Hors des sentiers battus [PV Adria]

En bordure du duché d'Erac, là où les arbres se faisaient plus denses et où la végétation luxuriante constituait la meilleure des cachettes, un drow armé de pied en cap attendait. Embusqué comme un chasseur, il cultivait son art de passer inaperçu et évitait soigneusement toute rencontre avec les humains voyageurs qui traversaient parfois la région. Non pas qu'il ait particulièrement envie de les épargner, loin de là, mais semer des cadavres à quelques lieues à peine d'un territoire ennemi relevait plus de la stupidité que de la vaillance ; et Berg'inyon ne supportait rien de stupide.

Ses yeux clairs fixés avec attention sur la route, il scrutait le chemin sans se lasser. En fait, il attendait quelqu'un.

Tout avait commencé lors de sa rencontre avec le sorcier drow, au sujet de l'amulette. Le bijou enchanté qu'il portait autour du cou avait été remarqué pas un jeteur de sort (pas très bon, d'ailleurs), qui s'était déclaré fort intéressé. Après une rapide étude de ladite amulette, il était apparu qu'elle contenait un puissant sort de malédiction qui influençait l'esprit de son porteur et qui l'empêchait de retirer le bijou.

Naturellement, cela avait fait rire Berg'inyon aux éclats. Un collier maudit, rien que ça ! Et puis, quelle importance qu'il ne puisse pas le retirer ? Il y tenait beaucoup, et il ne s'en séparerait pour rien au monde...

- Vous voyez ? Avait dit le sorcier en hochant la tête. C'est l'amulette qui parle.

Berg'inyon avait froncé les sourcils et l'avait envoyé paître avec rudesse. Toutefois, quelques jours plus tard, il y pensait encore, et son coeur se troublait d'avantage au fur et à mesure qu'il prenait conscience de la situation. Certains de ses actes lui échappaient ; parfois, il se réveillait avec un trou noir dans la tête et du sang sur sa lame, sans pouvoir dire où il était allé. L'amulette le rendait encore plus violent et irascible qu'à l'ordinaire, au point qu'il redoutait un jour de perdre un contrôle total sur ce qu'il faisait.

Rien ne lui déplaisait plus que cette idée, de finir esclave d'un bijou ridicule, dominé par une volonté autre que la sienne. Non, il ne se laisserait pas réduire à l'état de zombi balbutiant ! C'était décidé, il allait s'en débarrasser.

Hélas, aucune force au monde ne pouvait lui faire abandonner l'amulette. Celle-ci, insidieusement, prenait de plus en plus d'emprise sur son âme et, au fond de lui, Berg'inyon sentit qu'il lui fallait agir vite. Il retourna voir le sorcier, qui s'avéra impuissant. La magie des elfes ne pouvait être défaite que par la magie des elfes, affirmait-il devant un drow mi-amusé mi-consterné. Pour trouver un elfe magicien qui acceptât de l'aider sans qu'il ne soit obligé de le menacer de lui ouvrir le ventre, c'était pas gagné ! Toutefois, un certain épisode dans la forêt d'Aduram lui revint en mémoire et il sut alors à qui s'adresser.

La retrouver ne fut pas le plus compliqué. Il restait sur sa cape, qu'il lui avait prêté, quelques cheveux blonds qu'il recueillit et qu'il confia à l'enchanteur. Quelques sorts de Localisation ratés et quelques menaces de mort plus tard, Berg'inyon apprit qu'Adria s'était réfugiée à Erac, une ville humaine non loin de la forêt d'Aduram. Et voilà comment il se retrouvait coincé là-bas, tout près de la frontière ennemie, condamné à attendre qu'elle ne sorte du château pour pouvoir la cueillir au passage...

Depuis qu'elle vivait à Erac, Adria s'était peu à peu détachée d'Olwë. Elle aimait toujours autant le loup, mais elle ne pouvait pas le faire vivre au château avec elle et lui grandissait et avait besoin de pouvoir gambader en liberté. Après quelques temps difficiles, elle avait fini par réussir à mettre au point une sorte de point de rencontre avec lui. A la frontière de la forêt, pas trop loin du château. Bien-sûr, Olwë ne risquait pas de tenir un petit calendrier pour noter une heure de rendez-vous, mais quand Adria sortait, elle allait de ce côté et savait qu'il y avait des chances pour qu'il y traine.

La jeune fille avait un peu murit au cours de ces derniers mois. L'apprentissage de la magie l'avait forcée à faire un effort pour être un peu moins écervelée et lui avait donné confiance en elle. Elle savait à présent qu'elle pouvait réussir dans un domaine sérieux. Et puis, il y avait la présence rassurante de Nakor qui l'encourageait dans cette voie sans pour autant la brimer par des cours abrutissants. Bien-sûr, elle restait l'Adria pleine de joie de vivre, insouciante de l'avenir, mais à présent elle avait trouvé un but à sa vie : devenir une vraie magicienne.

Ce jour là, elle avait décidé de retrouver Olwë et de passer quelques jours en forêt avec lui. La jeune fille avait toujours du mal à supporter les contraintes de la cour, qu'elle refusait d'adopter tout à fait, et elle avait besoin de changer d'air. Vêtue d'une robe blanche en lainage fin qui montrait qu'elle était à présent dans un bon milieu, elle avait tout de même mit par-dessus son ancienne cape de laine épaisse qui se montrerait réellement utile si le temps tournait à l'orage. Elle n'était pas plus armée qu'à l'accoutumée, sauf qu'à présent elle se montrait plus prudente et savait pouvoir faire montre d'un peu de magie pour éventuellement effrayer les importuns. L'oreille aux aguets, elle avançait sans se presser, espérant ne croiser personne d'autre qu'Olwë.

