Les Tribunes

La deuxième journée du Tournoi avait débuté sur les mêmes bases que la précédente. Des joutes, de la poussière, le grondement de chevaux au galop et le tintement de lance s'écrasant sur les armures et les écus. Le Gras était assis dans les tribunes, s'extasiant comme un enfant devant le jeu violent et quelque peu cruel, applaudissant les vainqueurs comme tout un chacun. La journée avait débuté par une victoire expéditive de son cousin par alliance, semblant tirer des lazzis, une fougue et une pugnacité exemplaire. Il se voyait affubler d'un surnom fort amusant et plein d'esprit, le Taureau du Sud. Cornu et puissant, voilà qui était un trait d'esprit très approprié à la situation du baron d'Ysari. Les débats avaient continuer avec Erac et Langehack, et c'est lorsque le Chevalier à la Gueuse entra que son suzerain rejoignit la noblesse, assise.

Le Gras chercha à ne pas croiser le regard de la Haute Prêtresse de Tyra qui avait rejoint les festivités. Sa dernière altercation avec une de ses inquisitrices ne lui donnaient guère l'envie d'aller fanfaronner à ses côtés, il préféra se concentrer sur la lice, épongeant son front perlant de sueur, à l'aide d'un petit mouchoir en tissu. Ce bon Harnyll s'approcha et salua le comte et la future comtesse avec tout le charme d'un homme de son rang. Gaucelm se contenta d'un hochement de tête, puis le baron d'Ysari prit la parole.

Encore une belle journée de joutes, cousin. Cléante a fait forte impression hier et je ne doute pas que… oh ! Magnifique !

Le jeune chevalier ysarois venait de faire choir le maître du Lys d'Or de fort belle manière, en prouvant son habileté à la lance. Le comte applaudit le geste nonchalamment et répondit à son cousin.

En effet, Cléante a bien débuté! Mais que dire de vos gens, mon cousin. Trois sur trois. Ce jeune homme est un bon jouteur. Se débarrasser du Maître du Lys en deux manches, c'est une belle démonstration de force. Et que dire de vos prestations?

Il gloussa, ravi. Il se fendit d'un sourire enjôleur, tournant la tête vers la lice, alors que les concurrents suivants entraient. Il commenta, prit d'une excitation infantile.

De Mélau contre de Trévelin ... Voilà qui risque d'être un bel engagement ...

Il prit alors l'air et le ton innocent et dégagé, puis il souffla sans même prendre la peine de détourner le visage.

... Je n'ai pas vu ma cousine aujourd'hui ... Est-elle souffrante?

Allez! Si on s'amusait avec les sujets qui fâchent ...

Trois sur trois ? Ben oui, si on voulait, mais pour Harnyll Ysari avait réussi son deux sur deux. Que le chevalier d’Adamantine défende les couleurs d’un de ses fiefs retournait dans la plaie ouverte de son cœur le poignard de l’humiliation et de la jalousie. Mais quand à savoir si Gaucelm mettait de l’ironie dans ses paroles où s’il faisait par délicatesse semblant de ne pas avoir remarqué ce qui s’était passé la veille… difficile à dire…

La finesse du Gras était de fait légendaire. Finesse d’esprit je veux dire, ne confondez pas. Aussi légendaire que son tour de taille. Enfin il fallait jouer le jeu, ne pas laisser voir sa souffrance. Non pas que Gaucelm en doute, de cela Harnyll était bien certain. Mais entre ce que l’on sait et ce que l’on dit, il y a le monde de la noblesse et des bonnes manières. D’un ton aussi détaché que possible, le baron répondit :

Lucrèce ne se sentait pas très bien, et je doute fort qu’elle puisse assister à la suite du tournoi.

Pas besoin d’en dire plus. Traduit, cela revenait à dire : « elle est enfermée sous bonne garde à mon hôtel et n’en ressortira pas d’ici la fin des joutes ». Sur la lice justement, les joutes s’enchainaient, et le moment tant attendu par les deux hommes s’approchait. Odélian contre Ysari, Cléante contre Adamantine. Mais le seigneur d’Ysari espérait de tout cœur la victoire d’Odélian. Les yeux du baron fouillaient avec haine la lice, cherchant du regard son ennemi. Rien ne pourrait lui faire plus plaisir que de voir ce maudit libidineux choir les quatre fers en l’air, de jouir de son humiliation comme lui-même avait joui de celle d’Harnyll la veille.

Si, une seule chose pourrait lui faire encore plus plaisir que de voir le libertin à terre…

L’y envoyer lui-même !

Ah oui? Souffrante?

