Les souvenirs que l'on laisse [Azra]

5ième énnéade vérimios 20:XI
Thaar- Soieries

Ce soir-là, il semblait que l’ambiance des soieries s’intensifiait d’elle-même, sans qu’aucune influence extérieure ne les y pousse. Un riche marchand de Geresh dont l’influence n’était encore pas tout à fait celle d’un prince, mais pas non plus celle d’un petit bourgeois organisait une réception à la dernière mode. Depuis quelques ennéades, il semblait que l’on ne parlait plus que de cela dans les salons de bon goût et son nom, Feryz AlDistir, était devenu l’un des plus populaires du moment. Cela ne durerait bien que quelques mois avant qu’il ne soit remplacé par un plus riche et plus influent, mais cela suffisait pour être une opportunité de sortir du lot.  

En un sens, ça l’était aussi pour l’Aile Blanche…

Derrière leur apparence de nouvel empire agricole, en réalité, la majeure partie de la fortune familiale ne provenait pas des quelques champs qu’ils pouvaient posséder, mais bien les intérêt qu'ils avaient et qu'ils mêleaient aux affaires du guet de Thaar. Il n'était pas rare que le sort fasse que quelques familles agricoles se voient soudain privées de leurs terres sous le coup de dette soudaines, au moment même où la famille AlDistir se trouvait récompensée de ses effort par de nouvelles acquisitions. C'était aussi une étrangeté que nombre de famille rivales aient vu le guet mettre le nez dans leurs affaires en peu de temps. rien qu'une étrangeté... Il était aussi de fait notoire que l'héritier de la famille était à un poste éminent de l'institution supposée veillée à la sureté de la cité.

Dans les quartier en détresse, ce nom était non plus synonyme de réussite sociale et de prestige mais de brute. Ataïr AlDistir, fils ainé destiné à un avenir brillant, n'était rien qu'un chien de guerre qu'on laissait agir à sa guise tant qu'il ne faisait pas trop de vague en surface. Quelques ennéades encore en arrière, des jeunes mendiants sans le sous avaient été tué, officiellement parce qu'ils avaient manqué de tuer une patrouille. Riches comme pauvre savaient qu'ils n'en était rien.

Ce n'était pas les premier mais ça serait les derniers.

Perché sur le plat d’un toit situé en face du grand bâtiment devant faire office de réception, Viliam observait les allées et venu des invités en bas, protégés par quelques hommes en armes. Il était accompagné d’un autre bandit dont les coup d’œil répétés en arrière le désignait d’office comme encore peu expérimenté dans ce genre d’acrobaties.

-Tu m’avais dit qu’il y aurait peu de gardes et que les mercenaires étaient occupés ailleurs. Souffla le premier.
-Bah c’est ce que les papier volés disaient. L’autre sembla sur la défensive.
-Bon. Un soupir. C’est pas grave on va faire avec. Viens.

Viliam se glissa le long des toitures qui bordaient le palais de leur cible. Il restait dissimulé au maximum car cette fois-là, l’armure qu’il portait n’avait rien de particulièrement discrète bien au contraire. Majoritairement blanche, l’une de ses épaules étaient protégées par de fines lamelles de cuirs dont la forme évoquait une trainée de plumes, ne laissant pas grand doute quant à son identité. Çà et là, attendant leur heure d’autres membres de groupe portaient des tenus similaires quoi que plus simplistes.

Une heure passa, les convives cessèrent d’affluer, ou du moins, les retardataires semblaient moins nombreux. La garde se relâchait donc un peu aux portes, se permettant parfois quelques commentaires discrets lorsqu’ils pensaient ne pas être entendus. Occupé à critiquer la tenu bien trop excentrique de la dernière arrivée, ils ne virent donc pas la silhouette au-dessus de leur nez qui se faufila d’une fenêtre à une autre, providentiellement ouverte.

Finalement tout le petit monde eut pour instruction de se réunir dans une arrière-cour dans laquelle une grande scène était installée. On attendait l’apparition tant attendue de l’hôte, en murmurant à propos de la dernière rumeur qui pouvait circuler. Seulement, lorsque l’homme se montra enfin, son fils affichant son air patibulaire à ses cotés, les applaudissements se muèrent rapidement en cris d’alerte.

Une petite poterie explosa au milieu de la foule. Une ombre perchée sur un balcon intérieur qui n'en attendait visiblement pas plus sauta sur la tenture protégeant la scène puis, après être lourdement atterrit derrière les hôtes de la soirée, fit basculer dans la foule le père qui n'était qu'un bien piètre combattant et menaça soudain l'autre d’une lame sur la gorge en le forçant à reculer derrière les tentures qu’il n’avait qu’à peine franchit, là où un autre bandit s'occupait déjà de couvrir les arrière de son chef.

Les gardes présent réagirent aussitôt mais se trouvèrent  subitement submergés, obligés de brusquement croiser le fer avec des agresseurs prompt à s'esquiver après quelques coups, avant de revenir à la charge en profitant de tel ou tel obstacle et de leur insupportables petites bombes, le tout au milieux d’un chaos de fumée âcre qui piquait la gorge et le nez et de cris de panique. Par-dessus tout cela, on entendait parfois des sifflements bref s’échanger, mais sans pouvoir déterminer qui les émettait puisque la bande qui attaquait portait chacun un épais foulard sur le bas de leur visage.

La porte s'ouvrit violemment, laissant apparaître une silhouette massive qui se baissa pour passer le cadran. Plusieurs visages se tournèrent vers elle, leur expression s'assombrissant, mais de tous ce fut le tenancier qui eut la plus forte réaction. La surprise mêlée à la peur s’infiltrèrent sur les rides de son visage, la lueur dans son regard trahissant l'intense réflexion dont il était désormais victime, faisant rapidement l'inventaire de ses options. Et il allait lui falloir choisir très vite.

Car l'Ilythiiri massive s'avançait vers le comptoir d'un pas déterminé, ses oreilles se dressant soudainement vers le haut lorsqu'elle perçut le bruit infime de pas feutrés dans son dos. Un humain qui se pensait plus silencieux qu'il ne l'était réellement, particulièrement face à une drow. Attendant le bon moment, elle empoigna rapidement son arme et se retourna sans prévenir, la claymore fendant l'air du haut vers le bas avant de finir sa course dans le crâne de l'humain, perforant l'os et déchirant quasiment son visage en deux sous la puissance du coup.

Quelques cris s'ensuivirent et rapidement une flèche vint se planter dans la protection en cuir de son épaule, mordant la peau de la guerrière qui lâcha un grognement. Se tournant vers le tireur, elle empoigna une table en bois sur son chemin et la souleva pour s'en servir de bouclier de fortune. Quelques instants furent suffisants pour combler la distance, propulsant son fardeau vers l'avant et amorçant un coup d'estoc vers le visage de l'archer qui tenta d'esquiver bien trop lentement. Perforant la chair, elle redressa son arme d'un coup sec, séparant la mâchoire du reste de la boite crânienne dans un craquement humide.

