Retour à la réalité | Aerandir

Adieu.

Un mot, deux syllabes qui venaient conclure la période la plus noire de la vie de la jeune femme. Des mois durant lesquels elle avait lutté, d’abord seul puis avec l’aide d’Aerandir, contre cette ombre qui refusait de la lâcher complètement. Ce croque-mitaine, comme il s’était lui-même désigné, avait été à l’origine de tout le reste. Que serait-elle devenue sans lui ? Le demi-elfe aurait-il posé sur elle son regard aveugle ? Il était idiot de chercher à répondre à ces questions, car si on pouvait essayer de deviner le futur, il est inutile de tenter de changer le passé. Il avait planté ses griffes dans sa vie tranquille et la lui avait arrachée sans pitié. Mais elle avait eu sa vengeance, et elle pouvait désormais tourner cette page de son histoire. Aussi improbable que cela pouvait paraître, elle en était sortie grandie. Katalina Noblegriffon, maîtresse de l’empire commercial le plus puissant de la Péninsule, n’était plus, à la place se dressait encore timidement la Gardienne de Tyra et compagne du Gardien d’Arcamenel. Elle avait encore bien des choses à apprendre, et autant à accepter, mais au moins l’avenir s’annonçait-elle enfin réellement radieux. C’est épuisée mais en paix qu’elle cligna faiblement des yeux alors qu’elle revenait à elle. Elle sentait à peine ses membres engourdis et sentait bien qu’il lui suffirait des yeux pour replonger dans un sommeil enfin réparateur, mais le moment de se reposer n’était pas encore venu. « Quelqu’un s’inquiète pour toi » lui avait-on affirmé, et elle n’avait pas réellement besoin de réfléchir pour savoir de qui il était question.

« Aerandir… »

La voix, à l’image du corps, était faible, léger murmure jeté au hasard. Où était-il ? Instinctivement, elle abaissa ses défenses et laissa la Voix des Morts résonner jusqu’à son esprit embrumé. Les murmures habituels se firent entendre, et elle poussa un soupire de soulagement en tournant la tête vers lui. Elle ne pouvait pas le voir, mais imaginait parfaitement la scène. Dormait-il ? Avait-il veillé sur elle toute la nuit ? A moins que le soleil ne se soit pas encore levé, c’était difficile à dire, et elle n’avait aucun indice pour la guider. Par de doux rayons pour réchauffer son visage, pas de hululement de chouette pour la bercer, juste le silence. Avec lenteur, elle sortit sa main des couvertures et la tendit vers lui.

« Je suis désolée… Si je t’ai inquiété. Mais c'est fini, maintenant. » Pas qu’elle était réellement responsable, elle n’avait pas elle-même compris ce qui s’était produit. Elle avait voulu une chose, sa colère avait soutenu ce vœu et le don de Tyra avait fait le reste. « Im mathan galw. »

Aurait-il voulu lui faire mal qu’il ne s’y serait pas pris autrement. La main tendue de Katalina retomba faiblement, alors que sa jumelle venait recouvrir son ventre porteur de vie. Les yeux écarquillés, elle entendait résonner les paroles d’Aerandir, encore et encore. Et c’était douloureux, d’autant plus qu’elles mêlaient mensonge et vérité avec science. Ses doigts agrippèrent l’étoffe de sa robe alors qu’elle s’imaginait avoir perdu son enfant, leur enfant. Elle devait avouer qu’elle n’avait pas pensé à cette possibilité, mais comment l’aurait-elle pu ? Elle n’avait fait que souhaité ce qui était arrivé ensuite, sans savoir que son vœu serait réalisé. Une fois sur place, elle ne s’était pas inquiétée. Ignorante, elle avait cru que seul son esprit s’était rendu dans le Royaume des Morts, et que son corps s’était simplement endormi, attendant son retour. Et, pour une étrange raison, elle avait pensé que jamais Tyra n’aurait laissé son bébé mourir, et le pensait toujours. Pourtant, à cause de ses paroles naissaient des remords dont elle se serait bien passée. Il avait du le craindre, quand il l’avait retrouvée évanouie, et elle comprenait d’une certaine façon, mais tout inquiet qu’il avait été, cela ne lui donnait pas le droit de sous entendre qu’elle avait risqué sciemment cette merveille qui grandissait en elle.

« Je… » commença-t-elle, avant de s’interrompre, se mordant les lèvres.

