[HT Isten] L'Orn d'Isten

Alors que la lame argentée déchirait la chair, alors que la pointe véloce atteignait le cœur et stoppait sa danse, le temps s’était figé. Elles étaient Ssinssrin, tenant Sa dague, mais pour la première fois, elles étaient deux au visage du monde. Elle se souvient encore de son visage, pauvre hère perdu dans les méandres du Jeu, la stupeur figeait ses lèvres, la peur irradiait son regard. La Soumission avait aimé cela… Mais rapidement, trop rapidement, le temps avait repris ses droits. Elle s’était dissimulée, laissant la Domination imposer son joug. L’ombre avait ouvert les bras sur l’une des Enfants d’Isten, sur le visage incomplet de Son Elue. Le Jeu, qu’elle croyait immuable, avait changé sa course sous leurs yeux. L’heure n’est plus à la dissimulation du vrai mais à la distillation du doute. Les bruits se répandent, vermines grouillantes dans la bouche des siens. Tous savent, désormais… savent que la Fille d’Isten est deux.

Le visage soumis regarde leur antre, ignorante encore de ses secrets. Aménagée selon leur volonté, elle est symétrie parfaite, opulence exacerbée, à l’exact opposé de leur ancien refuge, elle est leur Royaume inaccessible aux mortels. Ceux qui, pour les satisfaire, y amenèrent leurs merveilles sont morts. L’étreinte glaciale de Teiweon sera leur seule récompense. Le faste des tentures, belles et soyeuses, légères et précieuses, encadre le meuble souverain. Seule composante unique de cette toile double, leur lit l’accueille alors qu’elle enlace les draps. Ses cheveux trouvent sa douceur et sa joue s’abandonne à sa caresse. Un léger soupir filtre de ses lèvres, mince filet de vie se perdant rapidement dans l’air ambiant. Pensifs, ses doigts glissent sur sa peau, effleurent son épaule et viennent saluer le froid métal. Chargé de symboles, il pèse sur son cou, le serre subtilement. Elle ne peut et ne veut oublier ce qu’il représente et elle le porte fièrement aux yeux aveugles des ombres qui bordent son refuge.

La lumière ne peut exister que si elle a des ombres à chasser, la soumission ne peut être satisfaite sans domination à combler… Elle attend, impatiente malgré elle, qu’elle la rejoigne. Sa sœur, son reflet, l’autre facette de son être. Que lui racontera-t-elle, à son retour ? Quel savoir ajoutera-t-elle à leur mémoire commune ? Les prunelles recouvrent l’écarlate, dérobant au monde la vision de l’œil sanglant. Sa respiration s’apaise, alors que le temps file. Elle ne dort pas, mais elle rêve. L’avenir se dessine sous ses yeux clos, elle esquisse ses formes selon ses moindres désirs. Toutes les portes sont grandes ouvertes, n’attendent qu’elles pour être franchies… Elle entr’aperçoit tant de possibilités que ses lèvres s’incurvent en un léger sourire de plaisir anticipé.

Une ombre, un bruit, l’esquisse d’un mouvement la tire de sa transe. Elle sait mais feint l’ignorance. Elle lui offre son dos, sent son regard et frémit légèrement car elle sait qu'il se promène sur sa peau.

La subtile mélodie s’élève, enfantée par le pas agile de sa sœur. Elle ne bouge pas, se contentant d’attendre. La savoir proche la rassure, l’apaise et l’agite. Sans avoir besoin d’ouvrir les yeux, elle sait… Où elle est, ce qu’elle fait, elle n’a plus aucun secret pour elle, n’en a jamais eu, car ce serait aller contre le Jeu. L’envie née au creux de son ventre, celle de se lever et de la rejoindre, de l’étreindre et de l’entendre la guider. Un mot, une parole, un souffle, un murmure susurré à son oreille, et elle se pliera au joug tant aimé. Pourtant, elle reste dans les bras de la soie… La Soumission n’est pas aveugle, Ssinssrin n’est pas une esclave, peu importe son visage. Elle est un Trophée, une récompense offerte, que l’on admire parfois toute une vie sans que jamais on puisse l’atteindre. Elle est cette ombre obsédante, cet idéal égoïste que tous cultivent dans l’ombre de leurs bas instincts. Les draps ondulent. Ils prennent vie, effleurant la soumise, sans que celle-ci ne daigne réagir. Le corps de sa sœur, son corps, la nargue, proche et pourtant si lointain. Elle sent la légère griffure, l’apprécie à sa juste valeur. Ses cils se soulèvent paresseusement, alors qu’elle tourne légèrement la tête. La voix tant aimée résonne enfin, et déjà elle devine ce qu’elle va dire. Elle se joint à elle, connaissant déjà la conclusion.

