S'accorder avant le grand jour | Solange & Aurel

Milieu de la première ennéade
Printemps, Bàrkios 20:XI

Aurel se laisse tomber sur le dossier de son siège. Cela fait trois heures que les sujets et les visites s'enchaînent. Avec leur absence prolongée tout le mois précédent, les préparatifs de leur mariage a avancé comme il a pu, à partir de quelques consignes et selon le bon vouloir de Gérard. A présent qu'ils sont là, ils peuvent jeter eux-mêmes un œil à tout cela. Les compositions florales, le menu, le plan de table, le choix de la vaisselle, de la musique... Il y a tant de sujets à aborder que l'ancien officier en oubli sûrement la moitié. Cependant, il ne fait pas son difficile. A part quelques questions et de rares commentaires, il n'objecte pas et laisse à Solange la plupart des décisions, tranchant que lorsqu'il sent que son hésitation est trop grande, suggérant de légères modifications afin de la contenter. En soi, lui ne voit pas de grand intérêt à tout cela, c'est pourquoi il laisse à sa future épouse le soin de se faire plaisir. Pour vu qu'elle voit son attitude ainsi et non comme de la lassitude, de l'ennui ou du désintérêt, comme la plus part des artisans qui sont passés leur présenter le résultat de leur travail.

Enfin, une pause semble se dessiner alors qu'ils ont balayé nombre de points et que le valet n'est pas entré pour leur annoncer l'entrée d'une énième visite. Laissant Solange à ses réflexions et abandonnant volontiers la paperasse étalée sur la table, Aurel se lève et se dirige vers une commode non loin. Il revient quelques instants plus tard et dépose un verre d'eau près de sa fiancée et la toise un instant, sans rien dire, avant de finalement s'éloigner. Il se dirige vers les fenêtres non loin, soudainement pris du désir de se dégourdir un peu les jambes avant de se replonger dans tout cela. Il observe l'extérieur tandis que le printemps a repris ses droits pendant leur absence. Diantra est bien plus agréable sous le soleil et il commence à en discerner les beautés, moins martiales que dans son Olyssea natale. Il se demande comment il percevra Odélian à leur retour.
Après quelques minutes à boire quelques gorgées de son propre verre, il se retourne vers Solange et l'observe de nouveau. Depuis plusieurs jours, une question le taraude. Ils sont seuls et personne ne semble vouloir les interrompre pour le moment. C'est peut-être l'occasion.

-Comment vous sentez-vous ?

Les heures défilent, et avec elles, son lot de fournisseurs. A peine rentrés au manoir de Diantra - enfin ! - Solange avait dû reprendre ses responsabilités ; et plus particulièrement, organiser enfin son mariage.
Bien que son père ait mis la main à la pâte, il n'avait vraisemblablement aucune idée des ordres à donner, et elle constatait, sans surprise que son intendant avait déblayé la majeure partie de ce qu'il y avait à faire. Ainsi, la jeune femme s'était retrouvée avec une liste et des rendez-vous déjà pris pour leur retour.

Elle était contente de pouvoir enfin discuter de la vaisselle, des fleurs, du menu, de l'organisation de la journée, car l'échéance était désormais si proche qu'elle en avait le tournis. Une seule ennéade pour tout préparer ! Comment tout cela pouvait être possible ?
Bien consciente que le détail ne devait guère passionner son fiancé, elle observa Aurel se lever, leur servir de l'eau, qu'elle accueillit dans un murmure de gratitude, se rapprocher de la fenêtre. Un petit sourire timide illumina son visage, et elle baissa les yeux sur un plan de la ville, où elle tâcha de se concentrer - quand le son d'une voix amicale brisa le silence.

- "Je... je me sens un peu anxieuse, pour vous dire la vérité. Et vous ? Etes-vous... Je sais que c'est beaucoup d'organisation en peu de temps. Bientôt, nous serons unis sous les yeux des Dieux. J'ai peur de ne pas être une assez bonne épouse pour vous."

Anxieuse. Aurel n'est pas vraiment surpris et le contraire l'aurait même étonné. Il y a tellement de points qui peuvent faire naître de l'inquiétude dans le cœur de sa future épouse. Le fait de se retrouver liée à jamais, la crainte d'avoir encore misé sur le mauvais cheval ou de le voir changer d'attitude après leur union, ou même la nuit de noces qui -si elle y a déjà songé sérieusement- doit la terrifier. Mais il n'a pas le temps de l'interroger davantage qu'il se voit hausser un sourcil alors qu'elle s'inquiète de ne pas être assez bien pour lui. Il sait qu'il n'est pas ici question de titre car elle sait qu'il n'y accorde pas d'importance et que, de toutes les façons, il lui est inférieur, et ce malgré son lien de parenté avec le Roi. Non, c'est bien d'elle en tant que femme qu'elle parle.

L'ancien Général se détache d'un geste du rebord de la fenêtre contre lequel il s'était finalement posé. Il pose son verre sur la table en la longeant et rejoint assez rapidement sa jeune promise. Il lui prend alors la main et la porte à ses lèvres pour y déposer un baiser avant de plonger son regard dans le sien.

-Moi je n'en doute pas. Lui dit-il avec une ferme assurance. Et si c'est mon attitude de la journée qui vous inquiète, alors voyez-la plutôt comme une façon de vous laisser l'opportunité de faire de ce mariage ce que vous en voulez. Je ne pensais plus m'y plier un jour, je n'ai pas donc pas d'envie particulière pour cette journée. Faites-vous plaisir.

Il porte alors son intérêt sur quelques feuilles éparpillées sur la table, s'arrêtant immédiatement sur ce qu'il cherchait. Il prend alors un papier et le montre à Solange.

-Mais ça, oubliez. Gronde-t-il avec sarcasme en froissant le modèle de tenue masculine plein de rubans et de froufrous. Puis il jette la boule dans une corbeille à proximité. Il veut bien lui laisser le plaisir de se préoccuper de sa tenue mais il a ses limites. C'est un homme simple et pragmatique. S'il peut vêtir des habits un peu plus chics que la normale, qu'ils n'en restent pas moins conformes à ses goûts. Il n'en veut pas à la jeune femme et a même mis une pointe d'humour dans son attitude mais il n'en demeure pas moins sérieux sur le fond. Puis il revient sur elle. Vous avez le droit d'appréhender cette journée. Les choses seront différentes entre nous après cela. Mais certainement pas en pire.

Le contact de sa main, des lèvres qui baisaient sa peau, lui font plisser les yeux d’une lueur un peu naïve, emplie d’un bonheur tout simple. Ses yeux francs, ses manières décidés lui plaisaient, sans ambage, sans hésitation ; et même son geste plus vif, qui était de jeter le modèle de son habit d’apparat, lui arracha un sourire.
Face a un autre homme, Dame Solange d’Escault aurait sans doute eut un geste de recul, se serait certainement sentie emplie de terreur - mais il n’en était rien en la présence de son promis.

- "Je sais bien que des préparatifs de noce ne sont pas ce qu’il y a de plus passionnant, et je n’oserai vous en faire le moindre reproche. De même, je ne suis pas étonnée que vous ne trouviez pas cet habit à votre goût. Ma mère a des idées précises en matière d’habillement, et je savais que cela ne vous correspondrais pas. J'ai ... j'ai fait préparé un autre pourpoint, en velours blanc et aux coutures rouges. C'est sobre et élégant, et peut-être que cela vous plaira mieux."

Elle fit un petit signe à une servante postée dans un coin, qui fila à petits pas hors de la pièce, esquissa une moue intimidée à l'intention d'Aurel.

- "Si je pouvais, j'aurais aimé me marier à Escault. C'est un bourg charmant et je m'y sens mieux qu'à Diantra. Cela ne me rend pas sereine de devoir me marier devant le Roy et sous le regard du Duc. Je ne m'attendais pas à une telle parade pour mes secondes épousailles. Sachez que mon père est anxieux comme un lapin devant une proie. Il serait mortifié de faire un faux pas, et de me voir me couvrir de ridicule."

