[Temple de Valas] Innovations magiques .. | Beoth

En effet, l’intérêt pratique de l’invention avait de quoi intéresser n’importe quel mage, et plus particulièrement Baoht. Le Haut-Prêtre immobile comme une statue, assis en tailleur, n’esquissa pas un geste pour observer de plus près le terrible instrument que tendait la Prime Sorcière. Recouvert de son masque rouge, le géant semblait être une idole fichée au milieu du Naos de Valas, un élément du décor. Seuls quelques ricanements, traversant sourdement le fer qui cachait son visage, ponctuaient la diatribe de son interlocutrice et rappelaient à tous que cette étrange chose, robuste et figée, était bien vivante. Bref, l’entretien ne jouissait pas des conditions les plus favorables à la discussion, mais c’était là les manières du nouveau Haut Prêtre. Certains racontaient même qu’il arrivait à ce masque fait incarnation de la magie ne pipait mot et se contentait d’écouter (entendait-il seulement ?) ce que son vis-à-vis lui disait.

Ici, les échanges étaient plus vivants, puisque Baoht Tael’Chath réagissait parfois aux déclarations d’Yshahinn, sifflant ou riant sous cape (ou plutôt sous casque). Si on ne pouvait lire aucune émotion sur son visage (puisqu’il était caché par un bout d’acier cramoisi, oui), ces échos moqueurs pouvaient donner des indices précieux quant au sentiment du Haut Prêtre sur l’affaire qui nous intéresse. Certes on aurait pu penser que le vieillard était devenu sénile et qu’il s’amusait d’un rien et se fichait de tout. Mais en vérité, le vieux bibelot appréciait grandement la proposition et les avantages que faisait miroiter Y’Shahinn. Du prestige ! Le Temple apposera sa marque de fabrique. Ici, la saveur de la proposition et de ses retombées pour le Temple fit sourire l’orgueil de l’ancien Ditronw Da’re, celui qui avait défait Caranthir, et fit rire le masque rougeâtre. »

« Usstan izilt nindol gultah, ol zhah llaar... terini'nestg. Drill dos ph' p'los natha obok m'thain d' Valas, l' Ilharn. Ji inbal Usstan ulu l'sith nindol gultah ulu udossta yah, lu' Uk neitar vok ulu ussta ortelassan vel'drav uk zhah nug'ri. »
J’entends bien votre argument, et l’offre est… intéressante. Hélas, vous êtes devant un Haut Prêtre de Valas, le Père. Je dois soumettre cette demande à Sa volonté, or il n’écoute jamais mes prières quand il est affamé.

Alors, pour la première fois depuis l’entrevue, le masque rouge s’inclina légèrement. Il se tourna lentement, comme un automate, vers l’un des gardes qui accompagnaient la Prime Sorcière. Le sous-entendu était clair. Le vieux drow, depuis le début de leur conversation, n’en démordait pas. Un sacrifice était exigé par Valas. C’était, pour Baoht, comme un signe de bonne foi, la base de rapports sains et amicaux entre deux branches régnant sur les puissants arcanes de la sorcellerie noirelfique. Après tout, c’était leur première rencontre, et le vieil elfe noir ne concevait pas que le parangon de la magie, la princesse sorcière d’Elda, ne puisse rien offrir, pas même un tout petit sacrifice humain, à son dieu, son Père.

Lorsqu’on présenta l’elfette entravée devant la statue du Haut Prêtre, la lumière des braseros sembla crépiter un instant, et les deux prunelles de Baoht, cela était sûr, scintillèrent d’un feu réel. Voilà, il était heureux, du moins c’est ce que laissait paraître le masque. De la fumée paraissait même sortir des narines rouges de l’acier rouge, venant déranger le léger nuage des encens et de la myrrhe. Le ressac de magie se fit plus persistant dans la petite pièce tandis que deux des esclaves aux yeux de nacre vinrent se saisir à leur tour de la victime qu’offrait la Prime Sorcière. Se débattant encore, elle essayait, bien en vain, d’échapper au sort cruel que réservait le Père à ses enfants, Valas le vorace. La divinité ressemblait au tonneau des Danaïdes, toujours assoiffé, jamais plein. Tout lui revenait un jour ou l’autre, et parfois, ses fidèles forçaient un peu l’ordre des choses, forcés ou non par son clergé.

Voilà la petite elfe aplatie sur l’autel victimaire, se débattant de plus en plus. Elle avait abandonné, un instant avant qu’on ne l’allonge sur ce bloc de pierre, sa lutte désespérée. Et puis elle avait ressentie, comme tous les autres mets du Père, son appétit démesuré, elle entrevoyait tout le vide qu’il tentait de combler en vain, lui-même happé dans cycle sans fin qu’il avait lui-même initié. Elle ressentait, pauvre créature chétive, cette puissance qui allait la submerger, elle comprenait enfin qu’elle n’était qu’une goutte dans un océan infini. Et elle ne voulait, elle se déchaînait, se tortillait de toutes ses forces, criait dans sa langue. Mais les mains des esclaves étaient des pinces, et la résistance fut vaine.

Le Haut Prêtre se leva enfin, dominant le Naos de sa hauteur, son masque funeste embrassant d’un regard la pièce qui semblait se contorsionner, prendre vie pour acclamer la nouvelle venue, la future aspirée. Il posa une main au dessus de l’elfe allongée, qui s’immobilisa d’un coup, son regard se vida de toute intelligence, de tout feu. La créature semblait retenir sa respiration, les lèvres entrouvertes. Son visage avait été figée dans l’expression d’une légère surprise. Et puis… Et puis il y eut le feu. Il y eut les mains de Baoht qui s’apposèrent sur les chairs de la jeune femme, brillant comme du fer rouge. Il y avait cette couleur de braise que semblait prendre la peau de la victime, puis un éclat de lumière violent qui illumina le Naos. Et puis il y eut le feu. Le corps avait pris feu, se consumant comme des livres de chair et d’os, dégageant un véritable brasier. Venant lécher le masque rouge du Haut Prêtre, qui était courbé sur l’Oeuvre, le visage d’acier dépassait de cet encadrement digne de la géhenne, imperturbable dans son office et chantant des psaumes dans cette ancienne langue elfe corrompue, la langue sacrée. Le flux magique s’agitait furieusement, tourbillonnait autour de l’autel, qui semblait perdu au milieu de ces torrents d’énergie pure, ces reflux incompréhensibles qui animait dans un ultime soubresaut, un effort surnaturel, les colonnades et les murs, les braseros et les âmes des êtres.

Des dizaines de secondes, chacune d’elle contenant une éternité de douleur, cette douleur que l’on ressent quand on sépare l’âme en deux d’un coup sec, laissant survivre ces deux moitiés inutiles, coupées l’une de l’autre et se cherchant en vain dans le plus cruelle des solitudes. Enfin, tout s’arrêta, la magie se calma, la géhenne s’éteint subitement. Un tas de cendres trônait sur l’autel de Valas le Père, restes de la pauvre enfant d’Anaëh. Le silence se fit et, malgré cette forte odeur de chair grillée, le lieu reprit sa quiétude et son aspect normal. La douce lumière bleuâtre que dégageaient les braseros reprit le pas sur les flammes rouges qui avaient crépité pendant une poignée de secondes, Baoht se réinstalla en tailleur, légèrement déboussolé, un peu euphorique. Sa main gantée vint caresser sa joue ferreuse et le masque souffla un :
«Sweer. »
Excellent.

Le Père était satisfait. Le Haut Prêtre acceptait la proposition de la sorcière.