Le Comte est mort, vive la Comtesse !

8ème jour de la première ennéade de Karfias,
An 20 du Cycle XI,
Castel-Tolbioc

Vêtue d'une robe bleue sombre et d'une pelisse de fourrure, Solange avait passé plusieurs heures aux côtés du Duc, à assister à la mort publique de celui qui fut le Comte d'Odélian, Charles de Prademont. Assise très droite sur son siège inconfortable, la comtesse douairière n'avait pas entendu les hurlements de la foule venue vilipender son époux déchu. Elle n'avait pas senti le froid mordant de l'hiver s'infiltrant sous son manchon, caressant son cou nu ; elle n'avait fait que le regarder.
Son expression furieuse alors qu'on l'amenait en charrette, vêtu d'habits noirs et les cheveux attachés en arrière en une simple queue de cheval, la marqua profondément ; mais ses yeux ne le quittèrent pas alors qu'on le faisait descendre, qu'on l'obligeait à se mettre à genoux pour lui attacher les quatre membres à des chevaux parés pour l'occasion.

Comment pourrait-elle jamais oublier la terrible vision du seul homme qu'elle eut jamais connu étendu là, sur le sol, tête nue, attendant la mort en grelottant de froid, sous les hurlements de colère et de haine de la population déchainée ?

Comment pourrait-elle jamais oublier la terrible vision, la vision cauchemardesque des bras et des jambes de feu son époux se déchirer devant ses yeux alors qu'on fouettait les chevaux pour les lancer au galop, un galop mortel et sanglant ?!
Ses hurlements de souffrance la poursuivaient encore, alors que la sensation de la bile qui remontait dans son estomac, cette affreuse sensation de malaise ne la quittait plus.

Solange d'Escault était veuve désormais.

Les heures qui suivirent furent aussitôt oubliées, balayées de son esprit par un néant bienvenu - et la comtesse Régente d'Odélian se retrouvait maintenant là, complètement seule, dans cette bibliothèque, son chiot à ses pieds, un livre déposé devant elle, sur une console. Elle n'avait aucune idée du sujet qu'il traitait : elle était seulement assise, anesthésiée par une sensation de vide et de solitude totale. Elle avait vaguement conscience d'avoir écrit quelques lettres - sûrement destinée à ses parents, à Lantenes et à Louise de Fernel - mais leur contenu lui échappait complètement.

Elle était veuve, et bien que les contentieux avec Charles s'étaient avérés nombreux, comme l'assassinat, l'usage de faux et le trafic de comptes, Solange avait conscience que tout était de sa faute. Elle avait fait tuer son mari.

Elle était comtesse douairière. La Régente d'Odélian ; mais en cet instant précis, elle ne ressentait aucune ivresse du pouvoir. Elle songeait à son enfant, qui n'avait plus de père.
Voilà la nouvelle question qui se posait désormais : étant veuve sans avoir le droit de porter le deuil, il faudrait songer au remariage. La vie n'était-elle pas ironique ?

Aurel est resté là, tout au long de ces longues journées. Il était présent lors de l'énoncé du verdict et, comme il l'avait prédit, l'enquête a révélé que Solange était innocente des crimes de son mari. Le fait qu'Elisabeth se retrouve fiancée à son âge lui plaisait moins mais il ne pouvait malheureusement rien y faire. Il était également là au moment de l'exécution, se tenant près de la douairière tandis que son mari était mis à mort. La vision ne le choquait pas tant que la barbarie du processus elle-même mais, là encore, il n'a pas la possibilité d'y changer quoi que ce soit. Arnaud est Duc. Certes pas dans la lignée hiérarchique du Seigneur de Lantenes mais l'écart entre leurs statuts rend sa voix sans valeur à l'oreille d'un tel homme.

