La volonté des Cinq peut prendre bien des visages | Aerandir

Le vent souffle.
La terre gronde.
Le feu crépite.
L’eau bouillonne.

Là où rien n’est réellement, dans un monde de consciences inaccessible à tous sauf à Eux, là où Elle n’est pas, mais où Son esprit erre parfois. Son corps qui en est un sans en être, enveloppe charnelle ou non, reste en Son royaume, tout comme celui du Prisonnier ne peut quitter Son île, mais il est un plan qui n’a de limites que celles qu’Ils décident d’enfreindre. Elle est celle qui attend l’heure, impassible, torturée mais résignée. Elle est celle qui a pansé ses plaies. Elle le sent, Il vient, frère haïe et aimé, pièce qui tournoie sur la partition de la destinée, aux deux faces mêlées.

Le ciel bat au rythme de Ses intonations, se colore de nuances invisibles. Il n’y a qu’en ce lieu qui n’existe pas qu’Ils peuvent enfin se rencontrer. Il sait la haine qui est la Sienne, connaît les regrets, les remords, et pourtant Il vient. Elle entend Son chant, en apprécie les subtilités. Il est un virtuose, Ses doigts immatériels pianotent la trame du destin elle-même, Il y imprime Sa volonté, monstre d’égoïsme aigri par la trahison. Lui aussi porte Sa blessure, mais Elle n’en a cure.

Générosité ? Absolution ? Pardon ? Que vient chercher la Mélodie Divine en ce lieu qui n'existe que pour eux ? Entités immatérielles, impalpables. Il danse sur la partition effroyablement divine de ses pas. Hasard ? Coup du sort ? Les raisons restent invisibles aux yeux aveugle du monde. L'inconscience prends le pas sur l'âme et il s'approche avec un rire au creux de la Sonate irréelle. Craint il la colère ? L'amertume et la vengeance ? Nullement. Les regrets se meurent au creux de ce qu'Il est, incapables de grandir, incapable de vivre. Tourments délicieux dont Il se moque. L'air vibre, la tempête se lève et il rit.

« Le temps n'existe pas au royaume des Eternels, ma Soeur »

L'orage gronde avec la douceur du miel, le tonnerre ronronne au tempo allanguit des mots qui flottent sans existence. Le ciel ploie sous les pas de Ceux qui le parcourt, faces indécises, esquisses malhabiles qu'il ne peut cacher et pourtant, les mortels s'agitent, vivent et meurent dans la douceur de l'extase ou le baiser de celle que porte l'écume. Les larmes sont de sang mêlé de diamants, oripeaux magnifique qui pare la Mort.

« Nous vivons tous embriqués dans l'essence de nos propres créations. Douceur écarlate n'est ce pas ? »

L'air vibre et se fendille face a la force qui résonne sans cesse, malmenant son éternel souveraineté.

Il a raison, et Elle ne le sait que trop bien. Le temps est mais ne les atteint pas, il glisse sur leurs essences, sans jamais trouver de prise sur lesquels s’appuyer. Ils sont démunis face à son action, car Ils ne la comprendront jamais vraiment. Ce qu’Il a fait, Il ne peut le défaire, ce qu’Elle a vécu, Elle ne peut l’oublier. Dans ces conditions, quand la douleur reste aussi immuable qu’Elle, le pardon n’est pas envisageable. Elle a souffert l’orgueil de Leur frère, a subi Ses envies de conquêtes, mu par des instincts qui n’étaient pas totalement les siens.