Ne perdant pas de vue son objectif, elle lâcha un coup d’œil vers le comptoir et remarqua que sa cible avait disparu. Ignorant le chaos qu'elle avait provoqué et d'autres adversaires qui approchaient, elle s'élança vers l'escalier, grimpant les marches et avisant à leur sommet le verrou d'une des portes qui se fermait en urgence. Prenant son élan, l'Ilythiiri chargea la porte en bois de toutes ses forces, lui assénant un puissant coup d'épaule qui menaça de la dégonder. Plusieurs coups de son gantelet en acier sur la poignée firent céder le bois dans un craquement soudain de copeaux.

La porte s'effondra au sol, révélant la petite chambre et le tavernier qui tentait visiblement de fuir par l'une des fenêtres. La guerrière le chargea à nouveau percutant son corps près du rebord et les propulsant tous les deux dans le vide, retombant rapidement sur le sol un étage plus bas. Un bruit sourd accompagna le choc de la chute, coupant le souffle des deux victimes tentant de reprendre leur esprit.

Le tenancier tentait déjà de se relever pour reprendre la fuite, mais sa poursuivante le plaqua au sol, repérant l'éclat d'une arme et se cambrant pour esquiver une attaque maladroite et désespérée au couteau. Azralith attrapa alors le poignet de son adversaire et planta l'une de ses dagues dans son avant bras, tirant de toutes ses forces pour déchirer la chair, arrachant sa main dans une gerbe de sang.

Un puissant hurlement de douleur s'ensuivit tandis que l'imposante drow se tenait immobile au dessus de sa victime, reprenant son souffle. Elle contemplait le visage de celui qui l'avait autrefois accueillie, nourrie et même hébergée. Mais à peine revenue dans la fange putride qu'était Thaar, la douce morsure des mensonges, de la manipulation et de la trahison s'était faite vive à nouveau. L'Aile Blanche, Ssussun, se rapprocher d'eux n'avait fait que leur permettre d'utiliser une lame plus courte pour la lui planter dans le dos.

Faire payer les traîtres de leur sang était l'entière raison de sa présence en ces lieux. L'attente de l'Orthae Dek'za lui était insoutenable et il ne lui restait rien, rien si ce n'est ces armes et ce corps forgé par la guerre, un dernier sursaut éclatant de sa braise torturée. Si elle devait répondre à l'appel de l'Elghinyrr, autant le faire dans la braise du combat, dans la seule et unique raison de son existence, peu importe à quel point elle se trouvait défectueuse en la matière.

Alors, d'une voix étonnement calme mais portant cette trace rauque habituelle, elle réitéra sa question.

« Où se trouve l'Aile Blanche ? »

Quelques secondes, mais la réponse fut moins réfléchie et bien plus directe que la précédente.

« Alidistir... La... La réception au nord des soieries, je le jure... » Sa phrase se coupa dans une quinte de doux et un violent tremblement de son corps. Azralith se releva, ne prenant la peine que maintenant de retirer la flèche plantée dans son épaule gauche avec un grognement. « Prie le Créateur qu'il s'agisse là de ma dernière visite. »

Sans attendre un instant de plus, elle s'enfonça dans l'une des ruelles adjacentes, abandonnant derrière elle le corps meurtri d'un homme qu'elle avait considéré autrefois comme un allié.

***

Trouver l'imposant bâtiment s'avéra bien plus rapide qu'elle ne l'aurait pensé. Le soir avançant et la lumière déclinant sur la citée dorée, les yeux d'Azralith se mettaient à luire plus intensément que d'ordinaire, tranchant les zones d'obscurité de leur éclat écarlate.

Les gardes postés prêt de l'entrée eurent une réaction pour le moins étrange, la confusion laissant place à des mouvements précipités alors qu'ils abandonnaient leur poste, pénétrant dans l'enceinte de pierre. L'explication s'imposa d'elle même à l'Ilythiiri s'approchant lorsqu'elle perçut le bruit du métal s'entrechoquant et des cris. Les quelques sifflements qui venaient recouvrir le tout lui confirmèrent qu'elle avait finalement trouvé ce qu'elle était venu chercher. Dégainant son arme et prenant une grande inspiration, elle s'avança alors à son tour à l'intérieur de la bâtisse luxueuse.

Le chaos avait envahit les lieux, une fumée épaisse s'échappant de l'arrière cour. Mercenaires et hommes d'armes couraient en tout sens, affrontant parfois des individus partageant le même uniforme blanc, le tout au milieu de civils pour la plupart en proie à la panique. Attrapant dans la mêlée un des hommes en armure blanche, la guerrière le projeta au sol, retirant de force le foulard recouvrant le bas de son visage.

Le visage d'un humain particulièrement jeune lui apparut, affichant une expression de surprise et d'appréhension. Lâchant un grognement, la drow le relâcha, réalisant que trouver l'homme qu'elle cherchait allait s'avérer plus ardu que prévu au milieu du chaos de l'opération. Fort heureusement, sa corpulence lui permettait de se frayer un passage de force au milieu de la foule mouvementée, grimaçant sous l'effet de la fumée âcre agressant son visage, cependant bien trop faible comparé à certaines vapeurs volcaniques pour réellement la déranger.

Sa progression se retrouva pourtant ralentie, bousculée en tout sens et avec deux mercenaires qui lui barraient désormais la route. La frustration de la guerrière explosa en un hurlement de rage, la claymore percutant avec fracas les cimeterres qui lui faisaient face. Des hommes d'armes compétents mais rapidement dépassés par la rapidité et la force des mouvements de la furie qui les affrontait.

Une courte ouverture scella le sort du premier, la claymore tranchant sa chair à deux reprises et séparant son corps en deux morceaux. Le deuxième, mieux protégé, se plaça de sorte à bloquer la pointe de l'arme imposante dans les plis de son armure, un avantage qui se retourna contre lui, la drow se servant de son arme comme d'un levier et faisant perdre l'équilibre à son adversaire pour le faire tomber au sol. Plusieurs coups de bottes brisèrent l'arcade sourcilière et étouffèrent les cris dans un gargouillis.

La guerrière décoinça alors aussi vite que possible son arme, entendant des pas précipités dans son dos. Elle se retourna en hurlant, la pointe de la claymore transperçant la chair une nouvelle fois.

Mais cette fois ci, Azralith s'immobilisa complètement, une expression de surprise sur le visage.

Au bout de son arme se trouvait le corps d'un enfant drow, le torse perforé par la claymore. Les yeux écarquillés, il glissa le long de la lame, retombant doucement au sol dans une quinte de toux ensanglantée. La porteuse du coup demeurait toujours immobile, le choc clairement visible sur son visage, un profond sentiment d'horreur l'envahissant soudainement.

