[Entre les lignes] L'épouse manquante | Marc

Marc-Aurèle savait qu’Alicia se trouvait dans un état psychologique précaire. Les sanglots, les tremblements, ce corps qui tressautait sous les assauts des larmes, de la tristesse… De la culpabilité. Alors que le seigneur refermait sa prise sur sa douce, toujours dans le but de la soulager de ses peines, de ses douleurs ; toujours dans le but de la rassurer, il écoutait avec une grande attention, mais quelque chose lui déplaisait.

Certes, les informations données par la jeune femme lui permettaient de comprendre que tout ceci était prémédité, commandité, et qu’Alicia, sa femme, avait été visée par un complot mortel visant à l’assassiner. Elle savait tout dudit complot, mais tardait à avouer. L’on pouvait la comprendre aisément : dans un tel état, il serait difficile de donner toutes les informations, surtout les plus concrètes et les plus prioritaires.

Il ne lui en voulait pas, mais il voulait savoir… Aussi, lorsqu’elle eut terminé de parler, il demanda, à nouveau :

« Qui, Alicia. Qui est derrière tout ça ? »

Marc-Aurèle veut un nom... Et c'est légitime. Maintenant que je viens de lui apprendre qu'une seule personne est derrière tout cela. Il ne tient même pas compte du fait que je ne lui en ai pas parlé plus tôt, ce n'est pas ce qui est le plus important à ses yeux pour l'instant. Il tient à trouver le coupable bien plus qu'à m'accabler de reproches. Quelque part, cela me rassure mais je sais qu'il pourra aussi se faire cette réflexion plus tard... Cependant, pour l'instant, il faut que je lui fournisse une réponse... Et, même si je n'ai toujours aucune preuve à lui fournir, je ne peux plus me contenter de me taire. Plus après ce qu'il a fait. Plus après ce qu'ils nous a fait endurer, à tous les deux. Il mérite de savoir qui lui a fait perdre le sommeil en s'en prenant à moi.

-Klaus... Klaus Losir.

En prononçant ces mots, je ne réalise même pas qu'Ego était là il y a encore quelques minutes. J'ai entendu sa voix mais je ne la connais pas ou ne m'en souviens plus. Je ne fréquente pas vraiment les cousins de mon père, même si je les ai déjà vu à la cour d'Arétria, bien sûr. Je n'ai pas non plus vu le visage du chevalier, étourdie que j'étais pas les péripéties de ces deux derniers jours et déstabilisée par l'apparition de Marc-Aurèle que j'ai eu tant de peine à réaliser. Aussi, j'ignore que le frère de celui qui a tenté par deux fois de me tuer est ici...

Dehors, Ego fait ce qu'il a dit : il s'occupe d'organiser la troupe pour la nuit. Trois seaux d'eau attendent à côté de la porte de la maisonnette. Les chevaux ont été rassemblés et reçoivent quelques soins après la course dans laquelle on les a entraînés et qu'ils ont docilement accepté. Ils ont déjà pu se désaltérer et être libérés de leurs selles et harnais. Du bois sera rentré à l'intérieur dans un moment mais, pour l'instant, le cadet des Losir veut laisser le couple tranquille. Alicia a sans doute besoin de calme et de réconfort... En attendant, il échange plutôt sur la mise en place des tours de garde et de la possibilité de devoir patrouiller autour de la maison très régulièrement. A priori, il n'y a pas de raisons pour qu'ils se fassent attaquer ou que quelqu'un cherche à s'infiltrer mais, sait-on jamais... Mais pour mettre ce genre de ronde en place, il faut plus de deux hommes pour qu'aucun ne se retrouve seul à un moment donné. Un vrai petit casse-tête alors qu'ils ont tous besoin de sommeil après trente-six heures d'éveil et de voyage stressant et harassant...

-Klaus... Klaus Losir.

Ainsi donc, un Losir était derrière tout cela. Klaus Losir, Et qui donc avait été présent aux côtés de Marc-Aurèle depuis le début de cette traque infernale ? Qui avait proposé de se reposer, plutôt que de se lancer à la poursuite d’Alicia ? Un autre Losir… Ego Losir.

