Que s'abatte Sa colère [Libre]

L’automne étant bien entamé, le climat s’est bien refroidi même au Sud de la Péninsule. Si la météo n’est pas aussi rude que dans le Nord du Royaume péninsulaire, elle reste néanmoins capricieuse et difficile à appréhender, à l’image de l’Eris.

Au large de la botte sud de la Péninsule un arcus menaçant approche, l’imposante masse nuageuse et sombre comme les abysses progresse à vive allure. En son sein, quelques éclairs illuminent les entrailles de cette noirceur durant un bref instant, l’orage gronde au loin et le vent commence à secouer les voiles des navires et à siffler dans les rues des ports environnants.

Les marins reconnaissent des signes dans ce qui s'apprête à les atteindre. Une colère sourde approche, Sa colère. Si certains osent le défier en prenant la mer, sans pour autant se risquer au grand large, d’autres préfèrent rester à terre, attendant patiemment que la fureur de l’océan se calme.

La tempête s’était emparée des terres côtières depuis peu, la pluie tombait sans relâche et le vent froid soufflait de féroce bourrasques qui s’engouffraient dans les ruelles de la cité portuaire.

La majorité des marins avaient pour la plupart décidé de laisser passer le gros de la tempête, préférant rester au chaud et au sec en profitant d’un bon repas et d’un peu d’alcool. Certains, quant à eux, prétendaient pouvoir prendre la mer, cherchant probablement à prouver aux autres qu’ils étaient meilleurs navigateurs, ou simplement par obligation.

Cet après-midi là, justement, un des marins ayant prétendu pouvoir naviguer la veille revint à l’auberge, trempé de la tête aux pieds et son regard trahissait la fatigue de l’effort. Le marin épuisé entendit d’autres navigateurs préparer leur départ.

“J’te l’déconseille l’ami.” Les regards se tournèrent alors vers lui, surpris. L’homme sentit alors l’attention se porter vers lui et reprit alors. “J’pensais pouvoir r’partir ! Quelle erreur ! Nous aut’ quand on a commencé à s’trouver au large on l’a vu… On l’a entendu !” Ceux qui l’écoutaient restèrent alors muets. “On a vu dans l’creux d’vagues ses écailles traverser l’surface ! Et son œil ! Tyra nous garde on lui a échappé alors qu’il a cherché à nous attraper ! J’vous l’dis, Il est là ! L’Wagyl est dans nos eaux !” Le silence s’empara de la salle alors, les clients s’échangèrent des regards, perplexes.

Soudain, un rire résonna dans la foule puis un cinglant “Dis plutôt qu’tu t’es chié d’ssus et qu’t’as fais demi-tour ! AHAHAHAHA ! l’Con !” Et tous riaient, comme pour briser la froideur des instants précédents.

_ Ouais. « Le con », c’est aussi ce qu’on disait avant de se faire bouffer par l’dragon bleu.

Les rires se turent les uns après les autres depuis le coin de l’auberge. Un gaillard d’un certain âge, trapu, velu du visage aux doigts était assis à une table ronde avec trois compères qui baissèrent les yeux sur leur pichet. Son bras droit avait été happé il y a plus de quinze ans par un Kerkand lors d’une escapade nocturne en Odélian et laissa derrière lui un moignon rosé au cœur de longs poils noirs. Les yeux se posèrent sur sa mine boudeuse et l’encouragèrent à poursuivre. De sa voix rauque, il reprit.

_ Pis chui sûr que les rats du nord ont dû s’dire la même chose à propos du vert.

Et il y en a bien d’autres mais l’homme n’eut aucun besoin d’établir une liste exhaustive. Il se contenta de ces deux-là et c’était déjà bien assez de problèmes comme ça. Ne se privant pas de prendre une gorgée dans ce silence, il claque son pichet sur la table en bois de hêtre et se frotta la barbe de son bras valide. Les murmures commencèrent à s’élever et le responsable du bar reprit son service.

_ Et j’irai même jusqu’à dire qu’on était aussi con qu’toi quand on parlait de ces chiens d’Drows y a trente ans.

Et là, les vrais se reconnurent. Ceux qui y perdirent un fils, un frère, un cousin ou un père, là-haut dans ce détestable nord. Les Noirauds c’étaient des histoires pour faire peur aux gosses qu’ils disaient et pourtant l’enfer s’est à nouveau déchaîné il n’y a pas si longtemps. On parle d’une zone morte en Oesgard, des terres maudites, pestiférées, abandonnées de toutes les formes de vies connues pour ne laisser place qu’à des abominations créées de toutes pièces par ces êtres cruels. De son seul œil valide, il transperça l’âme de cet arrogant garçon et prit une profonde respiration pour mieux conclure.

_ Souvenez-vous de votre place les enfants. Un marin arrogant est déjà mort avant de prendre la mer.