L’accusation est palpable, elle suinte des mots eux même. Elle est celle qui attend, qui patiente sans jamais intervenir. Maîtresse de la mort, Elle ne la provoque jamais, la distille au moment venu. La patience est sa vertu, et pourtant, face à Lui, Elle la sent s’effriter. Mais Elle connaît Son frère, sait de quoi Il est capable et n’écarte pas la douceur née de Ses notes. Ainsi est-Il, Prisonnier qui mêle Ses deux visages dans la beauté et l’horreur. Elle n’est pas naïve, et n’oublie pas qu’Il n’a été que le chuchotement perfide, l’encouragement morbide. Au final, la faute revient à celui qui a fauté. Le temps n’a pas de prise sur les Immortels, et Ils sont ainsi hors d’atteinte. De ses méfaits comme de ses bénédictions.

L’ennui, Leur pire ennemi, incapable de victoire mais voué à ne jamais être défait. Il est leur compagnon immuable devant l’Eternité qui leur ait promise. Il est la motivation cachée de bien des actes, le père de bien des folies, l’initiateur de tant de changements, là où tout est appelé à durer et à perdurer. Il est le fléau impuissant du Divin trépidant.

« Je suis le Murmure, Il n'est que Volonté flouée »

Qu'importe les relents opiniâtres et acides du doigts accusateurs. Il a chanté l'art consommé et lié les notes improbables. Pardon dissimulé ou ironie suintante, rien n'est définitif, sauf ce qu'il décide d'octroyer avec cette face enfantine qu'est la sienne, si douce et sage. Ce sont ses traits inaltérables qu'il offre, adolescent moqueur qui s'enivre des sonates infernales.

« Le venin immortel n'est pas la raison de ma venue en ton domaine. Je souhaite le temps accordé au diapason du visage que j'offre au monde »

Il sait la requête d'importance, comme il connait le prix. Enorme et insolent, mais qu'importe en vérité, car la hasard ou l'inconstance sera le meurtrier de l'ennui qui les ronge. Les regrets ne le rongent pas, jamais, car lui ne payera rien, immortel acquéreur des désirs enfantins.

« Le miroir de ce que tu es au reflet de mon désir »

Les lèvres irréelles se plissent, se meuvent en un sourire intemporel. Le mauve se pare d'or amusé, dénué de cette colère qui dort au plus profond de lui. Serpent langoureux qui jaillit, morsure vénimeuse qui perce les chairs.

Si Elle avait eu un sourcil à hausser, nul doute qu’Elle l’aurait fait… mais Son essence reflète son étonnement mieux que n’importe quel visage. Son frère vient troubler Sa tranquillité, monstre d’arrogance, assurance tranquille et insolente. Elle connaît pourtant toute la puissance de Son verbe. Mais Elle est Celle qui attend, non Celle qui agit. Elle reste démunie face à cet être aux deux visages, Dieu tout autant qu’elle, aigris à la mesure de la trahison dont ils ont souffert. Enfermé, abusée.

La voix vibre d’une colère contenue. Elle a entendu ses paroles, en a compris le sens sans difficulté. Le sens, et ses implications. Il le dit lui-même, Il est ce murmure, influence perverse et honnie. Il est le Manipulateur, sans qui trahir ne se conjuguerait pas et tromper ne se penserait pas. Mais il oublie qu’elle est la Mort, sans qui le temps ne se compterait pas. Qu’Il engrène ce qu’Il estime être des victoires, car quand sonnera le glas, Elle sera là.

Mais pas seulement. Quitte à changer l’heure d’une mort, autant le faire pour… deux ? Le visage sans lèvre esquisse un sourire, alors que la conscience s’efface. Elle n’a plus rien à faire ici, elle est appelée ailleurs.



