[Terres Hadjaoui] La patience du mercenaire | Nehril & Patience

Première ennéade
Hiver, Verimios 19:XI

Les ennéades s'écoulent paisiblement. On pourrait croire qu'elles se ressemblent toutes un peu mais ce n'est pas totalement vrai.
Nehril n'est pas reparti et Aimé l'héberge toujours en échange de son aide. L'hiver s'installant, il n'y a plus grand chose à faire dans les champs alors ils se contentent de travaux dans les trois foyers Hadjaoui afin de finir de les rénover. Celui de la sœur aînée était le plus délabré à l'origine et demande donc plus d'attention que les autres. L'occasion pour le mercenaire de voir Patience un peu plus souvent.
Entre eux, les choses n'ont pas beaucoup évoluées. Un œil extérieur dirait même qu'il n'y a pas de changement. Un œil plus averti, en revanche, peut déceler des améliorations significatives. La belle rousse s'est adoucie, peu à peu. En la présence du demi-elfe, elle se montre plus détendue qu'autrefois, un peu plus souriante aussi. Quand il est là, c'est comme si sa assurance s'étiole partiellement. Elle est déstabilisée. Elle a accepté ce qu'il se passe entre eux mais quelque chose l'empêche encore de se lancer... et Nehril ne cherche pas à forcer les choses. Peut-être ne sait-il pas comment s'y prendre non plus ? Après tout, Patience a été si difficile à convaincre... Un seul faux pas peut-il détruire les faibles bases qu'il sont parvenu à obtenir ?

Mais, dans tout cela, il en est un qui veille, encore et toujours.

Aimé descend de l'étage et retrouve sa sœur dans la cuisine de sa maison. Il lui explique ce qu'ils ont pu avancer dans la matinée tout en se lavant les mains et en regardant sa cadette préparer le dessert. Ceci fait, il se pose contre un meuble et la regarde travailler.

-Sincère tient la jambe à Nehril, là haut. Patience ne répond rien et continue comme si de rien n'était. Il l'aime beaucoup. Et je crois que c'est réciproque.
-Aimé...

Elle sait où il veut en venir. Jusque là, il l'a laissée tranquille et n'a pas insisté mais...

-Ça va faire un mois qu'il est revenu, Patience. Tu as accepté ses excuses. Tu apprécies sa présence. Qu'est-ce qui te retiens encore ?
-Tu sais que ce n'est pas aussi simple...
-Ça devrait, en l'occurrence... Il se rapproche d'elle jusqu'à se retrouver à ses côtés. S'il n'était pas sincère, il serait déjà parti.

Elle le regarde et ne sait pas quoi lui répondre. Il a raison et elle le sait. Et puisque rien n'a vraiment démarré entre eux, il imagine -et à juste titre- qu'il n'a même rien tenté envers elle. Il leur arrive de se tenir la main, à l'abri des regards. Elle apprécie ce contact désormais mais ils ne sont pas allé plus loin. Pour l'instant, leur relation est platonique et on ne peut pas réellement parler de romance. Il y a quelque chose, c'est certain, mais qui ne semble pas vouloir se révéler pleinement tandis qu'ils tâtonnent.

Des pas dans l'escalier les interrompt et ils sont rejoints par Nehril et Sincère. Le repas se passe normalement, dans la bonne humeur malgré quelques regards entre le mercenaire et la jeune mère qui sont assis l'un en face de l'autre. L'enfant ne les capte pas mais Aimé en aperçoit un ou deux et détourne d'autant plus l'attention du petit garçon. Ce dernier file ensuite se coucher pour la sieste et il y va tout seul "comme un grand". Lorsqu'il a disparu et une fois la table débarrassée, l'aîné des Hadjaoui attrape son manteau.

-Vu qu'on peut plus faire de bruit, je vais en profiter pour aller voir Farik au hameau d'à côté. Je veux faire le point avec lui de la préparation du matériel pour le printemps. J'en ai pour deux bonnes heures. Sincère devrait être réveillé d'ici-là.
-D'accord, à tout à l'heure. Lui répond Patience sans laisser voir qu'elle sait qu'il fait exprès de la laisser seule avec Nehril.