Alors qu'elle marchait ainsi tranquillement au milieu des premiers arbres en bordure de forêt, quelque chose la dérangea. Sur le coup, elle ne vit pas ce dont il s'agissait, mais bientôt, la sensation se précisa. Il y avait de la magie dans le coin, autre que celle que dégageait l'amulette qu'elle portait toujours à son cou. Se figeant, elle parcourut les lieux du regard. Il n'y avait rien à voir. C'était diffus, mais pas si loin que ça... La peur fit son apparition, tandis qu'elle essayait de déterminer la source de son malaise. Le temps était loin où elle avait mal à la tête au contact de la magie, mais cette fois, elle n'en demeurait pas moins mal à l'aise.

A présent, elle se sentait observée ce qui accentua l'impression de danger et la fit pivoter lentement sur elle-même à la recherche de ce qui était sans doute caché quelque part. Elle aurait pu déterminer avec plus de précision d'où émanait la magie, mais pour cela, il aurait fallu qu'elle se concentre en fermant les yeux et, dans ces circonstances, elle n'osait pas. Il y avait quelqu'un, elle en aurait mis sa main à couper.

Commençant à rassembler ses réserves de magie en vue d'une éventuelle défense si besoin était, elle prit le temps de raffermir sa voix pour s'exprimer et ne pas avoir l'air trop craintive. Elle avait pourtant l'air véritablement effrayée, mais elle lança tout de même :

" Qui est là ? "

Une fois en elfique, spontanément, une seconde en langage humain. Elle n'en menait pas large, mais n'avait pas pensé une seconde à se saisir de sa dague dont elle ne savait de toute façon toujours pas se servir. Touchant son amulette, comme pour espérer qu'elle la protège si besoin était, son autre main s'agitait imperceptiblement dans une tentative pour accumuler un peu de magie... au cas où. Adria n'aimait pas du tout ce qu'elle ressentait en cet instant. Habituellement, elle avait l'impression que la magie était neutre, alors que là, elle sentait clairement une énergie négative qui l'effrayait. Ce n'était pourtant pas grand chose, mais en étant seule en pleine forêt, elle n'avait aucune envie de vérifier s'il s'agissait juste de son imagination qui lui jouait des tours ou d'un danger réel.

On aurait peut-être pu la trouver stupide de rester plantée là, mais vu qu'elle ne parvenait pas à déterminer où se trouvait le danger, elle craignait de lui tourner le dos par inadvertance...

Enfin ! Enfin elle se montrait, cette écervelée de petite sylvaine ! Berg'inyon, qui attendait depuis plusieurs jours dans le froid et le silence, était plus heureux de la voir qu'il ne pouvait se l'avouer. Si il s'était attendu à la voir surgir par le sentier, avec son air naïvement gais et sa démarche enjouée... Seule, ne put s'empêcher de noter le drow, cherchant du regard le loup-caméléon qui s'était fait son âme damnée. A moins que la foutue bestiole (terme affectueux, cette fois) ne se soit rendue invisible ou n'ait disparue dans les congères à la recherche d'une malheureuse créature à croquer.

Secouant la tête avec ce large sourire moqueur qu'il avait pour don d'afficher, il la regarda un instant s'affoler pendant qu'elle cherchait à détecter l'origine de l'intrus. Elle avait dût faire des progrès en magie si elle était capable de sentir l'aura maléfique qui émanait de l'amulette. Son séjour parmi les humains semblait lui avoir été fructueux, nota le drow avec une pointe de jalousie. Peut-être l'avait-elle effacé de sa mémoire, après tout, au milieu du faste de la cour et des courbettes de toutes ces gentes dames et damoiseaux...

Sortant discrètement de l'arbre derrière lequel il s'était dissimulé, il s'adossa contre le tronc dans une pose nonchalante qui donnait lieu à penser qu'il attendait là depuis des siècles. Sa voix moqueuse s'éleva soudain, traversant le silence oppressant des sous-bois.

- Je vois qu'il t'en faut peu pour oublier les vieux amis, ricana-t-il en la jaugeant du regard. Un soupçon de luxe, deux ou trois simagrées... C'est drôle, je ne te voyais pas en demoiselle de compagnie, à faire des révérences par ci, des minauderies par là...

Brusquement, il s'arracha de l'arbre où il s'était niché et franchit en quelques enjambées la distance qui les séparait. Son regard tomba sur la tenue de la jeune fille, une robe simple comme elle les aimait mais qui semblait faite d'un tissu plus coûteux qu'à l'ordinaire.

- Fichtre, comme te voilà bien mise ! Et quelle allure... Une vrai dame ! Daignerez-vous m'accorder un baiser de bienvenue, milady ?

Et, sans attendre, il l'attira contre lui pour lui poser ses lèvres sur son front. Hors de question de trop la brusquer, cette fois, pas quand il avait une faveur si importante à lui demander !

Etrangement, elle semblait différente, même si Berg'inyon ne savait pas trop bien dire pourquoi. Son regard avait gagné en gravité, et son attitude révélait des responsabilités assez inhabituelles. Il n'était pas sûr d'aimer ça... Mais bon, peut-être que la frayeur qu'il venait de lui causer y était pour quelque chose !

Adria sursauta quand le drow se montra et fit volte face, tout à fait effrayée... puis elle se figea, bouche bée, en l'apercevant. Berg'inyon, ici ? Le dévisageant avec de grands yeux, elle se bougea pas quand il s'approcha, ne sachant trop comment réagir. D'un côté, elle sentait toujours cette magie qui la mettait mal à l'aise, d'un autre... eh bien c'était Berg'inyon. Elle ne pouvait qu'être contente de le revoir et, contrairement à ce qu'il pouvait penser, elle ne risquait pas de l'oublier !

Quand il commença à lui parler, il lui tira un sourire amusé, malgré la peur qu'elle avait eu et qu'elle peinait un peu à dissiper. Secouant la tête en ne sachant pas trop sur quel pied danser, elle corrigea vivement :

" Je ne suis pas demoiselle de compagnie ! "

Elle n'était pas vexée, loin de là, mais elle se demandait s'il cherchait à la taquiner ou s'il y croyait vraiment. Elle devait reconnaitre qu'elle avait changé un peu : entre le vagabondage et la vie de château, elle ne pouvait que présenter de façon plus... elle ne savait pas trop en fait, mais le fait était que sa robe était immaculée et ses cheveux coiffés correctement sans brindilles emmêlées dedans, comme à une époque pas si lointaine.