Comme d'habitude, Aurel sait où trouver sa protégée. Non pas qu'il la connaisse trop bien -quoi qu'il ait appris ses petites habitudes au fil des ennéades- mais il sait à qui demander. Coline ou les gardes de la Comtesse sont toujours en mesure de lui répondre. La savoir à la bibliothèque ne le surprend pas vraiment. Il lui a laissé son espace mais, si l'exécution ne l'a pas touché, il imagine qu'il n'en a pas été de même pour elle. Elle ne tenait pas à cet homme mais le spectacle a de quoi perturber plus d'une personne. Et, comme après son horrible cauchemar, comme au moment de la tentative d'assassinat ou encore comme dans ses moments de désespoir à Diantra, il est la seule personne qui soit présent pour elle. Même si, depuis quelques temps, les choses ont un peu changée entre eux. Après lui avoir parlé à Edelys, il s'est rendu compte qu'il s'est passé quelque chose... Elle ne se confie plus à lui, elle ne luit sourit que pas politesse et ils n'ont plus ces quelques moments de complicité. Il a d'abord pensé que c'était à cause du procès qui approchait mais il a rapidement compris que c'était trop tôt alors qu'ils n'avaient même pas encore pris le bateau... Et même le fait de retrouver sa fille n'a pas amélioré les choses. Pire encore, il s'est rendu compte qu'elle se comportait normalement avec tout le monde mais se contentait du strict minimum avec lui. Il lui est alors paru évident qu'il avait fait quelque chose de travers, ce qui ne le surprend pas vraiment, bien qu'il soit incapable d'identifier le problème...

Aurel hoche la tête en passant près des gardes postés à l'entrée de la bibliothèque et l'un d'eux lui répond de la même manière. Puis il entre sans faire plus de cérémonie. D'un pas silencieux, il déambule entre les rayonnages, cherchant la jeune femme qu'il est venu voir. Il la trouve finalement, assise à une table, semblant lire un livre, quoi qu'elle paraisse un peu trop distraite pour cela... Et il semble évident qu'elle ne va pas bien du tout alors qu'elle est libérée de son mari et de la lame qu'elle imaginait sans cesse d'abattre sur elle aussi. Comme il s'en doutait, elle se sent mal et la voir ainsi seule avec ses pensées et ses émotions... Il ne peut pas...

Quelques coups discrets sont frappés sur une des étagères en bois afin d'attirer l'attention de Solange sur lui. Ses traits sont un peu plus doux qu'à l'accoutumée. Il semble inquiet et elle comprendra sans doute rapidement pourquoi.

-Je venais voir comment vous alliez. Déclare-t-il simplement.

Il laisse planer une seconde de silence. Il ne pose pas de question, il a la réponse sous les yeux. Puis il s'avance d'un pas dans sa direction, passant ses mains dans son dos, comme à son habitude.

-Je sais que vous ne me parlez plus mais je... Il s'interrompt, fronçant légèrement les sourcils le temps de réfléchir à comment présenter, expliquer ce qu'il a en tête. Je ne sais pas ce que j'ai dit à Edelys pour vous contrarier et m'attirer votre courroux. Manipuler les mots est un art que je ne maîtrise pas et, quoi que j'ai fait, je m'en excuse. Je pensais laisser entendre que j'étais là pour vous sans le besoin qu'il y ait réciprocité mais ce n'est manifestement pas le message que mes mots ont véhiculé.

Aurel est parfaitement sincère, comme toujours. Il n'avait pas l'intention de la blesser. Il a mis du temps avant de revenir vers elle pour aplanir cette histoire mais il a mal évalué la durée de sa mission à ses côtés ainsi que son besoin de soutien, encore aujourd'hui. Et puis, leur relation doit-elle s'arrêter à cette escorte ? Il n'a pas apporté de réponse à son offre de Conseiller mais ils peuvent néanmoins rester en contact, même une fois qu'elle sera revenu sur le trône. Il ne peut pas simplement la raccompagner et partir comme ça, pas après tout ce qu'il s'est passé.

-J'ai pensé que vous auriez besoin de compagnie mais je comprendrais que vous ne vouliez pas me parler davantage aujourd'hui. Aussi je puis me contenter de simplement rester auprès de vous, si vous souhaitez ne pas être seule.

Solange d’Escault n’entendît pas tout de suite que le seigneur Aurel avait pénétré la bibliothèque. Perdue dans ses songes, qu’ils fussent amers, tristes ou tendres - selon à qui elle destinait ses pensées - elle réprima un sursaut, tandis que la voix voix froide et cultivée de son protecteur s’élevait.

Elle mit quelques secondes à lui répondre.