Sur ces mots, Aimé sort et le silence se fait soudain dans cette pièce qui était pourtant si vivante durant la dernière heure. Mais la belle rousse ne le laissera pas planer très longtemps.

-J'allais m'installer devant le feu avec un thé. Tu en veux un ? Propose-t-elle.

La maison s'est faite un peu plus confortable. Là où il n'y avait que le strict minimum le mois dernier, elle a ajouté un peu de confort. Elle a investi dans un grand canapé -à l'instar de ceux qui se trouvent chez Aimé- quelle a rempli de coussins et placé sur un tapis devant l'âtre. C'est un petit coin douillet où elle aime s'asseoir pour lire, raconter des histoires à son fils, discuter, faire de petits travaux de couture... En la voyant tenir sa maison, il est presque difficile d'imaginer que c'est une archère de talent.

— Un peu plus bas, corrigea Nehril en tirant sur le coude de Sincère. Il l’observa d’un œil critique. C’est déjà mieux…

Le jeune garçon tentait vaillamment de reproduire la position chevaleresque de la gravure qu’il avait trouvée dans le paquetage du semi-elfe. Sa gestuelle parodique aurait presque arraché un sourire au mercenaire s’il avait été pourvu d’un quelconque sens de l’humour. Néanmoins, comme pour chaque demande de Sincère, il tâchait de lui répondre avec un grand sérieux, chose que le garçon semblait grandement apprécier.

— Et là ? lança l’enfant en courbant à nouveau son dos. J’ai l’air aussi effrayant que lui ?

— Aussi terrifiant que puisse l’être un enfant qui sautille sur un pied avec du chocolat plein la bouche, rétorqua Nehril en rangeant tous les livres que Sincère avait sortis lorsqu’il avait fouillé dans son sac. Mais il n’est guère certain que cela ait un quelconque effet sur ta mère…

Sincère baissa ses bras et ouvrit ses yeux.

— Tant pis alors, conclut-il en s’asseyant sur le lit. Il parcourut de son regard la pièce avant de le poser sur Aeris qui gisait contre le mur. Dis… tu… tu comptes partir un jour ?

Le mercenaire resserra les lanières qui fermaient son sac avant de répondre.

— Est-ce parce que tu crains que je ne le fasse que tu défais mon sac et caches mon épée alors que ta mère te l’a formellement interdit ?

Le visage de Sincère s’empourpra légèrement. Il bégaya plusieurs mots avant de baisser la tête. Nehril le fixa un moment avant d’ouvrir la porte.

— Descendons, reprit-il en attendant que le jeune garçon sorte. Il doit être l’heure du repas. Nous te ferons essayer d’autres postures de guerriers plus tard. Peut-être que l’une d’elles te permettra d’effrayer l’un des chiens errants.

C’est d’un pas vif que le mercenaire descendit les escaliers pour rejoindre le salon. À son visage bronzé et sa chemise serrée, on devinait aisément qu'il avait retrouvé sa forme physique de naguère. Les entraînements avec les hommes Hadjaoui et les travaux de la ferme lui avaient assuré un prompt rétablissement, de même que la nourriture de qualité que lui avait prodiguée la famille. Il avait même pu profiter de certaines de leurs connaissances en la matière, Patience et Digne déplorant son absence de sens culinaire et ses recettes « à réveiller les morts ».

En s’installant à table, Nehril salua Aimé et fit de même envers Patience. Comme à son habitude, il déjeuna avec une certaine lenteur, là où au début du mois il dévorait les aliments avec empressement comme s’il craignait qu’on ne les lui dérobe. Lorsque les hommes quittèrent la pièce, Nehril décida de rester un moment en compagnie de la jeune femme. Ils avaient pour coutume quelquefois de discuter en sirotant un thé et la proposition qui suivit lui donna raison.

— Oui, merci, confirma-t-il en allant s’installer sur le large canapé qui faisait face à l’âtre rougeoyant. Sincère a encore fouillé dans mon sac ce matin, ajouta-t-il. J’ai cru qu’en le laissant en hauteur sur l’étagère il ne parviendrait pas à l’atteindre, mais ce n’était que peine perdue.

Il prit entre ses mains le breuvage chaud que lui tendait Patience et souffla doucement.

