De l'art de séduire [Oriale]

Sixième jour de la 4ème ennéade de Verimios - Hiver
An 21 du XIème cycle

Wakadimandagu Kukirfilaï, Shiladar de la Porte de Brââ, se rendait à Thaar à la tête d'un remarquable caravansérail. Sur l'invitation d'Ozkun le Magnifique, le Prince Marchand des Mille Caves, le seigneur zurthan avait pris la route depuis Napamassa en embarquant toute sa smala. D'imposants Païms, flanqués de chameliers en nombre, foulaient les contrées vaanies avec le cœur en fête, profitant des agréments du trajet comme si l'on partait en vacances en famille. Le convoi faisait régulièrement étape aux abords des grandes cités princières, profitant à chaque fois de l'hospitalité offerte par des notables locaux - il faut dire que n'importe quel marchand un peu fortuné et doté d'une belle baraque se revendiquait notable. Nombre d'entre eux commerçaient avec l'enclave d'Esion, et leurs caravanes empruntaient les routes du désert. Comme elles y subissaient régulièrement des attaques de nomades, leurs propriétaires ne crachaient pas sur une belle opportunité de se lier à un puissant prince zurthan. De toute façon, les riches Vaanis avaient la vanité profondément ancrée dans les gènes : tous se plaisaient à étaler leur faste sous les yeux des étrangers avec une ostentation perverse, comme une catin exhiberait ses atouts sous le nez des passants. Sachant cela, le Léopard Astral et sa suite profitaient sans vergogne de tout ce qu'on voulait bien leur offrir, chaque fois qu'ils faisaient halte quelque part, avant de reprendre la route vers leur destination finale.

*

La nuit était tombée depuis quelques heures déjà, et le rythme effréné des journées qiryaines avait cédé le pas aux animations nocturnes. Dans la demeure d'un riche marchand de la cité de Qiryah, une petite fête improvisée battait son plein. Les richesses étalées par leur hôte paraîtraient bien fades comparées à ce qui attendait les Zurthans à Thaar, mais les hommes de Wakadimandagu n'allaient pas faire la fine bouche ; tant qu'ils pouvaient boire et manger à volonté, les gens du désert savaient prendre leurs aises. La maison était comme envahie par l'entourage du Léopard Astral ; il n'y avait pourtant là que l'élite du convoi, le Shiladar lui-même, les membres de sa famille et ses principaux lieutenants. Le reste de ses affidés campait aux abords de la cité, avec les Païms et les chameaux, les bagages et le matériel.

Confortablement installé au bout d'une longue table, Wakadimandagu Kukirfilaï profitait de la chaleur dégagée par la petite cheminée juste derrière lui, dont les braises crépitaient dans l'âtre. Le regard vague, il semblait perdu dans le fil de ses pensées, lesquelles vagabondaient entre les événements des ennéades passées et la multitude de projets qui le menaient à Thaar. Le Léopard Astral était ailleurs ; la fête l'indifférait, tout comme le bavardage incessant de leur hôte qui, assis près de lui, avait décidé d'improviser un cours accéléré sur l'histoire et la culture de Qiryah. Ces palabres ne lui faisaient que l'effet d'un agaçant bruit de fond, auquel il ne comprenait rien de toute façon puisqu'il ne parlait pas la langue.

Parmi ses compagnons, on se montrait plus enclin à profiter de l'instant présent. Certains bavardaient par petits groupes, s'empiffraient d'oie rôtie et s'enivraient de vin aux épices. Assis à la longue table mais loin de son paternel, Shemet Wakadimandagu, fils aîné du Shiladar, s'employait à satisfaire d'autres démons. C'était encore un tout jeune homme, quoique les campagnes de rapt et de pillage auxquelles il avait pris part témoignaient déjà d'un goût certain pour la violence, et ses exploits guerriers exacerbaient ses entrains de jeune mâle. Aussi, lorsqu'une innocente donzelle eut le malheur de passer à côté de la table, le claquement sonore d'une gifle assénée sur sa chute de reins résonna sous les voûtes du plafond, au milieu des rires et du brouhaha ambiant.

- Viens voir dans ma chambre tout à l'heure, jolie dame, déclama Shemet dans un oliyan que l'on qualifierait de passable. Je t'offrirai ce que Brââ a de meilleur.

Il avait hésité à faire un jeu de mots au sujet de son troisième bras, mais son entrée en matière était parfaite ; ce serait dommage de la gâcher avec de l'humour un peu lourdingue.

Au bout de la table, le petit tapage ne semblait pas avoir éveillé l'attention du Shiladar. En fait, celui-ci commençait à somnoler, absorbé peut-être par l'agréable chaleur de l'âtre qui lui faisait l'effet d'être enveloppé dans une couverture douillette, alors qu'il faisait si froid dehors. De temps en temps, les narines de Wakadimandagu laissaient même échapper des prémices de ronflement. L'hôte de la soirée, en revanche, avait bien remarqué la scène. Le marchand thaari considérait la situation avec une moue chagrinée, certainement ennuyé pour la fille qu'il avait employée au service. Avec un peu de chance, tout ça se finirait sans trop de casse, mais si les choses devaient dégénérer, il ne lèverait en aucun cas le petit doigt pour elle. Ces barbares étaient si imprévisibles, il ne tenait pas à se les mettre à dos, sûrement pas pour une itinérante sans attaches que personne ne connaissait et dont personne ne se souciait. Quant au reste du personnel, il ne semblait pas témoigner plus de solidarité, mais la plupart étaient des esclaves...