Alors, quoi ? Que faire ? Quoi penser ? Comment se comporter ? Marc-Aurèle fit l’état des lieux en son esprit : lui et ses hommes venaient tout juste de réaliser plus d’un jour et demi de poursuite dans toute la Malelande, ne s’arrêtant que pour les ablutions obligatoires, avalant quelques denrées que ce soit alors qu’ils étaient à cheval ou à pied, cherchant les traces, pistant les assaillants. Ego, lui aussi, était entouré de quelques soldats. Eux aussi étaient épuisés, et eux aussi s’étaient investis dans cette traque. Les chevaux étaient épuisés ; les troupes l’étaient également ; les vivres étaient rationnés ; et surtout… Surtout… Alicia était en état de choc et de fatigue avancé.

Une étrange sensation assaillit alors le seigneur de Terrefière. La fatigue disparaît, et un frisson lui parcours l’échine. Son cœur manque un battement, puis un second, mais lorsqu’il reprend son activité vitale, la chaleur qui envahit son corps le transcende d’une fougue renouvelée. Tout son être semble transi d’un épouvantable effroi autant que d’une colère impitoyable. Sa respiration, profonde, lui brûlait la poitrine. Chaque battement de son corps ressemblait à un coup de pioche aux tréfonds d’une mine sombre et froide. Le flux pulsatile qui inondait son corps avançait par à-coups avec la chaleur, la dévastation et la puissance d’une éruption volcanique.

Il n’avait plus sommeil. Il passerait la nuit avec Alicia, mais demain… Oui, demain, il irait régler ses comptes avec les Losir.

L'évocation de ce nom ramène l'image de son visage devant mes yeux ouverts... Cette lueur dans le regard juste avant qu'il ne me pousse dans l'escalier... Ce sourire malsain en m'expliquant que j'allais mourir comme ses autres victimes... Je m'accroche de plus belle à mon époux, tremblante. La fraîcheur de mes souvenirs ainsi que la nuit qui s'est installée donnent à sa présence une impression irréelle qui peine à passer.

-Reste avec moi... Je t'en prie...

Après un petit moment encore, quelqu'un toque à la porte. Une voix demande si "on" peut entrer. Une certaine vie s'installe alors dans la petite bâtisse. On apporte des seaux d'eau pour proposer à boire à tout le monde. On rentre du bois et on ravive le feu pour que la chaleur prenne durablement sa place. On propose à manger à tout le monde. On installe les futons sur le sol pour que tous puissent prendre un peu de repos entre deux tours de garde. On m'offre même une couverture afin de me réchauffer. Cela a aussi quelque chose de réconfortant comme sensation... J'ai essuyé mes larmes dès que le premier soldat est entré mais je vois bien à leurs regards qu'ils savent... Ils sont plein de douceur, de compassion... De pitié aussi.
Je me force à manger un peu, malgré mes mains qui tremblent encore et la peur qui me noue toujours le ventre. Je bois deux verres d'eau. Puis je m'emmitoufle dans la couverture et contre Marc-Aurèle qui, à ma demande, ne me quitte pas un instant. La nuit sera longue... L'épuisement me forcera à sombrer une d'une fois avant de me réveiller en sursaut quelques instants plus tard... La première fois, je me suis presque débattue contre mon époux... Puis, plus le temps passe, et moins mes réveils sont brusques. A la fin, je peux même dormir une heure pleine avant de rouvrir les yeux dans un semi soubresaut. La lumière du jour pénétrant dans la maison me ramène aussitôt à la réalité et c'est avec un sourire triste mais soulagé que je découvre le visage de Marc-Aurèle près de moi. La nuit est passée, et il est toujours là...

Alors c'était vrai... C'est terminé.

Je caresse sa joue avec tendresse, encore épuisée et éprouvée, fragilisée par tout ce que j'ai enduré, mais un peu plus sereine que la veille. C'est peut-être illusoire mais j'ai l'impression que plus rien ne peut m'arriver maintenant qu'il est à mes côtés.
Derrière lui, les hommes qui ne sont pas de garde dorment encore. A cause de moi, ils ont tous passés des heures difficiles et l'aube ne les aide pas à ouvrir les yeux.

L’aube pointa enfin le bout de son nez, les rayons du soleil traversant entre les planches de bois et les lattes des volets, créant autant de rayons fins parallèles entre eux, révélant alors la danse des particules de poussières s’élevant dans l’air.