Que dire ? Que répondre à une telle accusation ? Katalina se sentait trahie, touchée en plein cœur par celui qui l’avait toujours défendue et protégée, alors même qu’elle ne comprenait pas elle-même l’entièreté de ce qu’elle avait fait. Aurait-elle voulu recommencer qu’elle en aurait été incapable, sa colère n’était plus qu’un souvenir et sa haine s’était consumée au contact du Masque. C’était ses dernières étincelles qui avaient provoqué tout le reste, et en aucun cas un acte délibéré. Bien entendu, il ne pouvait pas le savoir. Lui n’avait eu que le résultat pour se faire une idée, et la vision n’avait pas du être des plus réjouissantes. Découvrir sa compagne affalée sur son lit ne devait pas être une expérience très agréable, elle voulait bien en convenir.

« Tu crois vraiment que j’ai voulu ce qui est arrivé ? » Et c’était à son tour de se poser en accusatrice. « Je ne sais même pas comment j’ai fait… ce que j’ai fait. »

Si seulement il l’avait interrogée, plutôt que de l’accuser, elle n’aurait pas hésité à lui confesser sa nuit, et l’inattendu qui en avait découlé. Mais à la place, elle ne pouvait que s’imaginer pleurant un enfant qui jamais ne naîtrait. Elle ne pouvait pas supporter une telle vision, ne le voulait pas, mais les mots de son amant ne lui laissaient guère le choix. Aerandir avait au moins raison sur un point : elle était maladroite et ignorante. Elle s’était retrouvée avec un pouvoir dont elle n’avait aucune idée de l’étendu. Que pouvait-elle faire, que devait-elle éviter d’entreprendre, comment contrôler ses visions ? Toutes ces questions trouvaient lentement des réponses, avec l’aide de Tyra et du sang-mêlé, mais il y avait tant de choses dont elle ne soupçonnait pas l’existence.

« Amin maethan lin caul, rînohi. » ajouta-t-elle, sans réfléchir.
Je porte ton fardeau, souviens-toi.

A peine eut-elle prononcé ces paroles qu’elle les regretta. Il ne servait à rien de rejeter la faute sur ses épaules, car même s’il était à l’origine de tout cela, il n’était pas coupable et elle avait fini par accepter l’inévitable. Mais il l’avait prise au dépourvu, avait fait naître remords et inquiétudes, là où il avait toujours été source de plénitude. Poussant un profond soupir, elle laissa retomber le silence et ferma les yeux. La discussion prenait un tournant qu’elle redoutait, et elle aurait donné n’importe quoi pour ne pas avoir à entendre la réponse d’Aerandir. Elle caressait doucement l’étoffe de sa robe, comme pour apaiser le bébé et le protéger de ce qui se préparait entre ses parents.

Le retour à la réalité était cruel. Nécessaire, sans doute, et certainement inévitable, mais il n’en demeurait pas moins que les mots d’Aerandir sonnait avec l’impériosité malsaine de l’injustice. Le sang-mêlé ne comprenait pas, ne pouvait pas comprendre peut-être, que la jeune femme n’avait été à aucun moment réellement consciente de ce qu’elle faisait. Elle n’était à l’origine ni de sa vision ni du meurtre qui en avait directement découlé. Elle n’avait fait que vouloir, du plus profond de son être bafoué, et elle avait été exhaussé, à moins qu’elle ne se soit exhaussée elle-même. Ces choses là la dépassaient, elle voulait bien l’avouer. Elle apprenait encore, lentement mais surement, il fallait seulement lui laisser un peu de temps. Seulement voilà, pour le demi-elfe, le temps manquait et pour cause, elle venait de prouver qu’une erreur par péché d’ignorance était si vite arrivée. Tyra elle-même le lui avait confirmé, elle aurait du mourir à cause de ce qu’elle avait fait, mais cela ne donnait pas le droit à son Gardien de l’accabler de reproches de la sorte, et encore moins d’utiliser leur enfant pour l’atteindre. Malgré tout, elle regretta d’avoir rejeté la faute sur ses épaules. Depuis leur retour d’Anaëh, ils avaient tous deux repris la langue des Hommes, mais Katalina s’était réservée le droit d’utiliser le dialecte qu’il lui avait enseigné pour les grandes occasions, mais pas pour le blesser. La réponse impassible dont il la gratifia fit cependant s’envoler ses remords et pour la deuxième fois depuis son réveil, les mots d’Aerandir la blessèrent.