L'enfant continua de tousser du sang, ses yeux terrifiés fixant ceux d'Azralith comme pour y chercher une aide désespérée. La main gantelée de la guerrière s'approcha alors doucement, venant maladroitement à la rencontre de celle que lui tendait l'enfant, ses doigts en armures recouvrant dans un geste tendre ceux bien plus fins de sa victime, comme pour tenter de le rassurer.

Il n'y avait plus de bruit de combat, plus de fumée âcre, plus de foule encombrante, juste ce visage qui la fixait et le bruit de l'agonie douloureuse qui dura de longues secondes. Elle était impuissante, incapable du moindre geste, de la moindre parole si ce n'est cette aide maladroite qui avait été son premier réflexe.

Le regard de l'enfant se figea alors, son torse s'affaissant dans une ultime expiration. Sa main glissa du gantelet d'Azralith et elle contempla le métal désormais recouvert de taches écarlates. Il s'agissait sans aucun doute là d'un Doeben, alors pourquoi cette réaction, pourquoi cette sensation d'impuissance qui l'étreignait soudainement, cette sueur froide et incontrôlable qui parcourait son dos ?

Elle venait d'étouffer une braise qui n'avait pas encore été forgée, une flamme pleine de potentielle, de vie, avalée de force par l'Elghinyrr. Et elle avait beau se répéter mentalement qu'il ne s'agissait là que d'un rejeton de la fange vaanie, elle ne parvenait cependant pas à stopper les tremblements de ses mains. Et elle ne pouvait rejeter la faute sur nul autre qu'elle même. L'enfant qui gisait désormais sans vie à ses pieds avait été la victime de sa rage aveugle, de sa colère mal contrôlée, de son impulsivité bouillonnante.

Le silence et l'immobilisme de la scène furent interrompus par l'approche d'un homme en armure blanche, avisant le corps de l'enfant et la drow à ses côtés.

« Sale raclure... »

Toujours sous le choc, elle se défendit à moitié lorsque le bandit s’élança vers elle, le coutelas perforant le cuir pour venir lécher la peau qui se trouvait en dessous. La douleur la rappela à la réalité, réveillant son instinct de survie. Elle se mit alors à courir, cherchant à fuir cette scène, cette vision, la source de ce trouble qui semblait vouloir l'engloutir dans son entièreté.

Les sifflements changèrent dans le tumulte provoqué par les lames et la fumée. Non plus des ordres, les appels stridents se muaient en alerte. Il y avait un problème. Quelqu’un qui n’était pas des leurs tuait.

-On se tire !*

Viliam voulait simplement parler au type qu’ils étaient venus chercher, profitant de la pagaille pour lui toucher quelques mots qui lui resteraient gravé dans le crâne. Mais vu que ça partait encore dans tous les sens, eh bien on s’en tiendrait au plan B…

Il ficha un grand coup dans la tempe du guetteur et lorsqu’il se transforma en véritable poupée de chiffon le cala sur son épaule.

-Ren ! *Siffla-t-il alors qu’il se frayait un passage à travers les galeries vidées du palais, direction les écuries. Récupère cet abrutit et file.

L’autre encore au prise avec un soldat s’en débarrassa d’un coup de pied avant de sauter sur un muret en hauteur, un autre bond, il rejoignit son camarade, lui offrant un joli regard perplexe. Le chef du groupe de bandit attachait leur cible inanimée à la selle d’un cheval qui piaffait, effrayé par le chaos ambiant.

-Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse ? Qu’est-ce que tu fout ?*
-Emmène le loin et fait le flipper c’est tout.  Je ferais diversion. Je dois comprendre ce que c’est que ce bordel.*

Il ne tenait pas à ce que des fous furieux commencent à profiter de leurs actions pour s’adonner à tout et n’importe quoi. Étonnement doué à l’exercice, il ne fallut pas longtemps au semi-elfe pour grimper sur un second équidé et partir au galop, bousculant sur son passage quelques derniers fuyants. Sur le passage il récupéra d’un tour de main le premier à avoir sifflé l’alerte.

-Où ça ?
-à droite. Le cheval tourna aussitôt. Je l’ai laissé fuir, j’ai pas compris ce qui arrivait.
-Peu importe, on finira par le rattraper.
-La…C’était une drow. Il hésita à continuer alors que son chef se tournait un peu vers lui, troublé. Heu…Elle était gigantesque ? Hésitat-il à continuer.

Mais l’autre ne répondit que par un juron et continua à galoper à la poursuite de l’étrange meurtrière. Pourquoi il fallait toujours que ça soit des drow?

* Italique + Serif : paroles en langage sifflé.

Les babines retroussées, les crocs dégoulinant de bave, leur pointe écarlate trahissant l’œuvre qu'ils venaient de perpétrer. La Bête grognait face à cette viande incolore, elle n'avait que faire de son origine, seule comptait cette insatiabilité éternelle, un festin qui jamais ne devait cesser. Il existait pourtant quelque chose de dérangeant dans cet océan de cadavres, une répétition excessive qui venait briser un délicat équilibre. Ces corps d'enfants Ilythiiris arborant tous sans la moindre exception le même visage, celui d'une Azralith juvénile, leurs corps brisés, démembrés, condamnées à une éternité de tourments au sein des P'leiks.

Assez.

La pierre broncha à peine lorsque le poing vint percuter sa surface. La guerrière drow dégaina une dague et l'enfonça légèrement dans son avant bras gauche, laissant la pointe de la lame tracer un sillon cramoisi dans sa chair. Une douleur si dérisoire comparée à la caresse de Kiel Elamshinae, bénigne mais néanmoins nécessaire, elle effaçait les doutes et lui permettait de se recentrer sur la réelle raison de sa présence en ces lieux.

Retirant la lame d'un coup sec avec un grognement, l'Ilythiiri recouvrit sa plaie fraîche de sa protection en cuir, observant les alentours et réalisant que le chaos ambiant semblait s'être légèrement atténué. Sortant de l'imposante bâtisse, elle aperçut plusieurs silhouettes blanches sur les toits environnants. Un coup de pied dans la fourmilière et les voilà qui détalaient, elle allait devoir attraper l'un d'entre eux et le forcer à lui obéir.

Se dirigeant vers l'un des édifices moins imposant à proximité, elle entreprit de commencer à grimper mais remarqua l'apparition d'un cavalier dans l'une des ruelles adjacentes, un autre bandit en armure blanche qui s'approchait dans sa direction. Parfait.

Dénué de protections et pourvu d'une musculature relativement fine, il ne s'agissait en aucun cas là d'un cheval de guerre. Azralith empoigna son arme en avant et chargea avec un puissant hurlement provoquant un début de panique chez l'animal et un immobilisme de quelques instants seulement mais qui lui fut pourtant fatal. L'acier forgé au coeur du Vatna trancha l'une de ses pattes avant d'un coup sec, le faisant s'effondrer la tête contre le sol.

