Particularités :
Agrarald n’étant pas Nain à vouloir se faire remarquer, il n’a jamais ressenti le besoin de se singulariser vis-à-vis de ses frères. Cependant, depuis qu’il a été reconnu comme Haut-Prêtre de Calymentar, il n’en porte pas moins avec fierté la marque de son dieu. Visible de tous, symbole de sa foi tout autant que de son rang, le marteau noir tatoué sur son front le désigne sans aucune ambiguïté possible comme le plus haut dépositaire de la puissance de Mogar. A l’exception, bien évidemment, de la personne du Gardien.
De ses années de noviciat, Agrarald conserve sur la main droite une cicatrice identique à son tatouage. Cette dernière n’est autre que la résultante du rituel d’engagement qui lie le jeune novice au culte de Mogar.
A l’image de l’ensemble de ses congénères, ses yeux se sont adaptés à l’obscurité des profondes cavernes et lui permettent de voir dans les galeries les plus sombres.
Enfin, bien qu’ayant hérité du corps puissant et trapu de ceux de sa race, de leurs bras musclés aussi bien capables de battre l’acier que de tailler la pierre, Agrarald n’est jamais parvenu à arborer la panse rebondie traditionnelle qui fait la fierté de ses congénères.
Equipement :
En tant que Haut-Prêtre de Mogar, Agrarald ne possède que peu de choses qui lui soient propres. L’essentiel de ses biens appartiennent en effet au Temple et il n’en est que le dépositaire temporel.
- Il en est ainsi de son sceptre de fonction : une hampe en bois de chêne longue d’un mètre vingt dont la base se termine par une pointe en acier tandis qu’à son extrémité supérieure est fixé le symbole Mogar, un marteau surplombant une enclume. Ce sceptre, s’il est bel et bien caractéristique des attributs d’un Haut-Prêtre de Mogar, n’en possède pas moins une fonction pratique : les pointes dont il est muni se révèlent très utiles pour graver des runes sur les supports les plus divers. En outre il peut, en cas de grande nécessité, être employé comme arme d’hast.
- Agrarald jouit en outre d’un petit marteau de guerre à manche de bois. Là encore le choix de l’arme n’est pas anodin mais témoigne du dévouement du Haut-Prêtre à son dieu.
- Fidèle au devoir de sa charge, Agrarald se doit d’assister le roi lors des batailles. Aussi porte-t-il pour l’occasion un gambison sur lequel repose une côte de maille que renforcent de larges épaulières en acier. Ces dernières, finement ouvragées, sont ornées d’un motif enchevêtré de guerriers en marche pour la bataille.
- En raison du rang particulier qu’il occupe au sein de la société naine, le Haut-Prêtre de Mogar jouit du droit de porter tout à la fois la robe bleu, symbole de son érudition et de son engagement auprès des dieux, et le casque de la caste des guerriers. Par égard pour ces derniers, Agrarald se borne à ne revêtir qu’un simple calot d’acier, laissant à ceux qui en sont plus dignes l’honneur d’arborer des casques lourds.
En propre, Agrarald n’a conservé de son ancienne vie que peu d’objets. Et parmi ceux-ci, il en est deux en particulier dont il ne peut se séparer : deux poignets de force hérités de son père. Ces derniers sont en acier poli et représentent respectivement le buste d’un nain en train d’abattre avec force un marteau sur une enclume et des outils de forgeron. Chef-d’œuvre paternel, martelé avec soin, il suffit qu’Agrarald les contemple pour se rappeler les heures passées à observer son père travailler dans sa forge.
Description physique :
Agrarald est petit, même en regard des standards de sa race. Son mètre-vingt-huit fait bien pâle figure en regard de la taille des combattants qu’il est amené à fréquenter. Fort heureusement, la nature a cru bon de le doter d’un corps solidement charpenté et de bras musclés qui suffisent habituellement à dissuader tous ceux qui auraient l’idée saugrenue de se gausser de la courte taille du Haut-Prêtre de Mogar. Jouissant de jambes tout aussi solides que l’est son torse, il aurait probablement pu rejoindre la caste des guerriers s’il n’avait préféré se vouer au culte Mogar. Ainsi, en dépit de la robe de prêtre qui bat habituellement ses flancs lorsqu’il se tient sur un champ de bataille, il y semble tout autant à sa place que tous ceux qui l’entourent.
