L'Altrommi d'au revoir | Libre

Quatrième ennéade
Hiver, Verimios 19:XI

Maman me tend un miroir et je regarde le résultat de cette coiffure qui lui a pris une heure à réaliser. Et pour cause, elle a tressé chacun de mes cheveux, chacune de mes mèches rebelles, chaque touffe rousse, les plaquant à mon crâne par deux tresses de chaque côté du sommet de mon crâne qu'elle a fait se rejoindre à l'arrière pour ne plus en former qu'une seule. Et, je dois bien le lui concéder...

-J'aime beaucoup.

Ma mère lève le menton de fierté, non pas parce qu'elle m'a donné une apparence plus féminine mais parce qu'elle a réussi à me faire admettre qu'elle a eu raison d'insister. Je le vois dans son regard et je me retiens de lui faire une grimace. Il y a quelques ennéades, j'aurais nié l'évidence, ne serait-ce que par esprit de contradiction. Mais, aujourd'hui, c'est différent. Je pars dans quelques jours pour prendre le poste qu'Harald m'a offert alors je n'ai pas le cœur à la contrarier. Depuis mon retour de cet entretien, je suis à la fois heureuse et un brin mélancolique. J'ai fait le tour de tous mes coins préférés, pour faire un dernier dessin, raconter une dernière histoire, partager un dernier verre ou simplement pour m'imprégner du lieu, histoire de le graver dans ma mémoire. Je suis passé voir quelques personnes, parfois en prétextant avoir une course à faire. J'ai fait mes adieux en somme. Parce que, même si je sais que je reviendrai et que je serais toujours la bienvenue, j'ignore quand mes pas me ramèneront à Thanor et si j'aurais le temps de flâner comme je l'ai fait durant les deux dernières ennéades.

Dehors, la fête a déjà commencé. Il y a foule... Ce n'est pas un jour comme les autres ce soir. C'est mon Altrommi. A partir d'aujourd'hui, je peux prendre un apprenti, enseigner ce que je sais... Penser sérieusement à fonder une famille diraient aussi certains mais je n'y songe même pas. Je ne préfère pas. Aujourd'hui, je suis dans la pleine force de l'âge. Je suis une tresse. Je suis la ville d'un Thane. La fille de la Voix de Thanor. Il n'y a pas que mon clan qui est invité, il y a... toute la cité. Une invitation a été envoyée à chaque clan, leur laissant le soin de choisir leur représentant. Enfin, je devrais plutôt parler au pluriel car je doute qu'ils viennent sans être accompagné, et peut-être pas qu'un peu. Ce qui expliquerait tout ce monde que je vois déjà s'amuser sur la place de notre quartier.

Un frère à chaque bras, j'approche du lieu des festivités solidement encadrée. Eux non plus ne pourront bientôt plus me protéger, j'imagine qu'ils en profitent encore un peu. Ils sont étrangement silencieux, et un peu fiers aussi. Ma mère m'a faite toute jolie et m'a même convaincue de porter une de mes rares robes. C'est donc leur petite sœur, leur petit joyaux, qu'ils mènent ainsi. Leur petite sœur qui a réussi à se distinguer un peu en accédant à un poste au Palais. Il ne me reste qu'à m'en montrer digne.

Arrivés devant la foule, ils m'embrassent l'un après l'autre et me laissent, non sans que l'un d'eux ne m'appelle "Bichette", ce surnom qui m'agace et qui me fait lui coller une tape sur l'épaule, ce qui les fait rire tous les deux. Je m'enfonce ensuite dans le groupe, je suis à la fois l'hôtesse et l'invitée d'honneur ce soir. Certains se contentent de me saluer, d'autres -que je n'avais pas encore eu le temps de voir- m'abordent pour me parler un peu avant de me laisser continuer ma tournée. L'ambiance est bon enfant alors que nous n'en sommes qu'aux premiers verres. Nous passerons à table plus tard, où il y aura quelques discours, dont le mien... Et puis, il y aura de la danse après. Tout un programme.

