Celui qui fut - Aegden [pnj]

7ème ennéade de Karfias
L'an 20
XIe cycle

« Peux-tu cesser de remuer un instant ? J’ai presque terminé. » Concentré, Gaelen enveloppait la main de Thalias d’un bandage. Il pratiquait une technique enseignée par Brannor. Utilisé correctement, le blessé pouvait encore utiliser sa main bandée. Idéalement, il ne devrait pas pour ne pas nuire à la guérison, mais dans un contexte de bataille, c’était très avantageux pour les soldats.

« C’est trop serré. » Geignit Thalias en remuant ses doigts. « Et je peux à peine les bouger. Le but n’était pas de pouvoir bouger malgré la présence du bandage ? »

« Le bandage doit être serré, c’est pour arrêter le sang. »

« Je ne crois pas que ce doit être aussi serré. J’ai des fourmillements au bout des doigts. Sachant que ma main était parfaitement normale au départ, le problème vient forcément du bandage. »

Gaelen fronça les sourcils tout en inspectant son œuvre. Ce bandage ressemblait portant à ceux que faisait son professeur. Pourquoi se plaignait-il autant ? Brannor entra au même moment à l’intérieur de sa clinique, un panier rempli d’herbes séchées à son bras. Il lança à peine un regard en direction de son apprenti et de son cobaye du moment avant de poser sa charge sur le comptoir.

« Le bandage est trop serré. » Déclara Brannor en sortant les herbes. Il procédait avec délicatesse. Les bouquets retenus à l’aide d’une ficelle étaient particulièrement fragiles. Il voulait montrer à Gaelen comment il fabriquait son baume qui prévient les infections. Le jeune elfe avait profité de son absence afin de pratiquer ses bandages. Il déployait beaucoup d’effort dans ses apprentissages et ça plaisait à Brannor.

« Comment pouvez-vous le savoir ? Vous l’avez à peine regardé et vous êtes à l’autre bout de la pièce. » Rétorqua aussitôt Gaelen. Un élève assidu, certes, mais avec un trop grand sens de la répartie. Brannor se tourna vers son apprenti, les sourcils froncés. Gaelen, qui avait réalisé son erreur, sourit timidement.

« Le bout des doigts de Thalias commence à rougir, signe que le sang s’y accumule. Donc il ne circule plus. Si ce bandage n’est pas correctement refait, ils vont commencer à noircir et à se nécroser. À ce point, un mage guérisseur pourrait intervenir, mais disons que nous n’en avons pas à disposition, le seul traitement consiste à retirer les parties nécrosées par amputation. Si notre jeune ami est chanceux, je vais couper seulement à la première phalange, mais il se pourrait que j’aie à lui retirer la main entièrement au risque de le voir succomber d’un empoisonnement du sang. Je ne me souviens pas de t’avoir déjà montré mes instruments d’amputation. »

Brannor ouvrit un tiroir, dévoilant un assortiment de lames directement sortie d’une salle de torture. La scie dentelée brillait d’un éclat particulièrement menaçant. Le visage de l’aîné était resté impassible durant l’explication, mais celui de Gaelen et Thalias s’était drainé de toute couleur, la scie étant le coup de grâce.

« Ça fait longtemps que je n’ai pas eu à procéder à une amputation. J’ai probablement perdu… la main. »

Il referma le tiroir, tirant ainsi Thalias de sa torpeur.

« Enlève-moi ça ! Je risque de perdre ma main à cause de toi ! Regarde, ça commence déjà ! »

Non, à part la rougeur, sa main était parfaitement normale et bien loin de la nécrose. Malgré tout, il essayait d’arracher frénétiquement le bandage, alors que Gaelen tentait de lui attraper le bras pour qu’il ne le fasse pas.

« Arrête ! Calme-toi, tu vas briser le bandage. »

« Comment veux-tu que je me calme ? Il va me couper la main avec sa scie. Je ne la sens déjà plus. »

Malgré son nom qui laissait penser le contraire, Thalias pouvait se montrer particulièrement dramatique.