Un coup de rapière fut asséné à la guerrière ilythiiri qui se cambra pour éviter l'attaque, remarquant que le bandit avait repositionné sa jambe droite, posant son pied sur la selle pour reprendre son équilibre autant que possible et évitant que son adversaire ne l'attaque sur le flanc. Celui là était rapide.

Abandonnant son arme, la drow agrippa d'une main l'un des poignets du cavalier et son torse de l'autre, tirant de toutes ses forces pour le faire basculer et le plaquer au sol dans un grand fracas. Mais il continua de se débattre, assénant un coup de genou dans l'abdomen de la guerrière et menaçant de glisser hors de son étreinte. Elle vint alors violemment percuter son crâne sur son visage pour le tranquilliser. Arrachant son foulard, elle s'apprêta à le menacer mais seul un hoquet de surprise s'échappa de ses lèvres, ses yeux s'écarquillant à la vue du visage qui lui faisait face.

« Viliam ? »

Alors qu’il galopait à pleine vitesse, ses yeux s’écarquillèrent en notant que celle qu’il cherchait fonçait brutalement sur lui. Il tira sur la bride de l’animal cherchant à le faire virer avant l’impact mais pris de panique celui-ci préféra cabrer dans un hennissement strident, le dernier avant que l’autre ne lui arrache sa jambe et le fasse basculer vers l’avant, son cavalier avec.

Tout se passa terriblement vite, cherchant à se dégager au plus vite de ce qui n’était plus qu’un cadavre, Viliam se retrouva à croiser le fer contre l’enragée, avant que celle-ci ne se décide tout simplement à abandonner son arme, le saisir et l’envoyer valser pour lui faire brutalement rencontrer le sol froid. Il expira une bonne partie de l’air de ses poumons à l’impact mais, pris de peur, il chercha encore à se dégager avec l’énergie du désespoir, lui envoyant coups de pied et de genoux en se glissant hors de sa portée.

L’autre, visiblement pas la créature la plus patiente qui soit, n’apprécia pas d’avantage. Le choc du front de la drow acheva un combat qui n’avait de toute façon pas grande chance. La douleur explosa dans son crâne qui cogna ensuite le sol sous l'impact. Sonné il cessa de se débattre alors que ses cris de rage s’étouffaient en une expression de douleur. Le temps qu’il ne reprenne ses esprits il sentit vaguement qu’on lui arrachait le tissu qui masquait le bas de son visage et l’expression mêlée de douleur et de contrariété qu’il affichait. La vision trouble et les oreilles sifflantes, il entendit à peine la voix de la drow l’appeler avec surprise, cessant soudain toute hostilité.

-T’es qui bordel ? Articula-il à moitié en venant lentement poser sa main sur son front, puis son nez, comme vérifiant mollement qu'elle ne l'avait pas brisé.

Il y eut un silence. Quelques rides se creusèrent au coin de ses yeux alors qu’il les rouvrit et les plissa, cherchant à rassembler assez de conscience pour identifier celle qui, visiblement, le connaissait.

-...Azralith ? finit-il par souffler au bout d'un petit temps.

C’était elle, sans être elle. Elle avait les mêmes yeux, mais…Vieillie, comme vieillissaient les immortels. D’autant que ses cheveux sombres étaient désormais, immaculés. Elle portait des cicatrices qu'il ne lui connaissait pas et il n'était pas sûr de se souvenir de ses autres trait faciaux. Comme si elle était un double étrange. Voilà des mois que l’immense drow avait disparue sans un mot et sans une trace. Etait-ce vraiment elle ou bien le coup l’avait-il définitivement fait perdre le sens de la réalité ?

Rahret Sere'ke. La cible du jour, un homme quelconque de plus, obéissant aux mêmes lois, victime des mêmes tentations que tous les autres. Conséquences d'une absence de discipline, de devoir, de dogme, les puissants de Thaar gorgés de richesses se baignaient dans la décadence et dans la reconnaissance, cherchant presque désespérément à vivre et à ressentir toujours plus, à combler ce vide terrifiant que la pénurie de conflit et de lutte avait fait naître en leur sein.

Pour la dame noire, il était difficile de s'imaginer mener une telle existence, de se retrouver fourmi aveugle tentant pourtant désespérément par tous les moyens dépravés possibles de voir sans réellement en comprendre le fonctionnement, sans réussir à appréhender la nature d'un tel sens.

Et pourtant, le reste de la cité dorée se battait, saignait, mourrait pour une chance de pouvoir atteindre le sommet et de pouvoir à leur tour, vivre une existence dénuée de sens. C'était pourtant ironiquement cette lutte, ce combat quotidien qui donnait à leur vie un but, un objectif vers lequel travailler, donnant à chaque progrès aussi infime soit-il, à chacun de leurs proches, à chaque bien une valeur incommensurable.

Un cercle vicieux que leur espérance de vie limitée et leurs croyances impies leur empêcher de pleinement réaliser.

Le peuple Ilythiiri était lui aussi en proie à des querelles internes pour l'ascencion, mais elles étaient là pour départager les méritants des indignes, pour élever les drows puissants et renforcer la nation dans son ensemble. La mission divine et les attentes des dieux étaient bien trop importantes pour laisser la place à une fange aussi immonde et dénuée de sens que celle de Thaar.

Mais il ne fallait pourtant pas en faire une généralisation, la preuve en était de l'Aile Blanche et de l'homme à sa tête. Une créature rare que sa propre fourrure immaculée faisait ressortir au milieu du troupeau. Une anomalie qu'il était intéressant de suivre de près, d'observer, et de voir évoluer dans un environnement qui ne semblait pourtant pas prévu pour son existence.

Passant sa main dans sa chevelure de jais comme pour en chasser ces pensées envahissantes, Azralith se recentra sur ses alentours et sur la mission qui était en cours. A ses pieds gisait un mercenaire à la peau sombre un peu plus massif que les autres, elle avait pris soin de ne pas le frapper trop fort mais il saignait légèrement du visage et elle n'osait pas vérifier sa respiration. Le doute avait cela de confortant qu'elle pouvait partir du principe que toutes les directives avaient été suivies à la lettre et que si un cadavre était retrouvé un peu plus tard, ce n'était pas nécessairement de sa faute.

Fredonnant légèrement et tournant lentement autour de sa victime immobile, elle attendait la suite de l'opération. Des pas s'approchèrent et une silhouette apparut alors, un homme d'âge mûr à la chevelure noire courte et à la barbe bien entretenu, un visage de l'Aile Blanche qu'elle avait appris à connaître au fur et à mesure des manœuvres.