Sa figure aux traits sévères et empreints de gravité, lui donne en permanence un air sérieux et méditatif. Une impression qui se voit renforcée par sa peau parcheminée et marquée de rides profondes. Il n’est d’ailleurs pas rare qu’on le croit plus âgé qu’il ne l’est. Seule sa vigueur vient démentir cet apriori.
Sous son large front marqué du symbole de Mogar et ses arcades proéminentes, deux yeux d’un brun très sombre détaillent avec attention le monde qui l’entoure. Rien ne semble devoir échapper à leur veille vigilante. Pas même lorsqu’Agrarald garde les paupières mi-closes.
Comme chez tous les Nains, le visage d’Agrarald est mangé par une barbe généreusement fournie. Cette dernière, d’un roux soutenu, est habituellement nouée en deux longues tresses que terminent des anneaux de cuivre. Ses cheveux, de la même teinte, pendent librement dans son dos, même si deux courtes tresses, elles aussi terminées pas des anneaux de cuivre, encadrent son visage. Le temps ayant rempli son office, Agrarald est affligé d’une légère calvitie qui ne se remarque qu’à peine en raison de la présence du calot d’acier qui protège son crâne.
Il est presque toujours vêtu d’une robe bleu pastel, symbole de son appartenance au clergé, serrée à la taille par une large ceinture de cuir à boucle de fer. Et ce n’est que lorsqu’il doit prendre part à une bataille ou rencontrer un émissaire officiel qu’il revêt son gambison, sa côte et ses épaulières.
Mais qu’il s’apprête à prêcher, à partir en guerre ou qu’il souhaite simplement demeurer au calme et profiter d’un bon livre, il ne se sépare jamais des bracelets forgés par son père. De même, il porte en permanence, suspendu sous sa ceinture par de lourdes chaînes, un pendentif d’or et d’argent représentant un marteau et une enclume - « la force et la rigueur indispensables à la vie de tout Nain qui se respecte », comme se plaisait à le dire son père.
Description mentale :
« Le caractère d’un homme est fonction des épreuves qu’il surmonte » se plaisent à dire les sages. Chez les Nains, la réalité est toute autre.
La plupart estiment en effet que le caractère d’un Nain est forgé dès sa naissance. Le père d’Agrarald se plaisait d’ailleurs à répéter à son fils que sa psyché avait été forgée par Mogar en personne et qu’elle était si solide que son enveloppe charnelle avait simplement été trempée autour.
Bien sûr, ce n’est là qu’une fable inventée par un père pour son fils. Néanmoins, elle reflète une certaine vérité et le « caractère nain » tant décrié par certaines races est une réalité à laquelle Agrarald ne fait pas exception.
Toute une vie passée au service de Mogar a fini par façonner l’esprit d’Agrarald à l’image de celui de son dieu : le calme et la réflexion du stratège sont chez lui associés à l’impétuosité et à la folie qui animent le guerrier au plus fort de la bataille.
Le Haut-prêtre de Mogar n’a eu de cesse toute sa vie durant d’observer et d’apprendre. Les années de son noviciat ont développé chez lui un goût prononcé pour la lecture et l’étude des textes sacrés. Il s’est aussi pris de passion pour les récits de bataille et en a fait l’une de ses marottes. Au fil des ans, ces études studieuses ont contribué à nourrir sa patience et l’ont mené sur le délicat chemin qui permet à un homme de commander à ses pairs. Nourri des récits de ses prédécesseurs et de l’expérience de ses aïeux, il se fie volontiers à la tradition. Mais il sait aussi que les meilleurs plans peuvent être balayés en quelques secondes, et que la grandeur d’un chef se mesure à sa capacité à s’adapter.
Confronté à une situation délicate, il prendra toujours le temps d’en étudier tous les aspects et d’en envisager la moindre conséquence. Aussi n’est-il pas rare de le voir demeurer silencieux alors même qu’une question vient de lui être posée. Beaucoup pensent, à tord, que c’est une preuve de son indécision mais il n’en est rien. Apprendre à observer avant de prendre une décision est une qualité primordiale pour un être amené à conseiller les rois.