« Il n’était pas sérieux. Tu en a vu beaucoup des elfes amputés ? Un mage va intervenir bien avant que tu risques de perdre ta main. N’est-ce pas ? »

Il jeta un regard implorant en direction du médecin qui se contenta de croiser les bras sur son torse.

« Il faut être préparé à toute éventualité. Il est vrai que c’est une méthode de dernier recours et qu’il est très peu probable que tu te rendes à une telle extrémité, mais il ne faut jamais dire jamais. »

Thalias se libéra enfin de son bandage et agita ses doigts, soulagé avant de grimacer.

« Le picotement est plus affreux encore. »

« Ce n’est rien, juste le sang qui recommence à circuler. Ça va passer dans les prochaines minutes. »

Brannor retourna à ses herbes alors que Gaelen s’excusait encore pour sa maladresse. Il proposa de recommencer, mais avec l’autre main cette fois, ce que Thalias refusa aussitôt. Il appréciait beaucoup son ami, mais c’était assez de frayeur pour aujourd’hui. Ils échangèrent des plaisanteries pendant un moment, parvenant même à faire sourire Brannor, nostalgique devant l’énergie de la jeunesse lorsque quelque chose à l’extérieur attira son attention.

Il se redressa et regarda en direction de la fenêtre. Il fit signe à Gaelen et Thalias de se taire. Quelque chose n’allait pas. Il ne savait pas exactement quoi, mais ça lui faisait l’effet d’un frisson qui traversa non seulement son corps, mais l’environnement autour de lui. Il n’était pas le seul à avoir cette impression, car Gaelen fronça les sourcils et Thalias commença à s’agiter, tous deux manifestement inconfortables.

« Que se passe-t-il ? » Demanda finalement son apprenti alors que Brannor se dirigeait vers la porte pour l’ouvrir. Il passa la tête à l’extérieur où il entendit le rugissement au loin. Une bête était en train d’attaquer, il en était certain. Au-dessus de sa tête, le feuillage des arbres frémit. Non, toute la forêt frémissait, puis ce fut comme si elle retenait son souffle.

« Dites-moi, il y en a un parmi vous qui entend la symphonie ? J’y suis sensible, mais pas… »

Thalias était d’une pâleur mortelle. Il acquiesça d’un signe de tête et dégluti. Le simple fait de parler lui demandait visiblement un effort.

« Je l’entends, mais il s’est passé un truc. Elle n’est pas tout à fait comme d’habitude. J’ai entendu mon père en discuter l’autre jour, mais personne ne sait exactement ce qui se passe. Vous croyez que ça a un lien avec ça ? »

« Si les créatures commencent à attaquer aussi près de la cité, je dirais qu’elle y est pour quelque chose. Gaelen, viens m’aider. Ils vont peut-être avoir besoin de nous. »

Au fonds de lui, il espérait que non. Brannor ne se réjouissait jamais qu’il y ait des blessés, mais c’est surtout qu’il doutait de pouvoir les aider. C’était une chose de traiter une blessure mineure lors d’un entraînement, s’en était une autre de le faire en pleine action. C’était pourtant ce qui le motivait le plus jadis, mais Brannor n’était plus l’elfe qu’il a été et doutait de le redevenir un jour.

Il n’avait pas fallu longtemps pour qu’un soldat s’approche d’eux au pas de course. Les yeux grands ouverts, il avait l’air paniqué. La vue du médecin sembla malgré tout légèrement le soulager et il lança.

-Heru Brannor ! I Emel soit loué…Il y a eu un accident… Il fit un geste vers l’orée de la forêt. On a besoin de vous.

Et sans attendre de réponse, ne leur laissant que le choix de le suivre, il fit volteface, courant à toute vitesse pour rejoindre les lieux d’un fracas difficilement descriptible.