Grace au retour de la lumière et au sommeil ambiant, Marc-Aurèle se leva le plus doucement possible. Alicia, épuisée, ne se rendit compte de rien. Et, pour faire bonne mesure, le Premier Conseiller d’Arétria lui laissa son manteau de fourrure afin qu’elle puisse ressentir sa présence et son odeur, même pendant le sommeil.

Un de ses hommes qui se trouvait non loin de l’entrée de la bâtisse tourna la tête, et, baissant la tête, fut silencieusement interpelé par Marc-Aurèle, lequel lui indiqua son épée. S’approchant, il lui chuchota.

« Les Losirs sont derrière tout cela. Prépare-toi. »

L’homme, épuisé, mit quelques seconds à comprendre. Mais la petite tape de Marc-Aurèle sur l’épaule lui rappela que, même épuisé, il était son obligé, et donc, qu’il lui fallait répondre aux ordres du seigneur de Terrefière. L’homme prit alors son épée et Marc-Aurèle, lui, sa claymore. On réveilla alors doucement – le plus doucement possible – les autres soldats de Marc-Aurèle. Ce dernier, quant à lui, se plaça au-dessus d’Ego et, plaçant l’estoc de son immense lame devant la gorge d’Ego, le réveilla avant de lui dire :

« Ego Losir. » dit-il, une fois assuré qu’il était réveillé puisque ses yeux globuleux trahissaient la stupeur et l’incompréhension. « Moi, Marc-Aurèle de Terrefière, Premier-Conseiller d’Arétria, vous déclare en état d’arrestation et place votre vie entre mes mains. Ne luttez pas, ou je vous trancherais moi-même la gorge. » Ordonna-t-il. « Que personne ne bouge ! » Dit-il à nouveau alors que les deux autres soldats d’Ego se levaient, inquiétés par le bruit, encadrés par les soldats de Marc-Aurèle. « Ego Losir, votre frère, Klaus, est l’immonde salopard derrière ce massacre, l’enlèvement d’Alicia de Terrefière née Terresang, d’une précédente tentative d’assassinat contre cette dernière, et le meurtre de trois innocents de Terrefière et l’incendie d’un bourg. En tant que frère de cette immondice, qu’avez-vous à dire pour votre défense ? Où se trouve votre frère ?! »

Tandis qu'Alicia s'est rendormie, un peu plus paisiblement que les fois précédentes, Ego se réveille en sursaut, le contact froid de la lame sur sa gorge animant aussitôt certains réflexes qui se taisent instantanément. Sans rien comprendre, il se fait entraîner dehors avec tous les hommes en arme, à l'insu de la jeune femme, accrochée à un manteau qu'elle ignore vide.

Une fois à l'extérieur, le chevalier affiche sa surprise autant que son effroi alors que Marc-Aurèle lance des accusations. La main qu'il avait levée pour dire à ses hommes de ne pas intervenir s'affaisse lentement. Son frère serait à l'origine de tout cela ?... Comment... Pourquoi... Il paraît dérouté et peine à y croire et, au milieu du chaos qui envahit son esprit, il ne parvient qu'à répondre à la dernière question.

-Nous devions le retrouver à Arétria-la-ville. Il est parti en tête pendant que nous escortions une partie des taxes de Stern jusqu'à la capitale. Il aurait dû être avec nous à l'origine...

Mais cela, il aurait pu le lui dire sans la menace d'être arrêté ou exécuté et même sans que son frère ne soit pointé du doigt comme un potentiel criminel. Chose qu'il a encore du mal à encaisser d'ailleurs.

-Mais pourquoi Klaus aurait fait une telle chose ? Qu'est-ce qu'il aurait à y gagner ? Pourquoi s'en prendre à Alicia ?

Il n'oublie pas que d'autres sont morts dans cette histoire mais c'est bien l'épouse de Terrefière qui est au centre de toute cette agitation, non ? Alors, sans nier leur sort, il cherche à comprendre. Il sait qu'il a demandé la main de la jeune femme au Comte et qu'elle lui a été refusée mais on lui en a refusé tellement, ce ne serait pas une raison valable de s'en prendre à elle, surtout en déployant de tels moyens. Son frère n'est pas très apprécié et il a parfois un comportement inapproprié, des élans de colère, mais il n'a jamais tué personne... Du moins, pas à sa connaissance et, pour l'instant, il peine encore à croire que c'est bien lui le responsable de tout cela.