Le ton était amusé et il risqua un regard quelque peu entendu vers son cousin par alliance. Probablement, enfermée dans sa chambre, pour réfléchir à son comportement et à sa bêtise. Il avait bien raison, cette petite idiote l'avait humilié, il ne l'avait pas répudié, elle pouvait s'estimer heureuse, et visiblement, il n'en ferait rien, puisque il l'avait appelé cousin. Mais bref passons ... Les deux nobles assistèrent au nombreux engagements qui menèrent à la rencontre entre le Libertin, et ennemi du baron d'Ysari, et Cléante de Prademont. Le Gras sourit, il avait fait envoyer Fulbert en coulisses, lui transmettre ses consignes. Il ne doutait pas un instant de l'implication du jeune Prademont et se pencha légèrement vers Harnyll, qui crispait ses mains sans même s'en rendre compte. Il lui dit, presque innocemment.

Votre affront sera lavé par Cléante

Il croisa le regard de son cousin, ne cherchant pas à dissimuler quoi que ce soit, le regard laissait présager que tous les moyens serait bon pour laver cet affront. Il se tourna vers la lice alors que les chevaliers allait entrer en lice.

Les paroles de Gaucelm éveillèrent un frisson dans la nuque d’Harnyll. L’affront serait lavé par Cléante, oui, mais à voir le regard du Gras la joute n’allait pas être faite à la régulière. Le comte d’Odélian était-il près à tricher ? Lors du premier tour, quelques événements étonnants étaient déjà advenus… l’éclair vert sortant de l’armure de l’adversaire de Ciaran, la brutale disparition de plusieurs concurrents… tout cela sentait mauvais, oui très mauvais.

Si le bâtard libertin perdait suite à une tricherie sans que personne ne s’en aperçoive, l’honneur d’Harnyll serait officiellement lavé, mais le baron n’oserait plus se regarder dans la glace après avoir toléré pareille infamie. Et si la tricherie était dévoilée, alors là… bref, inutile de donner les détails n’est-ce pas ? Il se retrouverait au fond du gouffre, lui d’abord, et probablement Gaucelm en même temps.

Se penchant vers le Gras, le baron d’Ysari murmura à voix de telle sorte que personne ne puisse l’entendre :

Cousin, je vous adjure de ne pas utiliser de moyens déloyaux pour mettre Adamantine à terre. Je veux le voir vaincu mais pas à ce prix là.

Non, décidément, le baron d’Ysari ne pouvait pas se résoudre à tricher, fusse contre le chevalier qui l’avait trahi et déshonoré.

Il tourna son regard vers le baron, légèrement surpris par la phrase de son cousin. Il arqua un sourcil en souriant légèrement, semblant moqueur, et renchérit alors, sans pour autant élever le ton, gardant sa bonne humeur apparente.

Moyens déloyaux?

Il gloussa et poursuivit.

Allons, mon bon Harnyll, allons ... J'évoquais la force de ce jeune chevalier de la noble lignée des Prademont ... Il fera juste le nécessaire, rien d'illégal

Rien d'illégal ... Même quand on est à la limite de la régularité, on y est ... Il semblait bien prompt ce bougre ... Ces paroles laissaient transparaître qu'il avait songé à la triche. Le petit fripon, il venait de se trahir sans même s'en rendre compte. Le Gras sourit légèrement, feignit de ne pas noter cette information et tourna de nouveau son regard vers la terre battue. Il se mordilla légèrement l'intérieur de la joue, espérant que ce Libertin ne serait pas trop coriace. Il n'aimait pas manquer à sa parole ...

Le Grand Tournoi de Diantra ! La ville entière bruissait de soies et d'ors. Le matin, le vent de mer, passant sur les verges de la plaine, portait par brassées, l'odeur des pêchers et des citronniers mais, vers la fin de la journée, une petite brise tombait sur la cité, rafraichissante comme un sorbet, ponctuée de senteurs toniques, de résine et de cèdre. Mais le jeune Eskevar ne jetait pas un regard sur la jadis riante et fastueuse cité. Il avait revêtu sans entrain son bliaud de soie or, par-dessous un pourpoint de velours noir brodé d'or au cerf héldirois, s'était rasé de près et avait posé sur ses épaules un long manteau à damier noir et or, qui laissait entrevoir une écharpe de tartan au couleur de son clan, le sash en héldirois, qu'il portait sur l'épaule fixée par une broche en or incrusté de gemmes et en forme decerf bondissant. Mais bien qu'il brilla par son aspect, il était sombre et triste dans la joie générale. Cette atmosphère de fêtes lui pesait. Et plus que tout, l'obligation d'assister au tournoi que le roi de Diantra, Trystan d'Erac, offrait à ses sujets et qui se déroulerait dans quelques instants, dans la prairie en contrebas. Dès que la nouvelle était parvenue dans le val, Eskevar s'était mit en route avec quelques uns de ses plus braves chevaliers et vassaux. Il aurait du concourir au titre en personne, mais l'imprudence et la témérité, ainsi que son fol orgueil, l'avait poussé à participé à une joute improvisée avec un chevalier errant, lui-même en route pour participer au tournoi. Outre que le combat avait été formidable et que son adversaire c'était révélé un épéiste de grand talent, il s'était blessé à la jambe en chutant de cheval et avait dut déclarer forfait en arrivant dans la capitale... Le protecteur du Val avait bien tenté d'inscrire l'un de ses hommes à sa place, comme la règle le lui permettait, mais voilà qu'un mal étrange semblait s'être éprit des participants. Plusieurs déjà avaient déclaré forfait, dont son remplaçant Raymond des Baux. Non, décidément, il ne faisait pas bon respirer l'air de Diantra pour lui et les siens... Près de la ville en fête dont la rumeur joyeuse montait jusqu'à lui, Eskevar remâchait comme une herbe amère cette source de honte et de douleur : Hautval ne serait pas représenté, ni plus qu'Ydril, Scylla ou Oësgard.