La jeune comtesse douairière garda le silence quelques secondes, avant de reprendre la parole d'une voix plus douce.

- "Vous êtes-vous bien installé dans vos appartements ? Voilà le sujet le plus important. Dites-moi ce que je pourrais faire pour améliorer votre confort."

Aurel regarde du coin de l’œil la servante qui disparaît rapidement. Allait-elle chercher ledit modèle ? Solange tenait-elle, par cette manœuvre, à leur accorder une totale intimité ? Il se tourna vers elle, un peu curieux d'entendre la suite. Il entend sa confession et ne peut que la partager.

-Je me serais largement contenté de la présence de nos proches, moi aussi. Et le faire à Escault aurait eu plus de sens qu'ici.

Difficile de ne pas remarquer qu'il n'aime guère être au centre de l'attention. Il est davantage exposé avec le rôle qu'il joue aux côtés de la jeune femme mais il se focalise sur son travail pour oublier que tous les regards sont tournés vers lui. Ce n'est pas un homme timide mais simplement modeste et qui n'a pas d'ambitions surdimensionnées. Néanmoins, sa petite astuce lui sera nettement moins utile pour le mariage car il n'aura plus rien d'autre à faire que de se rendre à l'autel puis d'accueillir le flots de nobles pour recevoir leurs félicitations et leurs présents, dont il n'a cure au demeurant... Et tout cela devant un Duc qu'il n'a pas de raisons d'apprécier. Les seuls dont la présence le touchera seront les membres de sa famille, ni plus ni moins. Et il espère qu'il aura l'occasion de converser à nouveau avec le Roi afin de l'introduire auprès des siens, puisqu'il y a montré tant d'intérêts à son couronnement.

A la question de Solange, Aurel la regarde un petit moment, semblant hésiter sur la façon de lui répondre. On lui a attribué une chambre qui donnera accès à celle de sa future épouse. Pour l'heure, l'accès entre les deux appartements est fermé à clef, clef qu'il a confié à son beau-père afin que personne ne puisse lui reprocher quoi que ce soit. Il aurait pu la donner à une servante en la chargeant de la remettre en place le jour du mariage mais il ne voulait pas que son gardien soit quelqu'un qui se trouve sous son autorité.

-J'ai fait apporter quelques affaires de Lantenes ici histoire de m'approprier les lieux mais la majeure partie a évidemment pris la direction d'Odélian. Vous ne connaissiez pas mes appartements en Olyssea mais j'en ai tout retiré afin de les libérer pour Lambert et Sybille. La décoration ne sera probablement pas à votre goût. Conclut-il en étirant un léger sourire en coin.

Jetant un coup d’œil sur la porte, comme pour s'assurer que personne ne venait, il finit par s'asseoir sur une chaise toute proche. Même si elle est tournée vers la table, il fait en sorte de faire face à Solange, tenant toujours sa main dans la sienne. Il s'est fait de nouveau sérieux et semble déjà à l'écoute de la question qu'il s'apprête à poser.

-Qu'est-ce qui vous rend anxieuse exactement ?

Il s'assit en face d'elle, et elle croisa son regard franc, honnête. A travers lui, se superposa le visage des bandits qui l'avait molesté, il y avait déjà plusieurs mois. La comtesse douairière frissonna violemment, sentit une vague nausée la prendre, secoua, plutôt violemment, sa tête, en faisant tomber une petite mèche brune de son chignon serré autour de son visage.

La vision s'évanouit, et elle lui offrit un sourire plus angoissé.

- "J'ai peur de ne pas réussir à être .. complètement votre épouse. J'ai peur de refaire des cauchemars, de... ne pas réagir... comme il le faudrait. Je sais bien que vous vous montrerez patient, mais je... Et je voudrais également... obéir aux commandements des dieux. Etre pleinement vôtre. Mais... voyez-vous... je ne sais pas... je ne sais pas comment... passer l'écueil de cette première nuit. Si je ne vous plait pas, si je n'agis pas... comme vous le souhaitez... Si j'ai une réaction inappropriée... vous m'êtes déjà si important. Je vous fais confiance, mais c'est difficile de d'envisager sereinement... cet aspect-là. Oserai-je vous demander... quelque chose ?"

Si Aurel n'est pas doué pour les discours à demi-mots, cela ne lui pose curieusement pas le moindre problème pour interpréter les paroles de Solange cette fois-ci. Il sait pertinemment de quoi elle parle lorsqu'elle évoque le fait d'être sa femme à part entière. Il a songé, l'espace d'un instant, que ce pourrait être la source de son anxiété mais il n'avait pas retenu cette option. Après tout, il lui a fait des promesses sur la bateau qui les conduisait à la rencontre des Rois et pensait que c'était suffisant. Il constate qu'il n'en est rien.

-Vous n'avez rien à me demander, Solange. Dit-il avec plus de douceur que ces mots ne le laisserait entendre aux oreilles d'un autre. Je vous ai déjà assuré que je ne ferai rien si vous n'y êtes pas prête. Pour tout vous avouer, lorsque j'ai accepté le mariage, je comptais ne pas vous toucher du tout. Je pensais que vous cherchiez avant tout la sécurité et je sais à quel point la proximité peut vous être effrayante. Ce n'est que lorsque vous m'avez fait savoir que vous teniez à avoir des enfants que je m'y suis résolu. Mais ce n'est pas une raison pour aller trop vite. Je réfléchis depuis à la façon de vous aider au mieux et, croyez-moi, ce n'est pas une mince affaire.

Il marque une courte pause tandis qu'une pensée file à toute vitesse dans son esprit. Les paroles de Solange sur la relation qu'elle entretenait avec son défunt mari lui reviennent soudainement à l'esprit et il est pris d'un doute.

-Savez-vous seulement ce qu'est le plaisir ? Ou même le désir ? Le désir que deux êtres peuvent ressentir l'un pour l'autre. Comme une flamme particulièrement difficile à éteindre.

Il s'est résolu à devenir son époux, sur tous les aspects du terme ? Malgré sa candeur, malgré ses angoisses et sa pudibonderie, Solange se sentit brusquement un peu vexée. N'aimait-il pas se trouver en sa compagnie ? N'avait-il pas désiré, lui aussi, partager l'intimité qu'impliquait le mariage ? N'était-elle pas assez belle pour lui, pas assez à son goût ?

Elle allait ouvrir la bouche, tandis que son interlocuteur prit la parole avant elle.

La comtesse douairière d'Odélian, Déjà mère depuis plusieurs années, devint écarlate. Du menton à la racine des cheveux, en passant par ses oreilles, rougit d'une charmante façon, tandis qu'elle baissait les yeux avec modestie. Elle n'était plus innocente au point de ne pas comprendre les propos de son doux fiancé, qu'elle aimait si vivement malgré les apparences, malgré ses propres convictions ; et elle joignit les mains avec délicatesse, se mordit la lèvre discrètement.

- "Je... je connais ... le principe. Les hommes doivent le ressentir afin de pouvoir donner la vie. C'est indispensable à .. à ... la procréation. Et un homme doit ressentir du désir. Une femme doit se tenir prête et accueillir son époux de manière accorte."

C'était si embarrassant que la digne femme émit un petit rire contraint, sans pouvoir empêcher sa respiration de s'accélérer.
C'était sa faute si son précédent lui avait préféré la compagnie de putains et de maitresses diverses. Uniquement sa faute, surtout quand, enceinte, elle avait eu peur que cela ne fasse du mal au bébé.

- "Mais je sais bien... je connais bien... enfin, je ne suis guère plaisante. C'est d'ailleurs pour cela... que..."

Comme il était difficile d'exprimer ce qu'elle avait sur le cœur ! Dire la vérité, se laisser parler sans barrière était une véritable épreuve, mais elle le devait à Aurel. Elle devait lui offrir sa confiance, comme il lui accordait la sienne.

- "C'est pour cela que feu Charles aimait se tourner vers d'autres femmes. Lui aussi devait ... faire son devoir, mais je pense cela ne lui plaisait guère."