Marc-Aurèle dardait un regard de feu sur Ego Losir. Bien qu’épuisé, l’adrénaline présent dans ses veines le rendait alerte ; la colère lui donnait la force ; l’envie d’en finir lui donnait la détermination. Ses mires, creusées dans ses orbites, trahissaient son immense état de fatigue, et pourtant…

Et pourtant, la lame ne tremblait pas malgré son poids. Ses yeux ne clignaient pas, ses pupilles étaient acérées comme les serres d’un grand oiseau de proie. Sa posture était celle d’un homme d’arme prêt à faire face à la moindre incartade, à s’adapter à la moindre prise d’initiative de son adversaire. Les deux hommes de Stern, entourés par plusieurs soldats de Terrefière, n’avaient droit à aucune marge de manœuvre, mais la main levée par Ego en signe de paix vers ses hommes eu un effet adoucissant sur la colère du régent du Comté. Ce dernier retira la lame de la gorge d’Ego, mais point sa position. La lame demeurait non loin du chevalier… Un coup sec, et l’estoc lui planterait la gorge avec la facilité d’un couteau dans du beurre.

« Klaus a engagé un groupe de mercenaires pour enlever Alicia et que ceux-ci la lui remette dans ce bourg incendié tout à l’heure. » Dit-il, commençant alors le récit – très court cela dit – des évènements partagés par Alicia. « Voilà plusieurs ennéades, Alicia à trouvé des rapports Comtaux relevant des attaques disparates dans la Malelande, selon le même mode opératoire : des massacres camouflés en des attaques de bandits, mais rien n’avait été pillé. Alicia comptait mener l’enquête et me faire connaître ses observations lorsque j’occupais la régence. Klaus l’a su, est venu à Arétria et a poussé Alicia dans les escaliers pour la faire taire. Sachant son entreprise ratée, et Alicia loin des remparts, il a orchestré son enlèvement. » Expliqua-t-il, délivrant les informations avec rapidité et clarté. « Klaus est derrière cet enlèvement, mais aussi derrière ces meurtres camouflés en pillages. » Conclut-il, baissant sa lame et plaçant l’estoc devant ses pieds, posant alors ses épaisses pognes sur les deux poignées. « Klaus a tout avoué à Alicia avant de la laisser brûler dans la grange. Malheureusement pour lui, Alicia est sauve… Et elle a parlé. Vous devez maintenant prendre position, Ego : la famille Losir est dorénavant coupable d’un crime qui pourrait lui coûter sa place dans la noblesse Malelandoise. Rangez-vous du côté de la justice, et je me porterais garant de vous. Refusez, et je vous exécuterais moi-même, par les pouvoirs qui me sont conférés en tant que Premier Conseiller du conseil Comtal d’Arétria. »

Si Marc-Aurèle est déterminé et inflexible, Ego, lui, est la proie de bon nombre d'émotions. Il en serre le poing afin de contenir un tremblement tandis que son frère, qu'il a toujours tenter de protéger, parfois contre lui-même, est accusé de nombreux crimes. Crimes dont la jeune et infortunée Alicia détient les preuves. Certes, elle ne peut prouver la culpabilité de Klaus autrement que par son témoignage mais elle peut au moins en prouver l'existence. Et, pour toute réponse, on a tenté de l'assassiner.
Si le chevalier serait en droit de tout remettre en question, un détail évoqué par le Seigneur de Terrefière achève de le convaincre que tout cela était vrai... Il se souvient du jour de la chute... Ils étaient en ville... Klaus et lui. Son frère devait porter l'inventaire des denrées apportées depuis Stern à Gendry... qu'il n'a soit disant pas pu voir à cause de cet incident et il y est retourné le lendemain. Et, comme par hasard, il a eut quelque chose à faire qui l'empêchait d'être avec eux pour la mission que l'arrivée du Seigneur de Terrefière a interrompue.

Tandis que les secondes s'écoulent après l'ultimatum lancé par Marc-Aurèle, un soldat de d'Ego finit par craindre le pire. Il imagine et voit bien la confusion dans laquelle se trouve son maître et elle est compréhensible mais il redoute l'impatience de son interlocuteur. A ses yeux, il doit se reprendre, et vite.

-Messire...
-Je ne doute pas de la voie à suivre, Gabin. L'interrompt-il aussitôt. Son esprit ne s'est pas totalement perdu dans les méandres de ses pensées et de ses émotions. Il est toujours avec eux, seulement... Je réfléchis juste à la façon de l'emprunter.