Elle secoua la tête comme s'il avait dit une énormité et ajouta en levant les yeux au ciel :

" T'oublier ?! Tu... "

Elle se tut brusquement alors qu'il s'approchait, se demandant ce qui lui passait par la tête. Dans le même temps, elle jeta un coup d'œil inquiet vers l'amulette, perdant un instant son sourire. Ses moqueries sur sa tenue lui firent vite oublier le bijou et monter le rouge aux joues. Avec une petite grimace, elle rétorqua :

" Tu te moques ! "

Elle allait ajouter quelque chose, mais il continua à parler, la coupant finalement en lui plantant un baiser sur le front qui ne fit rien pour faire disparaitre les belles couleurs qu'elle venait de prendre. En fait, vivre à la cour ne lui avait pas davantage appris à réagir à ce genre de situation et elle resta plantée là en le dévisageant avant de faire un pas en arrière. Elle finit par se reprendre assez pour se remettre à rire légèrement, un peu moqueuse :

" Tu n'as pas changé, dis donc... "

Elle était toujours légèrement nerveuse, en particulier à cause de la magie. Ce n'était pourtant pas grand chose, mais bien suffisant pour qu'elle ne se sente pas à son aise. Enfin, Berg'inyon semblait fidèle à lui-même et cela la rassura assez pour qu'elle n'aborde pas le sujet et le garde dans un coin de sa tête. Elle agita donc un doigt faussement fâché devant lui en lui faisant la morale, se moquant gentiment :

" Il va falloir encore améliorer vos manières, messire, si vous voulez être introduit à la cour ! "

Elle se mordit la lèvre pour ne pas rire et conclut, plus sérieuse, avec un petit sourire désabusé :

" Tu ne tiendrais pas deux minutes... Môssieur l'indépendant ! "

A la tête qu'elle faisait, on pouvait voir qu'elle n'appréciait pas spécialement le milieu. Les simagrées et les courbettes lui tapaient bel et bien sur les nerfs, contrairement à ce qu'il avait pu insinuer. Il s'imaginait réellement que ça pouvait lui plaire ? D'une certaine façon, elle était comme lui, à aimer qu'on la laisse vivre en paix comme elle l'entendait. Elle avait un peu oublié l'amulette, véritablement contente de le revoir. Drôle de coïncidence tout de même...

" Qu'est ce que tu fais par ici ? " finit-elle par demander avec curiosité, fidèle à son habitude de poser des questions qui pouvaient se révéler indiscrètes sans même s'en rendre compte.

- Indépendant, moi qui suis si naturellement sociable ?! Mais je constate avec beaucoup de dépit que nos quelques semaines passées ensembles ne t'ont pas permises d'apprécier mes talents à leurs justes valeurs... Tu devrais avoir honte de traiter ainsi un être aussi charmant et sensible que moi !

Il plaisantait encore plus qu'à l'ordinaire, peut-être pour cacher son malaise. Après tout, il n'avait pas franchement envie de lui demander de l'aide, non plus. Fier et orgueilleux comme seuls les guerriers drows peuvent l'être, il répugnait à devoir implorer le secours de quelqu'un, même s'il s'agissait d'Adria. Surtout s'il s'agissait d'elle, en fait.

* Humph... Qu'est-ce qu'elle va bien pouvoir en penser ? C'est elle qui m'avait mis en garde, et maintenant j'aurais l'air d'un imbécile si je rapplique avec tous mes problèmes... Seulement... *

Une fois n'est pas coutume, c'est lui qui se mit à rougir. Détournant le regard avec un embarras visible, il se racla la gorge et répondit d'un ton lapidaire :

- Je passais dans le coin.

Piètre excuse, c'est vrai, mais il n'avait pas envie de parler de ça tout de suite, là, maintenant. Il ne l'avait pas vu depuis longtemps et, peut-être, elle lui avait -un tout petit peu- manqué alors, hum... Enfin bref. Les sujets désagréables pour plus tard, et à maintenant les discussions idiotes sur tout un tas de sujets vaseux.

- Content de voir que tu te souviens de mon nom, miss je-me-prend-pour-le-reine-mère. J'aurais pourtant parié que sitôt ta place faite dans la bonne société, tu ne daignerais plus poser les yeux sur ton humble serviteur... Mais dis-moi, ils te nourrissent bien, là-bas ? Soit mes yeux me trompent, soit tu as l'air moins maigre que quand je t'ai quitté !

Reculant d'un bond au cas où elle aurait la mauvaise idée de lui envoyer une boule de feu (pour changer), il éclata de rire devant l'air qu'elle affichait.

- Allons ! Ne fais pas cette tête ! Je me doute bien que tu n'es pas dans ton environnement, au milieu de tout ces ploucs ! Tu vaut bien mieux que tout ces aristos réunis, crois-moi. Un peu d'indépendance, comme tu dis, te ferais le plus grand bien.

Il la dévisagea un instant et ajouta, avec un clin d'oeil :

- Une bonne bouffée d'aventure aussi, d'ailleurs. Tu m'as l'air toute ramollie, à traîner dans cet immense château sinistre. Le frisson du danger, l'excitation de l'inconnu... Pour retrouver le goût de vivre, il n'y a qu'un remède : moi !

Comme si elle pouvait avoir perdu le goût de vivre en son absence. Mais c'était dit d'une manière si volontairement narcissique que cela ne pouvait que lui arracher un sourire. Et il avait envie de la voir sourire comme autrefois, juste pour s'assurer que ces gens du château ne l'avaient pas trop changée...