« … Son soupir d’extase. »

Il résonnait, clair et limpide, aussi évident pour elles qu’obscure pour les autres. Il se mêlait à l’agonie de leur « mère », au crépitement des braséros, à la peur silencieuse du prêtre subjugué. A moins que ce ne soient elles qui, en totale communion, avaient expiré leur propre jouissance… L’espace d’un fragment d’instant, elles avaient été Sa main. Etait-ce Son souffle qui avait couru sur leurs lèvres ? Lascive, elle laisse son dos épouser la douceur des étoffes, tournant la tête vers son reflet. L’obscurité ne l’empêche pas d’admirer la grâce de son visage, et elle tend sa propre griffe vers sa joue offerte.

« Tu l’entends, n’est-ce pas ? Cet écho lancinant… »

Elle effleure à peine la peau tendre, son bras, déjà, retombe. Elle n’est pas celle qui agit, pas d’elle-même en tout cas. Elle est celle qui tente, qui laisse entrevoir le possible, qui manipule le probable pour le rendre envoûtant. Elle s’abandonne à l’étreinte draps, sans s’en satisfaire une seule seconde. Perçois-tu l’étincelle discrète qui naît au coin de son regard ? Cette même lueur qui t'incite à la satisfaire. Elle se moque de tes désirs, elle te pousse à entrée dans sa danse, t’empêtre dans son vice. Sa sœur connaît sa véritable nature, connaît le véritable poison de son don. Elle est la seule à en mesurer toutes les perversités.

« Quelles couleurs s’ajoutent à la toile de notre mémoire, ma sœur ? »

Sa voix minaude, son regard brille. Sa sœur a vécu leur vie, et il lui tarde de savoir. Car ce qu’elle vit, elle le vit aussi.

Le souffle s’accélère, alors que le corps tant aimé se fait plus proche. Le regard flamboie d’une lueur servile, petite étincelle fragile, tendre invitation à l’exploration des vices. Elle est là, sa sœur, sa tendre moitié, si souvent tenue éloignée… Elle rêve, parfois, des jours lointains où le jeu prendra fin. Souveraines et fières, elles siègeront alors côte à côte, jetant aux yeux du peuple sombre la perfection de leur dualité. Survivront-ils à cette vision ? Le jeu est éternel, une part d’elles qu’elles ne pourront renier. Elle l’avait cru immuable, elle l’a découvert changeant. Elles, par contre, sont restées les mêmes. Elles dansent toujours avec le même entrain, suivent Ses notes, voletant dans Ses ténèbres telles des papillons de nuit attirés par Sa lumière.

Elle a passé sa journée dans l’ombre, a vécu dans l’opulence la plus totale sans en jouir. Elle sait, connaît la véritable nature de l’excès. Il n’est pas dans l’or, pas plus dans l’argent qui tapisse son antre. Il est dans son regard, dans le plissement de ses lèvres. Il est dans le grain de sa peau, dans le tracé léger de ses courbes. Il n’était pas là. La flamme a été soufflée, mais la lumière réchauffe enfin ses traits.

« Tu m’as manqué. »

Sans elle, elle ne peut être Ssinssrin. Sans elle, elle n’est qu’un reflet, pâle imitation sans couleur, vérité incomplète. Avec elle, elle est Sa Haute Prêtresse, celle qu’elles jouent à tour de rôle, mise en scène cruelle et totalement faussée. Comme pour chasser les fantômes, elle s’enquiert de sa journée. Kul a vécu loin d’elle, mais a vécu pour elle. Le sourire cruel s’esquisse sur la toile de son visage. Cette ligne discrète, sa sœur est la seule à la connaître. La soumission n’est pas gratuite, il y a toujours un prix à payer, elle le sait… trop bien peut-être. Son esprit s’égare, alors qu’elle imagine ce nouveau jouet.