C'est irréel... Sans doute autant que pour Alicia de s'être retrouvée dans les bras de son mari la veille au soir. Tellement de choses s'écroulent autour de lui. Mais, contrairement à Klaus, il a toutes les qualités requises pour assumer son rang avec dévotion et noblesse. Mais cela fait trente ans qu'il vit dans son ombre parce que c'était pas à lui que cette charge revenait... Et maintenant... Le voilà sur le devant de la scène. Soudainement. Et de la pire des manières.

-Toutes ces années, j'ai cru que je parvenais à tempérer son caractère mais il n'en était rien. Trop de gens ont souffert de mon aveuglement...

Voilà la conclusion à laquelle il en vient. Son frère est peut-être fautif mais lui aussi, dans une certaine mesure. Comment a-t-il pu ne pas voir ? Ne pas savoir ?... Est-il aussi naïf ? Ou était-il trop optimiste peut-être ? Qu'importe. Il a sa part de responsabilité dans tout ceci à ses yeux.
Il relève enfin le regard pour le plonger dans celui de Marc-Aurèle, encore ébranlé par toutes ces vérités mais moins chancelant que la minute précédente.

-Vous avez raison, Monseigneur. Les actions de mon frère mettent en tort toute ma famille quoi qu'il en soit. Qu'il est dur de prononcer ces mots... Et il semblerait que je sois le seul à pouvoir la sauver du déshonneur.

Ego n'a pas d'autres frères. Ni même de sœur. Son père est très âgé et il pourrait bien mourir en découvrant toute cette histoire... Alors il n'a pas d'autre choix. Il ne peut pas se contenter d'être neutre dans une telle affaire, il doit prendre partie. Et même s'il aime son aîné autant qu'il le lui ait possible, il ne peut pas se résoudre à se ranger de son côté après ce qu'il a fait. Ce n'est même pas de sa vie dont il est question... Cela va bien plus loin que cela. Des innocents sont morts...
Le chevalier redresse légèrement le menton et son regard se fait plus déterminé alors qu'il vient de prendre une décision. Faut-il encore que Marc-Aurèle l'accepte...

-Laissez-moi le retrouver et le livrer à la justice. C'est la seule façon de rompre tout lien entre Klaus et les Losir. Si j'échoue, vous pourrez appliquer la sentence sur moi. Et, en guise de garantie, je vous propose de ne prendre que des hommes de Terrefière, qui seront libre de m'arrêter et de me conduire à vous si je leur donne la moindre raison de douter de ma franchise.

Le soldat de tantôt proteste encore et Ego lui demande de se taire d'un regard autoritaire. Il sait ce qui l'inquiète. Sans lui, il n'y a plus d'héritiers pour les Losir. Son père est trop vieux pour cela et il lui a fallu quatre épouses pour parvenir à perpétuer sa lignée. Avec Klaus sur le banc de touche, il ne reste que lui... Mais il n'a pas d'autre moyen de prouver la sincérité de sa démarche qui sauvera l'honneur de sa famille en s'assurant que la sentence soit exécutée, même à ses dépends s'il le faut...

Le regard porté par Marc-Aurèle sur le soldat d’Ego désireux d’aider son seigneur, était semblable à un soleil ardant. Ses pupilles dardaient des flammes infernales ; ses paupières, serrées, rendaient un regard de prédateur prêt à fondre sa proie. Mais il ne bougea pas un doigt, pas une oreille, alors qu’il écoutait avec une grande attention les arguments du Losir.

Ce qu’il proposait était le digne accord d’un chevalier ayant prêté serment et, contrairement à la plupart de ceux qui furent adoubés, s’était souvenu jusqu’aujourd’hui de chaque ligne, de chaque mot, de chaque symbolique de ce serment. En tant que chevalier, Marc-Aurèle était sensible à ce genre de comportement… Dommage ô grand dommage, l’homme était un Losir… Et le frère d’un abominable démon.

Marc-Aurèle eu un moment de réflexion objective, dénuée de toute colère, de toute rancœur, de toute haine, de toute subjectivité… Il n’était plus régent. Il y avait dorénavant un autre régent, mais, surtout… Le Comte était revenu. Magnus de Terresang, seigneur lige de Marc-Aurèle, suzerain de ce dernier, était revenu. Certes, il était en repos forcé par le soigneur de sa cour… Mais il était là.