Tout sourire, je me détourne de mes derniers interlocuteurs. Les conversations sont plaisantes. On me félicite pour mon anniversaire, pour mon Altrommi et pour mon nouveau poste. L'ambiance est légère et je m'amuse beaucoup alors que je n'ai même pas un verre à la main. J'avoue qu'après ma dernière cuite, je n'ai pas vraiment envie de renouveler l'expérience. Maintenant que j'ai "connu" ma première fois, qu'est-ce qui m'empêcherai de recommencer si l'occasion se présentait ? J'ai l'impression d'avoir un frein en moins sur le sujet. Les Dawis ne sont certes pas portés sur la chose mais la chose arrive bel et bien parfois... Je suis jeune, je suis maigre mais un peu jolie quand même (enfin je crois...) et je viens d'accéder à une charge officielle à Kirgan. J'ai de quoi susciter un peu d'intérêts...
Enfin bref, je me fais peut-être des idées. J'ai surtout peur je crois. C'est perturbant de passer la nuit avec une barbe et ne plus se souvenir de rien après. Ni de son visage, ni de son nom, ni de la façon dont c'est arrivé, ni de ce qu'on a ressenti... J'aimerais croire que c'était un beau moment et je me figure qu'il en a été ainsi pour ne pas penser à autre chose.

Je m'avance au milieu de la foule, cherchant qui je n'ai pas encore salué, et il faut une sacrée concentration pour ne pas perdre le fil. Mais alors que je regarde autour de moi, j'aperçois -trop tard- Thordril qui vient vers moi. Mon sourire disparaît aussitôt pour laisser place à l'embarras et au malaise. Je sens tous mes muscles se tendre et mon ventre se nouer. Qu'est-ce qu'il fait là ?! Pourquoi c'est pas Groful ? Qui a eu l'idée de l'envoyer, lui, avec le passif qui est le nôtre ?
Je suis figée tandis qu'il m'aborde, me salue, me souhaite un bon Altrommi... et attend sans doute une réaction de ma part. Je secoue brièvement la tête pour me reprendre.

-Hum... Merci. Je sais pas trop si j'ai dit ça comme une affirmation ou une question... Un blanc vole et je n'ai même plus l'impression d'entendre ceux qui nous entourent. Les Dawis sont loin d'être connus pour leur discrétion pourtant... Je pensais pas... Que ce serait toi qu'ils enverraient. Dis-je en guise d'excuses. Je ne pouvais pas ne pas inviter son clan qui travaille étroitement avec le mien mais j'aurais imaginé qu'ils auraient envoyé quelqu'un qui n'aurait aucun grief contre moi. Je suis très mal à l'aise là... Et je pense qu'il ne doit pas être mieux. Je vais peut-être nous épargner la peine de subir ça trop longtemps... Profite bien de la soirée, je t'embête pas plus. De toute façon, je t'embêterai plus très longtemps. Tu pourras te déplacer librement et même venir ici sans craindre de tomber sur moi désormais.

Un moment de gêne m'empêche de conclure correctement mon propos. Je sais même pas pourquoi j'ai dit tout ça... mais je commence à pivoter sur moi-même pour m'éloigner, la mine basse.

Un peu plus loin, je soupire de soulagement, même si je ne me sens pas encore totalement à mon aide. Je sais maintenant que je risque de le recroiser ce soir. Je ne pourrais pas l'ignorer, il faudrait au moins que je lui adresse un sourire poli... Ou un signe de tête peut-être ? Ça donnerai moins l'impression que je le drague. Ou je me contente juste de soutenir son regard quand je le croise, histoire de dire que je ne l'ignore pas, et puis je tourne la tête après seulement quelques secondes ?...

Pffff... C'est si compliqué. De tous ceux que j'ai eu le malheur d'aborder il y a trente ans, c'est celui qui m'en veux le plus. Encore aujourd'hui, ça ne passe pas. Et la façon dont je suis allé le voir pour faire réparer ma dague n'a pas aidé. Il est persuadé que je lui ai fait du mal volontairement. J'espérais me trouver un compagnon, comment il peut croire que j'ai eu plaisir à faire souffrir les autres ? Ce n'était pas ce que je voulais et, dans mon enthousiasme, je ne m'en rendais pas compte...