Sur ce qui avait été un champ de bataille impromptu, il y avait un elfe qui se tenait face à une créature de bois et de lianes d’environ de la taille d’un grand chien. Une main tendue devant lui, il maintenait visiblement l’autre en respect à l’aide d’épais piliers de glace qui la restreignaient. Malgelir grimaçait sous l’effort constamment maintenu alors qu'il ne pouvait se résoudre à blesser vraiment son adversaire. Il tenait son second bras qu’on devinait abimé contre son torse et c’était à peine s’il jeta un coup d’œil vers le médecin fraichement arrivé et lui indiqua ses arrières. Derrière lui, il y avait deux autres soldat. L’un était allongé, s’agitant sous une douleur que son camarade tentait de limiter comme il pouvait.

Autour des elfes, la symphonie s’agitait, sifflant un mécontentement étrange.

Brannor et Gaelen étaient à peine sortis de la clinique qu’un soldat venait les rejoindre, soulagé de voir le médecin, mais la panique encore visible dans son regard. Il leur fit signe de le suivre avant de courir en direction du bruit. Qu’est-ce que ça pouvait bien être.

Le médecin et son apprenti suivirent sans attendre. Alors qu’ils couraient, Brannor n’était pas très rassuré. Depuis qu’il avait officiellement repris du service, il ne s’était jamais retrouvé confronté à une véritable situation d’urgence. Les blessures subies en entraînement ne se comparaient pas à celles d’un véritable champ de bataille et encore moins à celles causées par un animal en colère. Quelle créature attaquait si près de la cité ? Malgré ses inquiétudes, Brannor ne pouvait pas reculer. Des blessés avaient besoin de lui. Il l’avait déjà fait par le passé, il pouvait le faire encore. Il ne devait pas laisser l’incertitude le gagner.

C’était un spectacle tout à fait inattendu. Un mage visiblement en difficulté tentait de tenir à distance un Faën Ornë en colère. C’était impossible, ces créatures n’attaquaient jamais à moins d’être blessées et aucun de ces soldats n’aurait la bêtise de le faire.

« Ne t’approche pas. » Ordonna Brannor à Gaelen. Un rapide coup d’œil en sa direction indiqua au médecin que son jeune apprenti était aussi surpris que lui par la scène qui se déroulait devant leurs yeux.

Dans sa précipitation, Brannor n’avait pas pensé à apporter une arme. Il se sentait stupide, mais aurait-il osé l’utiliser contre un Faën Ornë ? Non, ces créatures étaient sacrées. Ce sont des esprits purs de la forêt. Ils devaient être protégés. Pourtant…

« Tu ne peux pas aller aider ce soldat. Il va te tuer si tu approches. Ce mage ne pourra pas le retenir bien longtemps. Tu vois son bras, il est blessé lui aussi. »

Encore cette voix… Il ne l’avait pas entendu depuis des jours, voir des semaines. Pourquoi revenait-elle maintenant ? Dans sa poitrine, son cœur accélérait douloureusement. Il sentait la panique monter, irrépressible.

« Non, non, non… »

« Brannor! »

Le médecin tressaillit. Gaelen observait son maître, les yeux écarquillés. Combien de temps était-il resté figé là ?

« Reste près de moi. Si je te dis de courir, tu cours ».

Sans quitter la bête des yeux, le médecin accompagné de son jeune apprenti se dirigea vers le blessé. Le soldat était dans un triste état. Apparemment, il avait été surpris et n’avait pas essayé de se protéger. Résultat, une plaie béante au ventre laissait voir en partie ses intestins. À l’odeur, ils étaient percés et le contenu se déversait dans la cavité abdominale. Sans l’intervention d’un mage, ce soldat n’allait pas survivre. Il avait aussi une autre blessure au niveau de la cuisse où il perdait beaucoup de sang. Gaelen blêmit. C’était la première fois qu’il était confronté à une image aussi violente.