Capturer Karl, et soumettre les Losir au jugement Comtal était de la responsabilité de Marc-Aurèle. Déshonorer une lignée, ou lui rendre son honneur, cela appartenait à Magnus, et uniquement à ce dernier. Alors, Marc-Aurèle avait une décision à prendre, et il devait la prendre vite.

« L’avenir de votre lignée, et de votre maison, est entre vos mains, Ego. Je n’ai pas le pouvoir de vous aider en quoi que ce soit. » Dit-il, assommant Ego d’une lourde insinuation. « Vous avez dit devoir retrouver Karl à Arétria-la-Ville, n’est-ce pas ? » En vérité, Marc-Aurèle n’attendait aucune réponse, la question était purement rhétorique. « Vous, vos hommes et moi-même nous rendrons jusqu’à Arétria. Vous retrouverez votre frère, je resterais dans l’ombre. Lorsque le moment sera le plus opportun, nous l’arrêterons. Alors… Je défendrais votre nom devant Magnus. Jurez aujourd’hui sur votre honneur que vous ferez ce que je vous ordonne. Si vous me trahissez… La lignée Losir toute entière sera envoyée aux oubliettes. »

La réponse de Marc-Aurèle n'est pas celle qu'Ego espérait mais il prend un air résigné. Il n'a pas vraiment le possibilité de négocier dans sa position. Tout ce qu'il peut faire, c'est hocher la tête en guise d'accord. Mine de rien, le Seigneur vient de lui prouver sa confiance. Il sera seul et sans appui au milieu des Losir et de leurs soldats. Si jamais le chevalier lui mentait, il n'aurait aucun moyen de se défendre contre un guet-apens. Fort heureusement pour lui, le presque trentenaire est tout à fait sincère, tant dans ses réactions que dans son souhait de faire amende honorable pour lui et sa famille. Dès l'accord conclu, il se tourne vers ses hommes.

-Retourner auprès des autres et ramenez-les ici. Faites-les presser le pas, nous allons avoir deux jours à rattraper autant que possible.

Aussitôt, ils se mettent en branle pour retrouver affaires et montures. Ego sait qu'il ne peut pas leur donner de largesse et que les prochains jours vont être serrés. Il peut prétexter un problème avec une roue pendant le voyage mais, s'ils ont trop de retard, Klaus pourra se douter de quelque chose et quitter le point de rendez-vous avant même qu'ils n'arrivent.
Encore sous le coup de la nouvelle et subitement habité par milles questions et fautes à assumer, le chevalier baisse la tête dans un soupir et se passe une main sur le visage. Il ressent le besoin de s'isoler pour encaisser tout cela mais, lorsqu'il se redresse, il aperçoit une silhouette dans l'ouverture de la porte.

Ego observe mon visage comme s'il le voyait pour la première fois tandis que je suis stupéfaite et effrayée à la fois de le trouver là. Depuis combien de temps est-il parmi nous ? A-t-il passé la nuit ici ? Avec nous ? Comment s'est-il retrouvé au milieu des hommes de mon époux ?

-Marc-Aurèle ?

Je l'appelle en tournant mon regard vers lui. Même au milieu de toutes ces silhouettes, il est si aisé pour moi de le trouver. Même de dos. Je ne cèderai pas à la panique parce qu'il est là et que j'ai en lui une confiance aveugle. Cependant, il peut comprendre que la présence de mon second cousin est loin de me rassurer, même s'il se contente de me regarder d'un air médusé, comme qu'il ne savait pas quoi me dire.

-Que se passe-t-il ?...

Bien-sûr qu’Ego n’avait pas de marge de manœuvre. Bien-sûr qu’il n’avait pas de moyens de négocier quoi que ce soit, d’aucune manière que ce soit. Marc-Aurèle savait que se trouvera au milieu des pourceaux était dangereux pour lui… Cependant, l’attitude d’Ego, ses actes et actions, avaient toucher une corde sensible : son sens de la chevalerie et de l’honneur. D’une certaine manière, c’était bien là une des seules choses qui pouvait toucher Marc-Aurèle et lui toucher le cœur. Cela, et sa douce, bien évidemment.

S’il tentait quoi que ce soit, le seigneur de Terrefière tuerait Ego, et tous les Losirs lui-même. Ou il mourrait en essayant.