La tentative d'intimidation de la donzelle rencontra un succès fou. Sa résistance amusa Shemet, en même temps qu'elle déclenchait l'hilarité de ses compères tout autour. Dans leur dialecte réthule, les Hommes de Brââ incitaient le fils du Shiladar à surenchérir. Pression sociale oblige, Shemet n'avait guère le choix ; soit il domptait la drôlesse, soit il perdait la face devant les hommes de son père. Il va sans dire qu'il perdrait tout leur respect dans le second cas. Mais au vrai, Shemet n'avait pas grand besoin qu'on le motive ; le jeune homme était déjà passablement éméché, et cette intrigante inconnue venait lui offrir une distraction bienvenue. L'aurait-elle ignoré et continué son chemin, il l'aurait négligée et déjà oubliée, mais puisqu'elle lui résistait, eh bien ! Il ne pouvait déjà plus se passer d'elle.

- Mais je te la donne, ma main, répliqua le béjaune, j'en aurai plus besoin ! Tant que j'ai la tienne. La main en question vint s'emparer de celle d'Oriale, les longs doigts du Brââni se resserrant sur la paume de la saltimbanque. La peau était douce, mais la caresse ne le fut guère ; la prise de Shemet se resserra sur le poignet de la jeune femme. Tu vas faire quoi maintenant, hein ? Tu vas faire quoi ?

Alors que le feu lui mordait la chair, Shemet poussa un de ces hurlements qui vous réveilleraient un mort.

Au bout de la salle, Wakadimandagu le bienheureux dormeur, jusque-là bercé par le ronronnement des conversations ambiantes et la douce chaleur de l'âtre, émergea péniblement des bras de Morphée. Il ouvrit un œil, constata qu'une agitation inopportune s'était emparée de la salle, ouvrit le deuxième... C'est le bordel, réalisa-t-il avec agacement. Il n'aimait pas quand c'était le bordel, parce que c'était à lui d'y remettre bon ordre, alors qu'il était si bien à dormir...

Son fils Shemet se tordait de douleur, un bras replié sur l'autre, réprimant de gros sanglots. Près de lui, une jeune femme brune se trouvait cernée de cinq guerriers en colère. Les autres considéraient la scène depuis leurs places, effarés, curieux ou tout aussi furieux ; nombre d'entre eux adressaient à la femme de violentes invectives. Un lynchage se profilait à l'horizon. Le Shiladar échangea un bref regard avec son sorcier Suthilshebal. Ce dernier, dont la maîtrise de l'oliyan était bien supérieure à celle de son maître, s'entretint à voix basse avec leur hôte qiryain :

- Cette femme, est-ce l'une de vos esclaves ?
- Non. Elle aide au service pour ce soir, mais c'est une femme libre. Je l'ai engagée en renfort le temps de la soirée.
- Est-elle citoyenne qiryaine ?
- Pas du tout, c'est une itinérante. Je ne sais pas d'où elle vient, mais sûrement pas d'ici.

Suthilshebal sembla se satisfaire de cette réponse qu'il s'empressa de rapporter à son maître. Pas d'incident diplomatique, conclut le Shiladar. Il pouvait agir à sa guise.

Le ton montait de plus en plus. Les esprits s'échauffaient. Quelques-uns commençaient déjà à s'échanger des mandales pour savoir qui aurait l'honneur de venger Shemet. Les cinq guerriers qui entouraient la jeune femme continuaient de lui barrer le chemin, sans toutefois l'approcher pour le moment ; ils se méfiaient de ses pouvoirs et n'avaient pas envie de se frotter à ses flammes. Ce faisant, ils tenaient les autres à l'écart, mais ce n'était qu'une question de temps avant que des hommes plus téméraires forcent le passage pour aller rosser la petite.

Il n'y avait que l'autorité et le charisme du Shiladar pour ramener tout ce petit monde au calme. Wakadimandagu le savait ; en de telles circonstances, il devait endosser la figure du chef, digne, grave et inspirante. Et c'est exactement ce qu'il fit :

- Non mais dites donc mais ça çuffit !

Les mots étaient prononcés dans le dialecte réthule des Hommes de Brââ, avec le zézaiement habituel du Shiladar. En dépit de l'autorité qu'il avait sur ses hommes, le calme mit un moment à revenir ; toutefois, personne n'avait encore posé la main sur la femme qui maniait le feu. Le silence revint peu à peu ; on entendait seulement les plaintes de douleur de Shemet. Empoignant son bras valide, le sorcier Suthilshebal lui fit quitter la salle. Tous les regards n'en convergeaient pas moins vers la femme. Elle avait employé sa magie à l'encontre d'un Tandjalem de Brââ, un fils du Shiladar, et il était impensable que le père ne cherche pas à laver l'affront. Wakadimandagu porta sur elle un regard froid comme la pierre.

- Ze te conçeille de te rendre çans faire d'hiçtoires, lança Wakadimandagu dans un oliyan hésitant, parlant lentement car il cherchait ses mots. Mes z'hommes vont te conduire dehors. Tu m'y attendras le temps que ze déçide de ton çort.