A la façon dont Solange décrit les relations charnelles, Aurel reste à la fixer, les lèvres entrouvertes de béatitude, stupéfait par ses mots. Elle pense réellement cela ?!! C'est si éloigné de sa propre conception des ébats amoureux... Charles était vraiment un crétin de ne pas l'avoir ouverte à cela. S'il l'avait fait, il ne l'aurait peut-être pas trompée. Car, contrairement à ce que la Dame s'imagine, le militaire suppose que c'est l'absence d'actions et de plaisir de son épouse qui a pu le pousser vers d'autres femmes. Il l'aurait peut-être fait dans tous les cas, cela dit...

Le silence s'installe quelques instants tandis que l'ancien officier digère cet élément nouveau qui vient complexifier une situation déjà épineuse. Il passe ses mains sur son visage dans un soupir las et agacé. Mais Solange n'y est pour rien. Finalement, il se penche à nouveau vers elle.

-Ecoutez-moi bien. Il est hors de question que cela se passe ainsi, je préfèrerai encore ne jamais vous rendre visite. Le plaisir des hommes peut tout à fait être partagé par leur partenaire. Il en a toujours été ainsi pour moi et je refuse que cela soit autrement. Vous serez mon épouse autant que je serai votre mari, vous ne m'appartiendrez pas et je ne disposerai pas de vous tel un objet.

Le ton d'Aurel est sec car il ne transigera pas avec cela. Il la fixe de ses yeux presque noirs et, même si elle n'ose toujours pas la regarder, elle doit ressentir le poids de son regard sur elle. Il s'agit de l'un de ces sujets qui le fait sortir de ses gonds. Il sait que plus d'une jeune femme pense ainsi mais nombre d'entre elles changent d'avis après le mariage. Cela n'a pas été le cas de Solange qui a subit cela sans un mot durant toute la durée de ses précédentes noces, pensant que c'était la normalité.

-Cela me rend hors de moi que des hommes profitent de leurs épouses de cette manière et je me détesterai être comme eux car je ne vaudrai pas mieux que mon géniteur !

Il ose aborder ce sujet parce qu'il en a déjà parlé avec elle, lors de cette fameuse partie de chasse. C'était la première fois qu'il s'ouvrait à elle et qu'il évoquait l'un des sujets les plus douloureux de son histoire. Il lui a partagé ses craintes de devenir comme lui car son sang coule dans ses veines. Elle est confiante dans l'idée que cela ne lui arrivera pas. Mais elle ne peut pas lui demander de tolérer une union dans laquelle elle serait soumise à ses envies sans les partager. Il revoit déjà ces scènes si durent pour un enfant de six ans... La voix de son père... Les sanglots de sa mère... Ses poings se serrent sur la table si bien qu'ils en deviennent blancs. Non, il ne peut pas faire cela.

Lentement, le sang se retira du visage de la jeune femme. Ses yeux s'emplirent d'une lueur moins enjouée, effrayée peut-être, comme éteinte peu à peu par la réaction de son interlocuteur. Elle nota son soupir las, fâché, sentit peser sur elle ses yeux noirs, plus durs qu'à l'ordinaire.
La noble péninsulaire regretta aussitôt d'avoir parlé de manière si étourdie, d'avoir engendré la colère chez celui qui allait partager sa vie.

Sa façon de parler, si dure et si virulente, faillit la faire sursauter, et elle crispa sa mâchoire pour empêcher de grosses larmes de se former dans ses yeux sombres.
Mais Solange ne répond pas tout de suite. Elle le laissa parler, en s'efforçant de se calmer un peu ; avant de lever finalement un regard plus doux, où l'inquiétude pouvait se lire aisément.

C'était son pauvre futur qui n'allait pas bien, qui se torturait en vain, en croyant se débattre contre sa propre nature, alors qu'il ne faisait que lutter contre un fantôme. Il était si différent de ces hommes - de ceux qui maltraitaient leur prochain par plaisir. Il n'y avait pas une once de dureté en lui, bien que les apparences présageaient le contraire, parfois.

Et doucement, la mère de la Comtesse d'Odélian se rapprocha de lui, jeta ses deux bras autour de ses épaules, avec une pudeur et une tendresse sincère.

- "Je vous en prie, ne vous torturez pas. Pardonnez-moi... pardonnez-moi d'avoir ravivé ces sentiments en vous. Vous êtes un homme bon, bien loin de cet homme qui vous a octroyé la vie. Charles l'était aussi... Sachez que je n'ai pas été une victime dans cette histoire... J'ai consenti à ces nuits, à ces étreintes. Et il ne m'a pas forcé, en rien. J'ai fait de mon mieux pour lui répondre et faire ce qu'il me demandait, mais... je n'en ai pas conçu de honte, et même si je n'ai pas ressenti de ... plaisir, dans ce sens, je n'ai pas... éprouvé non plus d'horreur, ni de chagrin. J'ai été si heureuse de porter ma fille. C'était un grand bonheur, et je n'ai jamais regretté d'avoir dû être épouse pour y arriver."

Elle garda le silence quelques secondes, caressant la colonne d'Aurel du bout des doigts, avec autant de délicatesse qu'elle le pouvait.

- "Je vous en prie... croyez-vous que vous pourriez... m'apprendre ? Et si je ne ressens rien, je serai, du moins, heureuse de me trouver contre vous, et de savourer ... notre intimité. Je ne sais pas si mon corps est capable de ressentir... ce que vous dites, mais je crois dans les unions spirituelles. Cela va bien au-delà de l'accouplement des corps, car cela le transcende. Je serai heureuse de me donner à vous, car chaque jour, vous me prouvez à quel point j'ai eu raison de vous choisir."

Le geste de Solange le surprend et, sur le moment, elle ne peut serrer contre elle qu'une masse rigide, rendue tendue par une colère contenue. Cependant, elle est si intense qu'il ne pouvait vraiment la masquer et, pour quelqu'un qui a tant souffert et qui a tant été malmenée par la gente masculine, elle réagit d'une façon à laquelle il ne s'attendait pas le moins du monde. Il craignait que ses crises d'excès ne l'effraient mais il constate qu'elle ne cherchait pas à simplement le rassurer lorsqu'elle lui assurait qu'il n'en serait rien. Parce qu'il est évident qu'elle n'a pas peur de lui en cet instant...
Alors, lentement, chacun de ses muscles se décrispent. Ses mains retrouvent leur couleur naturelle et ses bras se détendent, assez pour lui permettre d'enlacer la jeune femme à son tour. Pour la deuxième fois seulement après leur rencontre, ils peuvent se serrer l'un contre l'autre.

-Oh, Solange... Soupire-t-il.

D'un mouvement, il l'invite à se détacher, juste assez pour qu'il puisse plonger son regard dans le sien. Il détaille ses traits, qu'il n'avait pas eu l'occasion de le faire jusque là, la pénombre de la cabine sur le bateau l'en empêchant. L'une de ses mains parvient jusqu'à son visage qu'il effleure du dos des doigts. Sa douceur contraste avec la violence des émotions qui l'ont habité l'instant précédent. Il n'y a guère qu'elle pour parvenir à le calmer aussi soudainement, se dit-il...

-Il a toujours été dans mes intentions de vous apprendre. Reprend-il avec douceur.

Il marque un temps d'arrêt, semblant réfléchir à ce qu'il veut dire. Il en profite alors pour poser ses mains sur la taille de la jeune femme et la guider afin qu'elle s'assoit sur ses genoux car il n'a pas plus envie qu'elle demeure dans cette position inconfortable qu'elle ne quitte ses bras.

-Comme souvent, je me suis mal exprimé... ou je n'ai pas su faire preuve d'assez de clarté. Lorsque je vous ai dit que nous prendrions notre temps, c'est parce que le désir ne peut s'éveiller du jour au lendemain. Le mien est en sommeil depuis longtemps et le vôtre... me semble si enfoui que je crains parfois qu'il soit inaccessible. Cependant, même si vous m'assurez que tout ira bien pour vous sans lui -ce que j'ai du mal à concevoir, je l'avoue-, je veux d'abord tenter de le trouver.