Katalina observait en silence le monde noir et blanc qui s'offrait à elle. Voilà bien longtemps qu'elle n'y était plus retournée, mais étrangement, en être de nouveau la prisonnière éphémère ne la dérangeait pas. Comme à chaque fois qu'elle s'y égarait, ses émotions semblaient comme anesthésiées. Aussi se contentait-elle d'avancer, sans réel but sinon mettre un pied devant l'autre. La faim, la soif, l'envie étaient des termes dont elle ne reconnaissait plus la réalité. Autour d'elle, des montagnes naissaient et mourraient, des soleils noirs jais s'élevaient et souffraient de leur propre déchéance. Et pourtant, tout était figé dans un immobilisme parfait, pesant. Elle errait sans guide. Le cobra qui jouait ce rôle n'était plus qu'un vague souvenir balayé par les bons soins de son Gardien. Ils ne lui manquaient pas, ni l'un ni l'autre. Le reptile était la pierre angulaire d'une blessure qu'elle n'aurait jamais totalement fini de soigner, le second était la base d'un futur qui ne pouvait s'envoler. Elle n'avait pas peur, avait confiance en lui et en l'avenir qui serait le leur. Sa main s'égara sur son ventre, et caressa l'étoffe immatérielle qui lui servait de robe. Elle n'était pas seule.

Surprise, la jeune noble et future mère marqua un temps d'arrêt alors qu'elle voyait apparaître une falaise juste devant elle. Un instant, elle n'était pas là, et l'instant d'après elle avait toujours été présente. Prenant soudainement peur pour elle et son bébé, elle recula d'un pas. L'idée qu'elle aurait pu tomber lui glaçait l'échine, et c'était bien la seule émotion qui parvenait à percer le brouillard apathique qui l'enveloppait.

Fermant les yeux, Katalina esquissa un pas, puis un autre, encouragée par une volonté qui ne souffrait aucune comparaison avec la sienne. Finalement, il arriva un moment où son pied ne rencontra plus de terre pour le soutenir, et elle bascula dans le vide. Elle ne cria pas, n'ouvrit pas les yeux, et se laissa juste aller.

Inspirant brusquement, la compagne d'Aerandir se redressa violemment, tellement vite qu'elle cru que sa nuque allait se détacher du reste de son corps. La massant doucement, elle cligna des yeux, tentant de s'habituer à la semi-pénombre qui enveloppait la pièce. Sauf qu'elle n'était pas dans une pièce, mais dans une caverne... Et que ce n'était pas vraiment pour la rassurer. S'aidant d'une paroi irrégulière, elle se releva péniblement et tenta de remettre un semblant d'ordre dans sa mise. Ses cheveux étaient en bataille... Humide, mais pas à cause d'une quelconque coulée de sueur. Et elle avait beau regarder autour d'elle, elle ne voyait pas de demi-elfe à l'horizon.

« Aerandir... ?. » tenta-t-elle sans trop d'espoir, la voix tremblant légèrement alors que l'angoisse lui saisissait le ventre.

Se rendant compte qu’il ne servirait sans doute à rien de rester immobile, elle prit sur elle et mit de côté sa peur, préférant avancer plutôt que de stagner. Rapidement, un éclat lumineux attira son attention, et elle s’en approcha par reflexe. Elle discerna en premier la forme de la source, parfaitement sphérique, et continua de plus belle, persuadée d’avoir à faire à une simple lanterne. On avait beau lui avoir appris que regarder de la lumière quand on était obligé d’évoluer dans la pénombre était la pire des choses à faire, la perspective de voir apportait trop d’avantages immédiats pour être oubliée. Pourtant, alors qu’elle était à un peu plus de cinq mètres de son objectif, un léger malaise la saisit, et elle manqua de s’écrouler quand elle réduisit encore la distance.

S'éloignant aussi vite que possible de la source de son violent malaise, traînant à moitié, elle se fit docile et repartit dans la direction qu'elle suivait jusqu'alors. Rapidement, elle se fit totalement engloutir dans les Ténèbres qu'elle avait voulu fuir en assassinant inconsciemment sa vision nocturne. La roche devint son seul repère et elle avança lentement, en tâtonnant. Derrière elle, quelque chose poussa un léger soupir, mais qui contenait toute la désolation et la tristesse possible. Miravia ne comprenait que trop bien ce qui était en train de se jouer. Après tout, elle allait avoir un rôle majeur dans la pièce tragique qu’Ils étaient en train de mettre en scène.