« Viliam demande à te voir. » Déclara soudainement Dastan tout en posant son regard sur le mercenaire au sol. « Il va avoir besoin de toi. »

Un léger rictus s'afficha sur le visage de la drow. « Il va déjà plus pouvoir se passer de moi. » En s'approchant de l'homme, elle constata que ce dernier observait toujours le vaani au sol. La dame noire secoua alors l'une de ses mains dans les airs. « Il va merveilleusement bien ne t'en fais pas. Il faudra peut être juste s'occuper de son état et pas le laisser comme ça trop longtemps... »

Dastan ferma les yeux un instant avant de se détourner, la guerrière lui emboîtant le pas. La marche se fit dans le silence, une certaine tension était née entre les deux depuis qu'Azralith avait refusé de lui apporter son aide. Rescapé d'une famille massacrée, son ardent souhait de vengeance contre les Or'Siandbel l'avait poussé à demander l'appui de la guerrière Ilythiiri et de ses compétences martiales contre une généreuse quantité d'or. Mais elle n'en avait que faire. La seule raison de sa présence au sein de l'Aile Blanche était dû à Viliam et elle refuser de s'impliquer de près ou de loin dans les affaires de ses autres membres.

Et le mutisme envahissant dont il faisait désormais preuve à son égard était bien une indication que ses anciennes démonstrations de camaraderies étaient factices, motivées par un seul objectif. Un déviant qui ne faisait pourtant rien pour entraver l'Aile Blanche malgré ses nombreuses protestations, chose qui le protégeait du courroux de la guerrière sombre, du moins pour l'instant.

Il s'arrêta abruptement, se tournant vers elle et lui faisant un signe de tête. La dame noire lui passa alors devant, avisant la ruelle et la double porte qui lui faisait face. Vide. Avant qu'elle ne puisse réagir, un carreau lui transperça subitement la cuisse gauche, la faisant s'effondrer au sol dans un cri de douleur. Son visage grimaçant se tourna vers le tireur, Dastan lâchant l'arbalète au sol et dégainant l'une de ses deux cimeterres.

« Je te l'ai déjà répété, maintes et maintes fois pourtant. Les Or'Siandbel périront, quel que soient les sacrifices qu'il me faudra faire. » Une demi douzaine de silhouettes apparurent dans les recoins de la ruelle, depuis les toits, glissant lentement vers leur proie comme autant d'ombres menaçantes. « Et certains de tes congénères sont prêts à payer une sacré somme pour te mettre la main dessus vivante. Il y en a une d'ailleurs qui semble bien te connaître. »

Les yeux d'Azralith gorgés de sang s'écarquillèrent et elle poussa un hurlement, forçant sur sa jambe valide pour se relever. Aussitôt, plusieurs crochets et filets s'abattirent sur elle, des armes qui s'accrochaient à sa peau sans rentrer en profondeur dans le seul but de la ralentir et de l'immobiliser. Elle tira sur l'un des crochets au milieu de sa poitrine, arrachant sa propre peau et chargeant Dastan telle une furie enragée. Mais elle disparut rapidement sous le nombre de ses assaillants qui la recouvrirent, la faisant s'effondrer au sol avant de la ruer de coups.

Se détournant et s'apprêtant à partir, Dastan lâcha une dernière phrase avant de s'éloigner de la scène. « J'espère que tu réussiras à t'en sortir, sincèrement. » Les cris de rage et les hurlements de la drow s'estompèrent alors peu à peu, disparaissant dans le dédale de ruelles, s'estompant sous les lueurs d'une ville indifférente.

***

Sa surprise sembla partagée malgré la douleur clairement visible sur le visage du semi elfe. Sa voix prononça son nom et plongea Azralith dans ce qui lui paraissait être une tout autre époque. Quelques mois seulement s'étaient écoulés depuis son exil, une infimité comparé à l’entièreté de son existence, et pourtant tant de choses s'étaient passées.

Tant de choses avaient changées également. La cité dorée n'était plus un refuge et l'homme qui gisait à ses pieds n'était plus une main secourable, tendue dans sa direction. Un souvenir qui à bien y penser ne lui était pas complètement désagréable, cette période courte, son bref passage au sein de l'Aile Blanche à découvrir la vie vaanie, à poursuivre l'utopie de Viliam et à parfois jalouser les liens qui les unissaient.

Une vie simple qui n'était rien de plus désormais qu'un souvenir brûlant.

Dans un grognement, Azralith attrapa l'un des bras de Viliam et l'aida à se relever. Ce n'était pas réellement ce qu'elle avait espéré mais au moins le résultat serait le même. Elle ramassa son arme tombée au sol et acheva en un coup sec la monture qui hénnissait de douleur à quelques mètres de là.

« Fais venir Dastan ici, je sais qu'il était avec vous. » Gronda-t-elle alors, ses prunelles rouges brûlantes se posant à nouveau sur le meneur de l'Aile Blanche. Sa présence était presque apaisante, mais elle ne pouvait se laisser déconcentrer pour le moment. La raison de sa venue primait.

-Dastan ?

A peine sur ses jambes, le bandit recula d’un pas autant par surprise que parce que le ton de ce spectre étrange et pourtant bien réel n’avait rien de sympathique. Sans lâcher la drow du regard, il se baissa vers le sol, récupérant sa propre arme. Un mouvement de tension de la part de son interlocutrice lui fit tendre la main en signe d’apaisement, alors qu’il la rengaina simplement à sa hanche. Il ne lui voulait aucun mal. De toute façon vu sa force il n’avait pas beaucoup de chances face à elle alors il valait mieux tenter de calmer un peu les choses.

Ensuite, il se permit un nouveau pas en arrière et jouant le même manège attrapa le morceau de tissus qu’elle avait balancé au loin.

-T’as disparu y a deux mois, continua-t-il en nouant son foulard autour de son cou en un geste familier. Rare avaient dû être les occasions pour l’ancienne recrue de le voir sans.

Viliam semblait à la fois contrarié et complètement perdu devant les agissements de la grande drow, à tel point qu’il ne tiqua même pas en la voyant achever sa pauvre bête. Il cherchait en vain à remettre en ordre tout les élément du puzzle qui s’étalait brusquement devant son nez. Quant au nom de son comparse…C’était un nom parmi une bonne dizaine de ceux qu’elle avait connu, à sa connaissance sans aucun lien particulier avec la guerrière. Il n'avait donc pas plus d'idée de pourquoi elle tenait tant à le voir, au point d'être prête à se battre pour cela. Tout ce qu'il savait c'est qu'il n'allait certainement pas lui livrer l'un des siens aussi facilement.

-Tu m’excusera mais j’ai besoin d’un peu plus d’explication. Tu lui veux quoi ?

Du coin de l’œil il observait aussi l’agitation non loin. Ce n’était vraiment pas l’endroit pour discuter… Il claqua sa langue d’agacement alors qu’il entendait des cris signalant que la garde était arrivée. Il aurait dû avoir disparu depuis un moment déjà, et vu son accoutrement, plus il trainait , moins il parviendrait à se glisser facilement hors des soieries.