Mais je n'ai pas vraiment le temps de me morfondre que, déjà on m'aborde encore. Je me force à sourire, malgré l'amertume, le regret, la honte et la culpabilité qui sont remontées à la surface après un échange d'à peine une minute. On dit qu'un instant peut changer une vie. En tout cas, il peut ruiner ma soirée d'anniversaire. Mais je ne peux m'en prendre qu'à moi-même.

~~~~~~~~~~~

La soirée bât son plein et nous passerons bientôt à table que je n'ai toujours pas croisé mon père. Je me demande où il peut être. Et, en même temps, je n'ose pas trop le chercher. J'ai peur d'apercevoir Thordril et de sentir à nouveau cette boule nouer mon ventre. Seulement j'en viens à me demander s'il est là... Il n'a pas été ravi d'apprendre le poste qu'Harald m'a proposée et mon départ prochain. Je m'y attendais, évidemment... Mais j'espère que ça ne va pas gâcher cette soirée qui sera ma dernière fête à Thanor avant un moment.
Et puis, finalement, je finis par voir sa large silhouette apparaître. J'étire alors un sourire à la fois ravi et aimant, attendant qu'il soit tout près de moi pour lui parler.

-Te voilà. Je m'inquiétais de ne pas te voir mais avec tout ce monde... Et puis, j'ai pas eu une minute à moi !

J'imagine qu'il a dû être bien occupé aussi. En tant que père de la dawi du jour, Thane et Voix, il a dû être pas mal sollicité lui aussi. Je ne me doute pas un instant qu'il pourrait être tout simplement en retard.

-Tu manges à côté de moi, dis ?

Je lui ai pris le bras, le plus naturellement du monde. Je veux profiter de mon père adoré autant que possible avant mon départ. On sera amené à se voir assez régulièrement vu qu'il voyage souvent, et notamment à Kirgan. Et puis, pour peu qu'il ait à se déplacer avec le Roi et que je sois du voyage pour pouvoir conter son histoire... Mais, il n'empêche que je le verrais moins qu'avant et que c'est probablement lui qui me manquera le plus.

Oh, papa...

Je le regarde d'un air attendri tandis qu'il répond lui-même à sa question. Il sait autant que moi que je ne pourrais jamais m'accomplir totalement à Thanor. Le poste que l'on m'a proposée est la chance de ma vie, même si je suis triste et anxieuse à l'idée de quitter mon foyer, je suis également impatiente et excitée. C'est une véritable aventure. Une aventure que beaucoup ne comprennent sans doute pas. Elle n'est pas faite de métal, de combat et de courage... Mais de plume, de papier et de savoirs. Mon père est l'un des rares à me comprendre et je suis soulagée de le voir accepter aussi bien la nouvelle... Même si ses menaces envers Harald m'arrachent un petit rire amusé.

Je regarde d'un air intrigué le cousin de mon père s'éloigner et j'en profite pour venir prendre la main de mon cher papa et la serrer doucement. Depuis mon retour, j'ai des moments où je suis bien plus solennelle qu'à l'accoutumée. Et cet instant en est un.

-Je t'aime. Je suis heureuse de ce qui m'arrive. Mais je suis triste aussi. Vous allez me manquer... Toi, Glumthorn, Glumborn... et même maman. Je conclus en riant doucement. Je plaisante parce que je passe mon temps à l'embêter depuis des années et nos disputes sont aussi fréquentes que mémorables, mais je suis sincère cette fois. Ca me fait bizarre de partir. Et en même temps... J'en ai besoin.

Tandis que je parle, je ne vois pas Gorkin revenir alors, quand je vois mon père prendre le félin, j'ouvre de grands yeux étonnés. Et lorsqu'il me le tend, je n'en reviens pas. Folle de joie, je l'accueille pourtant délicatement dans mes bras pour le serrer et le caresser tout en écoutant l'histoire de cette pauvre bête. Je contemple le collier de l'animal, l'effleurant du doigt. C'est un peu de chez moi que j'emmène à Kirgan. C'est exactement ce dont j'avais besoin...
Je lève les yeux vers mon père. Des yeux humides de bonheur et d'émotion. Un bras passe derrière son cou et je me hisse sur la pointe des pieds pour venir l'étreindre avec précaution pour ne pas comprimer ni effrayer mon nouveau compagnon.

-Merci papa. C'est parfait. Dis-je dans deux souffles quelque peu étranglés par les larmes qui me montent aux yeux.

J'avais oublié qu'une soirée comme celle-ci pouvait être riche en émotions.
Mais alors que nous mettons fait à notre petit moment durant lequel la foule qui nous entoure n'existait plus, Glumborn nous ramène à la réalité.

-Alors ?! On se le mange ce sanglier ?!

J'éclate de rire avant de passer le revers de ma main sous mes yeux bleu-vert pour les essuyer. Je suis touchée par l'attitude de mon père qui se montre si compréhensif et attentionné. Comme toujours. Son petit joyaux s'en va... Mais pas ce soir. Je passe subitement mon bras autour du sien et lui adresse un regard fier et malicieux, comme ceux qu'il m'a toujours connu. Ce soir, je suis encore là. Alors autant en profiter.

-A table ! Je proclame, provoquant une exclamation de satisfaction dans toute l'assemblée qui se trouve à portée de ma voix. En plus, c'est le clan de maman qui s'est occupé du repas. Ca va être délicieux !