La question – pourtant innocente – d’Adria eut un effet qu’elle n’avait pas escompté. Le drow qui rougissait et détournait le regard d’un coup, ça avait de quoi surprendre ! La jeune fille fronça légèrement les sourcils, se demandant qu’en penser. Qu’est-ce qui pouvait bien le gêner ? Il avait bien le droit de trainer en forêt, non ? Alors, où était le problème ? D’autant qu’elle posait la question par pure curiosité, n’importe quelle réponse, détaillée ou non, aurait fait l’affaire.

Berg’inyon se reprit cependant suffisamment vite pour enchainer, se moquant une fois de plus. Voilà qu’elle avait grossi ! Avec l’énergie que lui demandaient ses cours, elle doutait qu’elle en ait eu le loisir, mais à vrai dire, s’était un peu le dernier de ses soucis. Passée la surprise, elle lui répondit sur le même ton, lui rétorquant en raillant gentiment :

« Oh mais d’abord, qui te dit que je me souviens de ton nom... ? »

Faisant mine de chercher, elle reprit pensivement :

« Hum… Birg’enyon ? »

Évidemment, qu’elle se souvenait de lui ! Ils avaient quand même vécu trop de choses marquantes pour qu’elle l’oublie comme ça ! Le sourire jusqu’aux oreilles, elle écouta la suite de ses divagations sans protester : elle devait reconnaître que la vie à la cour l’ennuyait à mourir. S’il n’y avait pas eu la magie, elle serait partie depuis bien longtemps. La dernière réplique de Berg’inyon porta et il obtint mieux qu’un sourire : elle éclata de rire et ne se calma que pour lâcher :

« Oh ben moi qui pensais que tu me trouvais trop insouciante ! Qui me reprochait de ne pas être assez prudente, hein ? Aurais-tu peur que je ne sois devenue trop sérieuse ?»

Elle pourrait travailler autant qu’elle voulait avec Nakor, elle doutait pouvoir un jour jouer au sage éclairé. Elle avisa un tronc tombé au sol et s’y assit en continuant à parler légèrement, fidèle à son côté pipelette :

« Alors maintenant il faudrait que je recherche l’aventure ! Moi qui m’étais sagement rangée ! Je comptais passer le restant de mes jours à vivre à l’abri des murailles d’Erac en prenant le thé avec les nobles, brodant et discutant inlassablement chiffon. »

Secouant la tête d’un air faussement navré elle conclut :

« Tsss, vraiment, ce n’est pas raisonnable ce que tu dis là ! »

En réalité, elle détestait la sensation d’enfermement du château, ne savait pas broder et se moquait pas mal de la tenue qu’elle portait pour peu qu’elle puisse un tant soit peu courir avec. Aussi, ne pouvant rester sérieuse plus longtemps en imaginant la scène, elle ne tarda pas à se remettre à parler, le sourire aux lèvres :

« Je ne sais pas comment ils font ! Je peine déjà à soutenir une conversation en faisant attention à ne froisser personne ! … Tu me diras, à quelques exceptions près, les humains ne m’adressent pas trop la parole, alors ça me simplifie la vie. »

Elle perdit son sourire un instant en pensant au fait qu’effectivement, mis à part Nakor et Katalina, personne ne daignait s’occuper d’elle. En fait, peu lui importait, vu qu’ainsi on la laissait en paix, mais, en même temps, pour une bavarde comme elle qui appréciait les grandes discussions, le contact humain lui manquait et elle se sentait parfois beaucoup trop seule. C’était aussi une des raisons pour lesquelles elle allait sans doute le souler de paroles : elle était ravie de pouvoir parler à quelqu’un ! Elle releva d’ailleurs assez vite la tête pour protester en s’exclamant :

« Et qu’est ce que tu as l’air de dire ? J’ai gardé mon indépendance, si tu veux savoir ! Ne suis-je pas encore par monts et par vaux à fréquenter… n’importe qui ? »

Elle se moquait encore de lui, mais c’était une façon d’exprimer le fait qu’elle était contente de le revoir. Quelques soient les raisons pour lesquelles il trainait ici – d’ailleurs elle en avait oublié l’amulette – elle était heureuse de le recroiser.

« En fait, je suis devenue l’apprentie de Nakor, le magicien que j’étais venue voir à Diantra. C’est quelqu’un de bien : il m’apprend ce qu’il sait, mais ça n’a rien d’ennuyeux. »

Elle en était véritablement ravie. Ses cours lui plaisaient et les inconvénients de la vie à la cour n’étaient rien comparés au plaisir qu’elle avait à pratiquer la magie.

« Et toi tu fais toujours mercenaire ? Ou pilleur de tombes ? A moins que tu ne te sois encore reconverti ? »

En parlant de tombes, elle avait à nouveau pensé un instant à l’amulette, mais vu le comportement somme toute normal de Berg’inyon, elle se dit qu’elle devait avoir un début de déformation professionnelle. A force de pratiquer la magie, elle avait tendance à la repérer partout où il y en avait, alors qu’avant elle s’en serait très bien passé. D’ailleurs, elle ne attarda pas spécialement sur ce sujet, enchainant malicieusement :

« Ou alors sauveur de demoiselles en détresse ? Il me semble que tu ne t’en sortais pas trop mal ! »

- Moi, sauveur de demoiselles en détresse ? Ricana Berg'inyon en prenant un air profondément écoeuré. Tu prends tes rêves pour des réalités, gamine !

C'était une gracieuse plaisanterie destinée à lui faire comprendre une bonne fois pour toute que non, il n'était pas un drow soumis ! (Ou si peu...) Mais c'était bon de voir qu'elle était restée la même, finalement ; il la croyait volontier quand elle disait être restée tout aussi indépendante que lors de leur dernière rencontre, et il l'imaginait sans peine en train de tourner en rond dans ce vieux château poussiéreux, enfermée entre des dames de compagnies et d'altières comtesses aux bonnes manières aussi strictes qu'exagérées.