-Écoute, là on a vraiment pas le temps. Je pense que je t'apprend rien en te disant que tu débarque vraiment pas au bon moment là. Il lui fit un geste et désigna les rues autours. Suis moi, et on discute, mais pas ici.

Évidemment. Il n'allait pas lui obéir sans poser de questions. Elle le savait mais elle avait pourtant espéré une réaction différente, quelque chose qui lui permette d'en finir rapidement. Elle n'avait guère envie de se répandre en explications et encore moins de perdre un temps précieux. Ses muscles se raidirent d'eux même lorsqu'elle le vit récupérer son arme. De tout Thaar, c'était bien le seul homme dont elle n'avait rien à craindre, mais les habitudes avaient la vie dure.

L'agitation gagna les rues adjacentes, un coup de pied dans la fourmilière qui avait réveillé la colonie, et la voilà qui s'approchait désormais. La tension sembla gagner Viliam, il n'avait jamais fait bon ménage avec les hommes du guet. Mais celle qui n'était toujours pas plus proche de son objectif s'en fichait éperdument, sentant la frustration qui la gagnait peu à peu. Hors de question de lui laisser une chance de filer.

Elle montra les crocs un instant et lâcha un grognement avant de s'approcher de Viliam. Elle s'abaissa et referma ses bras autour de sa taille avant de le poser sur ses épaules tel un sac de victuailles. Il lui sembla entendre quelques protestations et des mouvements lui confirmant que son bagage ne partageait pas son avis sur la méthode empruntée. Elle resserra alors sa prise d'un bras, s'assurant qu'il ne tenterait rien d'inconsidéré.

Avec son nouveau chargement, la drow s'éloigna de l'immense bâtiment et s'engagea dans un dédale de ruelles plus petites et plus étroites. Elle ne pouvait courir mais elle parvenait cependant à maintenir une allure de marche rapide, un exercice qui lui rappelait l'un des entraînements militaire du Puy, les jeunes recrues devant grimper jusqu'au sommet du Vatna, portant sur le dos une charge particulièrement lourde.

Un homme s'écarta rapidement du chemin en voyant la géante approcher, se plaquant le long du mur et observant d'un air étrange le bandit à l'armure blanche posé sur son épaule. Ne sachant guère où elle se dirigeait, Azralith constata que la ruelle dans laquelle elle se trouvait se terminait en un cul de sac. Elle déposa alors Viliam au sol et observa le seul accès à leur position depuis le sol, prête à dégainer si un homme d'arme s'approchait.

« Tu pourras lui demander pourquoi j'ai disparu. » Lâcha-t-elle abruptement alors qu'elle lui tournait le dos. « Avant que je ne lui brise le crâne. » Sa main gantelée se referma à la base de la lame de la claymore ambrée. « Maintenant fais le venir ici. » Sa voix traînait lourdement, sa patience s'effritait.

Il la vit s'approcher de lui mais sa méfiance ne s'éveilla que trop tard. Il recula lorsqu'elle se pencha mais elle parvint a ses fins.

-Non lâche moi ! Par la sainte mère repose moi par terre !

Il avait hurlé lorsqu'elle l'avait saisit à la taille avant de le jeter en travers de l'une de ses épaules comme s'il n'avait s'agit que d'un fétu de paille. Il s'était débattu pris d'une soudaine panique mais elle ne l'écouta bien entendu pas le moins du monde.

La scène avait sûrement quelques choses de comique pour un observateur extérieur. Pour le chef de l'Aile Blanche, c'était un geste de trop qui embrasa sa colère alors qu'il usait de coups de pieds et de poings contre son agresseuse. Il détestait se sentir ainsi pris au piège.

Ce fut bien trop long avant que sourde à ses protestations,elle ne le dépose enfin au sol au beau milieu d'une ruelle dont il n'y avait aucune issue. Immédiatement il recula autant qu'il le pouvait contre le mur qui le prenait désormais au piège.

Il avait tiré son arme de son fourreau mais à son attitude il avait plus l'air d'un animal acculé et forcé à se défendre que réellement quelqu'un d'agressif. En tout cas il ne faisait pas mine d'avancer vers elle.

-Si tu es bien Azralith tu sais comment je fonctionne. Gronda-t-il. Je livre pas mes hommes comme ça alors soit tu parles et on trouve une solution, soit tu me pète la gueule maintenant et tu repars sans rien. De toute façon il doit déjà être planqué je ne sais où, même si je siffle personne viendra.

Encore ? Pourquoi s'évertuait-il à le protéger ainsi ? Ignorant aveugle des ambitions de ses propres hommes, le voilà qui tendait désormais son arme vers elle, vers celle qui avait autrefois sincèrement souhaité le protéger. Le regard d'Azralith s'embrasa et elle poussa un hurlement en fonçant sur Viliam. Le bout de la rapière perça sa protection en cuir et s'enfonça dans la chair de l'un de ses bras, mais elle n'en avait cure.

Elle projeta violemment le bandit au sol et serra sa main autour de son cou, levant son poing gantelé et s'apprêtant à lui briser les os du visage. Elle en avait assez des paroles, assez d'entendre des mots n'ayant que pour but de la manipuler, assez de les voir tous se foutre de sa gueule. Un univers dégorgeant de faux semblants et de masques à destination d'âmes bien trop faibles pour espérer un jour faire preuve d'honneur et de droiture. Elle les massacrerait tous, tous jusqu'au dernier, leur lamentations deviendraient alors sa seule consolation dans ce monde qui s'acharnait tant contre elle.

Cependant, ce qu'elle lut dans le regard de Viliam n'était pas de la colère mais de la peur, elle s'infiltrait dans la moindre ride de son expression. Il était terrifié. L'espace d'un instant, un autre visage se superposa au sien, celui d'un enfant, son expression presque similaire en tout point.

Azralith s'immobilisa.

Elle montra les crocs, grondant de rage, les muscles de son bras se contractant sous la colère. Qu'était ce donc là ? De la pitié ? Pourquoi leur en accorderait-elle, n'avaient-ils rien fait pour mériter une quelconque once de clémence de sa part ? Eux, les vaanis, les ilythiiris qu'elle avait pu croiser, elle avait appris à apprécier, elle avait fait confiance, et sa seule récompense pour avoir tendu la main fut une douleur insoutenable. Ils ne méritaient rien d'autre que de vivre ses tourments, de subir jusqu'à ce que leur esprit ne se brise.

Alors pourquoi ? Pourquoi son poing refusait de bouger ? La vengeance appelait, elle mordait son âme, se nourrissait de la chaleur de sa braise, demandant plus, toujours plus. Dastan payerait, Ssussun payerait, ils DEVAIENT payer, qu'importe ce qui ait pu motiver leur acte, qu'importe combien de corps il lui faudrait empiler.