« J’ai besoin de ton aide. Occupe-toi de la cuisse. Il faut arrêter le sang. »

Le jeune elfe fouilla dans le sac qu’il transportait. Ses mains tremblaient, le rendant terriblement maladroit. Brannor savait qu’il n’était pas encore prêt pour ça, mais il était le seul ici qui connaissait les gestes de base.

« Tu peux le faire. » Lui assura le médecin d’une voix ferme. Il rapporta ensuite son attention vers le blessé. Son regard se voilait. Il avait déjà perdu beaucoup de sang.

« Accrochez-vous, mon ami. Les secours arrivent. »

Il parla d'une voix ferme qui se voulait rassurante. Derrière eux, la créature s’agita avec violence. Elle essayait de se défaire des piliers qui la retenaient et ses hurlements perçaient les tympans.

« Soldat, allez aider le mage. On s’occupe de lui. »

-Occupez vous d’Eluön d’abord !

Malgelir répondit sèchement, serrant les dents. Sa main serrée contre lui commençait à bleuir doucement et semblait petit à petit être parcourues de minuscules veinules peu engageantes. C'était sans aucun doute douloureux quoi qu'il en dise.

La créature s’agita, réussissant  même à briser l’un des piliers de glace et Malgelir répondit par un cri de rage. La trame vibra alors que le mage redoubla de violence. La glace vint enserrer de plus en plus l’ébène vivant, jusqu’à le compresser dans un  véritable étau glacial. Entre la symphonie qui s’agitait sans qu'il ne s'en rende compte et le soldat mourant à ses cotés, il sembla que l’élémentaliste voyait soudain rouge sans plus savoir se stopper. Son sort s’intensifia, écrasant encore plus la créature, jusqu’à ce que finalement, un claquement brutal retentisse au milieux des cris de rages et de douleur des uns et des autres, puis se presque le silence. Le soldat épuisé tomba à genoux.

-Kÿria pardonnez moi…Souffla-t-il entre deux hoquets, incapable de regarder la créature qui avait pourtant presque tué l'un des siens.

Le jour où Gaelen avait demandé à Brannor d’être son mentor, il n’imaginait pas que les choses seraient comme ça. Le médecin avait sauvé la vie de son père sur un champ de bataille. Depuis, il parlait de Brannor avec admiration. Malgré le chaos environnant et les risques pour sa propre vie, il avait refusé de le laisser derrière. Son courage et son dévouement avaient permis à plus d’un soldat de rentrer à la maison, vivant. C’est pourquoi il avait décidé d’être lui aussi un médecin de guerre, s’imaginant devenir un héros à son tour, mais entre le rêve et la réalité, il y a tout un monde.

Il y avait tellement de sang. Comment un elfe pouvait en perdre autant et respirer encore ? Pourtant, il s’accrochait. Il refusait d’abandonner et Brannor refusait de le laisser mourir. Gaelen réussit à sortir du sac le nécessaire pour faire un garrot. À ce point, il avait l’étrange impression que ses mains travaillaient toutes seules alors qu’il observait la scène à distance. Il serra aussi fort qu’il put et sentit un frisson traverser le corps du soldat. Le sang cessa de couler, mais Gaelen n’avait pas l’impression que ça ferait une grande différence. Brannor continuait à lui parler et à l’encourager, indifférent au sang qui lui couvrait les mains.

« Est-ce qu’il y a autre chose à faire ? » Même sa voix lui paraissait étrangère. Brannor pinça les lèvres et secoua la tête. Il était d’une pâleur épouvantable, comme si le sang au sol était le sien, mais son regard était résolu. « Non, pour ce genre de blessure, tout ce que l’on peut faire c’est stabiliser son état et attendre que les mages arrivent. » Ça allait bien au-delà de l’épaule démise, de la plaie à recoudre ou de la fracture. Les organes internes étaient atteints et la perte de sang importante. Au moins, il ne crachait pas de sang et sa respiration, bien que superficielle et rapide, n’était pas laborieuse. Le soldat ouvrit la bouche. Il essaya de parler, mais aucun son ne franchit ses lèvres. Il essaya encore.