Il n’en reste pas moins vrai que sitôt sa décision arrêtée, Agrarald cesse de tergiverser et fonce tête baissée comme seuls les Nains savent le faire. En ce sens, il est comme le guerrier qui, une fois dans la bataille, n’est plus que mouvement et mort sans plus se soucier de sa vie ou de son avenir.
Il connait le poids que le pouvoir fait peser sur les épaules de ceux qui le détiennent. Et, bien que ne l’ayant jamais cherché à titre personnel, il ne s’est jamais dérobé face à ses devoirs. Pour parvenir à ses fins, il est prêt à tous les sacrifices même si, dans le secret de son cœur, il lui arrive encore de regretter certaines décisions que le Destin l’a amené à prendre.
Les années passées au service des puissants et celles consacrées à diriger ses ouailles l’ont amené à se faire une assez haute opinion de sa personne. Sans être véritablement orgueilleux, il lui arrive parfois de se montrer sec, voire même cassant, avec ses interlocuteurs.
Par ailleurs, il n’est pas dans sa nature de manier la langue de bois ou toute autre forme de langage diplomatique. Aussi, bien qu’il ne prenne pas un réel plaisir à se montrer revêche, il n’en demeure pas moins que c’est l’impression qu’il donne à ceux qui ne le connaissent pas.
Fort heureusement, il est généralement de bon conseil et peu nombreux sont ceux qui ont eu à s’en plaindre. Du moins pas après qu’ils se soient familiarisés avec son franc-parler.
« Quoiqu’il en soit, l’amitié d’un Nain est une chose précieuse et rare ; précieuse parce qu’elle est aussi solide que l’acier de leurs armures ou que la pierre de leur maison, et rare parce que les membres de ce peuple mettent du temps avant d’accorder leur confiance à quiconque ».En ce sens, Agrarald ressemble à ceux de sa race et gagner son respect est une entreprise de longue haleine. D’autant qu’il n’a qu’une confiance très limitée en la parole d’autrui, préférant de loin suivre son instinct et ne se fier qu’à ce qu’il voit.
Loyal par devers tout, Agrarald n’est pour sa part pas Nain à revenir sur la parole donnée ou à prendre la fuite face à ses responsabilités. Cela fait de lui un ami précieux et fidèle, même si peu nombreux sont ceux qui peuvent se targuer de pouvoir lui donner l’accolade.
Histoire :
Le temple résonnait encore du bruit des pas de ceux qui le quittaient, Agrarald observait en silence l’assemblée des Nains passer les portes et disparaitre dans les corridors de Kirgan. La main posée sur le sceptre symbole de sa charge, il en caressait le bois et pensait à l’avenir. Depuis quelques temps ses rêves étaient troublés et son sommeil n’avait plus rien de réparateur. Il sentait jusque dans son âme que quelque chose de terrible se préparait, mais il aurait été bien incapable d’en dire plus à ce propos.
Se tournant vers ses acolytes, il inclina la tête avant de tourner ses pas vers la petite porte sise derrière l’autel de Mogar. Le bout ferré de son sceptre martelait le sol avec force à chacun de ses pas et l’on en entendit les échos dans la nef longtemps après qu’il ait disparu de la vue de tous.
* * *
Un bon feu ronflait dans la cheminé et réchauffait les appartements du Haut-Prêtre. Les murs alentours disparaissaient derrière des étagères pleines de livres. Agrarald, pour sa part, était installé à son bureau et, sous ses yeux, éclairée par deux candélabres à quatre branches s’étalait une pile de parchemins vierges. Un flacon d’encre reposait non loin tandis qu’une plume s’agitait sous le nez du Haut-Prêtre. Posé sur un petit tabouret à sa droite, un tonnelet de bière attendait le bon vouloir du Nain.
Agrarald releva les yeux et fixa pendant quelques instants la fresque de Mogar qui était gravée dans le mur au-dessus de son bureau. Le dieu semblait le fixer de ses yeux aveugles tandis que son marteau reposait à ses pieds. Avec un soupir, le Nain se tourna à demi et remplit une petite chope d’étain au tonnelet. Buvant une longue gorgée en faisant claquer ses lèvres, Agrarald se radossa à sa chaise avant de lisser sa barbe.