C'était assez surprenant, toutefois, de constater qu'elle avait pu tenir suffisamment à cette vie pour délaisser son loup-carpette qui la suivait habituellement partout. Parce qu'évidemment, Olwë n'avait pas été autoriser à pénétrer ces lieux antiques et sacrés, de peur sans doute qu'il ne souille les tapis vénérés des maîtres des lieux. Tant pis, si ils ne voulaient pas de lui c'est qu'ils ne le méritaient pas ; et Berg'inyon se sentit une soudaine vague de solidarité envers l'animal solitaire et errant qui, sans doute, restait le seigneur incontesté de la forêt.

- Eh, je vais sûrement croiser ta bestiole un jour ou l'autre si je reste dans le coin alors dis-moi : il est encore apprivoisé ou il est retourné à l'état sauvage ? Parce que je serais pas contre un civet de poilu si j'en trouve un, alors autant que ce soit pas le tien...

Alors comme ça, elle était apprentie d'un magicien... ? Le drow, amusé, dissimula un sourire derrière ses traits cyniques. Le hasard faisait bien les choses, finalement ; lui qui se demandait si elle était devenue assez douée pour faire quelque chose contre cette foutue malédiction... Feignant de n'accorder qu'une importance très superficielle à la chose, il lança avec dédain :

- Nakor ? Un mage, hein ? C'est quoi, encore un vieux grincheux en robe de chambre qui marmonne dans ses grimoires et qui perd à moitié la boule ? Tu sais ce qu'on raconte sur ce genre de personnes, non ? Et puis, une jolie fille comme toi qui passe ces journées enfermées avec un type qui pourrait être ton grand-père, ça doit faire jaser... Fais gaffe qu'il ne prenne pas trop de libertés, ton maître machin ; si il a l'oeil qui devient lubrique, tu me préviens !

Il partit d'un grand éclat de rire rien qu'à imaginer la scène, une Adria complètement affolée courant dans la forêt pourchassée par un vieux libidineux à la grande barbe blanche... Rien que ça, ça valait tout les trésors du monde !

Puis, imitant le ton protecteur du mâle viril et sur qui on peut totalement compter :

- Mais n'aie crainte, mon enfant. Le grand méchant drow est là pour te délivrer de tout ceux qui oseraient attenter à ta pudeur et à ta digne chasteté....

Puis, d'un ton enjoué et presque innocent, il ajouta :

- Au fait ! Tu me montres ta magie ?

Adria aurait sûrement eu moins de mal à croire le drow si elle ne l'avait pas connu justement un jour qu'il lui sauvait la vie. Bon, l'intention, n'y avait peut-être pas été, et peut-être que, justement, il la voyait plus comme une "gamine" que comme une "demoiselle", mais ça n'empêcha pas la jeune fille de garder un air légèrement moqueur et pas contrarié pour un sou.

En revanche, la suite lui fit perdre son sourire. Évidemment, il avait remarqué l'absence d'Olwë... A l'idée d'un civet poilu, un éclair de panique brilla dans ses yeux avant qu'elle ne saisisse que Berg'inyon plaisantait ou du moins que, justement, il ne comptait pas s'en prendre au loup. Haussant légèrement les épaules, elle finit par expliquer :

" Il a grandi... Et il était malheureux quand je le gardais au château. "

Elle avait pourtant essayé. Mais Olwë était un loup, pas un chien de compagnie. Il l'aurait fait pour elle, mais elle n'avait pas voulu le contraindre à passer son temps invisible à éviter les humains dont il se méfiait tant.

" Il vit par ici à présent et là... c'est un endroit où je viens souvent pour qu'on se retrouve. "

Elle eut un petit sourire forcé, cachant mal sa peine :

" C'est mieux comme ça, j'imagine. "

Avait-elle fait une erreur ? Fort heureusement, son tempérament optimiste et les piques de Berg'inyon la tirèrent de ses sombres pensées et lui firent ouvrir de grands yeux. Nakor ? Grincheux ? L'éclat de rire qu'elle failli lâcher lui resta néanmoins en travers de la gorge quand elle entendit la suite : le magicien, l'œil lubrique ? M'enfin, ils parlaient bien de la même personne, là ? N'empêche, l'expression atterrée qu'elle affichait devait probablement bien amuser le drow qui se disait sans doute qu'il était bien facile de la déstabiliser. Et pourtant, elle n'en croyait pas un mot. D'ailleurs, elle finit par se reprendre pour se récrier en se relevant :

" Nakor n'est pas comme ça ! C'est un grand magicien qui a un cœur en or ! Et il n'est pas grincheux... Tu me vois apprendre avec un maître grincheux ? "

Berg'inyon parlant de protéger sa pudeur et sa chasteté ?! Cette fois, ce fut Adria qui partit dans un fou rire qui devint rapidement incontrôlable. Elle en avait les larmes aux yeux.

" Au fait ! Tu me montres ta magie ? "

La jeune fille se calma assez pour réfléchir à la question.

" Euh... "

Elle n'avait pas l'air très sûre d'elle et elle jeta un coup d'œil hésitant à ses doigts qui un instant plus tôt avaient préparé un semblant de sort. D'ailleurs... depuis quand se servait-elle de ses mains pour contrôler sa magie ? Un réflexe qui lui était venu tout à coup, comme pour la modeler à sa guise plus facilement.

" Je peux... créer du feu ou du vent et repérer la magie. Mais... "

Elle se mordit la lèvres, embêtée :

" Mais je contrôle tout ça mal, encore, alors ce ne serait pas très prudent. "

Surtout en pleine forêt. Pourtant, elle avait été prête à se défendre, un instant plus tôt. Oui, seulement, elle avait été terrifiée et avait estimé que ça valait le coup d'essayer si ça devait lui sauver la vie. Là, faire une démonstration aurait davantage relevé de la bêtise. Et puis d'abord...