Il lève à nouveau sa main afin de la poser plus franchement sur la joue de sa fiancée. Sa voix se fait plus ténue, presque comme un murmure.

-Vous méritez de savoir ce que l'on ressent réellement dans un tel moment. Lorsque le temps de suspend et que plus rien d'autre ne compte au monde... que la tendresse que l'on vous témoigne. Cet instant où votre plaisir se conditionne au plaisir de l'autre. Et cette extase qui vous emporte si loin... sans pour autant vous laisser seule. Parce que l'autre s'y trouve, avec vous.

Son pouce caresse sa peau.

-J'aimerais tant que vous connaissiez cela, Solange...

Sa voix adoucie soulagea un peu la jeune femme. Elle était contente qu'Aurel se reprenne, qu'il puisse la rassurer sur ses intentions. Elle se sentait très fatiguée désormais, et elle fixa son fiancé dans les yeux, les joues à nouveau rouges de confusion, tandis qu'il la guidait, afin de la glisser sur ses genoux.

Trop stupéfaite pour protester, Solange sentait le doigt glisser sur sa joue. C'était un contact très doux, si étranger qu'elle en eu le souffle coupé. C'était une situation si osée, la plus osée de toute son existence, et elle lui offrit un timide sourire d'adolescente, un peu effarouché.

- "Je ne vous savais pas fripon, messire Aurel. mais j'ai quelque chose à vous demander..."

Doucement, elle saisit sa main, tout en sachant que leurs instants d'intimité étaient bientôt terminés. Il fallait faire vite, avant qu'on les surprenne dans une position aussi inconvenante.

- "Je vous en prie, faites-moi une faveur. Je sais que je suis une veuve, et plus une demoiselle, et que cela semble ridicule, sachant que notre mariage n'est pas basé sur l'amour. Mais ... Croyez-vous... que nous pourrions passer plus de temps ensemble ? Peut-être nous promener à cheval en matinée, ou... Enfin, que nous puissions tout savoir l'un de l'autre, en toute conf..."

A nouveau, la comtesse douairière baissa la tête. Il était évident qu'elle désirait parler d'autre chose, mais que la jeune femme s'était ensuite ravisée. Elle se sentait si novice en matière d'amour, de relation charnelle - de relation maritale tout court - qu'elle s'exprimait avec maladresse, un peu comme si la peur de se voir rejetée l'emportait sur ses autres sentiments. Elle frissonna doucement, se redressa si vite, lorsque la servante revint, qu'elle faillit accrocher le tissu de sa robe à l'angle de la table. La domestique lui jeta un regard surpris, fit la révérence, et se carra dans son coin tandis que Solange manquait de pouffer comme une enfant.

- "Vous m'êtes très cher, Aurel. J'ai hâte de passer le reste de mes jours avec vous."

Cela, elle pouvait le dire la tête haute, même devant les servantes.

Aurel fronce les sourcils d'un air désappointé et, pourtant presque amusé, lorsqu'elle l'accuse d'être fripon. Il ne se juge pas ainsi mais il en sait bien plus qu'elle sur les relations plus cordiales dans un couple. Car, même s'il n'a jamais ressenti de l'amour pour ses précédentes compagnes, ils formaient un couple. Il sait ce que c'est de ne plus avoir à se préoccuper des jugements de qui que ce soit, dans l'intimité d'une chambre, et d'agir selon son envie et plus selon des codes préétablis. Solange l'ignore encore... et c'est ce qui l'amène à penser qu'il se cache en lui un peu de coquinerie.
Puisque la jeune Dame insiste pour lui faire sa demande, il ne l'en empêche pas cette fois. Cependant, il lui semble avoir déjà entendu ces mots. Peut-être pas formulé de la même manière... C'était plutôt un souhait qu'un véritable vœu. Et son acceptation d'alors ne suffit plus à présent. Peut-être être l'approche de leurs noces ou bien ce petit avant goût de leur relation privée sur le bateau qui a rendu l'affaire plus pressante... Toujours est-il qu'elle veut désormais un engagement de sa part.

Mais il n'aura pas le temps de trouver les mots pour lui répondre. Solange disparaît soudainement de ses genoux, juste à temps pour éviter que la servante ne les surprenne dans une posture qui aurait fait scandale. Comme si quoi que ce soit pouvait empêcher le mariage désormais... C'est assez absurde mais Aurel se plie aux règles malgré tout. Et cela bien plus par respect pour sa promise que pour la peur inexistante que son père représente à ses yeux.

Durant un instant le temps, semble se suspendre. Finalement, Aurel se lève et vient se placer derrière le siège de Solange qu'il tire pour l'inviter à reprendre place et continuer les préparatifs. Lorsqu'elle est installée, il se penche à son oreille afin de lui sussurrer quelques mots.

-Si seulement elle avait pu nous donner quelques minutes de plus...

Puis il retourne à sa place et s'assoit à son tour. Il semble méditer un petit moment en feuilletant plus ou moins la paperasse qui recouvre toujours la table. Mais il ne lit pas vraiment ce qui lui passe sous le nez ni n'étudie les dessins avec attention. Son esprit est ailleurs... Et il lui faut un peu de temps avant de rompre le silence revenu.

-Je sais que nous n'avons pas été très présents à Odélian ces derniers temps... Mais si nous nous retirions après nos noces ? Quelques jours à la campagne nous feraient sans doute du bien pour commencer ce mariage à l'abri des regards et de toute pression. A Escault, peut-être ? Après tout, je n'y suis encore jamais allé...

Voilà qui répond de manière détournée à la demande précédente de sa fiancée. Elle souhaite passer du temps avec lui et, dans un voyage de noces, il n'y a à se préoccuper de rien d'autre que son couple. Une bonne manière de tisser des liens différents, dans une intimité nouvelle. Il y a bien des choses qui l'inquiètent dans ce mariage et se mettre en marge de la société serait pour lui un moyen de se détendre et de se concentrer uniquement sur sa relation avec Solange et de lui permettre de tenter un rapprochement avec elle.

L’apparition de la servante avait un peu contrarié Dame Solange d’Escault. Elle savait qu'en sa présence, aucun geste intime n'était possible - et elle en était aussi soulagée, dans un sens. ce mariage en devenait plus concret dans tous ses aspects, ce qui ne manquait pas de la tendre un peu plus.
Elle comprenait mieux ce que son promis attendrait d'elle - et tout le problème était qu'elle ne savait pas si elle serait capable de lui donner ce qu'il désirait. A dire vrai, la comtesse douairière avait toujours pensé que l'acte d'union était bien meilleur le plus court possible, et elle réalisait que son mari ne l'entendrait pas de cette oreille. A moins de ressentir du plaisir, voudrait-il continuer à partager sa couche pour avoir des enfants ?

Dans quelle situation s'était-elle fourrée ? La panique refluait à l'idée même de devoir être touchée, et Solange commença à regretter d'avoir eu l'idée de ce mariage. De toute façon, c'était une obligation - elle devait avoir des héritiers. A tout prix. Ce n'était pas un choix.

Ce n'est qu'après quelques secondes de réflexion angoissée que la jeune femme leva vers son fiancé, en réalisant qu'il lui parlait, et elle se redressa en plissant son front.

- "Quelques jours à la campagne, vous dites ? C'est une merveilleuse idée... Mais nous avons passé tout un mois en voyage, et... il faudra encore se séparer d'Elisabeth... C'est-c'est évidemment envisageable, mais nous ne pourrons pas partir longtemps. Peut-être une ou deux ennéades sur place, mais ... mais je ne peux laisser Père porter toutes les responsabilités seul. Nous pourrons certainement partir lorsque le Duc et le comte d'Odélian retourneront à Serramire."

Elle émit un petit soupir. La noble aurait aimé apprendre à mieux connaitre le fiancé de sa fille, l'amener également à développer des sentiments pour sa nouvelle famille, pour que les deux enfants partagent peut-être quelques jeux, quelques instants de camaraderie ; mais s'opposer au Duc avait un prix, et lui déplaire pouvait avoir de graves conséquences. Néanmoins, ne fallait-il pas tenter ?