Katalina marcha un certain temps. Combien exactement, elle aurait bien était incapable de le dire. Evoluant dans l’obscurité la plus complète, elle avait totalement perdu la notion du temps, n’ayant aucun repère auquel se fiait. Même son corps refusait de lui donner la moindre indication. Pas de faim, pas de soif, pas de souffrance… Elle semblait totalement délivrée des limites de la chair. Un rêve pour beaucoup qui, une fois devenu réalité, virait au cauchemar ; mais cela il fallait le vivre pour le comprendre. Finalement, elle déboucha dans une impressionnante caverne circulaire. En son centre, une lueur blafarde éclairait faiblement le sol sans que nulle source ne semble lui donner naissance. Et dans cet halo fantomatique se trouvait une silhouette qu’elle ne voyait encore que de dos. Une vision bien assez dérangeante à son goût car les cheveux que ses yeux bleu-gris refusaient de lâcher étaient exactement de la même couleur que les siens.

« Qui êtes vous ? » demanda-t-elle, tentant de feindre une assurance qu’elle était loin d’éprouver.
« Je t’attendais. »

Et alors, la silhouette daigna se retourner, permettant à Katalina d’admirer son fidèle reflet. Il n’y avait que les yeux pour lui indiquer qu’elle n’était pas en train de regarder un miroir. En effet, la « Katalina » qui lui faisait face la jaugeait d’un regard vert qui n’avait rien d’humain. Ses nuances n’appartenaient pas à ce monde… à l’instar de celle du pourpre qui envahissait parfois l’or d’Aerandir. Faisant un pas en arrière, Katalina secoua la tête.

« C’est impossible. »

Son sosie se contenta de sourire, préférant prolonger le silence. Katalina fermant les yeux, cherchant une issue à l'impasse dans laquelle elle s'était engouffrée. Le pire était qu'elle ne savait même pas comment elle était arrivée ici. Finalement, elle commença à reculer, et celle qu'elle n'était pas mais qui lui ressemblait bien trop tendit le bras vers elle.

« Pars maintenant, et tu ne pourras plus jamais sortir. Reste et entends ce que j'ai à te dire. » Même si elle ne comprit pas le dixième du message qu'on avait voulu lui faire passer, l'ancienne négociante se figea et hocha lentement la tête. Quelque soit cet endroit, elle n'avait aucune envie d'en rester la prisonnière ignorante. « Je ne vais pas te retenir plus longtemps, mais je devais te voir au moins une fois. Ecoute moi, et n'oublie pas ce que je vais te dire. Tu vas bientôt te réveiller, et à l'instant où tu ouvriras les yeux, ta vue commencera à décliner. C'est inévitable, et tu dois l'accepter. Profite bien de tes dernières lumières. Accepte ce cadeau que je te fais... Katalina Noblegriffon, toi qui désormais sera ma Gardienne sur Miradelphia. »

La concernée n'eut même pas le temps d'être surprise. Tyra lui sourit, et ce fut le noir complet.



Katalina lâcha un hurlement, alors qu'elle reprenait soudainement conscience. Se redressant, elle ouvrit les yeux et les plissa alors que la lumière du soleil filtra au travers des rideaux tirés à la va vite lui agressait les rétines. Mais très rapidement, le gène diminua et la noble se rendit compte avec horreur que son rêve n'en était pas un. Tournant la tête vers Aerandir, elle le regarda, désespérément, amoureusement, les yeux emplis d'une panique non feinte. Elle ne comprenait pas pourquoi ni comment une telle chose pouvait arriver, mais la tâche sombre qui dévorait lentement la périphérie de sa vision ne mentait pas. C'était impossible, mais réel.