La voix de sa dulcinée l’extirpe de ses pensées martiales. Le régent du Comté d’Arétria à l’esprit secoué de pulsions violentes et de pensées guerrières. Il désire justice, il désire être entendu, il désire être reconnu des autorités Comtales et des félons. A partir d’aujourd’hui, le chevalier se dresserait, et il n’abandonnerait ce rôle-ci que lorsque la justice aura triomphé.

« J’ai trouvé Ego sur le chemin de la traque. Il m’a aidé à te sauver. Lui, et moi, nous allons capture Klaus. Toi, tu retournes à Terrefière avec les nôtres. D’ici peu, j’apporterais la tête de Klaus devant les pieds de Magnus. » Dit-il, sa voix glaçante ne laissant transparaître aucune pitié, aucun tremblement d’aucune sorte. Il se tourne vers ses soldats. « Ramenez votre Dame saine et sauve à Terrefière. Qu’elle se repose, qu’elle mange, et qu’elle soit en sécurité. Je serais de retour d’ici peu. » Ordonna-t-il, se tournant à nouveau vers Ego sans laisser une once de répit à qui que ce soit pour se placer entre lui et ses ordres. « Ego, nous partons. »

Marc-Aurèle est si froid... Je ne l'ai jamais vu ainsi. Il me résume les évènements passés et à venir, il donne ses ordres et commence à partir. Je suis troublée, c'est évident. J'en ai presque un vertige devant les émotions qui affluent soudain. Je lis la colère en lui, est-ce en partie à cause de moi ? Est-ce qu'il m'en veut de ne pas lui avoir parlé de tout cela plus tôt ? Tout à l'heure encore, je me trouvais dans un petit cocon de chaleur où il n'y avait que nous deux... Je me sentais bien, apaisée, sereine. Et voilà que le seul être avec qui je me sente en sécurité ici s'en va sans même un regard, sans même une attention, sans même un geste d'encouragement ou de réconfort. Je sais qu'il n'est pas habitué à faire montre de ce qu'il ressent mais, en cet instant, c'est de cela dont j'ai besoin. C'est de lui dont j'ai besoin. J'ai l'impression d'avoir soudainement perdu mon mari si tendre et attentionné alors que je viens de traverser le pire et c'est... brutal. Et, en vérité, je ne peux pas le supporter.

-Non !

Ma voix a résonné plus fort que je l'aurais voulu mais, aussi épuisée et fragile puis-je être, ce qu'il m'ordonne de faire est au-dessus de mes forces. Je n'en ai pas le courage... J'ai toujours été douce et docile et je le surprends peut-être. Il ne connaît pas la facette de moi que je m'apprête à lui montrer. Mais il devait bien se douter que, pour avoir survécu à toutes ces épreuves, je suis bien plus qu'une jeune femme noble et toujours bien apprêtée. Non ?

-Je refuse... de rentrer... sans toi. Mes mots sont clairs et détachés de façon méthodique. Ce n'est pas de l'hésitation, je veux être certaine d'être entendue.

Sur mes jambes chancelantes, tentant maladroitement de contrôler les tremblements qui m'assaillent, je fais quelques pas vers lui tandis que mon regard reste accroché au sien. Je suis peut-être mise à mal mais je n'accepte pas que l'on se sépare de cette façon. Je n'ai pas besoin de rentrer, j'ai besoin de lui.

-Je sais que capturer Klaus est ton devoir et je ne t'empêcherai pas de l'accomplir mais il est hors de question que je te perde à nouveau du regard, tant que je n'aurais pas l'assurance que je ne risque plus rien.

Je n'ai pas honte d'admettre que j'ai peur et personne ici ne me le reprochera. Après mon accident, j'ai été couvée et mise à l'abri de tous les dangers du monde. Je n'étais pas censé vivre cela. Pas une fois. Et encore moins deux... Alors oui, la crainte de me retrouver sans mon unique soutien m'effraie au plus au point et motive mon geste. Tout du moins, en partie.
J'arrive à la hauteur de mon mari. Je suis parvenue à marcher jusqu'à lui malgré les difficultés que peut me causer l'absence de mes béquilles. Ma démarche est loin d'être aussi élégante que celle de toute autre jeune fille mais cela montre au moins que je suis encore capable de canaliser mes forces et de faire preuve de courage face à la douleur que je ressens en cet instant.