En son cœur, la jeune femme savait qu’elle avait peut-être blessé son interlocuteur. Elle avait elle-même mis un terme à leur amitié naissante, en choisissant de ne conserver avec lui que le lien ténu de la politesse ; mais ses explications firent chanceler la résolution qu’elle s’était imposée, celle de rester forte, de ne plus confier indûment son fardeau à quiconque. A Edelys, la noble s’était sentie faible, vulnérable. Sans valeur, quand il lui refusait la force de le soutenir, ou du moins, de le connaître un peu mieux.
Pourtant, ce n’était pas neuf. La comtesse douairière le connaissait, savait qu’il était ainsi, secret et pudique - en un sens, c’était elle qui était allée trop loin.

Elle avait été impolie, presque vulgaire dans sa demande. Puis elle s’était murée dans sa vanité, dans sa fatuité d’autrefois, celle qui la poussait à croire que tout lui était du.

Elle émit un soupir. Dans le monde entier, il était son unique et véritable ami ; même la Dame de Fernel n’avait pas essayé de prendre de ses nouvelles, après tout, durant ce long périple.
Lui… avait été là. Toujours. Dans ces terribles moments. Il n’y avait pas été obligé ; mais sa présence même signifiait quelque chose.

Plus encore alors qu’il se savait brouillé avec elle.

- « Messire Aurel… je crains d’avoir été.. injuste envers vous. J’ai agi comme une enfant gâtée, sans vouloir voir la réalité en face. Vous avez été maladroit, mais il s’agissait de la vérité. En effet, je.. vous êtes un homme droit et bon. Je n’ai pas respecté votre intimité, ni votre amour de la vérité. Je… ne désirais pas m’avouer … être si dépendante des autres. »

De lui, clairement. Etait-elle si fragile ? Si stupide, qu'elle se raccrochait à lui ?

- « Je ne suis pas aussi autonome et indépendante que la dame Louise de Fernel, par exemple. Je n’ai pas pris souvent mes propres décisions, et vous aviez raison. Vous m’avez été d’un grand secours, tout le long de ce terrible périple. Je vous en prie, messire. Restez donc. »

Merci d’être là, lui soufflait son cœur ; mais la veuve n’osait pas le formuler à voix haute.

- « Nos chemins se sépareront bientôt, mais j’ai écrit à votre beau-frère et à votre sœur pour leur demander de faire amener ma fille au château d’Odélian. Je ne puis manquer de compliment à votre égard, car vous avez été exemplaire tout au long de ce voyage. »

Aurel reste là, les mains dans le dos, droit comme un i, à écouter Solange lui expliquer ce qui a causé son changement de comportement à son égard. Sans surprise, c'est sa franchise qui est en cause. Il est vrai qu'il ne sait pas y mettre les formes. Il est trop direct, trop brutal. Certains diront que c'est dû à un manque d'éducation, pourtant il en a reçu une. Mais son caractère ne se marie pas bien avec certaines règles du code de bonne conduite.
Il écoute sa jeune femme d'un air sérieux mais pas sévère. Il essaie de tout comprendre, de tout interpréter, de tout intégrer... ce qui est un exercice difficile pour lui.

Finalement, lorsque la Comtesse douairière achève ce qu'elle a à dire, il attend encore quelques secondes avant de se remettre en mouvement. Lâchant son poignet, il laisse des bras revenir le long de son corps dans un demi soupir. Puis il s'avance et vient prendre place en face d'elle, de l'autre côté de la table.

-Dame Louise était fière et indépendante bien avant d'hériter de sa charge. C'est son tempérament, et je l'admire d'en être arrivé où elle en est toute seule. Le vôtre est différent mais il n'en est pas moins digne d'éloges. Vous ne manquez pas de courage, ni de loyauté. Et ne pensez pas à votre mari lorsque je dis cela, je parle de loyauté envers vos valeurs. Vous aviez un choix à faire et vous avez pris la décision la plus juste. Malgré vos doutes et vos craintes, malgré les risques, vous n'avez pas changé d'avis et vous avez tenu bon jusqu'au bout.

Le chemin a pourtant été semé d'embûches. L'enlèvement et ce qu'elle a vécu pendant sa détention qu'il ne peut qu'imaginer, les différentes séparations avec sa fille, la tentative d'assassinat, la possibilité qu'elle subisse elle aussi le châtiment des crimes de Charles... Mais elle n'a jamais renoncé. Mieux encore, elle a continué à creuser jusqu'à trouver cette fraude fiscale et la pointer du doigt devant les autorités... Tout le monde n'aurait pas été capable d'en faire autant. Et elle peut lire dans les yeux et le ton d'Aurel une forme d'admiration et de fierté mêlées et masquées derrière un compliment.