« Eau… Eau… »

« Gaelen, donne-moi l’eau. »

Il lui tendit l’outre et Brannor entreprit de lui humecter doucement les lèvres.

« Je suis désolé, mais je ne peux pas en donner plus pour l’instant. »

Il parlait vraiment comme s’il aurait l’occasion de lui en donner plus tard. Derrière eux, un bruit attira leur attention et les deux elfes se retournèrent juste à temps pour voir le mage achever la créature. C’était la chose à faire, mais tous ressentirent une profonde tristesse devant la mort d’une créature aussi vénérée. Son comportement soulevait une foule de questions, mais ce sera pour plus tard. Brannor se retourna vers le soldat au même moment où des exclamations indiquaient l’arrivée tant espérée des secours.

« Par ici ! » Cria Brannor à la grande surprise de Gaelen qui ne l’avait jamais entendu lever la voix.

Ils étaient une dizaine, surtout des soldats. Parmi eux, deux mages qui se précipitèrent sur le blessé. Brannor s’écarta pour les laisser travailler. Il ne savait pas exactement l’étendue de leur capacité. Ils allaient refermer les blessures, mais pouvaient-ils remplacer le sang perdu ? Il était peut-être déjà trop tard, mais ça valait la peine d’essayer.

« Brannor! » Cette voix, il la connaissait. Son frère Duinor se précipita vers lui. « Que s’est-il passé ? »

« Je ne sais pas. Attends, je dois encore m’occuper… » Il fit un geste en direction du mage visiblement bouleversé parce qu’il venait de faire. Brannor lui-même n’osait pas regarder la créature alors qu’il s’approchait de l’elfe prostré.

« Vous avez fait votre possible. Ce n’est pas votre faute. Laissez-moi examiner votre bras, votre ami est entre de bonnes mains. »

Malgelir ne bougea qu’à peine à l’apparition des renforts. Ses doigts s’étaient enfoncées dans la terre à ses genoux alors qu'il fermait les yeux. C’était à peine s’il les rouvrit et tourna son regard sur Brannor lorsque celui-ci s’approcha de lui. Il semblait troublé, l’espace de quelques secondes, fixant tour à tour le médecin, puis les mages qui s’acharnaient courageusement sur son compagnon blessé.

Il fallut bien une minute avant qu’il ne finisse par tendre son bras. Là, l’elfe blond pouvait mieux voir la peau bleuie jusqu’au coude parcourues de milliers de veines noirâtres plus que mauvais signe.

-Je suis arrivé après avoir entendu Eluön. Articula-t-il. Il m’a frappé avec une liane et... Mais vite son regard se tourna encore vers l’autre elfe. Est-ce qu'il est...? Il a attaqué sans prévenir, Eluön… Il ouvrit la bouche et sembla vouloir finir ses paroles incohérentes. Pourtant, aucun son ne put sortir de sa bouche et il se contenta de fixer le médecin qui l'examinait avec le même regard perdu que la minute qui précédait.

Le mage réagit à peine à son approche, terrassé autant par le chagrin que le choc de l’attaque. Il finit par lui tendre le bras, révélant une blessure bien plus sérieuse qu’anticipée. Il avait vu plus d’une fois les effets dévastateurs de certains poisons sur ses compatriotes et, en tenant compte de la résistance naturelle des elfes, ce devait être quelque chose de particulièrement puissant. Un garrot n’empêcherait pas le poison de se répandre, mais il pouvait le ralentir le temps d’administrer un antidote. Pendant qu’il procédait, le mage expliqua comment le soldat avait été surpris.