" Depuis quand tu t'intéresses à la magie ? "

Pour autant qu'elle s'en souvienne, c'était la première fois qu'il en parlait ouvertement. Même quand elle avait manqué le brûler avec son espèce de boule de feu, il n'avait rien dit à ce propos. Il était curieux, à présent ? Elle avait progressé, depuis, mais justement, ce serait toujours moins impressionnant, puisque maîtrisé, que ce qu'elle avait fait en forêt. D'ailleurs... Elle se souvint de quelque chose et reprit :

" En fait, si : je peux te montrer ma magie. Pas te faire de la magie, mais te montrer ma magie en elle-même. Ça, je devrais y arriver sans que ce soit dangereux. "

Elle avait l'air assez intriguée de constater son soudain intérêt pour les arts occultes, et Berg'inyon se demanda un instant si elle ne se doutait pas sérieusement de quelque chose. Ceci dit, elle devait avoir remarqué que quelque chose était différent dans son comportement, depuis le temps qu'ils étaient là à papoter. Ou peut-être que non, en fait ; après tout ils ne se connaissaient pas aussi intimement que ça, et puis cela faisait longtemps qu'il ne l'avait pas vu. Comment pouvait-il croire sérieusement qu'elle allait deviner au premier coup d'oeil que quelque chose n'allait pas ? Ce n'est pas comme si ils étaient liés par une quelconque connection débile...
Mais elle pouvait sentir la magie, ça il en était sûr. C'était un truc typiquement de mage, que de voir les auras et de sentir les fluides ou je ne sais trop quoi. Il haussa les épaules, embarrassé. Voilà, c'est ça ; elle pouvait sentir l'énergie nocive de l'amulette, c'était pour ça qu'elle s'était aperçue du changement, et pas parce qu'elle se souciait de lui. Pas qu'il lui soit complètement indifférent, non plus, mais... rien de spécial, voilà.

- Rrrrhumph !

Ce simple grognement désabusé lui fut suffisant pour exprimer la complexité du monde et des relations elfiques en général. Et dire qu'avec tout ça, il n'avait toujours pas été capable de lui avouer, pour l'amulette ! Mais quel idiot il faisait... En plus, le fait qu'elle ait l'air si désemparée et si peu confiante quand il lui avait demandé une démonstration de ses talents magique ne faisait rien pour l'encourager. Visiblement, il était clair qu'elle n'était pas de taille à briser le sortilège dont il était la victime. Elle n'en était qu'au début de son apprentissage et, bien qu'il ne doutait pas de ses capacités (après tout, il avait failli en faire les frais dans la forêt), il ne se sentait pas la force d'exiger d'elle un tel effort. Non seulement elle n'en serait pas capable mais en plus cela risquait de la mettre en danger et ça, il ne le tolèrerait pas.

- Ton maître, ce... Nakor. Il est vraiment bon en magie ?

Et zut. Ca lui avait presque échappé. De toute façon, maintenant, elle devait avoir compris que quelque chose clochait...

Sur sa poitrine, il sentait que l'amulette se faisait plus lourde. Au coeur du bijou, l'éclat terne et brumeux s'agitait lentement, comme une créature répugnante qui se retourne au fond de son bourbier de malveillance. Elle savait qu'il s'était décidé à se débarrasser du sort ; quelque part dans les recoins rubicond, quelque chose savait.

Gravement, il plongea son regard bleu clair dans celui de sa vis-à-vis et posa ses deux mains sur les épaules blanches.

- Je dois te dire quelque chose, commença-t-il d'un ton inhabituellement solennel. Quelque chose qui...

Il s'interrompit. Parler devenait difficile, car l'amulette intensifiait sensiblement son pouvoir comme dans un mécanisme inné d'auto-défense. Elle ne voulait pas qu'il parle, et tandis qu'un poison enjôlant se déversait à nouveau dans son esprit comme une caresse de soie à la douceur imperceptible, il s'aperçut que lui non plus ne voulait pas parler. C'était comme si... comme s'il rêvait éveillé, et qu'il n'était plus trop sûr de quelle partie de lui dormait ou non. Est-ce qu'il voulait le lui dire, ou pas ? Etait-il venu seulement pour ça, d'ailleurs ? Il n'arrivait plus à s'en souvenir...

Il déglutit.

- C'est à propos de ce qui s'est passé... De ce qui s'est passé au Cimetière. Je...

Sans s'en rendre compte, ses mains étaient remontées jusqu'au cou d'Adria, qu'il encerclait de ses doigts. Avec précaution, bien entendu, mais quand son pouce effleura la jugulaire de la jeune fille, quand il la sentit respirer sous la pression de sa paume, une impression grisante de puissance s'empara de lui. Elle était faible, fragile. Sa magie ne lui était d'aucun secours pour le moment, et c'était si facile... Les sylvains sont nos ennemis, lui murmurait une voix insidieuse au fond de son crâne. Leurs femelles sont nos esclaves... C'est dans la logique des choses que le plus faible appartienne au plus fort. Elle t'appartient ; sa vie t'appartient. C'est dans la logique des choses...

- Dans la logique des choses... Murmura-t-il presque imperceptiblement, le regard vague.

Soudain, il eut envie de refermer ses doigts et de serrer, serrer...

Il secoua la tête et la sensation disparut. Il respirait avec difficulté, comme après un long moment passé sous l'eau, et un frisson remonta le long de sa colonne vertébrale. Incrédule, il refit surface juste à temps pour constater que ses doigts étaient toujours serrés contre le cou d'Adria, à la limité entre la caresse et la violence. Lentement, il se dégagea comme si ce contact le répugnait.

- Adria... Ton amulette... Garde-là. Garde-là toujours sur toi...

Ses yeux évitaient les siens. Il ne se sentait pas capable de lui expliquer pourquoi, mais peut-être avait-elle compris, déjà. Peut-être était-elle moins sotte qu'il ne le croyait ; dans tous les cas, il ne se sentait plus la force de la regarder ni de lui parler d'avantage.