« Arrête de l’utiliser pour justifier tes erreurs, Aerandir. » lâcha-t-elle presque froidement.

Pourquoi ne comprenait-il pas ? Il n’était pas si difficile, pourtant, d’accepter l’idée que la jeune femme se sentait d’une certaine façon trahie par son attitude. Elle ne lui reprochait pas d’avoir voulu la préserver d’une mort précoce, ni de lui avoir offert plus d’années auprès de son fils ou de sa fille qu’elle n’aurait pu espérer en vivre. Elle ne lui tenait pas non plus rigueur du prix à payer, et ce même si elle était la seule, à ses yeux, à subir les conséquences de ses vœux. Quand il s’était redressé, Katalina n’avait eu qu’une envie : s’écarter, se lever et échapper à ses accusations. Malheureusement, même si ses forces revenaient lentement à mesure que son esprit reprenait possession de son corps, elle était encore trop faible pour s’extirper de leurs draps.

« Tu aurais du m’en parler, et tu le sais très bien. La véritable question demeure, et je n’ai pour le moment trouvé aucune réponse satisfaisante. » ajouta-t-elle, détournant la tête.

Sa joue retomba sur le tissu doux et frais de son oreiller, alors qu’elle « regardait » dans la direction opposée à son Gardien. Elle était épuisée. Son corps était engourdi, et ses bras tremblaient légèrement de fatigue, seulement elle ne voulait pas dormir. Depuis qu’elle s’était réveillée aveugle, elle s’était tue, préférant le silence et le temps aux vertus de la discussion franche et sincère. Elle avait fini par passer outre cette blessure, légère mais néanmoins présente, mais les mots d’Aerandir l’avait rouverte. Elle avait voulu faire avec, il pointait son ignorance et doutait de son amour pour leur progéniture en supposant qu’elle avait pu prendre des risques sciemment.

« Tu as agis seul, tu as décidé pour moi, sans même t’interroger sur ce que je pourrais en penser. Craignais-tu ma réaction ? Avais-tu peur que je refuse ? Au fond, il n’y a qu’une seule explication, tu ne m’as pas fait confiance. »

Elle poussa un profond soupir. Elle n’aimait pas ce qu’elle disait, mais elle le pensait tout de même. Elle continua, sa voix se faisant de plus en plus faible.

« Que feras-tu, la prochaine fois ? Quelle décision m’imposeras-tu ? »

La question n’était pas seulement dérangeante, et aux oreilles de Katalina, elle était déplacée. Elle avait cru comprendre qu’il avait deviné son égarement dans le Royaume des Morts, sans savoir comment il avait pu être si clairvoyant - quoi que plus rien ne l’étonnait - mais elle était persuadée qu’il n’avait aucun moyen de savoir avec précision ce qui l’y avait conduit et ce qu’elle y avait fait. Mais au lieu de combler ses lacunes en lui posant simplement la question, il agissait comme s’il avait toutes les cartes en main. Lui demander si elle aurait agi de la même façon en toute connaissance de cause était mesquin, mais elle ne flancha pas.

« Je t’interdis de penser que je puisse mettre en danger la vie de notre enfant volontairement. » fut sa seule réponse.

Elle préféra taire ce qui se serait produit si jamais elle n’avait pas été enceinte, préférant l’honnêteté du silence au mensonge qui aurait surement franchi ses lèvres. En réalité, elle ignorait ce qu’elle aurait fait à tête reposée. La surprise et l’horreur avait au moins eu cette vertu de l’empêcher de réfléchir et d’agir, et d’une certaine façon elle était reconnaissante à Nhilantar d’avoir agi de la sorte. Elle en était débarrassée, désormais, et c’était un réel soulagement. Fermant les yeux, elle se força au calme, se répétant que la colère d’Aerandir était née de sa peur et qu’elle était naturelle. Elle avait sa part de responsabilité, elle le savait, car elle devait au moins s’avouer une chose : ce qui s’était produit, elle l’avait voulu, de toute son âme. Et ce devait être cette même colère qui l’empêchait de s’excuser, mâle fier et arrogant qui ne pouvait voir sa faute quand il avait été confronté a celle de sa compagne. Cela ne l’empêcha pas de serrer les dents quand il affirma avoir décidé de ne pas la consulter quand il avait supputé son refus. Mais ce n’était sans doute pas le pire. Il osa imputer la raison de sa colère à sa fierté, incapable de voir l’évidence.