-Je ne pourrais trouver de répit... qu'en voyant Klaus Losir mis au fer... et en constatant par moi-même qu'il ne pourra plus faire de mal à qui que ce soit. Je t'en prie, Marc-Aurèle...

Après avoir exprimé ma volonté, je lui redonne la parole. Il était osé de ma part de m'exprimer de la sorte devant ses hommes, j'en ai conscience. D'ailleurs, je n'ai pas dit tout ce que je pensais pour ne pas donner l'impression que je remets en doute l'autorité de mon mari sur moi. Je suis censé lui obéir, c'est à lui que revient la décision finale et, à travers mes derniers mots, je veux souligner moi-même qu'il en est bien ainsi. Cependant, j'ajoute un dernière réplique, à voix basse, destinés uniquement à mon époux à qui je prend délicatement la main pour la serrer aussi fort que cela m'est possible.

-Ne me laisse pas maintenant...

Je peux être forte en apparence... Mais une part de moi ne l'est pas du tout... Il le sait sans doute, il vient de passer la nuit à me réconforter tandis que je multipliai les cauchemars. Alors je le supplie du regard, de cette étreinte sur sa main et de ces quelques mots de ne pas m'abandonner quand j'ai tant besoin de lui. Nos souhaits ne sont pas foncièrement incompatibles, ou tout du moins je l'espère.

Les mots d’Alicia sonnèrent comme un tambour martial. La jeune femme, épouse du noble seigneur de Terrefière, avait des revendications, des demandes, et des choses à dire. En temps normal, nul doute que Marc-Aurèle aurait préféré repartir avec sa douce, pour la mettre en sécurité, l’écouter, la couver, et s’assurer de son bonheur. Mais aujourd’hui, le temps manque, et l’heure n’est pas encore à la douceur : il est à la justice et la vengeance.

La voyant s’approcher, frêle et chancelante, Marc-Aurèle à un regard attendrit qu’il masque rapidement par un faciès fermé, sérieux, imperturbable. L’écoutant toutefois avec attention, il ne peut finalement qu’exprimer un soupir. Posant son front sur l’épaule de sa Dame – bien plus petite que lui – il réfléchit, avant de se redresser.

« Ainsi soit-il. »

Tournant son buste en direction des soldats de Losir et de Terrefière, le seigneur et Premier Conseiller distille ses ordres : Alicia irait dans la charrette, correctement couverte et protégée du froid et des intempéries. Deux soldats de Terrefière seraient finalement inclus au convoi, protégeant leur Dame, et assurant un renfort à Marc-Aurèle. Quant à ce dernier, il irait arrêter Klaus avec Ego… Ou il s’occuperait personnellement du second en cas de mensonge de quelque sorte que ce soit.

« En route. »

Une chose est sûre : je ne m'attendais pas à cette réaction de la part de Marc-Aurèle. Je suis à la fois surprise et soulagée de le voir poser sa tête sur mon épaule et que la saisit avec tendresse, posant une main délicate de part et d'autre. Dès que je le sens se redresser, je le libère aussi fugacement que je suis venue l'étreindre. Il accepte ma requête et je me sens bien plus rassurée. Je n'aurais pas à faire le voyage de retour sans lui. Je n'aurais pas à attendre qu'il revienne, la peur au ventre. J'ai désormais le sentiment que tout ira bien...

Tandis que tous se mettent à l'ouvrage, mon regard croise celui d'Ego. Je sens une hésitation dans son attitude, je vois le trouble dans son regard... Et puis il semble renoncer et s'éloigne à son tour. Sans doute ne sait-il pas quoi me dire. Les mots sont vains à ce stade. La seule chose qui puisse me sauver définitivement, c'est que Klaus soit mis hors d'état de nuire. C'est sans doute ce qu'il s'est finalement dit...
Je me tourne de nouveau vers Marc-Aurèle, les yeux remplis de gratitude et d'affection malgré tout ce qui y couvait déjà auparavant. Je sais que les jours à venir vont être rudes mais je sais qu'il prendra soin de moi. Je ne souffrirai plus comme j'ai souffert ces derniers jours et mes blessures pourront commencer à guérir. Les blessures physiques en tout cas... Pour le reste, il faudra certainement attendre encore un peu avant de pouvoir nous y attaquer.