" Rrrrhumph ! "

D'accord... Ils allaient aller loin, comme cela. Dévisageant Berg'inyon la jeune fille se demanda ce qui n'allait pas. Parce qu'il avait beau faire de l'humour, poser des questions bizarres et maintenant grommeler, elle ne le sentait pas dans son assiette. Au début, elle avait préféré jouer le jeu, sachant que de toute façon elle avait tendance à être trop curieuse. Mais maintenant, elle sentait le poids d'un non-dit qui commençait à la mettre mal à l'aise. A moins que ce ne soit cette amulette qui dégageait une légère aura malsaine. Elle n'avait pas encore tout à fait fait le rapprochement, mais cela n'aurait su tarder.

Il finit par lui demander si Nakor était doué en magie et Adria hocha la tête, essayant de comprendre le sens caché de la question. Est-ce que lui aussi sentait la magie du bijou qu'il portait autour du cou ? Est-ce que par hasard... la jeune fille réfléchissait à toute vitesse, essayant de faire le lien entre les différents événements, elle se rendit compte trop tard de la proportion qu'était en train de prendre le maléfice. Beaucoup trop tard. Berg'inyon posa ses mains sur ses épaules et elle sentit que la magie faisait son office. Il essayait de dire quelque chose, mais elle se douta très rapidement qu'il ne parviendrait pas à finir.

" Pense à autre chose... " murmura-t-elle à son intention avant de fermer les yeux pour se concentrer en vitesse.

Elle avait très bien compris ce qui se passait, du moins l'essentiel, son entrainement lui permettant de ressentir les fluctuations de la magie. Il y avait son propre pouvoir, son amulette et celle de Berg'inyon. Les trois étaient bien distinctes et elle sentait que la dernière prenait de plus en plus d'ampleur. Une noirceur lourde, difficile à supporter pour elle qui était habituée à une magie lumineuse. Elle ne suffoquait pas physiquement car pour l'instant il n'y avait aucune raison de le faire, mais mentalement, et c'était presque pire. Les yeux clos, concentrée sur ce qu'elle n'aurait pu voir autrement, elle ne savait plus ce que faisait Berg'inyon. Mais s'il n'avait pas déjà commencé à essayer de l'étrangler, il allait le faire sous peu, elle en était certaine : la magie le précédait, l'y poussant à mesure qu'il essayait de parler... Mais qu'il se taise !

Elle en avait déduit qu'elle avait deux solutions : soit elle se dégageait par la force, mais alors elle ne ferait sûrement pas le poids face au drow et d'un point de vue magie, ce serait sans doute encore pire. Soit elle arrivait à convaincre cette horreur qu'il n'y avait pas d'inquiétude à avoir face à ses compétences et, en d'autres termes, il était plus simple de la relâcher pour passer inaperçue. Dans le doute et sous l'effet de la peur qui commençait à poindre, elle choisit la seconde option, même si c'était un pari risqué.

Les yeux toujours fermés, elle commença par visualiser plus précisément les trois magies et blêmit en voyant celle qui enveloppait Berg'inyon. Elle sentait ses mains autour de son cou, à présent. Il devait lutter. Forcément, s'il tenait un tant soit peu à elle. Mais était-ce le cas ? Sûrement, sans quoi, il l'aurait déjà tuée. Elle lui avait accordé sa confiance, elle ne pouvait penser qu'il agissait de lui-même. S'il s'opposait à la magie, ce qu'elle tentait pouvait marcher. Sinon, elle s'apercevrait de son erreur mais il serait trop tard. Elle avait décidé d'y croire et il n'était plus temps de se poser des questions.

" Je ne te veux pas de mal, je ne t'accorde aucune importance. "

Adria murmurait, les paupières closes, s'adressant cette fois directement à la magie de l'amulette. Les mots n'avaient en soi aucune importance mais ils aidaient la jeune fille à structurer sa pensée. Elle devait le faire ressentir de part sa propre magie. Dans le même temps, elle s'employa à disséminer cette dernière de la façon la plus discrète possible. Qu'elle ne paraisse plus être une menace. Il fallait que l'amulette l'oublie, tout simplement. La seule chose qui devait être encore perceptible, c'était son propre bijou qui faisait office de protection mais ne pouvait pas directement briser la malédiction. Et puis elle se souvint d'une leçon de Nakor : son bijou était lié à sa propre magie, elle pouvait donc aussi la faire décroitre. Disparaitre... L'amulette de Berg'inyon devait pouvoir régir à tout ça et... s'imaginer, d'une certaine façon, qu'il valait mieux se faire un peu oublier à son tour pour ne pas entrer en guerre ouverte.

" Je te laisse où tu es, ce que tu fais m'importe peu. "

La magie refluait, Adria accentua ses efforts, tachant de balayer sa propre magie. Ça n'avait rien d'agréable, c'était comme tenter de se fondre dans un mur pour passer inaperçu : on finissait par s'écorcher aux briques. Mais d'une certaine façon, elle s'estimait heureuse car son apprentissage quelque peu désordonné l'avait forcée à en passer par ce genre d'exercice. Elle n'avait plus qu'à prier pour que le drow se batte aussi de son côté, sans quoi il risquait de l'étrangler avant qu'elle n'ait terminé.

Un instant incroyablement long...

Puis elle sentit la magie maudite se rétracter, décroitre, que Berg'inyon secouait la tête, la lâchait et elle ouvrit les yeux, reculant précipitamment pour se mettre hors de portée. Elle aussi respirait avec difficulté, son cœur battait à tout rompre et elle comprit qu'ils n'étaient pas passés très loin de la catastrophe.

" Adria... Ton amulette... Garde-là. Garde-là toujours sur toi... "

La jeune fille hocha lentement la tête, se remettant peu à peu de ses émotions. Elle se contenta de répondre dans un souffle :

" J'y compte bien... "

Elle hésita. Qu'est-ce que ce truc était capable de faire ? A quel point était-il dangereux ? Apparemment, il pouvait faire agir son porteur, mais elle avait réussi avec un peu de bon sens à s'en débarrasser et Berg'inyon devait également y être pour quelque chose. Le drow n'était pas totalement soumis au bijou, les dieux soient loués.