« Aerandir ? Pitié, non... Ne disparais pas, pitié... Je t'aime ! Je ne veux pas, non. » Elle le voyait, admirait son visage, sa beauté, sa grâce. Elle le voyait disparaître, dévoré par l'obscurité. Elle sanglotait, pleurait. La panique s'était invitée dans une chambre qui n'avait vécu que félicité la veille. Elle ne s'en était pas encore rendue compte, mais son poing serrait fermement l'artefact de Celle qui attend. Une bague qui était un fardeau qu'elle ne pouvait pas encore appréhender. « Pourquoi ?! »

Il n'y avait pas de réponse. Il y avait des réponses, nombreuses, injustes, futiles, logiques et indiscutables. Après tout... La volonté des Cinq peut prendre bien des visages.

Katalina ne comprenait pas. Comment l’aurait-elle pu ? Jamais elle n’aurait cru vivre une telle chose, et si on le lui avait demandé, elle aurait affirmé sans l’once d’une hésitation que jamais elle ne l’aurait souhaité. Pour avoir côtoyé Aerandir plus que quiconque, elle pensait avoir une bonne vision de ce que la charge de Gardien impliquait, que ce soit en bien ou en mal, et elle estimait avoir déjà assez de soucis. La volonté d’un Dieu n’était pas, après tout, une donnée négligeable. Mais la vie et Tyra en avaient décidé autrement, et sous ses yeux agrandis par la peur, le père de son enfant se consumait dans les ténèbres qui voileraient à jamais son regard. Elle ne voulait pas, mais il semblait que ses désirs ne pesaient pas bien lourd. Elle sentit avec un soulagement sans borne les bras de son Gardien l’enlacer et l’attirer contre lui. Incapable de fermer les yeux, elle s’agrippa à lui, cherchant à graver dans son esprit ses dernières images. Les dernières paroles de son sosie résonnaient encore dans son esprit. Celle qui attend l’avait enjointe à profiter de ses dernières visions. Des paroles bien inutiles, pour une jeune femme qui s’accrochait aux lambeaux de sa vue comme un condamné à sa corde.

Il murmura doucement, son apaisant qui vint réconforter l’âme tourmentée de sa compagne sans pour autant la calmer tout à fait. Car désormais aveugle, Katalina avait fermé les yeux et retenait avec peine ses larmes. Son corps fragile tremblait dans les bras d’Aerandir, et elle tentait de chasser toutes les pensées qui l’assaillaient, chaotiques et désordonnées. Elle se figea pourtant quand il reprit la parole, l’assurant qu’ils ne pouvaient rien contre la volonté divine et qu’avec le temps, elle saurait trouver des aspects positifs à sa nouvelle… fonction.

« Ton… souhait ? »

Qu’avait-il voulu dire. La nouvelle Gardienne ne comprenait pas, ou plutôt ne voulait pas comprendre les paroles prononcées dans un murmure… comme un aveu. Elle ne pouvait imaginer qu’Aerandir avait souhaité qu’elle perde la vue, qu’elle devienne… comme lui ? Avait-il voulu qu’ils partagent cela en plus du reste ?

« Que veux-tu dire ? Que c’est toi qui... »

Elle se détacha légèrement de lui, et leva la tête vers la sienne, ou du moins dans la direction qu’elle supposait être celle de son regard. Ses doigts s’étaient crispés sur l’étoffe de ses vêtements, alors qu’elle se retrouvait incapable de terminer sa phrase. Il ne pouvait pas avoir fait cela. Il ne pouvait pas avoir agi aussi égoïstement. C’était impossible, pas après tout ce qu’il avait fait pour elle. Et pourtant, n’était-ce pas ce qu’il venait de dire ?

« Merci… »

Le murmure était tenu, presque inaudible, mais il résonna dans l’esprit agité de Katalina comme un cri. La voix n’était pas celle d’Aerandir, même si elle semblait provenir de sa direction, elle était plus… pâle.

Katalina gémit légèrement, alors qu’elle entendait pour la première fois des sons qui n’existaient que pour elle. Elle aurait du s’y attendre, bien entendu, mais elle ne parvenait plus à réfléchir normalement.