-A l'origine, je ne comptais pas m'impliquer. Je suis un vieux célibataire qui vit reclus sur ses terres depuis bientôt neuf ans. Tout ce que je voulais au départ, c'était vous escorter jusqu'à Diantra pour vous confier à d'autres puis rentrer chez moi. Il marque une pause avant de reprendre. Puis j'ai constaté votre solitude. Et aussi forte puissiez-vous être, j'ai compris que vous aviez besoin d'une personne pour se tenir à vos côtés et vous aider à ne pas tomber sur votre route. Même la meilleure des escortes ne vous aurait pas offert cela. J'ai compris que mon rôle, ce n'était pas seulement de vous conduire en lieu sûr, parce qu'arriver en sécurité mais sans plus aucune force de vivre ne sert à rien. Alors j'ai commencé à me montrer un peu moins rustre que j'en avais pris l'habitude avec le temps. En venant vous réconforter après un cauchemar, en vous laissant me soigner, en vous écoutant. Et si j'ai pu vous aider, j'en suis heureux mais gardez à l'esprit que tout cela, c'est vous qui l'avez accompli.

Au final, jamais il ne lui a dit quelle conduite adopter, ni quelle décision prendre. Il ne l'a pas encouragée à prendre une voix plutôt qu'une autre. Il lui a exposé des faits et même proposé des stratégies pour leurs voyages mais elle a choisi seule de la route qu'elle souhaitait emprunté, au sens propre comme au figuré.

-Et vous n'êtes pas faible parce que je me tenais dans votre ombre pour m'assurer que vous ne perdiez pas l'équilibre. Toute personne a besoin de son souffleur, parfois. Le mien est un insupportable "je sais tout". Fait-il avec sarcasme avant de reprendre plus sérieusement. Et ce qui m'exaspère le plus, c'est qu'il a raison, la majeure partie du temps. Il a eu raison de me pousser à vous accompagner. Le monde m'a tourné le dos, il y a longtemps alors j'en ai fait autant. Jusqu'à en oublier que tous ne sont pas ainsi. Donc tout cela n'a pas été totalement à sens unique.

Elle lui a apporté aussi, sans le savoir. Et c'est bien la première fois qu'il lui parle de quelque chose de personnel, même s'il n'entre pas dans les détails de cette pénible expérience passée.

Solange d’Escault ne quitta pas son interlocuteur des yeux, tandis qu’il lui parlait à cœur ouvert.

Sa main blessée, la gauche, se posa lentement sur l’accoudoir de son fauteuil, tandis qu’elle recommençait à respirer lentement.
Avoir rencontré cet homme honnête, l’avoir côtoyé tout ce temps lui avait redonné la force nécessaire pour faire face à son époux, sans flancher ; pour endurer encore l’épreuve de ce matin, sans se laisser entraîner par ses émotions.

Elle était également heureuse de lui avoir apporté sa compagnie en retour. De lui avoir démontré que le monde entier ne lui tournait pas le dos, et qu’elle, en particulier, ne lui tournerait pas le dos.
En réalité, pour une fois, les mots lui manquaient, devant cette attitude désarmante, le regard fier, le ton admiratif qu’il laissait filtrer - jamais personne ne lui avait exprimé ces compliments, qui lui allaient droit au cœur. La jeune femme savait qu’il ne s’agissait que de son devoir, qu’elle n’avait fait que suivre les préceptes de Néera : mais ces mots si forts, venant de la part du seigneur Aurel, n’en gardaient pas moins leur valeur.

Le silence était agréable. Dans la cheminée, le feu crépitait joyeusement, émettant une douce chaleur qui illuminait la pièce emplie de livres de lueurs fauves et d’or, mouvantes, comme si de minuscules feu follets peignaient les murs à leur convenance en une œuvre magistrale et folle, sans cesse changeante selon leur humeur fantasque.

Elle prit le temps - seulement quelques secondes - pour contempler les rayonnages de livres, avant de se lancer, d’une voix posée, calme et douce, un peu haut perchée, d’un ton qui trahissait un reste d’enfance.