Le sang fuit la caresse prodiguée, se couvrant de son voile cendré. La sombre frémit doucement, laisse son corps témoigner de son émoi. Elle est celle qui montre, qui souligne les efforts. Elle les encourage sans relâche, jamais satisfaite, toujours dans l’attente.

« J’ai froid, Kul… si froid. »

La voix est plaintive, le malaise est réel. A quand remonte leur dernière étreinte ? Elle ne sait plus, déjà, son souvenir s’est incliné face au désir naissant. Vestige effacé par une promesse de renouveau, il laisse un vide qui hurle son envie d’être comblé.

« Je ferais ce que tu voudras. »

Les paroles trouvent leur écho, elle vibre au diapason. Sa sœur la connaît trop bien, sait ses peines, les souligne. La moue se dessine, adorable expression de rébellion. Elle n’aime pas ce qu’elle entend, cherchait le réconfort et trouve la froide réalité. Mais ainsi est sa sœur, et elle ne peut lui en tenir rigueur. De sa bouche a coulé la vérité, de ses lèvres ont jailli les règles d’un jeu parfait. Elles savent ce qu’elles sont, ce qu’elles forment. Elles sont sa fille, totalement dévouée.

« Nécessité brulante, cuisante responsabilité. »

Elle baisse le regard, laisse ses yeux s’égarer. Elle redécouvre son corps, ses formes, son courbes. Elle sent naître en elle le désir de faire plaisir, l’envie troublante d’enivrer, le besoin douloureux d’exister à travers une jouissance procurée. Mais elle ne fait rien, elle profite encore un peu de l’attente, connaissant sa valeur. Une partie de ses tourments est apaisée, alors qu’on s’occupe enfin d’elle. Elle a combattu vaillamment la terrible solitude, juste pour cet instant. Née dans son esprit l’image d’un jouet, marionnette puérile s’agitant au bout de ses fils. Qui est-il, pour avoir attiré Son attention ? Qui est-il, pour avoir défié sa sœur par sa seule existence ? Elle l’imagine grand et fort, puissant guerrier. Mais même cette icône ne survit pas à la légère caresse. Les yeux se ferment, alors que courent sur ses lèvres les encouragements. L’attente n’est plus douce, elle devient insupportable. La rencontre des peaux jumelles à tout changé.

« Ta force est notre… elle suffit amplement à nos visées. »

La soumise s’est offerte, l’indomptable l’a acceptée. S’esquisse alors un nouveau pas dans leur danse sans fin. Les lèvres mettent fin au supplice, délivrance imposée et ardemment souhaitée. Elle interprète l’ordre muet à sa guise, et se blottit docilement. Son corps supplie timidement, subtilement, alors que le calme tumultueux bien connu s’installe. Comme impressionnée, elle met fin au silence intense.

« Nous le voulons déjà. »

Qui ? Quand ? Où ? Les questions imposées planes dans l’ombre des enlacées. Elle n’oublie pas, mais laisse les interrogations sans réponse l’espace d’un enlacement. Elle se sent bien, dans ces bras adorés. Qu’importe ce mâle, quand la seule qui compte la couve de ses attentions. Elle a déjà décidé, il sera le cadeau qu’elle lui offrira.

Vœu autoritaire porté par le murmure implacable, ne laissant place qu’à l’évidence de sa résolution, la voix de la Domination s’imprime dans l’âme de sa Sœur. Elle a entendu, et est né en elle le désir de la satisfaire. Elle sera celle qui lui ramènera son Jouet, son regard en est la promesse muette. Mais déjà, sa joie se lève… L’étreinte à peine entamée meurt avant d’avoir été consommée. La Soumission ne peut retenir le gémissement léger, son terrible, chant puissant d’une sirène abandonnée. Elle se recroqueville, privée de la chaleur révérée.