Une fois encore le sommeil l’avait fui. Il avait passé une bonne moitié de sa nuit à se retourner dans son lit en essayant de trouver une réponse aux songes qui l’agitaient… en vain. De guerre lasse, il avait fini par se lever et s’était installé à son bureau. A présent, une plume entre les mains, il levait les yeux sur la liste des noms de tous les Hauts-Prêtres de Mogar gravée à même le mur :
Kuldar Barakmar’Ma
Brisetête Argarvir’Ma
Gloin Bardar’Ma
Korgera Kildur’Ma
… La litanie des noms se poursuivait ainsi sur six colonnes avant de se terminer sur ces trois noms :
Snorri « Barberouge » Kalgar’Ma
Ognar « Le lointain » Darmazion’Ma
Agrarald Dolbarg’Ma
Effleurant du bout de ses doigts la pierre taillée, Agrarald sourit en pensant à tous ceux qui l’avaient précédé à ce bureau. L’espace d’une seconde, il se demanda s’ils avaient jamais envisagé faire ce qu’il avait en tête. Non, pensa-t-il, probablement pas.
Reposant sa choppe, il reprit sa plume et en trempa la pointe dans l’encrier. Puis, sans se presser, il préleva une fine feuille de parchemin et, d’une écriture appliquée, il se mit au travail. D’abord hésitante, sa main se fit peu à peu de plus en plus rapide.
Je me nomme Agrarald Dolbarg’Ma,
Quarante-deuxième Haut-Prêtre de Mogar
à prendre place dans le grand temple de Kirgan.
Mois de Bàrkios, 999e année du 10e cycle.
Avant-veille du changement de cycle.
J’ignore où commencer mon récit. Comment choisir les évènements qui se doivent de figurer dans pareil recueil ? Lesquels seront les plus à mêmes de justifier mes choix ? Comment vous offrir un aperçu objectif des buts que j’ai poursuivis toute ma vie ?
Je pourrais sans doute vous narrer par le menu les batailles auxquelles j’ai pris part. Mais je suis certain que vous trouverez ces récits dans les ouvrages de la Bibliothèque. Je ne crois pas non plus utile de vous rappeler les enseignements de Mogar. Si vous lisez ces lignes, c’est que vous avez été reconnu digne de porter le titre de Haut-Prêtre. Alors, comme tant d’autres avant vous, vous avez accolé la rune sacrée du dieu à votre nom pour témoigner de votre foi et connaissez aussi bien que moi les devoirs ce votre charge.
A bien y réfléchir, peut-être devrais-je tout simplement vous parler de moi. Du Nain que je suis et de tout ce que l’Histoire ne retiendra jamais.
J’ai vu le jour il y a maintenant cent soixante-douze ans, alors que Dorgrar « Bras Solides » régnait sur les terres naines. Je pense n’avoir nul besoin de préciser que ma naissance fut l’occasion de grandes réjouissances. Les naissances sont en effet bien rares chez ceux de notre race et chaque nouvelle vie est accueillie comme il se doit par plusieurs jours de fêtes où parents, proches amis et simples connaissances sont conviés.
De ma petite enfance, je ne garde que peu de souvenirs. Probablement parce que je n’ai rien vécu qui vaille la peine que je m’en rappelle. Les seules images qui me reviennent sont celles de ma cité, Almia.
Encore aujourd’hui, il me suffit de fermer les yeux pour m’y promener à loisir. Je revois ses grandes portes de bois et d’acier qui, demeurées le plus souvent ouvertes, laissaient pénétrer l’air froid des plaines du Nord. Quand le vent soufflait de l’Est, il portait dans nos galeries l’odeur piquante des embruns… du moins était-ce ce que disait ma mère. Pour ma part je n’ai jamais vraiment senti la mer, pas même par grand vent. Mais je n’en appréciais pourtant pas moins les délicates odeurs venues des forêts toutes proches.