- « Messire Aurel, votre beau-frère avait raison. Je ne peux donner ma parole pour le reste du monde, mais je le puis en mon nom propre. Vous êtes un ami. C’est un mot que je chéris, et qui porte, je le crois, une profonde signification. Cela ne garanti pas que nous ne nous disputions plus, mais cela vous promet que vous me trouverez toujours ouverte à la discussion. »

La jeune veuve lui offrit un siège de la main droite, la ramena sur ses genoux, sagement. Elle avait souffert de tant de blessures durant ce voyage ; il avait faillit lui coûter jusqu’à sa vie, et maintenant, il allait lui voler encore sa fille.
Pourtant, Solange ne se rebellait pas. Elle avait conscience que sa fille serait forcément la cible d’enjeux politiques. C’était la comtesse d’Odélian, après tout, et le duc ne pouvait laisser si belle occasion de s’assurer que le comté serait paisible et docile, tout en lui transmettant les bons messages durant son éducation. Qu’est-ce que deux enfants nobles à charge, pour tant de bénéfices ?

Néanmoins, son cœur de mère saignait. Il faudrait profiter de ces dernières années de bonheur avec constance, et si son enfant l’oubliait, la jeune femme avait la certitude que ce ne serait jamais son cas.

Elle reprit la parole en forçant plus d’allant et de vivacité. Il fallait gérer les problèmes les uns après les autres.

- « Au fait, messire Aurel, j’ai pris la liberté d'inviter votre famille à Odélian, et vous y êtes, évidemment, le bienvenu. C’est une ville très agréable. Ne croyez pas que j’ai pu oublier la proposition que je vous ai faites. Elle tient toujours, et j’espère que vous y avez également réfléchi. Mais quoi qu’il en soit, je suis curieuse de connaître vos projets pour le futur. A l'idéal, j'aimerai repartir au plus tôt pour le château. Maintenant qu'il n'y a plus de Comte... Je dois en assurer la Régence. »

Elle esquissa un sourire. Revoir son enfant, revoir ses parents... L'idée même lui donnait envie de pleurer de bonheur. C'était... presque comme un miracle... une attente inespérée, auquel elle ne croyait plus depuis longtemps.

-Rassurez-vous. Aussi bien puissions-nous nous entendre, Lambert et moi nous disputons très souvent. Nous avons deux tempérament très différent, et même parfaitement opposés, mais toujours dans la franchise. C'est ce qui fait que nous ne restons jamais brouillés longtemps. En dehors de cela, j'ai une façon de dire les choses qui poussent souvent mes interlocuteurs à m'en vouloir, plus pour la forme de mon propos que pour le fond. Cela ne se voit peut-être pas mais j'essaie de faire des efforts pour ne pas vous froissez. Mais je n'y arriverai pas toujours. Dans ces moments-là, essayez de prêter plus d'attention à ce que je dis plutôt qu'à la manière dont je le dis.

Il prononce ses mots sous forme d'une requête et non d'un ordre car il n'en a pas à lui donner. Il admet qu'ils peuvent être amis. En fait, par la force des choses, ils le sont un peu devenus. Même si Solange ne sait rien de lui et qu'il n'a pas cherché à se renseigner sur elle plus qu'il n'en avait besoin, le fait qu'il ait été présent pour elle depuis un mois et demi suffit sans doute à les qualifier ainsi. Et lui-même a reconnu que leur relation pouvait ne pas s'arrêter à la mission de protecteur qu'il a rempli auprès d'elle et qui se terminera bientôt.

Aurel écoute les dernières paroles de la Comtesse douairière et hoche la tête. En vérité, étant donné qu'elle ne s'adressait plus à lui, il avait mis son offre en suspend. Si elle ne lui parlait plus, il ne serait plus le bienvenu à Odélian donc il était inutile de réfléchir à la question. A présent, il a avait encore le temps d'y penser. Il fallait raccompagner Solange et puis, si les Lantenes les y rejoignaient, autant qu'il les attende.

-Je resterai aussi longtemps que ma famille sera présente. Et je suis certain qu'ils prendront la route la plus rapide pour vous ramener Elisabeth dans les plus brefs délais. Quant à vous, si plus rien ne vous retient ici, nous pouvons partir dès demain. J'imagine que vous avez hâte de retrouver un environnement qui vous est familier.