« Réchauffe-moi… »

Appel exaltant, chargé inconsciemment de cette magie qui les anime à l’unisson, il rythme la danse. Elle est si belle, quand elle laisse s’exprimer Sa grâce. Vole la soie, tournoient les bras, virevoltent les cheveux. Elle observe, retient son souffle, alors que s’envole une à une les étoffes inutiles, barrière fragile et infranchissable, dernier rempart à la luxure d’Isten. Quand finalement, les pas meurent, il ne reste nulle muraille à gravir, et l’espoir coupable naît dans le regard conquis. Mais la toile de maître subit les outrages interdits, offerte à une perception altérée par la jalousie honnie. La frustration est là, subtile… Sa sœur rêve d’un autre. Elle se voit déjà soumettre, imposer son joug, établir sa cruelle hégémonie. Le visage soumis est coutumier de l’excitation tenace, connaît l’extase de l’anticipation, mais se morfond tout de même. Sa sœur se lassera-t-elle d’être ?

« Il s’agitera entre tes doigts… »

Elle ne peut en douter, car elle s’offrira pour mieux offrir, se soumettra pour endormir la méfiance et se donnera pour enchaîner. Ssinssrin n’a jamais échoué, forte de ses deux visages, elle a surmonté tous les défis qu’elle s’était imposée. Elle réussira encore une fois.

« Il piaillera de joie et d’effroi. »

Elle ne promet pas, préservant une surprise déjà avortée. Kul sait déjà, elle connaît sa sœur, n’a qu’à regarder son reflet pour la contempler dans son entièreté. Tout comme Vee sait la rage qu’enfantera son don, fille des moyens utilisés, orpheline d’une quelconque culpabilité.

« Alors fais-toi maîtresse de ma nuit, toi qui déjà règne sur mes journée esseulées. »

La respiration s’accélère, jument au galop endiablé, elle filtre de ses lèvres, jaillissant de sa gorge alors que né le brasier tant espéré. Elle a attendu ses mains, a rêvé de leur course. Elle a attendu, prisonnière de son antre, priant pour que le Temps s’emballe jusqu’à déborder de son lit… Elle aurait voulu le tordre, s’affranchir de l’attente et se libérer du manque. Mais elle n’a pas pu, créature mortelle à jamais soumise à la temporalité, elle a subi, en accord avec son nom, ses outrages, gant de défi jeté à sa servile souveraineté. L’étreinte renouvelée l’attire hors de la couche, et elle s’y soumet, quittant la soie pour bien plus doux encore…

Le reflet est parfait, image fidèle d’une réalité ignorée. Elle darde un instant son regard, s’interroge. Qui est-elle ? Elle connaît son visage, pour l’avoir d’innombrables fois contemplé. Elle connaît son corps, a épousé ses formes, a reconnu chacune de ses beautés et à magnifié la peau déchirée de celle qui est deux, de celles qui ne sont qu’une. Ssinssrin l’observe, sirène charmante aux quatre bras et aux deux visages, et elle s’incline devant ce qu’elle représente.

« La seule qui règne sur notre esprit fragmenté. »

Ouroboros infernal, la magie qui suinte des corps est maîtresse du bal. L’abandon naît du désir de dominer inspiré, le joug se construit autour de l’irrépressible besoin de soumettre. Ainsi survit Ssinssrin, personnalité plus tangible que bien des volontés, avatar féroce par Son pouvoir lié. Elle s’abandonne aux doigts pêcheurs, gémit sous les coups du plaisir ainsi enfanté, libre de toute retenue. Elle les distille, encouragements féroces, promesses étouffées d’une Luxure honorée.

Mais le regard suppliant se voile, un instant étouffé. L’oiseau geint dans sa cage dorée, bat des ailes, sans pour autant s’envoler. Ce soir, enlacée par l’obscurité, sa Sœur la possède sans conviction. Elle a senti la caresse subtile, s’est cambrée, mais elle a entendu, aussi, le conseil murmuré.

« Possède-moi… Arrache à mon âme ses dernières velléités. Oublie-le, comme j’oublierai tout ce qui n’est pas toi. Mais souviens-toi que déjà, il est à toi. »

Elle se retourne doucement, laissant leur peau se caresser, devenir mère des frissons de leur excitation. Ses seins effleurent leurs reflets, alors que le regard change… Yeux rougeoyants, ils chantent l’ode en silence, et deviennent les guides de l’initiée.