« Il y a des perturbations dans la Symphonie. Ça explique peut-être l’attaque bien qu’on n’arrive pas à expliquer les causes de ces perturbations. Vous avez été empoissonné. Il vous faut l’antidote et vite. » Mais avant, il devait connaître le poisson. Brannor passa en revue tous les poisons susceptibles d’avoir de tels effets, mais s’il pouvait trouver la plante responsable, ce serait bien plus facile.

Il jeta un regard en direction des mages qui s’affairaient toujours sur le blessé. C’était bon signe. S’il était mort, ils ne s’acharneraient pas sur lui sans raison.

« Il a perdu beaucoup de sang. » Expliqua-t-il franchement au mage. Inutile de lui cacher la vérité maintenant et de lui créer de faux espoirs. « Ils font ce qu’ils peuvent pour lui. Dès que les blessures seront refermées, il sera transporté en ville où je vais m’occuper de lui. Les prochaines heures seront particulièrement critiques et s’il passe au travers, il lui faudra du temps pour s’en remettre. C’est un guerrier. »

Duinor examinait la carcasse de l’ébène vivant ou plutôt l’amas de branches et de plantes qui fut la créature. À son expression grave, Brannor devinait qu’il était également troublé. Le médecin adressa un sourire qui se voulait encourageant au mage, puis alla rejoindre son frère. Il devait trouver la plante responsable de l’empoisonnement. Il saisit une branche et commença à farfouiller.

« Mais que fais-tu !? » S’exclama son frère, scandalisé. Il attira sur eux le regard de tous les elfes présents.

« Je cherche ce qui est en train d’empoisonner mon patient. Ah ! »

Du bout de la branche, il souleva une liane qu’il montra ensuite à son frère, visiblement satisfait de sa découverte. Duinor, qui n’y connaissait rien du tout, regarda Brannor en haussant un sourcil.

« C’est une mauvaise nouvelle ? »

« Sans antidote, oui. Heureusement, j’ai ce qu’il faut, mais ça va être très douloureux. »

Il s’approcha du blessé dont les plaies étaient maintenant complètement fermées. Il avait perdu conscience et sa peau était affreusement blême, mais sa respiration était régulière. »

« Tu ne vas pas mourir, n’est-ce pas ? Tu es très brave. » Dit-il en s’adressant à lui, même s’il savait qu’il ne pouvait pas l’entendre. Il se redressa sur toute sa hauteur. « Préparez deux brancards pour le transport. Nous allons les amener à l’infirmerie. »

-Je peux marcher. Souffla Malgelir qui avait entendu mine de rien une partie de la conversation. Il en a plus besoin que moi.

Comme voulant prouver ses dires, il poussa sur ses jambes pour se tenir debout, tant bien que mal. Son bras était toujours crispé contre lui et son expression était tordue dans un rictus de douleur. Pourtant, en voyant que son camarade était pris en charge et sur la voix d’être tiré d’affaire, un vague sourire osa effleurer ses lèvres violacées.

Le troisième des soldats, celui qui avait trouvé le chemin de Brannor le premier s’autorisa à souffler, et relâcher un peu de la tension accumulée. Certes ses deux camarades étaient en danger et Il faudrait sans doute se battre légèrement pour que le mage se laisse faire, mais l’arrivée des guérisseurs avait été une sainte vague de soulagement qu’il ne pouvait qu’exprimer.

-Merci Heru Brannor. Kÿria soit louée pour avoir croisé votre chemin. Sans ça je n’imagine pas…

« Vous pouvez tenir sur vos jambes, c’est vrai, mais nous avons une certaine distance à parcourir et dans votre état, il est préférable d’éviter tout effort physique inutile. »

Toutes ses années en tant que médecin et Brannor s’étonnait toujours de la volonté de certains à vouloir se déplacer par leurs propres moyens plutôt que d’être transporter. Le mage n’était visiblement pas en état de marcher, pourtant il insistait. Était-ce là une façon de se rassurer ? Tant qu’il pourrait tenir sur ses pieds, la situation ne serait pas aussi critique.