Un long couloir menait de la plaine jusqu’à notre cité. Je me souviens qu’il était éclairé de torches et de braseros qui pendaient au bout de longues chaînes d’acier. Nul besoin alors d’être un nain habitué aux sombres galeries pour l’emprunter. Passé un virage, il révélait au voyageur assez fou, ou assez courageux, pour oser s’enfoncer si profondément en territoire nain, la perle du Nord. Une cité toute entière bâtie sous la terre. Elle était éclairée en permanence par des feux immenses semblant danser dans les airs. Des colonnes gigantesques, véritables chefs-d’œuvre lancés à la conquête des cieux, soutenaient une coupole faite de granit sombre et de marbre blanc. Creusé dans le mur faisant face au couloir, se dressait fièrement le palais du gouverneur. Taillé dans la plus belle et de la plus dure des roches, il était le cœur de la cité. Aux étages inférieurs, se tenaient la grande Bibliothèque, l’Atelier et les temples des Cinq. L’âme d’Almia. Descendant toujours plus bas, l’on trouvait l’étage dévolu à l’entrainement de la petite garnison qui constituait le poing armé de la ville. Enfin dans les derniers étages, au plus près de la roche et des veines de minerais, s’étalaient les quartiers ouvriers. C’est là que j’ai passé mon enfance. Près de la forge de mon père et au milieu du vacarme assourdissant qui, de jour comme de nuit, était l’apanage d’Almia. Je crois que pendant toutes les années où j’y ai vécu, il ne s’est pas passé un jour sans que je n’entende résonner les marteaux sur l’enclume ou le tintement des pioches qui arrachaient ses richesses à la terre.
Au milieu de cette cacophonie ininterrompue, je revois encore le tablier de cuir que portait toujours mon père, Korigan Dolbarg, lorsqu’il travaillait dans sa forge. Ce lieu me paraissait magique à l’époque, et j’aimais y venir pour découvrir les merveilles que mon père y forgeait. Sous les coups assénés de ses bras puissants, de vulgaires morceaux de métal se transformaient lentement en objets d’une beauté à couper le souffle : gardes et lames d’armes, bracelets, côtes, casques, coupes. A cette époque, j’étais persuadé que l’art de la forge était le plus extraordinaire qui se puisse pratiquer.
Du reste, encore aujourd’hui je tiens les forgerons en haute estime. Ils sont des créateurs. Rares parmi les Nains à savoir transformer la matière et lui donner vie. C’est assurément un don précieux qu’il convient de respecter et d’admirer. Mais je m’égare, je le crains.
Pourtant, en dépit de l’admiration sincère que j’éprouvais à l’égard du travail de mon père, il m’arrivait d’aspirer à un peu plus de sérénité. Le fracas des marteaux peut être un son plaisant, encore faut-il pour l’apprécier pouvoir, de temps en temps, s’en éloigner. Aussi, lorsque je n’en pouvais vraiment plus du bruit de l’acier frappant l’acier, je filais me réfugier auprès de ma mère, Gloilinne Barkurg, prêtresse de Briessa.
Enfant, je comprenais mal l’importance que pouvait avoir ce culte pour nous autres Nains. Ma mère tentait bien de m’expliquer que l’équilibre entre les cinq dieux était nécessaire à la perpétuation de la vie, mais je n’en persistais pas moins à trouver étrange que l’on vénère Briessa au même titre que Mogar.
Quoiqu’il en soit, j’aimais marcher dans les couloirs qui séparaient les temples et me perdre au milieu des représentations des Cinq. L’air y semblait plus doux et les psalmodies remplaçaient à mes oreilles le grondement des marteaux. J’y découvrais un univers bien différent de celui auquel j’étais habitué, plus calme et plus posé. Le temps semblait y passer plus lentement, au rythme des litanies des prêtres et des prières des fidèles.
Sous l’égide de ma mère, j’appris rapidement à déchiffrer les runes. L’étude de l’écriture des hommes me demanda plus de temps, et je me rappelle avec angoisse la première fois que j’ai posé les yeux sur leur étrange alphabet, fait tout entier de boucles et de courbes. J’avais alors l’impression de me noyer dans une mer en perpétuel mouvement. Mais, sitôt que la lecture m’a été familière, j’ai été largement récompensé du prix de mes efforts : s’ouvrait devant moi un monde plus vaste et plus riche que je ne l’avais jamais imaginé.
De cette époque date ma première expédition à la grande Bibliothèque d’Almia. Je me suis depuis rendu compte qu’elle n’était pas si grande que cela, mais en ce temps elle me semblait immense. Je ne sais combien d’heures j’ai passé à arpenter ses rayonnages. J’étais toujours en quête d’un nouveau livre. Je dévorais tout ce que je trouvais, même les rares ouvrages humains qui y étaient conservés. Cette boulimie de lecture finit néanmoins par me passer et mes choix s’affinèrent. J’ai découvert que je n’aimais rien tant que les récits des batailles historiques. J’aimais ces ouvrages poussiéreux, peuplés de fiers guerriers et de rusés généraux. Les armées s’agençaient et se faisaient face sur les champs de bataille de mon imagination.