La noble péninsulaire n'avait jamais vraiment imaginé Aurel et Lambert s'entendre si bien, mais elle convenait que cela pouvait donner un duo amical heureux. Après tout, chacun avait des qualités et des défauts qui se complétaient les uns et les autres - ce qui semblait aussi logique que naturel.
Elle prêta une oreille attentive à la demande de son interlocuteur, hocha doucement la tête, avec un sourire pâle finalement esquissé sur ses lèvres fines.

- "Soit, bien sûr, seigneur Aurel. Il en sera fait ainsi, ne vous en inquiétez point. Je ne désire plus me brouiller avec vous, mais la prochaine, si cela doit se produire, nous aurons une bonne conversation franche avant la tombée du jour suivant."

La jeune femme était rassurée de savoir que l'ancien général resterait au moins encore quelques ennéades à Odélian, en sa compagnie. Il avait toujours été pour elle un gage de sécurité ; et plus que jamais, en réalité, elle se sentait vulnérable et très inexpérimentée. Car cela ne serait plus son époux qui régnerait de fait, mais elle. Ses vassaux attendraient d'elle qu'elle prenne les bonnes décisions, qu'elle choisisse les bonnes personnes pour l'entourer et qu'elle en assume toutes les responsabilités.
Etait-elle prête à faire face à ces vassaux qu'elle connaissait peu ? Aurait-elle le sang-froid, l'assurance de s'imposer ? La perspective se faisait effrayante, terrifiante. Un époux serait probablement sa meilleure arme - d'ailleurs, il était même évident que son père essaierait de la remarier à la première occasion. Put-être d'ailleurs à un noble d'Odélian, ou à un noble suffisamment puissant pour lui donner du pouvoir, pour appuyer son pouvoir.

- "Il me faudra recruter des hommes d'ailleurs pour trouver un Conseil qui me soit favorable, et que mes vassaux respecteront. Avant que vous ne partiez, j'aurai besoin de vos avis éclairés. Je sais que vous menez votre seigneurie avec beaucoup de compétences et de savoirs... Je pensais d'ailleurs proposer un poste au bibliothécaire qui m'a révélé la fraude de mon époux. Il a l'air honnête et consciencieux, et je vais avoir besoin de ces qualités."

Elle soupira, étira un sourire plus franc.

- "Mais tout ceci doit vous assommer, et cela peut attendre. Ce soir, me ferez-vous l'honneur de manger à ma table ? Nous jouerons aux cartes avant de nous coucher, cela fêtera notre réconciliation. Je suis toujours de bonne humeur lorsque je gagne. Nous partirons demain, je donnerai mes ordres avant le souper. J'ai très grande hâte de revoir mes parents et mon enfançonne."

La damoiselle d'Escault se sentait un peu plus détendue, comme si les spectres de la mort et de la peur s'envolaient loin d'elle, pour une fois. Comme si leur bonne entente à tous deux lui redonnait confiance dans le futur.

Aurel regarde Solange, réfléchissant à sa demande. Elle souhaite qu'il l'aide une fois de plus et sur un sujet pour lequel il n'est pas forcément des plus à l'aise. Cependant, lui-même avait un jour projeté d'occuper un poste d'importance et il ne doutait pas tellement de ses capacités. Enfin, ils auraient été deux à mener à bien leur mission, deux personnes qui se complétaient parfaitement. Aujourd'hui, il est un peu plus apaisé à l'époque et moins colérique. Moins impulsif aussi. Peut-être peut-il offrir un avis plus avisé qu'autrefois ? Il verra sur place s'il se sent à la hauteur.

-Je veux bien essayer. Lui répond-il simplement. Et Messire de Chtoll me semble en effet être un bon choix.

Par bonheur, Solange change de sujet, lui proposant une soirée plus détendue que celles qu'ils ont partagé depuis Edelys. Il accepte son invitation d'un simple hochement de tête puis il plisse des sourcils interloqué.

-Soit vous êtes d'une grande prétention, soit vous me demandez de vous laisser gagner et cela n'est certainement pas dans mes habitudes. Ce sera une lutte acharnée, un point c'est tout.

Le ton qu'il emploie se veut faussement sévère mais la pointe d'humour et l'éclat dans ses yeux trahissent une humeur plutôt joviale. Enfin, pour un homme comme lui. Le climat entre eux définitivement plus apaisé et les ennéades à venir s'annoncent nettement plus agréables. Solange doit encore se remettre de toutes ses émotions et faire sa place à Odélian mais l'avenir est bien plus encourageant pour elle.