Mais ce cercle de vengeance lui parut sur l'instant si dérisoire. Dastan avait trahi et tué au nom de la vengeance et elle avait fait de même. Mais combien d'autres flammes allait-elle embraser en agissant ainsi ? Les proches de cet enfant ilythiiri mort pour aucune raison ? Les hommes de Viliam cherchant vindication pour leur chef ? Combien de temps encore ce cercle vicieux allait-il durer ? N'était-elle pas censé se dresser au dessus de la fange vaanie et pas s'y plonger la tête la première ?

Mais plus que tout, était-elle réellement prête à briser le crâne de la seule personne qui ait jamais réellement souhaité son bien ? Cette main secourable, ces rires francs et sincères, cet amour qu'il vouait à chacun de ses hommes et dont elle avait pu recevoir un bref fragment jadis.

La main toujours serré autour du cou de Viliam, Azralith sentit son poing qui commençait à trembler, son visage déformé par la colère, écumant de rage.

Sans qu'elle ne comprenne réellement pourquoi, une légère humidité se forma alors au niveau de ses paupières.

Elle lâcha soudainement Viliam et se redressa, se cramponnant à un mur proche et le grimpant rapidement. Elle se réceptionna sur le toit et s'éloigna à toute vitesse, disparaissant dans la pénombre qui commençait doucement à engloutir la cité dorée.  

Celle qu'il avait autrefois connue avait définitivement changée. Plus que physiquement, quelque chose s'était passé en elle, et c’était à une étrangère qu’il faisait désormais face.

Plaqué au sol, la gorge écrasée par la main de la drow il la fixa, en silence, suspendu à ses gestes. Ses prunelles reflétaient l'éclat caractéristiques de quelqu'un qui se sait sur le point de mourir. Ce poing qui menaçait de s'abattre sur son visage, vu la rage qui déformait ses traits, ce serait le dernier.

D'habitude il y avait derrière l'instinct de survie propre à tout être vivant une forme de résignation. Viliam savait qu'il finirait par être tué. C'était ainsi. Il ne lutta d'ailleurs presque pas contre le poids écrasant de sa paume. A quoi bon ? Le souffle coupé, il attendait presque cet ultime coup qui ne venait pourtant pas.
Pourtant cette fois il avait vraiment peur, cette fois, il ne voulait pas mourir. Pas comme ça. Pas d’une main qu'il considérait encore une heure plus tôt comme celle d'une amie. Pas aussi vainement, en anonyme dans une ruelle sans nom.

Mais aussi brutalement qu'elle l'avait projeté à terre. Elle le lâcha soudain. L'air s'infiltra d’un seul coup dans ses poumons et il toussa en se tournant sur le côté, respirant un air qui venait lui brûler la gorge. Il ne prit que le temps de se redresser qu'Azraltih, ou celle qu'elle était devenue, avait pris la fuite.
Pourquoi ?

Tout le poussait alors à rester là où mieux encore, fuir, rentrer auprès de ses compagnons, oublier cet interlude étrange et dérangeant. Il l'aurait fait volontiers s’il n'y avait pas eu un détail.
Pourquoi semblait-elle si bouleversée ? Pourquoi les larmes avaient elles presque fini par poindre sur ses joues sombres ? Cet éclat dans son regard…

-'fait chier' Jura-t-il entre ses dents avant de finalement faire ce qui n'était certainement rien d'autre qu'une immense connerie.

Alors le bandit sauta à son tour sur le toit plat, à la poursuite de l'étrangère. Elle était rapide et elle avait pris de l'avance. Mais elle n'était pas tellement du genre discret et si ça n'avait pas été elle, les exclamations stupéfaites des passants bousculés par une ombre gigantesque jouaient en faveur du semi elfe.

D'un saut sur une corniche par ci, un raccourci étroit par là. Une course sur un toit suivit de bref moment à terre, il la coursa tant bien que mal alors que son parcours semblait erratique, laissant certainement son Souffle voguer au hasard dans une cité qu'elle ne connaissait peut-être pas bien en quelques mois à peine.

S'il avait espéré la suivre ainsi jusqu'à ce qu'elle se lasse, ou bien se pense enfin seule, le bandit s'aperçut petit à petit se tromper alors qu'il manquait de souffle et elle non.  Elle ne daignait même pas ralentir. Il fallait qu'il lui force la main ou bientôt il l'a perdu pour de bon. Mesurant alors vaguement la destination de la drow, il vira pourtant brusquement sur sa gauche, faisant par la même occasion un détour surprenant.
Lorsque Azralith continua sa course jusqu'à un petit pont qui formait une arche entre deux bâtiments étroits, une arme tomba soudain avec fracas à ses pieds, la forçant au moins à reculer l’espace de quelques brèves secondes, et si Nééra le voulait toiser le propriétaire de l’objet inopiné qui la surplombait, en équilibre sur la corniche.

-Je ne te veux  vraiment pas de mal Azralith. Je t'en prie attend avant de t'enfuir.

Au-dessus d'elle, le bandit fixa la drow priant de tout son Souffle pour que ce bref sursaut suffise à la convaincre de s'arrêter. Comme pour finir de prouver ses dires à son égard, il ne fit aucunement mine de vouloir mettre pied à terre et encore moins de vouloir récupérer son arme. A la place il se contenta de s'accroupir sur le rebord de son perchoir. Il était loin d'elle, et sa position n'avait plus rien d'agressif. D’ailleurs il croisa ses bras contre son torse. Dans la pénombre sa silhouette pris une étrange forme alors que l’un de ses bras semblait être une aile. On aurait dit l’espace d’un instant un curieux mélange entre un oiseau et un homme. D’autant qu’il pencha légèrement la tête sur le côté.

Quoi que son regard était bien humanoïde, lui, et il ne portait nulle colère. Il avait pitié de ce souffle perdu.

-Je voudrait simplement comprendre. Qu’est-ce que Dastan t’as fait ? Pourquoi tu doit autant le retrouver?

L'effort avait cela d'utile qu'il taisait les pensées et laissait s'exprimer le côté primitif de chaque émotion, tout particulièrement lorsqu'il s'avérait intense. Pour celle qui parcourait les rues de Thaar à grande allure, c'était une échappatoire face à cette confusion bien trop envahissante qu'elle refusait d'affronter. Il ne restait alors plus que la colère sous sa forme la plus pure, un carburant extrêmement puissant qui permettait de dépasser les limites, parfois même jusqu'à l'auto destruction.

En était-ce une démonstration en cet instant ? Elle n'aurait pu le dire. Se concentrant sur chaque pas, chaque propulsion qui l'éloignait un petit peu plus du cœur de la cité dorée, elle se réfugiait dans un effort réconfortant, dans ce corps puissant qu'elle avait appris à maîtriser. Ce monde là elle le connaissait parfaitement, aucune surprise inconfortable ne l'attendait tapie dans un recoin, il était réconfortant, ce monde où tout devenait blanc.