Je pense, même si je n’en ai pris conscience que bien des années plus tard, que c’est à ce moment que je me suis rapproché du culte de Mogar. Il faut croire que sa main s’était déjà portée sur moi et que c’est lui qui m’inspirait ce goût pour les hauts faits d’arme.
Puisque j’ai parlé de mes parents, je pense qu’il me faut vous dire que leurs morts, même si elles sont survenues alors que j’étais déjà adulte et que je vivais loin d’eux, m’ont profondément marqué. Mon père est parti le premier. Je pense qu’il est mort heureux puisqu’il s’est éteint dans sa forge, vaincu par l’âge et le travail. Deux ennemis respectables qui font mort glorieuse.
Ma mère, quand à elle, n’a guère tardé à le rejoindre dans le royaume de Tari. Je crois qu’elle n’a tout simplement pas voulu continuer à vivre séparée de celui qu’elle avait choisi d’aimer. Peu avant qu’elle ne trépasse, j’avais reçu une lettre écrite de sa main dans laquelle elle me disait qu’elle avait perdu le désir de demeurer à Almia. Les couloirs de la Perle du Nord lui rappelaient trop de souvenirs désormais pénibles. Elle prévoyait de me rendre visite à Kirgan et peut-être ensuite d’aller voir le vaste monde. Elle espérait pouvoir traverser les forêts elfiques et y admirer les merveilles de sa déesse. Elle n’en a jamais eu le temps. Elle a été emportée par une maladie, à ce que m’ont dit les prêtres lorsque je suis allé visiter sa tombe quelques années plus tard.
En apprenant la nouvelle de leurs disparitions à tous deux, je me suis pour la première fois rendu compte de la fragilité de nos vies. Nous avons beau vivre beaucoup plus longtemps que les Hommes, nos existences n’en filent pas moins vite. C’est une découverte amère pour un prêtre de Mogar, car il est difficile ensuite de voir de vaillants guerriers expirer sur des champs de batailles. J’ai beau savoir qu’ils participent au grand dessein du dieu de la Guerre, la perte n’en est pas moins dure. Et planifier une bataille en acceptant la responsabilité de toutes ces vies perdues a été pour moi un crève-cœur que j’ai mis de longues années à surmonter.
Mais je m’égare. Il m’est déjà difficile de coucher ma vie sur un bout de parchemin, alors en m’y prenant de manière si désordonnée, cela risque vite de tourner au calvaire. Je crois plus sage de revenir au temps de mon noviciat.
Comme je l’écrivais un peu plus tôt, Mogar a posé son regard sur moi bien avant que je n’entre officiellement à son service. Mon goût pour les récits de bataille n’est pas passé longtemps inaperçu. A force de traîner dans les archives militaires de la grande Bibliothèque, j’ai fini par attirer l’attention des prêtres de Mogar.
Je n’ai pas rejoint leur ordre tout de suite. Sur les conseils de mes parents, j’ai attendu de gagner en maturité avant de choisir ma voie. Entre temps, j’ai aidé mon père à la forge en tant qu’apprenti jusqu’à ce que je me fasse à l’idée que je n’aurais jamais le quart de son talent, j’ai usé mes bras sur les pierres des mines et mes genoux dans le temple de Briessa en compagnie de ma mère. Je ne regrette aucune de ces activités. Toutes m’ont enseigné de nombreuses leçons, à commencer par l’humilité : l’art de la forge ou celui de la mine doivent être tenus en haute estime tant ils sont exigeants.
Quand il fut clair que je n’avais pas les compétences suffisantes pour gagner mon tablier d’ouvrier, je me suis tourné vers la seule chose pour laquelle j’étais certain d’être doué : l’érudition. N’envisageant pas ma vie loin de mes chers livres, ce fut tout naturellement que je me tournais vers la Bibliothèque. J’y fus à mon aise dès mes premières semaines. A force de trainer entre ses rayonnages étant enfant, j’avais fini par y prendre mes marques. Cependant, les interminables heures de classement finirent par émousser mon engouement. Je passais de plus en plus de temps dans les réserves, tenant d’échapper à mes corvées et de trouver du temps pour mes lectures personnelles, et de moins en moins à mon poste.
