant mieux. Cela distrait de l’odeur qui se dégage de son assiette et qui ne l’incite pas tellement à y plonger sa fourchette pour l’instant.

- J’ignorais cela en effet. Cela étant, je ne suis point surprise…

Elle a un regard pour le Comte, un regard espiègle et doux, tandis qu’elle ajoute :

- Il existe des Dames qui manient fort bien l’épée. Aussi bien que les hommes. Même si je dois bien concéder qu’elles sont fort rares.

Et non elle ne parlera pas de ses aptitudes sur ce plan là. Ce n’est pas le sujet, et il y a de toute façon cette tourte à au moins goûter, de peur de froisser son hôte. Elle se résout donc à un planter sa fourchette et à en extraire un tout petit morceau qu’elle regarde un instant avant de répondre à Arianna :

- Les hommes qui respectent ce genre de femme sont tout aussi rares, Dame Arianna.

Elle place la première bouchée dans sa bouche, mâche puis inspire avant d’avaler. C’est tout bonnement immonde. Et cette sauce à l’ail, par tous les dieux…Ils vont tous avoir une haleine à faire marcher les chaises toutes seules…Elle avale mais se rabat de suite sur la salade, en répondant poliment :

- C’est différent de ce que je mange d’ordinaire mais c’est très…gouteux. De quoi s’agit-il ? Est-ce le plat typique d’Arétria ?

Quitte à commencer à collecter des informations, autant le faire là de suite. C’est qu’elle a un projet. Et pas des moindres. Quoique…Faire manger ceci à son Ami relève peut-être plus du challenge que du projet...

- Le seigneur de Terrefière a-t-il eu le temps de vous tenir informé des événements fâcheux qui ont dernièrement secoué ma seigneurie, Monsieur le Comte ?

Un peu d’eau fera passer le goût. Au moins un peu. Un regard pour Marc-Aurèle puis pour sa feuille de laitue, qu’elle découpe tranquillement.

Les discussions entre Louise de Fernel et Magnus de Terresang s’entamèrent de manière bien vaillante. Nul doute pour quiconque dans cette pièce, que les deux personnages principaux de cette rencontre diplomatique seraient ceux qui mèneraient les discussions, et les décisions. Marc-Aurèle, dans sa grande humilité, avait quitté son rôle de premier plan, au profit de Magnus, le souverain de ces terres. Le vassal fidèle avait fait son office : négocier auprès de la châtelaine et la faire venir jusqu’à Arétria. Dès lors, l’avenir de cet accord n’était plus entre ses mains.

L’échange entre les deux seigneurs était donc des plus intéressants. L’un jaugeait l’autre, l’une restait fière tandis que l’autre tentait la séduction. Le grand intérêt pour l’ancienne Comtesse Arétane n’était point inconnu de Marc-Aurèle, mais ce dernier devina là une tentative plus ou moins subtile du Compte de paraître réfléchis et ouvert d’esprit, face à la châtelaine qui, sans aucun doute, refuserait d’être relayée au rang d’épouse potentielle, ou de femme sans valeur. D’une certaine manière, le Comte montrait toute l’étendue de ses capacités d’adaptation et, à n’en point douter, des fruits de son propre apprentissage sur lui-même.

Jusqu’à-ce que Louise ne vende la peau de l’ours qui, loin d’être tué, allait sans aucun doute faire sortir Magnus de ses gonds. Le seigneur de Terrefière manqua de s’étouffer alors qu’il entendit son nom et l’allusion à laquelle Louise faisait appelle. Réussissant à garder en bouche l’élixir exécrable qu’il dégustait, il parvint à éviter l’étouffement et la toux, gardant une sorte de dignité… Toute relative.

« Heum… Non, ma Dame, non. Je n’ai pas encore eu l’occasion d’en informer son Excellence. Mais nous en parlerons en temps et en heure, l’instant actuel est tout à ce repas préparé par les cuisiniers Arétans. Appréciez-vous la nourriture ? »

Refuser de manger un plat en pays pauvre est considéré, très souvent, comme une insulte et elle le sait très bien. Arétria est pauvre et cette pauvreté semble toucher tous les niveaux de population, y compris la table comtale. Une fois de plus elle regarde la tourte. Ce n’est pas parce que ce plat n’est pas raffiné qu’elle rechigne à le manger. Louise est au-delà de ce genre de considération, ayant ingurgité des choses bien pires au long de tous ses voyages un peu partout, des plats suintant de graisse rance, des soupes de couenne, des tartes au saindoux…Elle a mangé ce qui se présentait, ce qu’elle pouvait payer aussi, pour ses hommes et elle, sans se plaindre. Parce que la faim fait loi. Donc non, ce n’est absolument pas un problème de raffinement, c’est une question de goût. Elle ne trouve pas ça très bon et ça sent très très fort. Habituée à manger léger et plutôt sucré à Fernel, ce plat est juste l’antithèse de tout ce qu’elle aime.

Pourtant, elle mange. Lentement. Par petits morceaux entrecoupés de beaucoup de laitues et d’eau mais elle mange.

- De la Cocalse donc, je n’en avais mangé, c’est très fort. Et gouteux ainsi que je viens de le dire.