- "D'ailleurs, c'est un sujet que j'aimerai aborder avec vous."

Elle se sentait soulagée de s'éloigner des questions plus intimes, pour en revenir à des thèmes moins effrayants.

- "Je pensais inviter le jeune Thibault et son petit frère à vivre à Odélian, avec nous. Après tout, il s'agit du comte, et du seigneur de Prademont. Si .. vous pouviez convaincre le Duc qu'il s'agit ici de leur demeure, cela me semble à la fois convenable et logique."

-Elisabeth pourrait nous accompagner, cela ne nous empêchera pas de nous aménager du temps pour nous. Et puis après tout, ce mariage ne nous demande pas de relever le seul défi d'être un couple, mais aussi d'être une famille. Et hormis quelques histoires, j'ai passé bien peu de temps avec elle. Nous partirons lorsque vous le jugerez bon mais il ne faudra pas trop attendre ou le quotidien rendra les choses plus compliquées...

Il parle de leurs responsabilités, mais pas seulement. S'ils prennent l'habitude de n'être que des amis un peu améliorés, ils auront du mal à se défaire de cette relation pour aller vers quelque chose de plus romantique et charnel. Leurs longues fiançailles ne leur a pas tellement donné l'occasion de mieux se connaître ni de partager beaucoup de moments privilégiés. Ils ont été aspiré par leurs devoirs et n'ont pas joui d'une intimité suffisante. Il leur manque du temps à deux, sans oreilles ni yeux indiscrets, comme sur le bateau... Un excellent moment, lorsqu'il y repense... Aussi surprenant qu'agréable. La tenant dans ses bras de cette manière, il aurait pu avoir envie de l'embrasser tant elle était belle et sereine... Mais quelque chose a retenu ce désir... et il ne l'a pas fait. A présent, il se pourrait fort bien que leur premier baiser survienne à leur mariage... Une perspective qui rend la chose bien moins jolie...

-Eh bien... Fait-il pour commencer à répondre à Solange quant aux enfants Prademont, réfléchissant visiblement à voix haute. Il ne le conçoit pas pour Elisabeth une fois qu'elle sera sortie de la petite enfance, je doute qu'il le conçoive pour eux. Je peux peut-être négocier qu'ils viennent quelques ennéades par an en vacances. Comme vous le dites, c'est leur pays après tout... Et nous nous attirerions les bonnes grâces de Dame Orphane si elle pouvait leur rendre visite lorsqu'ils se trouvent à Odélian. Elle nous a assuré de sa loyauté mais nous devons lui prouver qu'elle a eu raison de le faire afin de la fidéliser.

Finalement, on toque à la porte et le valet qui a annoncé toutes les visites depuis le début entre.

-Une autre visite pour vous, Monseigneur.
-Faites entrer dans une minute. Répond Aurel sans même réfléchir à qui peut bien être cette personne.

Toutes les visites depuis le début de cette réunion concerne leur mariage, il peine à imaginer qu'il puisse en être autrement pour celle-ci. Le valet sort alors et le lantenois se tourne à nouveau vers Solange afin qu'ils profitent du délai qu'il a demandé au serviteur pour clôturer cette conversation avant de se remettre au travail.

Une autre visite, un autre devoir. Solange ne détestait pas cela - elle y était résignée, car il n'y avait guère le choix, dans sa situation - aussi n'esquissa t-elle qu'un sourire doux et un peu vague de circonstance.

- "Je sais que les enfants ne seront pratiquement jamais réunis avant leur mariage. Mais cela m'attriste et cela augure bien mal de l'avenir : sa Grâce le comte Thibault ne verra pas en nous une famille, et cela m'attriste. Peut-être trouverons-nous les mots, ou les circonstances nous aideront-elles un jour. Enfin, en ce qui concerne notre lune de miel ... plus j'y pense, et plus cela me parait une bonne idée. Sur le chemin du retour pour rentrer à Odélian, nous nous arrêterons à Escault, en famille. J'espère que vous et Elisabeth serez comme père et fille... nous... serons une vraie famille."

Elle le dévisagea, emplie d'un espoir sincère et candide. Puis elle élargit son sourire, les yeux brusquement remplis d'une lueur plus malicieuse.

- "J'ai hâte de voir Elisabeth. Père m'a envoyé une lettre, ils arriveront sans doute dans la journée. Quel bonheur !"

En saisissant un parchemin, la comtesse douairière d'Odélian reporta son attention sur la porte qui s'ouvrait. Après tout, la journée devait continuer...

Aurel resta un instant songeur tandis que Solange exprimait un nouveau souhait. Il s'est tellement concentré sur sa future relation avec sa fiancée qu'il n'avait jamais vraiment réfléchi à la situation d'Elisabeth. La pauvre enfant n'avait plus de père mais porterait pour toujours son nom et ses erreurs passés sur les épaules. Car, même si elle n'en conservera pas le moindre souvenir, certains pourront lui reprocher les torts qu'il a commis. Telle Orphane qui en voulait à ces deux innocentes pour avoir été dans l'ombre de cet homme, sans pour autant avoir participé d'une quelconque façon à son malheur. Il fallait des responsables et elle n'avait trouvé qu'elles... Jusqu'à ce qu'ils lui ouvrent les yeux.
Elisabeth a besoin d'une figure paternelle et quoi de plus logique à ce qu'il assume cette charge. A l'image de Richard qui a épousé Lesceline, déjà mère de deux enfants... Aurel ne peut l'adopter, bien sûr, sans quoi elle aurait moins de légitimité pour le trône. Cependant, il peut devenir un meilleur modèle que Charles à ses yeux. De la même manière que le père de l'ancien Général a rapidement pris la place de son géniteur.

Le lantenois sourit doucement devant la liesse de la jeune femme à l'idée de retrouver son père et sa fille. Il soulève alors une main de la table pour venir trouver la sienne et la serrer avec tendresse. Sa propre famille est arrivée la veille. Même si sa réaction a été différente et qu'il n'a jamais eu d'enfants, il peut néanmoins imaginer ce qu'elle ressent et ne peut que compatir, la soutenir et même... partager son sentiment, dans une moindre mesure.

La porte s'ouvre et, tout comme sa fiancée, il tourne son regard vers le visiteur. Aurel hausse un sourcil un peu surpris en voyant une silhouette bien connue s'avancer. Celle d'un jeune homme de dix-sept ans à la carrure élancée malgré les entraînements quotidiens que lui imposent son poste. C'est ça d'être encore en pleine croissance...

-Pacôme ! Fait-il pour témoigner son étonnement. Que fais-tu là ?

Le soldat s'incline dans un geste qui se veut distingué mais qui est entaché par la raideur militaire. Sans parler d'une certaine nervosité apparente...

-Monseigneur. Commence-t-il avant de se redresser. Je viens vous demander de me garder à votre service. Je veux quitter Lantenes et vous suivre à Odélian. Et où que vous alliez.

Retrouvant un air sérieux et sévère, visiblement intrigué par cette demande et en pleine réflexion, Aurel lâche la main de Solange pour venir croiser ses doigts devant lui. Adossé à son siège, il regarde le jeune homme comme s'il cherchait à comprendre ses motivations.