Si vous me demandiez d’en préciser la date, je serais bien en peine de vous répondre, mais c’est à peu près à cette époque que je fis une rencontre qui allait bouleverser ma vie. Un jour que j’étais parvenu à m’isoler dans un coin tranquille pour lire le récit de la Troisième bataille de Briennon, Hidgaar Bargardor, Grand-Prêtre de Mogar à Almia, vint me trouver. Maître Bargardor était un Nain impressionnant et je peux vous dire qu’après le regard noir qu’il m’avait lancé, je n’en menais pas large.
Je me souviens que sous sa robe de prêtre se distinguait en permanence une armure de plate. Ses connaissances liturgiques étaient impressionnantes mais il avait surtout la réputation d’être un redoutable bagarreur. Certains le pressentaient même pour être nommé Haut-Prêtre. Malheureusement, à la mort de Havreburg Farsor’Ma, le choix de la communauté s’est porté sur Snorri Kalgar’Ma. Nain très compétent, au demeurant, mais qui n’avait pas ma préférence.
Il n’y est pas allé par quatre chemins. Il m’a tiré du réduit où je me cachais, a récupéré le livre que je tenais et m’a jeté dehors avec ces mots qui sont restés gravés dans ma mémoire : « Avant de t’intéresser aux faits des généraux, commence donc par apprendre ce qu’est la vie d’un guerrier nain ! Quand on te jugera digne de porter une arme, reviens me voir ! D’ici là, ne t’approche plus de cette bibliothèque ! ». Je n’ai compris que bien des années plus tard que par ce geste il m’avait offert un cadeau d’un prix exceptionnel : un destin. Sur le moment, je ne désirais rien plus que lui rendre la monnaie de sa pièce. Ce fut avec cette arrière pensée en tête que je passais trois années de ma vie à apprendre les rudiments du combat avec la garnison d’Almia. N’étant pas aussi grand que mes camarades, ni tout-à-fait aussi fort, je récoltais plus que ma part de petites blessures. Plus d’une fois, j’ai pensé tout abandonner mais toujours alors me revenait le visage plein de morgue de maître Bargardor et, vaille que vaille, je m’accrochais.
Ce furent assurément trois pénibles années mais durant lesquelles j’accumulais une expérience que tout prêtre de Mogar devrait faire : celle qui ne s’acquiert pas dans les livres, mais seulement sur le terrain d’entrainement au prix du sang et de la sueur.
Au terme de ma formation, je revins trouver maître Bargardor. Je ne souhaitais plus alors en découdre avec lui mais plutôt le remercier. Grâce à ses remontrances, il m’avait permis de trouver ma voie : j’allais devenir un guerrier. Lorsque je lui fis part de ma décision, sa réaction me prit complètement au dépourvu. Il me rit au nez. Et, lorsque son hilarité fut calmée, il ajouta de sa grosse voix que la place d’un érudit, aussi versé dans l’art militaire fut-il, n’était pas sur un champ de bataille mais dans un temple de Mogar.
Ainsi commença une vie nouvelle pour moi, celle qui allait me mener jusqu’à ce jour.
Je ne vous ferai pas l’offense de décrire ici mes années de noviciat. Vous les connaissez bien pour avoir, sûrement, vécus les mêmes.
Il est néanmoins un jour sur lequel je voudrais m’attarder : celui où pour la toute première fois j’ai prêté serment et proclamé devant témoins que je vouerai désormais ma vie au culte de Mogar. Bien que les années aient passé, je me rappelle encore les détails de cette journée.
Je m’étais levé avant même que les braseros de la coupole ne fussent remontés. Je ne me rappelle plus ce qui m’avait tiré des songes, mais je sais que mon excitation était à son comble. J’avais revêtu à la hâte la robe bleue que mon tuteur m’avait remise la veille et étais allé prier. La dernière prière du novice que j’étais. Malgré mes psalmodies, mon esprit s’égarait et j’entendais en fond sonore le bruit des marteaux qui montait du quartier ouvrier. Ce simple son apaisait mon âme. J’étais chez moi et rien ne pouvait m’arriver.
Lorsque je me sentis prêt, je rejoignis la cour centrale du temple pour y attendre le début de la cérémonie.