Lorsqu'il arriva dans la grande prairie, les tribunes étaient déjà pleines. L'éclat des tissus d'or, sous le soleil, blessait les yeux et l'odeur des fleurs tressées en guirlandes alourdissait l'air. Le bruit de la foule était tel que plusieurs des cavaliers déjà groupés derrière les barrières avaient de la peine à tenir leurs chevaux. Eskevar remarqua, parce qu'il se tenait un peu en retrait et montait un cheval de vilaine apparence, un chevalier portant un heaume aquilin et une épaisse fourrure sur le dos. Il reconnu avec plaisir le chevalier au Kerkand, Aetius, qu'il avait affronté en route pour Diantra, et lui souhaita intérieurement toute la chance possible. Maintenant que ni lui ni ses vassaux ne pouvaient plus concourir, il avait fait d'Aetius d'Ivrey son favori dans le tournoi. Il arriva ensuite dans la tribune du Roi.

La silhouette de Sa Majesté se détachait, encore plus magnifique sur le fond de draps pourpre et de tapis de soie dont la tribune était ornée. La reine Lilianna quand à elle, rayonnait, visiblement heureuse, épanouie, dans cette atmosphère de beauté et de fête. Menue et fine, sa robe de soies polychromes tissée de grands oiseaux éclatants mettait en valeur sa blondeur. Il s'avança et vint baiser la main du roi en signe d'hommage du vassal à son suzerain.

_ C'est un honneur pour Helderion que de pouvoir rencontrer votre Majesté, Sire.

L'engagement débuta sous le regard légèrement tendu du Gras. Il avait confiance en son jeune représentant, mais pas en celui d'Admantine, et ce fifrelin ne se laisserait pas désarçonné facilement, il en était convaincu. La première passe fut un grand classique, une double frappe à l'écu, où les deux chevaliers évaluèrent leur puissance et leur habileté. Les copeaux de lance volèrent en tous sens sous les vivats de la foule alors que les deux concurrents se préparaient à un nouvel assaut.

Allez, mon petit! Les yeux rivés sur son poulain, Haucelm remarqua la position haute de sa lance, et retint son souffle alors qu'il portait un coup au casque du Libertin, et que ce dernier faisait de même. Le choc fut terrible, et une seconde, le comte d'Odélian tréssaillit face à l'équilibre précaire de son chevalier, mais finalement l'égalité était parfaite. Un troisième assaut en guise de paraphe de cette joute exemplaire ...

Oui, bon, c'est pas ce qu'on pourrait appeler exemplaire en fait ... Visiblement sonné par le choc, Cléante avait battu l'air maladroitement devant lui, contraignant le chevalier d'adamantine a esquiver. Le gueux! Le couard! Une esquive, alors que le spectacle qu'il avait offert était, jusqu'à maintenant, magnifique, cet assaut fut inutile, certains préfèreront parler de tactique ...

Un quatrième assaut eut lieu pour faire la décision ... Le Gras était tendu comme un arc, comme chaque spectateur avides de trouver un dénouement à cette journée. Le martèlement des saots sur la terre retentit, et Gaucelm flairant la conclusion glorieuse de Prademont se leva à mesure que les chevaliers se fonçaient dessus. Et vlan! Adamantine partit au tapis dans un concert d'applaudissements et de hourras, auxquels Gaucelm participa avec toute la sobriété et la retenue qui sied à son rang.

ODELIAAAAAAAAAAAAAAAANNN!!!!!

Il gloussa de plaisir, notant malgré tout la frappe en travers de son poulain, en applaudissant à tout rompre. La foule ne sembla pas lui tenir rigueur de la fourberie dont il avait fait preuve, et les deux chevaliers étaient salués au même titre. Harnyll commenta alors.

Cousin, Cléante a fait merveille, cette joute fut l’une des plus belles à laquelle il m’ait été donné d’assister.

Le visage radieux, il se tourna vers son cousin et lui dit avant de glousser, ravi.

Ne vous avais-je pas dit qu'il le ferait choir ? Sans tricheries ! En effet, cette joute restera dans les annales du Grand Tournoi

Et une fois de plus, Odélian ferait parler de lui, et là était le plus important ...