— Des nouvelles de ton côté ? s’enquit-il. Le vieux Beran est revenu pour demander quelques poules ? Je l’ai renvoyé l’autre jour en pensant qu’il était l’un de ces voyageurs de passage qui viennent dérober les bêtes au voisinage.

Patience s'installe aux côtés de Nehril après l'avoir servi. Elle ne réagit pas à la nouvelle tentative de Sincère de fouiller dans ses affaires. Tout ce qu'il peut voir, c'est qu'elle baisse les yeux sur sa boisson dans un soupir dissimulé en forte expiration. Elle peut continuer à interdire à son fils de toucher à son sac, elle sait qu'il ne l'écoutera pas. Il ne comprend pas pourquoi il ne quitte jamais le mercenaire. Il a peur que ce soit parce qu'il ne compte pas rester. Et elle peut le comprendre... Elle n'avait pas besoin d'Aimé pour se rendre compte que le garçon s'attache au demi-elfe. Ce n'est pas un de ses oncles. Il lui ressemble physiquement... Il pourrait être son père et... sans doute commence-t-il à le voir ainsi alors même qu'il ignore le lien sous-jacent qui l'unit à sa mère. S'il le savait, il demanderait aussitôt à pouvoir l'appeler "papa".

Tandis que son esprit reste songeur, Nehril poursuit la conversation et elle lui répond malgré ses réflexions qui continuent à tourner dans un coin de sa tête.

-Oui, il est passé. Je lui ai donné de quoi en racheter. Il va falloir qu'on trouve une solution pour protéger nos bêtes. L'ancien propriétaire n'a rien fait jusque là donc les gens ont pris l'habitude...

Elle porte sa boisson à ses lèvres, souffle doucement dessus puis en goûte une gorgée. C'est encore un peu trop chaud alors elle conserve sa tasse dans ses mains, la posant sur ses genoux. Un silence plane de nouveau tandis qu'elle replonge dans ses pensées quelques instants.

-Si tu ne veux plus que Sincère fouille dans tes affaires, tu peux les mettre dans un meuble qui ferme à clef. Mais si tu défaisais ton sac, il n'aurait sans doute plus peur que tu t'en ailles un jour et il arrêterai...

Elle regarde toujours sa boisson. La crainte de son fils est aussi la sienne. Peut-être est-ce pour cela qu'elle ne cherche pas à aller plutôt loin avec lui ? Quelque part, cette peur doit être un frein dans ses élans... Mais peut-être est-ce parce que rien ne s'est encore produit entre eux qu'il ne s'est pas vraiment installé ? A moins qu'il attende de pouvoir s'installer avec elle ? En fait, elle spécule mais elle n'en sait rien et c'est pourquoi elle finit par aborder le sujet avec lui. Pour comprendre ce qui le retient. Une vieille habitude, l'envie de repartir ou bien eux ?

Nehril leva son regard argenté vers Patience attendant qu’elle finisse une phrase qu’elle laissa pourtant mourir dans le silence. Il comprenait son sentiment, mais il ne parvenait pas à exprimer le sien. Il était ainsi : il avait laissé partir sa fille sans pouvoir lui avouer son attachement. Ses émotions… il avait appris à les ignorer, car elles l’affaiblissaient dans sa profession. À réprimer sans cesse ce qui se tapissait dans les profondeurs de son cœur, il avait craint qu’elles ne disparaissent, telle la flamme vacillante d’un candélabre soufflée par un vent perpétuel. Il laissa passer un silence avant de répondre.

— Je ne peux m’y résoudre, avoua-t-il en baissant la tête, faisant tomber des mèches clairsemées de gris sur son visage hâlé. Je ne peux aller à l’encontre d’une vie entière attachée à ces habitudes. Mon désir n’est guère de partir, mais je ne souhaite pas être un étranger perpétuel entre ces murs.

Il poussa un long soupir avant de boire une nouvelle gorgée.

— Ce mois fut une véritable bénédiction Patience, poursuit-il d’une voix rauque. Mais par moment, le doute m’assaille. Je ne sais si vous tolérez ma présence par égard envers Sauveur, si cette dernière vous pèse ou si vous m’accueillez de bon cœur. C’est pourquoi je demeure apprêté.

Il lâcha un rire sinistre.