-Nous ne reviendrons pas souvent à Lantenes. Tu ne reverras pratiquement plus tes frères d'armes, ni Lucie.
-Je sais. Répond-il gravement.
-Pourquoi ? Interroge le Seigneur comme si ce simple mot se suffisait à lui-même. Cependant, Pacôme semble comprendre et qu'il veut savoir.
-Parce que vous êtes le premier à avoir cru en moi. Quand on m'a pris en train de voler les œufs de la mère Foncine, ils ont exigé qu'on me coupe la main mais vous avez refusé. Vous avez compris que j'étais juste un gamin qui mourrait de faim et qui voulait juste rapporter à manger à sa famille. Vous m'avez proposé un travail. Et quand j'ai eu l'âge d'apprendre à me battre, vous m'avez enrôlé sans broncher.
-Je t'avais surpris dans les écuries à t'entraîner avec ton balai au lieu de nettoyer les boxes. Quitte à t'employer, autant t'avoir à l'œil pour m'assurer que tu travailles. Lance-t-il avec sarcasme, étirant un sourire amusé sur le visage du jeune homme.
-Ca, pour travailler... Rétorque-t-il alors que l'ancien officier est connu pour être exigeant envers ses hommes. Ce que je veux dire, c'est que... Vous êtes plus que mon Seigneur... Vous êtes en mentor pour moi. Et je veux continuer à suivre vos pas. Pour apprendre... Et aussi pour continuer d'honorer la dette que j'ai envers vous.
-Tu ne me dois rien.
-Vous montrer ma gratitude alors. Je pourrais toujours envoyer de l'argent à ma mère et à ma sœur et les gars m'ont promis de veiller sur elles.
-Tu as pensé à tout à ce que je vois...

Aurel observe le silence un petit moment. Il continue à fixer Pacôme puis échange un regard avec Solange. Il se dit alors qu'avoir quelqu'un auprès de lui en qui il peut avoir une confiance aveugle ne serait pas superflu. Surtout en devant la protéger elle mais aussi sa fille. Il revient alors sur son interlocuteur.

-Lucie va m'en vouloir.

Le jeune homme soupire par le nez et ses épaules s'affaissent un peu.

-C'est ma décision. Elle le sait et elle comprend.

Aurel hoche la tête. Visiblement, il a déjà abordé le sujet avec sa belle. Il se comporte déjà comme un adulte responsable malgré certaines de ses réactions un peu vives que lui inspirent sa jeunesse. Il a bien grandi ce petit garçon trop maigre qu'il a arraché à ces gardes trop zélés qu'il rééduquait à sa façon, lentement.

-Lambert est au courant ?
-Oui.
-Bien... Va voir le Capitaine Pasquier. Dis-lui de te donner un uniforme et de t'affecter directement à moi. Tu commences dès demain.
-Merci Monseigneur ! Répond-il, un grand sourire aux lèvres. Il s'incline à nouveau. Madame. Fait-il en s'inclinant ensuite vers elle avant de sortir.

Aurel le regarde faire, encore un peu dans ses pensées. Mais une caresse le ramène à la réalité. Solange a repris sa main et il tourne vers elle une expression un peu surprise. Il est rare qu'elle ait un geste envers lui, surtout aussi prononcé. Mais son étonnement laisse vite place à de la satisfaction. Il porte ladite main à ses lèvres pour baiser ses doigts avant de la reposer sur la table. Il regarde sa fiancée quelques secondes, un léger sourire sur le visage, avant de reprendre leur travail, sa main toujours dans la sienne.

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Les jours progressent, et les préparatifs aussi. A présent, presque tout est prévus. Prêts, peut-être pas mais il ne reste qu'à finaliser les détails. Le futur couple peut profiter d'une soirée tranquille avec leurs proches, surtout maintenant que Gérard et Elisabeth sont arrivés. Le dîner est assez paisible et réunit pour la première fois Lantenes et Escault autour de la même table. Lambert y va de sa bonne humeur sous le regard désapprobateur mais amoureux de Sybille tandis que Lesceline se montre discrète et distinguée, comme à son habitude. Aurel ne dit pas grand chose et se contente surtout d'écouter et de sourire aux âneries de son ami, non sans porter régulièrement son attention sur Solange que l'on a placé en face de lui...
On évoque cependant les noces prochaines. Les derniers essayages sont prévus pour le lendemain matin ainsi que la répétition de la cérémonie qui se déroulera le jour suivant. Le mariage n'a jamais été si proche... Presque tangible. Et même l'ancien officier le ressent à présent.

Finalement, le repas se termine et les Lantenes se retirent. Aurel vient dérober la main de Solange et commence à l'attirer vers l'une des portes fenêtres qui donnent sur le jardin. Une servante se met à les suivre et il s'arrête. Il tourne son regard vers la domestique, puis vers Gérard, semblant lui demander son approbation. Un hochement de tête entendu et la demoiselle s'éclipse pour se charger d'autres tâches. Le lantenois entraîne enfin sa promise à l'extérieur. Il avance en silence puis, lorsqu'ils commencent à être un peu plus éloignés du manoir, il mêle ses doigts à ceux de Solange et se rapproche sensiblement d'elle, son expression pourtant toujours égale à elle-même.

Solange se sentait flotter sur un petit nuage. Etait-ce la présence de ses parents et de sa fille, celle de sa future belle-famille ou le mariage à venir ? Sans nul doute, ces trois facteurs réunis. Ainsi, elle passa l'après-midi avec sa fille, en profitant de Diantra et de l'animation des quartiers commerçants ; pour finir cette agréable journée par un dîner en présence de toute sa famille réunie - la sienne, et la nouvelle.
Ce premier repas étaient pour eux l'occasion de mieux se connaitre, aussi la noble péninsulaire s'ingénia t-elle à rire des pitreries de son futur beau-frère, à prendre des nouvelles de Lantenes et à entretenir une conversation légère et gaie, pour mettre tout le monde à l'aise.
Croisant plusieurs fois le regard de son fiancé, elle prenait conscience que le mariage était désormais imminent, qu'elle serait désormais bientôt à nouveau une épouse. Tout devenait presque si tangible que la jeune femme en avait le vertige - ou peut-être était-ce simplement le vin épicé qui coulait généreusement des aiguières d'argent jusque dans sa coupe, qu'un serviteur remplissait fidèlement à chaque fois qu'il se trouvait vide.

Aussi la digne régente d'Odélian se trouvait-elle un peu éméchée tandis que le souper prenait fin ; et elle étira des yeux surpris tandis que son fiancé saisissait délicatement sa main, l'attirant en direction des portes-fenêtres qui donnaient sur les jardins du manoir. Elle ne fit guère attention à la servante qui la suivait comme son ombre, ni même à son père. Sa tête tournait légèrement, et la jeune femme se sentait l'esprit si léger et embrumé qu'elle sourit de plaisir dans la fraîcheur paisible du soir.
Leurs doigts s'entremêlèrent, et elle reporta son attention sur le beau seigneur, si sûr de lui, si rassurant dans ses attitudes. Il la rapprocha de lui, elle déposa une main plus hésitante sur son épaule, tandis que ses joues se coloraient brusquement.

Combien de fois s'était-elle trouvé dans cette posture ? Fort peu, à vrai dire ! Elle se sentit intimidée, mais aussi flattée de ces attentions inhabituelles, et bien que sa physionomie restât toujours sérieuse, comme à son habitude, elle décida, sur un coup de tête, qu'il ne semblait pas mal de profiter de ces instants. Que sa réputation ne saurait en souffrir, et que même, quelques souvenirs heureux pourraient même en émerger.

- "Aurel... Profitons de cette belle soirée pendant que nos familles font connaissance..."

Aurel penche la tête sur le côté, dévisageant légèrement sa fiancée. S'il avait su, il l'aurait raccompagnée dans sa chambre plutôt que de l'attirer ici. Elle semble avoir besoin d'un grand verre d'eau et de repos plutôt que d'un peu d'air frais et de sa compagnie qu'il voulait faire un peu plus tendre... Pour une fois qu'ils pouvaient être seuls...
Cependant, il ne montre rien de ce qui lui traverse l'esprit et retient difficilement un sourire amusé. Puis il se penche vers elle pour lui parler à mi-voix.

-Cela sera difficile étant donné que... la mienne est partie. Lui fait-il remarquer gentiment. Puis il se redresse. Je devrais peut-être vous reconduire à vos appartements. La journée de demain sera longue. Et en même temps très courte... Soupire-t-il alors qu'il songe au fait qu'ils seront mariés dès le jour suivant.

Cependant, il marche encore un peu dans les allées végétales, pensif.

-Cela vous fait-il le même effet qu'à moi ? Le mariage.

Elle a l'esprit gai mais peut encore lui répondre sur ce sujet. Et elle ne pourra guère être plus honnête envers lui que maintenant.