« J’ai… » Ses mots moururent d’eux même.

Peur. Elle ne pouvait pas être devenue la Gardienne de Tyra, c’était impossible. Elle n’était tout simplement pas capable de supporter un tel fardeau.

Katalina ne parvenait pas à l’accepter. Comme Aerandir et comme Trystan, elle était désormais aveugle. Comme eux, elle était privée d’un de ses sens, et comme eux on affirmait qu’il s’agissait là d’une bien faible contrepartie qui lui permettrait d’acquérir un pouvoir dont elle n’avait pas idée. Si seulement elle n’avait fait que mine de le désirer, peut-être la scène qu’elle était en train de vivre aurait-elle eu un sens. Car, alors qu’elle s’était laissé aller contre le torse de son Gardien, à la recherche de sa chaleur et de son réconfort, elle n’y voyait que l’expression la plus brute de la fatalité, aveugle et injuste.

Elle avait fermé les yeux, fuyant une lumière qui ne lui était plus destinée. A moins que ce ne soit une vaine tentative de déni de la réalité.

Car au-delà de sa vue arrachée sans regret, il y avait la charge qui pesait désormais sur ses épaules. Gardienne… Réceptacle de la Voix Divine. Elle avait presque envie de rire, tant la situation lui semblait grotesque. Elle ne pouvait pas être devenue une Gardienne. Elle n’était pas une religieuse, n’avait vouée sa vie qu’au culte de l’argent, aussi immoral soit-il. Elle n’avait aucune préparation, aucune idée de ce qu’on attendait d’elle.

Mais si elle n’avait pas les clés pour appréhender sa nouvelle situation, Aerandir, lui, avait toutes les chances de la comprendre. Après tout, il était le Gardien d’Arcam depuis un moment déjà, si lui ne pouvait pas l’aider, qui le pourrait ? Qu’il garde son calme n’avait rien d’étonnant, après tout Katalina ne l’avait vu hors de lui qu’à une seule occasion, et elle avait été assez choquée par la suite pour ne plus vouloir que cela se reproduise. Cependant, il avait l’air bien plus au courant qu’il ne l’aurait du. Il évoqua un souhait qu’on lui aurait exhaussé, et la jeune noble devenue mystique malgré elle sentit son cœur manquer un ou deux battements, alors qu’elle imaginait déjà le pire. Ses poings se crispèrent sur l’étoffe malheureuse des vêtements de son Gardien, alors qu’il lui livrait la véritable nature de son vœu, sous la forme d’un unique mot. « Vie ».

S’il n’y avait pas eu cet étrange murmure, peut-être aurait-elle réussi à réfléchir convenablement, mais les remerciements qui émanait en continue d’Aerandir l’empêchait de faire la part des choses. Tyra les avait appelés « la Voix des Morts », affirmant qu’elle serait son nouveau « guide ». Des paroles sibyllines qui ne l’aidaient pas vraiment.

Sans l’oublier, elle repoussa la confession de sang-mêlé. L’heure n’était pas aux révélations, elle devait avant tout surmonter le choc entraîné par le surplus d’informations. Surtout qu’elle entendait des voix, ce qui au fond n’était guère surprenant au vu de sa nouvelle condition, mais qui n’en restait pas moins quelque chose de marquant voir traumatisant.

Nichée dans les bras de son amant, elle lui avoua sa peur, ou du moins essaya mais comme à son habitude, l’être des passions lit en elle comme dans un livre ouvert. Seulement, sa réponse ne l’aida pas vraiment.

« Je ne veux pas. » murmura-t-elle.