Une arme tomba soudainement du ciel juste devant elle. La surprise la fit reculer instinctivement de quelques pas, cherchant du regard l'origine d'un tel phénomène. Accroupi sur le rebord d'une arche entre deux bâtiments, la silhouette qui semblait presque ailée de Viliam le surplombait.

L'étonnement immobilisa Azralith quelques instants avant que ses muscles ne se crispent à nouveau, s'apprêtant à reprendre sa course pour s'éloigner de ce visage. Pourquoi était-il là ? Comment avait-il réussi à la rattraper ? Mais lorsqu'il éleva la voix, son corps se stoppa pour de bon.

S'enfuir ?

Quelque chose la dérangeait fondamentalement dans ces mots, bien qu'ils relataient pourtant d'une vérité évidente. Fuir. Elle était en train de fuir à nouveau. De courir, de s'éloigner de ce qu'elle ne comprenait pas, ce qu'elle ne maîtrisait pas, telle une bête apeurée fuyant le fouet de son maître. Une réaction instinctive provoquée par une émotion forte, un animal sans morale ni logique.

Les mots de Pyor'h résonnèrent alors dans son crâne tel le marteau se fracassant sur l'enclume.

Seule ta lâcheté t’éloigne de Lui. Es-tu lâche, Azralith ?

Reprenant son souffle, Azralith se redressa, son regard s'élevant jusqu'à croiser celui de Viliam. Elle ne fuirait pas. Elle ne fuirait plus. Elle était eldéenne. Mais c'était pourtant l'homme qu'elle avait failli tuer qui revenait au devant du danger contre toute attente. Elle devait être meilleure que cela.

Il lui fallait maintenant s'engager dans un autre exercice tout aussi laborieux, s'ouvrir. Dévoiler ses faiblesses, ses échecs passés qu'elle prenait pourtant d'ordinaire particulièrement soin à camoufler, même parfois à elle même. Elle avait surmonté cette difficulté face à un Grand Prêtre, elle devait maintenant le faire devant Viliam. Cette fierté juvénile mal contenue était parfois un adversaire bien plus redoutable que n'importe quel serviteur du Père des Batailles.

Alors, au lieu de courir dans tous les sens à essayer d'abattre un ennemi qui ne pouvait être défait de la sorte, elle se mit à parler.

« Il m'a piégée. Il m'a vendu aux eldéens qui étaient à ma recherche, contre de l'or j'imagine. » Sa voix rauque et calme ne parvenait pas à trahir l'effort intérieur qu'elle fournissait. « Il souhaitait se venger d'une haute famille de Thaar et c'est la raison qu'il a invoqué. » Elle tut le rôle de Ssussun dans l'affaire, cela ne concernait pas Viliam mais uniquement les deux ilythiiris.

Pendant de longues secondes, le bandit ne répondit rien, se contentant de fixer la drow d’un air sombre. Intérieurement il n’était pas tellement surpris. Il connaissait les velléités du bandit, et s'y était maintes fois opposé lui même, cherchant patiemment à lui faire comprendre la vanité de sa quête. Souvent il avait fallu le rappeler à l'ordre. Mais par excès d’optimisme sans doute, il avait cru avoir réussi à les faire taire depuis un moment maintenant, alors que l'autre avait visiblement choisit de s'opposer plus subtilement à l'ordre établit par son chef.
Viliam se doutait aussi que quelque chose n’allait pas, depuis quelques ennéades. Les gardes semblaient bien trop présents sur les lieux, trop au courant de leur manœuvre. Quelqu’un parlait. A présent il savait qui et pourquoi.

-J’imagine que tu es donc là pour réclamer vengeance. Finit-il par souffler.

Il y avait une pointe de colère contenue dans sa voix. La confiance était ce qu’ils avaient de plus précieux dans son organisation. Il se sentait profondément idiot et aveugle d’en être arrivé à une telle situation. Pourtant il ne pouvait se permettre de laisser cette frustration exploser, face à l'incompréhension de ses principes de la part même de l'un de ses hommes. Face à la trahison pure et nette d'une camarade, aussi récente et novice avait-elle été en leur sein. Céder à la colère, et céder aux pulsions de violence que la colère provoquait trop souvent, c'était alimenter un cycle qui ne cesserait jamais. Ce n'était pas ce qu'il poursuivrait.

-Et j’imagine que ma parole quant au fait qu’il paiera ne suffit pas... Supposa-t-il avec le même calme en surface.

Aurait-elle agit de manière si erratique, si désespéré si cela avait été le cas… ?

Oh non, cela n'aurait pas suffit. Elle voulait arracher sa tête du reste de son corps, elle voulait voir cette lueur de réalisation dans ses yeux au moment où sa vie s'éteindrait, au moment où la Voilée l'emporterait aux P'leiks. Une blessure sur sa fierté serait alors pansée accompagnée de ce sentiment d'avoir résolu un tort qui durait depuis bien trop longtemps.

Mais désormais ? Elle n'avait pas été capable d'aller jusqu'au bout, pas capable d'infliger à Viliam ce qu'elle avait infligé à tant d'autres. Était-elle toujours légitime à réclamer justice en cet instant ? A continuer de courir désespérément derrière cette vengeance pour laquelle elle n'était pas prête à faire tous les sacrifices ? Quelle valeur avait réellement la tête décapitée de Dastan si elle n'était pas prête à tout faire pour atteindre son objectif ?

Réclamer désormais son dû n'aurait été l’œuvre que d'une profonde hypocrisie.

Elle se baissa un instant pour ramasser l'arme au sol avant de la lancer en hauteur, le manche orienté dans la direction de Viliam afin qu'il l’attrape.

« Son sort t'appartient. J'ai perdu la prétention au moindre jugement à son encontre en fuyant de la sorte. » Viliam était souvent à bien des égards, bien trop doux dans ses décisions. De la même façon qu'il traitait ses ennemis, il refusait d'avoir recours à ce qu'il combattait, laissant vivre libres certaines âmes pourtant dangereuses pour lui et le reste de l'Aile Blanche. Mais c'était cette consistance qu'Azralith appréciait chez lui. Toutes aussi étranges et utopiques pouvaient paraître ses convictions, il ne les trahissaient pas, quelles que soient les circonstances. Une discipline et une rigueur dont elle ne pouvait que s'inspirer. « Il n'y a plus rien pour moi dans cette ville. Si le Père le veut, nos chemins se croiseront un jour à nouveau. »

Elle marqua une courte pause, réfléchissant à une phrase qu'elle n'avait pas franchement l'habitude d'utiliser. « Et prends... J'espère que tout ira bien pour toi. »

Ses larges épaules se redressant légèrement comme si un poids s'en était soustrait, Azralith reprit son chemin, marchant cette fois ci calmement avant de disparaître dans le dédale de ruelles de la cité dorée.