Un soldat s’approcha de Brannor alors qu’il supervisait les opérations, le même qui était venu le chercher plus tôt. Pour la deuxième fois, il le remercia de sa présence, comme s’il avait réellement fait une différence. Dans des cas comme celui-là, il ne pouvait rien faire d’autre que de garder la mort à distance aussi longtemps que possible. Sans lui, les mages ne seraient jamais arrivés à temps. Pourtant, les quelques minutes gagnées grâce aux connaissances et à l’obstination de Brannor avaient fait la différence entre la vie et la mort. Ce n’était pas rien. Dans le cas où les guérisseurs ne seraient pas arrivés à temps, alors le soldat n’aurait pas été seul avec un ami à ses côtés pour lui tenir la main et lui murmurer des paroles réconfortantes jusqu’à la fin et même après.

« Je n’ai fait que mon devoir. » En toute sincérité, c'est plutôt Brannor qui avait envie de le remercier. Il n’allait pas lui dire qu’il ne s’était pas senti aussi vivant depuis longtemps, que d’être dans le feu de l’action avait ranimé en lui quelque chose qu’il croyait mort depuis longtemps. « Vous avez l’air bouleversé. Si vous voulez, venez avec nous. Je peux vous préparer une boisson qui vous apaisera et aidera à dormir. » Il n’était pas le seul à en avoir besoin. Son regard alla vers son apprenti resté en retrait depuis l’arrivée des secours. Il était pratiquement aussi pâle que le blessé sur la civière. Brannor salua le soldat et alla vers le jeune elfe.

« Tu as été admirable. » Lui assura Brannor en le saisissant par les épaules. Il tremblait comme une feuille.

« Jamais je ne me suis senti aussi inutile. » Rétorqua Gaelen en baissant tristement la tête. Il luttait contre les larmes.

« Non, tu m’as été d’une aide très précieuse. Il y en aura d’autres des situations comme celle-là. Parfois, tu ne pourras rien faire de plus que d’être là, mais c’est déjà beaucoup. Il faut l’accepter, ça fait partie de notre métier. Tu vas passer la nuit à l’infirmerie avec moi. Il est hors de question que je te laisse partir dans cet état. »

Il l’étreignit brièvement, alors que le cortège se mettait finalement en route en direction de l’infirmerie. Là-bas, Brannor installa ses patients aussi confortablement que possible. Il s’occupa en premier du mage dont le corps combattait toujours le poison. Il prépara une concoction composée de plusieurs herbes aux propriétés purifiantes. Le résultat était infect, mais efficace. Lui-même ne put s’empêcher de pincer les lèvres lorsqu’il présenta le verre rempli d’un liquide vert sombre dégageant une odeur qui, à elle seule, faisait larmoyer.

« Vous allez devoir vider un verre comme celui-là toutes les heures jusqu’à demain. Ça goûte mauvais, mais ça va vous sauver la vie. Tâchez de vous en souvenir si l’envie vous prend de m’enfoncer ce verre dans la gorge. »

Pâle comme un linge, les lèvres bleuies du mage se relevèrent en un bref rictus silencieux. Il se saisit du verre qu’on lui tendait, l’examina une seconde, fronça les sourcils. Effectivement, ça ne donnait pas envie… Mais il était soldat, il avait certainement vu pire.

A peine porta-t-il l’horrible mixture à sa bouche qu’il l’en retira immédiatement, manquant de recracher le peu qu’il avait bu et de renverser le reste. Grimaçant et se reculant comme il pouvait il afficha une moue contrariée malgré la fatigue qui rongeait ses traits.

-Peut-être aurait-il mieux valu être mort que de boire cette horreur. Bouda-t-il alors, retrouvant presque l’éclat de son humeur tempétueuse des meilleurs jours. Rappelez-moi de ne jamais boire le thé chez vous Heru !