— Apprêté pour aller où ? Telle est la véritable question. Rien ne me retient dans le monde du dehors. Les chaînes sont devenues des liens dont je me suis débarrassé ou que l’on a coupés pour moi. Il lève à nouveau le regard. Votre présence, ta présence, à mes côtés me suffit.

A la première réponse de Nehril, le cœur de Patience se serre. Est-ce que cela veut dire qu'il compte s'en aller ? Continuer la vie qu'il menait et ne jamais se poser nulle part ? Elle l'écoute sans l'interrompre et elle ressent toute la confusion dans ses paroles, simple reflet de ce qui taraude son esprit. Il voudrait, mais il n'y arrive pas. Il se sent chez lui et en même temps étranger. Il veut rester prêt mais n'en a aucun raison. Quelque part, cela peine la belle rousse. Elle s'imagine que la situation ne doit pas être facile à gérer pour lui. Il cherche une nouvelle place dans ce monde après avoir tant combattu. Elle a connu cela aussi, à son retour du Puy, en tant que femme libre. A la différence que sa famille l'attendait, les bras grands ouverts, pour l'accueillir. Elle a retrouvé des gens qu'elle connaissait, sa terre natale, la maison de ses parents... Elle a connu un retour aux sources qui lui a permis de tourner la page bien plus rapidement.
Qu'a-t-il, lui ? Il a perdu celle qu'il a élevée parce qu'il n'a pas su lui parler avec son cœur. Il s'est tourné vers la seule personne à qui l'apaisait pour se trouver un nouvel ancrage mais cela ne suffit encore pas. Elle pourrait s'en montrer vexée mais ce serait hypocrite de sa part. Leur relation est à peine effleurée et, le peu de gestes tendres qu'ils partagent, c'est lui qui les a initié. Alors le frein à leurs sentiments, c'est peut-être elle.

-L'hospitalité a toujours été un trait de caractère commun aux Hadjaoui. Si tu n'étais pas le bienvenu, nous te l'aurions déjà fait savoir. Et Aimé ne passerait pas son temps à plaider ta cause auprès de moi.

Ils n'en ont jamais parlé mais Patience se doute que son aîné a déjà donné des conseils à Nehril à son sujet, de même qu'il fait un travail de fond sur elle depuis plus d'un mois pour qu'elle finisse par lui ouvrir son cœur. Elle a fait des progrès mais ils sont encore timides et elle n'a pas encore pleinement lâché prise.

-Tu es l'invité de mon frère et tu occupes la chambre de Sauveur, j'imagine que ça ne t'aide pas à te sentir... chez toi. Nous avons des maisons libres qui ne demandent qu'à trouver un occupant... Celle d'en face est en bon état mais elle était trop petite pour Digne et moi. Elle pourrait peut-être te convenir...

C'est une idée, une proposition. S'il n'était plus un hôte mais un résident, peut-être se sentirait-il mieux ? Elle pense à la petite bâtisse près de chez elle mais c'en est une parmi d'autres. Il y a un mois, elle lui aurait montré la plus éloignée possible de chez elle, à l'autre bout de leurs terres. Dorénavant, savoir qu'elle pourrait l'apercevoir rien que par sa fenêtre ne la dérangeait pas... au contraire.
Mais peut-être qu'il a besoin de tout autre chose...

-Quand je suis revenue d'Elda, j'ai pu me reposer sur les miens et nous avons rapidement retrouvé notre foyer. Alors je ne prétends pas comprendre ce que tu ressens... Mais j'aimerais t'aider.

Lentement, presque furtivement, une main vient trouver celle du mercenaire et les yeux bleus de la jeune femme se lèvent enfin vers Nehril. Elle ne connaît pas toute son histoire mais, du peu qu'elle sait, il n'a pas les mêmes points de repères qu'elle. Il n'a ni famille ni lieu où retrouver ses marques. Ou bien il les a perdu depuis longtemps. En revanche, il l'a, elle. Et ce n'est pas la première fois qu'il veut à lui faire comprendre qu'elle lui ait nécessaire dans la nouvelle vie qu'il se cherche. Elle reste prudente mais, quelque part, elle voudrait croire qu'il pourrait se sentir chez lui ici, et à ses côtés.