Un sourire un peu timide encore se dessina sur les lèvres de la jeune femme, et elle émit un petit rire détendu, les mains sagement serrées l'une contre l'autre, en lui dédiant un regard empli de confiance et de joie.
Cela lui importait bien peu, pour une fois, de savoir où se trouvait sa famille, ou celle de son promis. Après tout, les domestiques devaient bien se charger de les guider à leurs chambres respectives. Et bien qu'ils ne fussent encore que fiancés - jusqu'au lendemain ! - la comtesse régente ne se souciait guère de la présence de son chaperon.

- "Restons ici, cher ami... Laissons la soirée se prolonger un peu, s'il vous plait."

L'odeur des plantes médicinales et des fleurs l'enivrait, et elle se laissa aller brièvement à inspirer profondément, en fermant les yeux paisiblement, tandis qu'ils progressaient lentement dans le jardin. Ce n'était que quelques allées, mais elle y avait déjà passé de longues heures, au fil des mois, à lire au soleil, ou à écouter de la musique qu'un violoniste jouait pour ses oreilles seules ; et cet endroit avait le don de lui apporter sérénité et calme.

A dire vrai, Solange n'avait plus peur du mariage. C'était un passage obligé pour conserver sa position et assurer la descendance d'Escault ; mais c'était également devenu un souhait de son cœur. Elle savait qu'elle avait choisi le bon parti, ce qui contribuait à alléger les angoisses qu'elle pouvait ressentir.

- "C'est un peu étrange de me trouver mariée à nouveau, je dois dire. Mais ... je vous ai côtoyé depuis des mois, et je n'ai plus peur que cela soit un échec cuisant. Je voulais un homme d'honneur, solide et fiable, avant tout. Et je vous apprécie. Fortement. Est-ce là le même sentiment que vous ressentez, Aurel ?"

Ce n'est pas sans arborer un sourire discret que le lantenois observe l'air gai de sa future épouse qui lui demande de ne pas laisser cette soirée se terminer si vite. Elle lui semble particulièrement détendue et ce n'est pas pour lui déplaire, même s'il a conscience que l'alcool doit certainement aider un peu. Alors, si l'attitude de la Dame l'invite à l'imiter, il sait qu'il doit rester prudent afin de ne pas se montrer trop... familier et risquer de commettre un impair à son égard.
Il l'écoute ensuite lui expliquer son sentiment à propos de leurs noces toutes proches et il ne peut s'empêcher de réagir à une partie de ses paroles.

-Je sais que je ne suis pas le plus charmant des hommes mais j'espère ne jamais vous avoir donné de réelles raisons de penser que ce mariage échouerait.

Mais lorsqu'elle évoque ses sentiments à son égard, Aurel s'arrête et vient se poster face à elle.

-Vous m'apprécier ? Seulement ? Fait-il d'un ton assez léger finalement, presque joueur, alors qu'il sait parfaitement ce qu'elle ressent pour lui. Cependant, il lui a déjà dit qu'elle pouvait se déclarer à lui et qu'il n'accueillerait jamais mal ses paroles, bien au contraire. Il se surprend d'ailleurs à vouloir les entendre, maintenant.

Mais tandis qu'il prête attention à la question qu'elle lui a posé, son regard se fait un peu plus sérieux. Il y réfléchit, sincèrement, et cherche les meilleurs mots pour exprimer ce qu'il ressent.

-C'est assez difficile à expliquer... Cela fait longtemps que je me sens bien en votre compagnie. Particulièrement bien, même. Mon Souffle est depuis longtemps la proie d'ouragans et vous avez pu voir avec quelle facilité déconcertante pour parvenez à les apaiser. Votre seule présence me fait du bien et je peux envisager l'avenir plus sereinement. Et peut-être même imaginer y trouver du bonheur.

Ses traits sont si tranquilles et heureux qu'il en semble presque souriant comparé à d'habitude. Son visage dur et son regard noir semblent moins froids qu'à l'ordinaire tandis qu'une lueur éclaire ses iris. Néanmoins, il plonge une fois de plus dans ses pensées et son air s'assombrit légèrement.

-Depuis nos fiançailles, j'essaie de me figurer ce que sera notre vie de couple marié et... Je me retrouve sans cesse face à une crainte... Celle de faire naître la peur en vous. Vous connaissez ma maladresse avec les mots et vous savez parfaitement y répondre mais... Eh bien... Disons en clair que je suis un compagnon bien plus présent que je n'ai osé le faire jusqu'à présent. Plus... tactile. Vous n'en avez eu qu'un bref aperçu, d'une part parce que nous n'en avons que rarement eu l'occasion mais, d'autre part, parce que je suis sans cesse en proie au doute. J'entends l'intimité que vous voulez nous voir gagner et que je vous ai assurée mais, j'ai beau y réfléchir, je ne suis pas tout à fait certain de la marche à suivre. Je vous ai dit que nous irions à notre rythme mais je ne sais pas comment reconnaître les moments où vous accepterez que je vous approche ni jusqu'où je peux aller sans vous effrayer, ce qui serait un frein à notre relation et c'est pourquoi je veux éviter d'en arriver là. J'y réfléchis depuis plus d'un mois et je ne suis pas encore certain d'avoir trouvé la solution. Dois-je... par exemple, considérer que les progrès que nous avons fait jusque-là peuvent être réitérés sans condition ? Ou y a-t-il des moments où vous risquez d'être moins réceptive à mes marques de tendresse ? Des moments où elles pourraient être perçues comme... une intrusion malvenue ?

La requête de l'ancien Officier est sincère. Aussi assuré et déterminé peut-il être à l'idée de s'engager pleinement dans cette relation, il ressent à présent le besoin de s'ouvrir à Solange pour tenter de mieux la comprendre et de comprendre comment ses peurs fonctionnent afin d'être capable de prévenir d'éventuelles réminiscences qui gâcheraient ce qui aurait pu être un beau moment partagé à deux.

Solange d’Escault fixa son promis calmement. Elle était un peu surprise, il fallait l’avouer, de le voir si prolixe ; mais elle ravie et soulagée de constater qu’il se sentait bien auprès d’elle.

L’ancien Général devenait même presque fripon, ce qui élargit un peu un sourire amusé sur les lèvres de la jeune femme.

Constatant ensuite que son interlocuteur s’assombrissait un peu, la noble déposa une main délicate un peu timide sur son épaule, qu’elle caressa lentement, du bout de ses ongles, avant de reprendre la parole.
La brise tiède arrachait des mèches noires à son chignon enserré dans une élégante résille de perles, comme autant de fils d’ébène encadrant son visage pâle.

Il était l’heure de parler à cœur ouvert ; ce qui était, sans doute, la meilleure chose à faire pour s’assurer que cette nuit débuterait sous d’heureux auspices.

- « Cher Aurel. C’est tout à votre honneur de vous soucier autant de mon bien-être, et j’en suis… très touchée. »

Elle était évidemment sincère - mais elle prenait conscience également que la réponse n’était pas si simple à donner.

- « Mais pour être honnête, je ne connais pas les limites. Vous êtes bien placé pour savoir que, même dans des circonstances ordinaires… se laisser approcher en dehors du mariage est… n’est pas vraiment imaginable. Et qu’à part vous, je n’ai côtoyé aucun autre homme, mis à part mon père, et Charles, bien entendu. »

A nouveau, elle fit une brève pause pour rassembler ses idées embrumées - l’alcool la poussait à se donner un peu plus, à dire tout ce qu’elle avait dans son Souffle. C’était un abandon auquel la Régente d’Odélian n’était guère habituée, mais qui, d’une certaine manière, rendait aussi l’exercice plus simple.