A peine le silence s’installait-il de nouveau entre eux qu’elle se rendit compte qu’elle serait son poing droit depuis son réveil. Le geste avait été à ce point inconscient qu’il avait fallu que le sang commence à couler pour qu’elle l’appréhende. Avec une grimace, elle se força à le desserrer lentement, et ce ne fut qu’à ce moment là qu’elle sentit la Bague. Le métal froid contre sa peau la fascinait, d’une certaine façon, et alors que son instinct lui hurlait de la jeter au loin, elle était incapable d’esquisser le moindre geste.

« Qu’est-ce… que c’est ? »

Dans son esprit, elle crut percevoir comme un mouvement, une sorte d’onde mirifique courant sur la surface plane de sa conscience. De… l’intérêt, mais surtout un silence pesant. Une attente, aussi, reflet alangui du sien.

Tyra s’était tu, mais Katalina la sentait encore… présente. C’était une impression étrange, ne reposant sur absolument rien de physique. Mais sans l’ombre d’un doute, elle savait que la Déesse écoutait la conversation, ne manquait pas une miette du spectacle, comme s’il s’agissait d’un moyen de tromper son ennui. Et peut-être était-ce réellement le cas, pour ce qu’elle en savait. Aerandir parlait de « l’insupportable regard éternel », et elle commençait déjà à percevoir toute la justesse de ses propos. Elle ne pouvait que se demander comment il faisait pour être aussi calme.

La jeune femme avait peine à imaginer qu’on puisse s’y habituer.

Et il y avait ce murmure entêtant, ce remerciement renouvelé sans cesse. Si seulement elle avait pu deviner qui en était l’origine… Ce devait être la voix d’un défunt ayant marqué son Gardien, mais savoir cela ne l’aidait pas vraiment.

« Bien sûr, tu es faible. » lâcha-t-elle avec ce qui ressemblait à un ricanement luttant pour se faufiler seul le long de la gorge et laisser les sanglots en arrière.

Elle aurait pu le contredire, s’affirmer faible et sans défense face à cette nouvelle épreuve. Elle n’aurait pas menti, du moins pas de son point de vue, mais il lui semblait inutile d’évoquer à voix haute ses doutes et ses peurs. Surtout quand elle savait qu’Aerandir savait déjà tout ce qu’elle pouvait lui dire, ou du moins le devinait avec une science proche du prodige. Etre le Gardien du Père des Sentiments apportait des… « avantages ».

Elle prit alors conscience de l’anneau qui s’était retrouvé emprisonné dans son poing. Le desserrant lentement, elle s’interrogea sur sa véritable nature. La main de son amant vint en effleurer la froide surface métallique, et il n’hésita pas une seule seconde avant de lui apprendre que ce qu’elle tenait n’était autre que « l’Anneau de Tyra ». Par intuition, elle devina qu’il s’agissait de l’équivalent du miroir qui ne le quittait jamais. Celui la même qui lui avait laissé de fines cicatrices sur les mains et les avant-bras.

« Je vois… »

Une preuve d’amour ? C’était un point de vue, mais Katalina avait peine à le partager. Comment pouvait-on aimer quelqu’un et le faire ployer en même temps sous la charge d’un tel fardeau ? Il s’agissait là de deux choses incompatibles. Refermant le poing, en prenant garde cette fois de ne pas se blesser, elle soupira.

« Il ira rejoindre ta Larme et la… chevalière de Gabriel, dans ce cas. » Son oncle était devenu une sorte de sujet tabou, elle n’avait en tout cas pas osé en parler à Aerandir depuis qu’il était venu à son secours.

Trois pendentifs… Trois aspects de sa vie. Le seul qu’elle finirait par quitter serait le legs de son oncle. Après tout, la chevalière ne lui était pas destinée à lui, et non à elle. Elle ne l’avait en sa possession qu’à cause d’un… malheureux concours de circonstances, et elle se ferait une joie de la lui rendre. Si elle le revoyait, ce qui n’était plus du tout certain.