Elle mange encore un morceau suivant l’échange entre le Comte et son vassal, notant que sa question a visiblement placé le seigneur de Terrefière dans l’embarras. La châtelaine hausse un sourcil. Il n’a rien dit au Comte ? C’était la première chose à dire au contraire. Elle prend une gorgée d’eau et essuie ensuite sa bouche avec le petit carré de tissu disposé sur ses genoux avant de répondre.

- Le Seigneur de Terrefière était probablement tout à sa joie de revenir en son pays, ce qui est tout à fait louable. Il ne s’agit que d’un petit oubli du au bonheur, j’en suis convaincue.

Louise regarde le Comte.

- Un événement déplaisant s’est produit dans les Monts d’Or. Mon ferronnier est revenu des montagnes le ventre ouvert. C’est un miracle qu’il soit encore de ce monde mais il a eu le temps de désigner son agresseur avant qu’on ne l’emporte pour le soigner.

Un silence.

- Des Drows, Monsieur le Comte. La Haute Prêtresse de Kiel, pour être tout à fait exacte. J’ai fait parvenir la nouvelles à tous les pairs et à Sa Majesté, bien évidemment. Je voulais vous avertir d’être vigilant.

Je ne me suis pas levée. Ni quand Magnus est arrivé, ni quand l'entrée a été servie. Je mange assez peu, ce qui est normal étant donné le peu d'efforts physiques que je suis en capacité de fournir. Je me passe donc de l'entrée sans le moindre mal et les serviteurs ne prennent pas la peine de me servir parce qu'ils le savent. Je continue de jouer tandis que mon frère découvre son invitée et l'amadoue avec son discours sur son image de la femme libre et forte qu'était Aliénor de Wenden. Cependant, ce n'est pas la vision qu'il a de toutes les femmes. Il n'aime pas voir Arianna prendre les armes et toutes les filles de la famille sont destinées au mariage. Alors il en respecte peut-être une mais ce n'est pas ainsi qu'il nous voit toutes...

Mes doigts courent sur les cordes de mon instrument sans que j'y réfléchisse, perdu entre mes pensées et la discussion qui se tient près de moi. Je ne raffole pas, moi non plus, des repas à base de cocalse mais, en Arétria, on apprend à se contenter de ce que l'on a. Je perçois à un moment la voix de Marc-Aurèle et je suis prise d'un mauvais pressentiment. Il s'est passé quelque chose dont il n'a apparemment parlé à personne encore. Je ne peux pas lui en vouloir de ne m'avoir rien dit, nous nous connaissons encore si peu... Et puis, nos retrouvailles ont donné lieu à un agréable moment qu'il ne voulait pas gâcher peut-être. Ou bien n'ai-je tout simplement pas à être au courant ? A tout est possible et je ne suis pas certaine ne lui poser la question un jour. Néanmoins, maintenant je suis curieuse de savoir ce qu'il s'est passé.

Finalement, la nouvelle tombe, de la bouche de notre hôtesse. Mes doigts ripent sur les cordes dans une brève dissonance avant de s'arrêter. Ce mot, je ne pensais jamais l'entendre... Pas dans ce contexte. Je ne sais pas grand chose du sombre peuple, comme beaucoup dans le Nord du pays. Je sais simplement ce que les hommes que les ont combattus en ont rapporté... La haine et la peur. Moi, j'ai surtout pris cette dernière. Et à voir la réaction de Magnus, je suis d'autant plus effrayée. Je sais ce dont notre aîné est capable et savoir qu'un homme comme lui réagit de cette façon est d'autant plus perturbant pour moi.

Lorsque la porte claque, je trésaille presque violemment. Le silence se fait dans la salle et mon regard se détache de la sortie pour passer sur tout le monde. C'est à cet instant que je me rend compte que je respire plus vite et plus fort que d'habitude et que les muscles se sont crispés. Alors j'essaie de me reprendre. Mes paupières papillonnent et je baisse les yeux. Je me force à espacer mes inspirations à plusieurs reprises avant de me redresser enfin, levant le menton pour prendre une posture digne de la jeune de Terresang que je suis. Je ne peux pas paniquer devant un simple mot... Même si une drow Haute Prêtresse de la mort -à en croire mon frère- est parvenue à se rendre aussi loin dans les terres péninsulaires.
Après quelques instants de malaise, Elyanna demande aux serviteurs à ce que l'on apporte le plat suivant sur un ton serein, presque léger. Et puis, comme si de rien n'était, ma famille reprend le dîner, ignorant la saute d'humeur de notre aîné. Nous y sommes habités et nous ne nous arrêtons plus de vivre à cause de cela. De mon côté, je m'avance un peu sur ma chaise afin de pouvoir poser mon instrument derrière moi. Puis je me penche pour ramasser mes béquilles savamment dissimulées derrière moi. Je m'en sers pour prendre appui et m'aider à me lever puis, avec dextérité, je me rapproche de la table, je prends à nouveau place et je cache à nouveau mes orthèses entre ma sœur et moi. La disposition a voulu que je sois installée juste à côté de notre invitée. Je lui offre un sourire qui se veut rassurant après ce qu'il vient de se passer. Nous allons désormais tâcher de faire oublier à la Dame de Fernel ce fâcheux incident en nous montrant aussi agréables que possible.