" On va... parler d'autre chose. Ça évitera des soucis. "

C'était ce qu'elle avait cherché à lui dire un peu plus tôt. Tant qu'il s'accrocherait à l'idée qu'il voulait se débarrasser du médaillon, ce dernier chercherait à se protéger. Pour l'instant, elle voulait réfléchir.

" Je n'ai clairement absolument aucun moyen de t'aider... moi. "

Ou comment dire à la magie qu'il n'y avait pas besoin de se débarrasser d'elle et suggérer à demi mot à Berg'inyon que quelqu'un d'autre pouvait peut-être l'aider. Elle choisissait soigneusement ses paroles, se concentrant sur ce qu'elle ressentait : la magie allait et venait, réagissant plus ou moins à chacun de ses mots. Pour un peu, elle l'aurait crue vivante. Mais en réalité...

" Elle réagit selon ce que toi, tu penses. Donc tu t'enlèves tout de suite de la tête que j'y peux quoi que ce soit, vu que, encore une fois, ce n'est pas le cas. "

D'accord, elle s'était mise hors de danger autant que possible, estimant que ce genre de malédiction n'était pas faite pour se faire remarquer. Au contraire...

" Elle va se faire oublier tant qu'elle le pourra. Il suffit qu'elle ne se sente pas menacée. Évidemment, ce sera plus simple pour moi de... "

Elle allait dire "agir", mais craignait de réveiller le bijou.

" Disons que moins tu y penseras, mieux ce sera. Et comme tu ne cherches pas spécialement à faire quoi que ce soit - ou comment rester dans le vague en tournant autour du pot - me suivre en promenade je ne sais où importe peu, n'est-ce pas ? "

Il fallait qu'elle le mène à Nakor. Ou l'inverse, elle ne savait pas trop. Elle ne voyait pas vers qui d'autre se tourner et n'avait plus qu'à espérer que l'humain ne chercheraient pas simplement à achever le drow. Quant à savoir si le magicien était capable de venir à bout de la malédiction... Prendre ainsi les choses en main ne ressemblait pas beaucoup à la Adria que le jeune homme avait connu, mais son apprentissage avait développé chez elle un certain sens des responsabilités. Évidemment, ça ne lui arrivait pas souvent d'y faire appel, mais, en cette occasion, elle se sentait responsable, d'une certaine façon. Parce qu'elle aurait dû le mettre en garde plus tôt. Déjà dans le cimetière, elle s'était doutée de quelque chose. Ils auraient peut-être pu s'en sortir seuls à l'époque. A présent, elle n'osait plus s'approcher de lui de peur qu'il lui saute à la gorge.

Berg'inyon avait été extrêmement surpris, et étrangement un peu fier bien qu'il n'y soit pour rien, de la manière dont Adria avait géré tout ça. Et dire qu'il n'y a pas si longtemps, elle aurait été complètement affolée dans une situation similaire... Y a pas à dire, elle commençait à assurer, la petite !

Par contre, lui, on ne pouvait pas dire qu'il assurait. Le front encore pâle (quoique sous sa peau noire ça ne se voyait pas trop), il prenait de plein fouet la fatigue, le stress et les remords causés par cette expérience si désagréable. Après tout, il avait bel et bien essayé de la tuer ; pire, il avait même été à deux doigts d'y parvenir, et sans l'astucieuse tactique de la jeune fille, il était incapable de dire quel tournant aurait pris la situation...

- Adria... Je...

Il tendit une main dans sa direction avant de se raviser soudain, troublé. Pour la première fois depuis leur rencontre dans les Marais, il pouvait lire dans son regard quelque chose qui ressemblait à de la peur. Elle avait peur de lui, le drow. Non... Pas le drow... Le mercenaire, le guerrier armé jusque aux dents et envoûté par un sortilège malveillant. Elle avait peur qu'il perde le contrôle de lui-même et qu'il ne la tue, tout simplement, ce qui risquait d'arriver dans un futur très proche au train où allaient les choses.

Il avait essayé d'attenter à sa vie !

* Je te déteste.... Songea-t-il haineusement en direction de l'amulette. Saloperie de magie, je trouverais bien un moyen de te faire crever comme un poison nuisible qu'on m'extirperait du corps. Bientôt, je serais débarrassé de ton répugnant parfum de mort, et tu ne lui feras plus jamais de mal... *


La colère dans ses yeux fit place, peut-être pour la première fois depuis longtemps, à une tristesse teintée d'un soupçon de lassitude. Il avait craint que ce genre de chose arrive, mais pas ici, maintenant. Pas avec Adria. C'était une erreur que d'être venu la trouver, car sa présence seule suffisait à mettre en danger. Si vraiment il tenait à elle, il aurait dû trouver un autre moyen...

Mais ce qui est fait et fait, et il n'y avait pas besoin de revenir là-dessus. Plus tard, quand tout cela ne serait qu'un mauvais souvenir dans leurs esprits, il trouverait un moyen de se faire pardonner. Après quelques câlins, deux ou trois taquineries et une engueulade, tout rentrerais dans l'ordre...

Retrouvant son sourire cynique, il écarta les bras en geste de soumission et lança, un sourire aux lèvres :

- Emmène-moi, princesse ! Je te suivrais jusqu'au bout du monde si tu me le demandes... Aurais-tu oublié que je suis et demeure ton esclave par le jeu du hasard ?

Il allait rencontrer son maître, Nakor. Il allait lui expliquer la situation, lui demander de l'aider et lui arracher les tripes si il refusait (non mais !). En emboitant le pas à Adria sur les chemins forestiers, le drow se sentait peu à peu gagné par un bel optimiste. Après tout, il n'existait pas de problème qu'on ne puisse jamais résoudre...