- « Mais je ne suis pas familière d'une … d'une grande proximité, avec personne. Voyez-vous, avant d’emménager au château d’Odélian, nous vivions en bonne camaraderie avec Charles. Mis à part lorsqu’il venait… me visiter la nuit, il me prenait parfois la main, c’est tout. Je sais que vous désirez plus, et … je ne peux pas dire que cela ne m’enchante pas. Mais nous découvrirons ensemble mes limites. Cependant… vous êtes le seul à qui je donne… sans réserve… mon absolue confiance, Aurel. Osez, et je suis sûre que cela contribuera à nos deux bonheurs. Osez, je vous le demande, mais ne me donnez pas de faux espoirs de plus tendres sentiments si vous ne les éprouvez pas. Je ne vous réclame rien, et ne cherche rien, car je ne suis plus une enfant stupide.Je ne tiens pas à m’autoriser à éprouver plus envers vous qu’une grande affection. Cela ne serait ni sain, ni raisonnable. Pour mon propre bien, mais aussi pour le votre. Notre mariage est clair à mes yeux, et je ne veux éprouver ni rancœur ni tristesse. Nous partageons déjà beaucoup.. »

Raisonnable ? Aurel est un peu contrarié par la vision des choses de sa future épouse mais il n'en dit rien et en montre le moins possible. Si le terme le chiffonne sur le moment, il en comprend bien vite l'origine. Elle a peut-être besoin de mettre cette distance entre eux après l'échec de sa précédente union. C'est contradictoire avec cette confiance aveugle qu'elle jure lui vouer mais cette volonté de sa part ne fait peut-être appel à aucune logique. C'est difficile à dire. Tout comme il a du mal à imaginer qu'elle parvienne à s'abandonner dans ses bras si elle réprime ses sentiments. Des sentiments qu'elle lui a d'ailleurs déjà déclaré alors pourquoi ne parler que d'affection ce soir ? Education ou traumatisme ? Il a du mal à définir l'origine de cette réticence. Mais c'est probablement à lui que revient la lourde de tâche de la faire changer de point de vue.

Alors qu'ils sont dissimulés de la vue du manoir par l'ombre de la nuit et une haie décorative, Aurel se laisse aller à un geste plus intime. Aussi, sa main se lève jusqu'à atteindre le visage de la jeune femme pour venir y poser sa paume, aussi délicatement qu'il en est capable.

-Je ressens bien plus de tendresse pour vous que vous ne le pensez, Solange. Mais je ne sais pas le montrer autrement qu'en privé. Et les moments tels que celui-ci ont été si rares...

Avec douceur, son bras libre passe dans son dos et vient encercler sa silhouette. Avec prudence, il resserre son étreinte, l'attirant sensiblement à lui pour la serrer contre lui avec autant de précaution que si elle avait été en verre. Elle lui a dit d'oser... Et c'est ce que cet instant lui inspire.

-J'essaie, moi aussi, d'être le mari dont vous avez besoin. Je ne suis pas le plus romantique des hommes mais je fournis bien plus d'efforts que vous ne le pensez, vous le découvrirez à notre mariage. Vous occupez une place importante dans mon Souffle et il n'y a plus guère que la cérémonie dans deux jours pour nous autoriser à former un véritable couple. Même cette entrevue ne devrait pas nous être permise... Alors que je n'ai encore rien fait de déplacé.

Sa dernière phrase est prononcée avec une pointe d'humeur, bien vite rattrapée par la pudeur que doit lui imposer la présence d'une dame avec qui il ne partage pas (encore) son intimité.
Son pouce caresse la joue de Solange tandis que ses yeux noirs dans l'obscurité demeurent plongés dans les siens. Cette proximité ne le dérange en rien et il apprécie de la sentir tout contre lui... Ne pouvant s'empêcher d'espérer qu'elle éprouve la même chose, il épie dans son regard la moindre trace d'inconfort qui pourrait le menace à faire cesser là son audace, malgré tout le bien-être et le plaisir qu'il retire de cet instant.

Son cœur se mit à battre plus fort. La peau rude de la main du noble caressait sa joue, et elle ferma les yeux, les épaules un peu tendues, avant de se pelotonner contre lui. Il était si agréable de se trouver contre cet homme, enveloppée par ses bras forts et doux tout à la fois.

C'était si chaud,, rassurant, apaisant ; la dame lui saisit, avec autant de délicatesse dont elle était capable, sa main vacante, la serra avec tendresse.
Les aveux de son promis la touchait profondément, l'emportait sur une vague inattendue de félicité. Il devait dire la vérité, lui qui ne mentait jamais...

- "Aurel... ne ... ne partez pas, je vous en prie... restez pour toujours ainsi près de moi, je... Je ne saurais plus jamais me passer de vous, j'en ai bien peur..."

Ses bonnes résolutions fondaient comme neige au soleil, devant la vague d'affection inattendue. Pouvait-elle nier qu'elle l'aimait à la folie ? Qui d'autres l'avait prise dans ses bras, lui aurait confessé de si belles paroles ?
Solange esquissa un sourire un peu ironique, ouvrit ses yeux sombres pour les plonger dans les siens. Nul fausse pudeur n'entravait ses actes, ni ses paroles, et avec toute la candeur de l'innocence malgré son premier mariage, lui déposa, dans le creux de son cou musculeux, un petit baiser, léger et empli d'une joie sincère.

- "Non, nous ne devrions pas être tous les deux, il est vrai... Vous détruiriez ma réputation, et serez alors contraint de m'épouser..."

Était-elle folle de se laisser aller ainsi ?
Cette situation était si différente, si lointaine des ébats bestiaux dont elle avait été la victime qu'elle put même en chasser la pensée, durant quelques instants, et que la jeune femme resserra encore sa prise sur la dextre de son fiancé.

- "Moi aussi, je désire votre bonheur... c'est un bon départ... pour une union..."

La supplique de Solange ne laisse pas son fiancé de marbre. Il est tour à tour surpris, désappointé, touché puis attendri. Un nouveau sourire se dessine discrètement sur ses traits. Il aime qu'elle soit ainsi... Peut-être parce que c'est ce qu'il ressent aussi ? Tout ce temps, il a joué les protecteurs et les Conseillers mais à quel moment a-t-il réellement pu être un compagnon ? Sur le bateau ? Oui, les choses ont réellement commencé à ce moment-là mais il a si vite été remplacé par la réalité qu'il pourrait presque se demander s'il ne l'a pas tout simplement rêvé. Les choses lui paraissent plus tangibles ce soir, mais pourquoi ? Parce qu'ils pourront répéter et reprendre cette étreinte quand bon leur semblera d'ici à peine deux jours ? Parce que le seul sujet en souffrance au milieu de toutes leurs obligations, c'est eux ?

Le baiser dans le cou le surprend un peu. Ce geste est totalement inattendu et revêt une certaine forme d'intimité qu'ils n'avaient pas encore atteinte jusque-là. Mais peut-être est-il temps que cela change ? Le mariage est pour demain -ou presque- et ils sont quasiment des étrangers l'un pour l'autre sur le plan romantique. Et, puisqu'elle a ouvert la voie la première, il s'y engouffre volontiers...

-Quitte à devoir nous marier pour réparer une faute commise dans un moment d'égarement... Dit-il à demi-mot tout en se penchant lentement.

A l'image de la jeune femme, il se penche, contraint de se plier légèrement, pour atteindre son cou si gracieux. Là, il appose ses lèvres avec douceur, prenant son temps pour embrasser sa peau avant de rompre le contact après quelques brèves secondes. Puis il se redresse peu à peu, son corps si proche de celui de sa fiancée qu'il en ressent la chaleur et le parfum, jusqu'à ce que son visage arrive à la même hauteur que le sien. Là, il s'arrête, la main toujours sur la joue de la douairière. Il est calme mais aussi... très différent de l'homme qu'elle côtoie depuis des mois. Il ressemble d'avantage à celui qu'il était sur le bateau. Ses traits durs et froids contrastent avec la ferveur dans son regard et la tendresse dans ses gestes.

-Le regretteriez-vous ? Souffle-t-il tout en refermant sensiblement l'étreinte de son bras sur elle, comme pour la rapprocher un peu plus de lui.

Il n'attend qu'un signe... physique ou verbal, pour se pencher à nouveau sur elle et poser ses lèvres, non plus dans son cou, mais sur les siennes...