« Je pensais que tu me connaissais mieux. Tu devrais savoir que je ne supporte pas la condescendance. »

Et c’était l’image qu’il lui donnait, par sa voix et ses paroles. Condescendant. Elle avait l’impression d’être face à un père qui cédait au caprice de sa fille, de guerre lasse. Et ce n’était pas une sensation agréable. Elle avait soudainement envie de se lever et de faire les cent pas dans la pièce histoire de se calmer, mais c’était sans compter sur son état de faiblesse qui ne lui en donnait pas réellement la possibilité. Passant les mains sur son visage, elle se massa doucement les tempes, à la recherche du calme providentiel. Cette conversation ne mènerait nulle part, elle le savait mais elle ne voyait pas comment y mettre un terme définitif.

« Promets-moi juste de ne plus décider pour moi. Je ne suis pas une poupée dont on dispose à sa guise. Quant à moi, je tâcherai d’apprendre à maîtriser… ce qu’il y a à maitriser. »

Sincère tentative de passer à autre chose, elle espérait que le sang mêlé serait assez lucide pour saisir cette chance. Elle ne savait pas, en effet, ce qui pourrait naître d’une opposition prolongée où les deux protagonistes refuseraient d’avouer leurs tords respectifs, car elle ne démordrait plus de rien s’il décidait de ne pas se plier à sa - simple et logique - demande.

Katalina ferma les yeux, portant ses doigts à ses tempes et les massant doucement. Elle sentait un mal de tête s’inviter sans qu’il n’ait été invité, et elle n’avait qu’une envie, se laisser emporter dans un sommeil enfin réparateur. Comme elle l’apprenait un brin violemment, s’égarer dans le Royaume des Morts n’était pas sans conséquences, et le prix à payer allait la clouer au lit pour les jours à venir. Encore un épisode qui allait faire parler ses serviteurs, ce dont elle n’avait pas du tout besoin. Même si elle les connaissait pour la plupart depuis son enfance, elle ne pouvait les empêcher de parler, même si c’était bien là le pire mal qu’ils pouvaient lui faire. Ils se passaient bien trop de choses d’étranges dans sa demeure pour que les langues restent sagement immobiles dans leurs bouches parfois pendantes. Elle ne savait plus comment faire, hésitant même à les renvoyer tout en sachant qu’agir ainsi n’arrangerait rien, bien au contraire. Elle ne put retenir un léger soupir, laissant ses mains retourner le long de son corps. Il y avait au moins une chose dont elle était certaine : elle garderait pour elle ce qui s’était passé avec Nhilantar pour le moment.

Sans un mot, elle se tourne vers Aerandir et se rapprocha avant de se lover contre lui et de poser sa tête sur son torse. Ils avaient tous les deux trop parlé, et elle n’était pas sûre que tout ce qui avait pu être dit aurait du l’être, mais elle ne regrettait rien. Pas plus qu’elle ne regrettait d’avoir tué son bourreau. Fermant de nouveau les yeux, elle tenta de retrouver un semblant de calme, même si ses pensées continuaient à s’entrechoquer dans un bouquant d’enfer. Lentement, très lentement, elle parvint à chasser le chaos, prenant bien garde de le remplacer par autre chose. Elle finit par s’endormir ainsi, sans un mot de plus. Les prochains jours seraient entièrement dédiés à la maîtrise de sa nouvelle réalité. Sa cécité, d’abord, ne devait plus être un obstacle infranchissable qui la maintenait cloitrée dans sa chambre, et même si elle ne savait pas encore exactement comment, elle ferait en sorte de l’apprivoiser. Ses pouvoirs, ensuite, prendraient certainement plus de temps à être domestiqués, mais elle ferait en sorte de ne plus avoir des visions similaires à celle que lui avait inspirée le masque.

Au moins cette mésaventure lui avait appris à se méfier de ses propres désirs. Katalina ne pouvait voir que d’un mauvais œil la nécessité d’apprendre à se contrôler en permanence, elle trouvait bien suffisant de devoir le faire dès qu’un regard extérieur se posait sur elle, mais elle savait aussi qu’elle n’avait pas le choix. Elle l’avait dit à Aerandir, elle ne mettrait pas sciemment la vie de leur enfant à naître en danger, et elle ne pouvait plus prêcher l’ignorance comme excuse.