Katalina s’agrippait, frémissante, à son Gardien, les yeux fermés afin de rendre cette obscurité opaque qui serait désormais sa réalité plus familière. Ainsi lovée dans les bras de son Gardien, elle se remémorait la première nuit qu’elle avait passée à ses côtés, alors qu’il l’avait honorée comme nul autre avant lui, alors qu’elle s’était offerte autant qu’elle l’avait accepté. Elle ne pleurait plus, ne criait plus, mais son corps secoué de tremblements réguliers trahissait la panique qui menaçait de la submerger. Gardienne. De part la volonté de Tyra, elle était désormais devenue un réceptacle, celui de Sa volonté. Elle lui avait ravi la vie en échange d’un présent ô combien plus terrible. Si jamais elle avait eu le choix, elle aurait refusé, car elle avait vu de ses yeux ce qui se produisait quand un Dieu utilisait son Vaisseau. Elle avait vu Aerandir, privé de son libre arbitre, être réduit à l’état de marionnette. Elle avait entendu de sa bouche sortir des paroles issues d’un autre Monde. C’était cette vision terrible qui avait à jamais tranché les liens qui l’unissaient à son père, qu’elle avait élevé en unique responsable.

Elle sentait la main du demi-elfe sur son ventre, appréciait ses doigts glissant sur l’étoffe de sa robe de nuit et frémissait à l’idée de la vie qui, doucement, croissait en elle. Comment allait-elle pouvoir l’élever ? Elle ne le verrait jamais, ne pourrait jamais contempler la chair de sa chair, ultime incarnation de son amour pour Aerandir, et cette terrible vérité lui arracha un nouveau sanglot. Elle ne se sentait pas capable de prendre soin d’un nouveau né alors même qu’elle doutait de pouvoir un jour marcher avec la même aisance que son Gardien. Parfois, il donnait presque l’impression de ne pas être aveugle, et cela lui paraissait d’autant plus merveilleux qu’elle se retrouvait avec son handicap. Elle ramena une main sur la sienne et la serra doucement, serrant les dents. Elle ne lui avait pas encore avoué, peut-être parce qu’elle était certaine qu’il savait déjà. Il laissait trop d’indice qui le sous-entendait pour qu’elle en doute encore. Et c’était parce qu’elle savait qu’elle ne ferait que confirmer ce qu’il avait appris par lui-même qu’elle avait toujours repoussé sa confession. Elle devait être parfaite, or la situation ne s’était jamais prêtée. A cause de Gabriel, à cause de son père…

« Je suis enceinte. » Trois mots merveilleux. Elle aurait du rayonner, rire, montrer un visage épanoui, l’embrasser, se serrer contre lui, mais elle ne fit que serrer la main du père de son enfant à venir avec plus de force encore. Jusqu’à lui faire mal ? Elle en doutait. « Je porte notre enfant… Et je ne le verrai… jamais. »

Lui-même avait été condamné à ne jamais le voir bien avant sa naissance. La plainte de sa compagne devait résonner en écho avec sa propre douleur, mais elle n’était pas en état de s’en rendre compte. Elle était trop centrée sur sa propre perte, là où lui n’avait jamais montré le moindre signe de regret quant à sa cécité. Déglutissant avec peine, elle se lova un peu plus contre lui, les yeux toujours clos, à la recherche de l’oubli. Sa nuit ne l’avait en rien reposée, et elle était épuisée aussi bien par l’expérience mystique qu’elle avait vécu que par le terrible choc qui avait été le sien à son réveil. Aussi, quand Aerandir commença à la bercer, elle se réfugia toute entière dans ce simple mouvement de balancier. Dormir, oublier, espérer qu’à son réveil tout serait rentré dans l’ordre, même si elle savait que ce ne serait pas le cas. Dans les tréfonds de sa conscience, quelque chose s’effaça. Pas totalement, il restait encore une trace qui jamais ne s’effacerait. Juste avant d’être happée par les ténèbres, elle perçut un souffle, murmure sincère qui, étrangement, la rassura.