Pourtant la douleur dans son bras quasi incapable de bouger le rappela à l’ordre et il maintint son air renfrogné en fixant l’affreux moyen de torture sans pour autant faire mine d'obtempérer de nouveau. Toute les heures vraiment...?

« Je n’ai pas l’habitude de servir cette mixture à mes invités. » Lui assura Brannor sans sourire bien que l’amusement dansât dans ses yeux. Voyant que son patient ne semblait guère pressé de vider le reste du verre — il ne restait pourtant que deux ou trois gorgées tout au plus — il haussa un sourcil et le toisa pendant un instant de la même manière qu’il le ferait avec un enfant récalcitrant. « C’est mauvais, mais cette potion va vous sauver la vie et si vous êtes sage, je vais vous préparer un thé plus tard, bien meilleur, et avec du miel en plus si vous voulez. »

Brannor tourna la tête et fronça légèrement les sourcils. Il ramena son attention vers le mage. « Je dois m’occuper des autres. Quand je repasserai, ce verre doit être vide. » Il s’éloigna sans lui laisser le temps de protester. Il avait encore beaucoup à faire et peu d’aide pour l’assister.

Il commença par préparer la tisane pour Gaelen avant de le mettre au lit malgré ses protestations. Après quelques minutes, il ronflait doucement terrassé par les émotions de la journée. Brannor le borda et tira un rideau pour lui donner un peu d’intimité. Ensuite, il porta une bassine d’eau chaude près du soldat pour lui faire sa toilette. Il était encore couvert de sang, il ne pouvait pas le laisser dans cet état. Avec un grand soin, Brannor lui retira ses vêtements qu’il jeta dans un coin puis entreprit de faire disparaître les dernières traces de l’incident. Il commença par son visage et son cou, puis il nettoya ses mains, ses bras et son torse. Il ne restait plus qu’une cicatrice à peine visible à la place des blessures. Le talent des mages l’impressionnait toujours autant. Voilà ce qu’ils pouvaient faire lorsqu’ils se concentraient sur un seul homme. Dans un contexte de guerre, lorsque les blessés se multipliaient, ils ne pouvaient généralement rien faire de plus que de refermer les plaies sans se soucier des cicatrices.

« Brannor? » C’était son frère qui venait de passer la porte de l’infirmerie.

« Tu arrives au bon moment. Vien m’aider. »

« Je t’ai apporté quelque chose à manger. »

« Ah ? Très bien, tu peux poser ça sur le bureau là-bas. J’ai besoin d’aide pour lui enfiler cette robe. »

C’était une robe blanche faite d’un tissu très doux ouverte sur le devant. À la manière d’une robe de chambre, elle se fermait en nouant une ceinture autour de la taille.

« Soulève-le en faisant attention à son cou et à sa tête. Voilà. »

Brannor s’empressa de lui passer la robe, replia les pans enfin de cacher sa nudité puis tira les couvertures jusqu’à son menton.

« Il a meilleure mine. » Commenta son frère.

« Nous avons tous meilleure mine lorsque nous ne sommes pas couverts de sang, mais oui, dans les circonstances, il va bien. Sa respiration est régulière, son pouls aussi bien que rapide. Je crois qu’il va se réveiller bientôt. Il doit boire beaucoup à cause du sang perdu. Je suis en train de lui préparer une infusion qui devrait lui redonner des forces. Heureusement pour lui, elle a bien meilleur goût que celle de notre ami là-bas. »

Brannor revint vers le lit du mage qui devrait avoir vidé son verre comme un grand garçon. Duinor affichait un grand sourire.

« Si mon frère vous embête trop, n’hésitez pas à lui botter les fesses. » Dit-il joyeusement en donnant une petite tape amicale sur l’épaule du mage. Il avait fait attention de ne pas toucher celle de son bras blessé.

« Tu ne devrais pas encourager les patients à tenir tête aux médecins qui essaient de leur sauver la vie. Si tu n’as rien de plus intelligent à dire, ouste ! Merci pour le repas. »