Je reverrais toute ma vie l’image du Grand-Prêtre Bargardor arrivant en entraînant dans le sillage de sa robe une poignée d’acolytes à la mine grave. Ces derniers avançaient en silence, allant deux à deux et marchant deux pas derrières Bargardor. Ils portaient, sur de longues perches en bois, un brasero débordant de charbons ardents. Lorsqu’ils le posèrent devant nous, novices réunis en demi-cercle pour l’occasion, maître Bargardor s’avança et récita les paroles qui allaient nous lier à jamais à Mogar. Après que nous eûmes répondu selon le rituel du temple, il nous demanda de tendre la main droite et de la poser à même le sol, paume dirigée vers le bas. Avec des gestes emplis de révérence, il sortit du feu un fer porté au rouge. Son extrémité figurait un marteau stylisé qui, sous l’effet de la chaleur, était d’un blanc aveuglant. Sous les caresses de l’air matinal, il sifflait doucement. Lentement, comme pour nous laisser le temps de nous imprégner de cette scène, ou peut-être pour nous mettre en garde contre ce qui allait suivre, il appuya le fer brûlant sur une pierre. Cette dernière gémit sous l’effet de la chaleur et, lorsque le fer fut retiré, nous pûmes tous constater qu’elle portait désormais la silhouette roussie d’un marteau. Le fer retrouva sa place dans le brasero et le Grand-Prêtre reporta son attention sur nous.
S’approchant de moi, il ôta le gant qui couvrait sa main droite et me la présenta. J’y vis clairement le symbole sacré de Mogar sous la forme d’une ancienne brûlure. « Acceptes-tu d’entrer au service de Mogar ? », me demanda-t-il. Je ne sais plus si je parvins à répondre autrement qu’en hochant la tête, mais jamais je n’oublierai la suite du rituel.
Maître Bragardor m’a souri. Il s’est tourné pour prendre le fer. Puis tandis qu’il l’appliquait sur le dos de ma main et que je serrais les dents pour ne pas hurler, il prononça ces mots :
« La roche sous ta main pour que jamais tu n’oublies d’où tu viens.
Le feu sur ta peau en l’honneur de ton Dieu.
La marque pour que tous sachent qui tu es.
La douleur, enfin, pour que jamais tu n’oublies que Mogar est le Père de la Guerre ! ».
Tout comme ma cicatrice est imprimée sur ma main, ces mots sont à jamais gravés dans mon cœur.
Durant les trente années qui ont suivi cette cérémonie, j’ai été patiemment formé par l’ordre. J’y ai appris autant de choses que je le pouvais. Au début, je me suis cantonné à ce que je savais faire le mieux : j’étudiais les textes anciens et y recueillais, pour mon profit et celui de mes frères, tous les enseignements que j’y trouvais. Mais très vite, mes instructeurs entrevirent de plus grands espoirs à propos de mon avenir. Mettant à profit l’enseignement militaire que j’avais reçu, ils m’initièrent au commandement et à la stratégie.
Je me rappelle que mes maitres avaient pour habitude de libérer de leurs obligations ceux d’entre-nous qui faisaient preuve de quelques prédispositions en la matière. Tous les cinquième, septième et neuvième jours de la semaine, ils nous réunissaient et nous faisaient entrer dans une vaste salle sise dans l’aile est du temple. Deux des murs de cette dernière étaient occupés par de hautes bibliothèques qui craquaient sous le poids des livres entreposés en leurs seins. Les murs restants étaient pour leur part recouverts par des cartes tracées avec soin. Je revois encore ces dernières comme si je les avais sous les yeux : elles étaient de toutes tailles et d’échelles multiples. Certaines représentaient un simple canyon comme on en croise tant dans les montagnes ; d’autres proposaient des représentations de tout le territoire nain ; et certaines enfin nous permettaient de nous familiariser avec la géographie des royaumes elfique et humain. Au centre de la salle se trouvait une large fosse circulaire qu’entouraient des rangées de bancs en marbre. Chaque jour, l’un d’entre-nous était appelé à y prendre place sous les yeux attentifs de ses coreligionnaires. Nos maitres le mettaient alors face à un problème militaire schématisé par de petites figurines alignées sur un plateau de bois figurant un champ de bataille. Plus le temps passait, plus ces jeux se complexifiaient : les plateaux se voyaient remplacés par des cartes, les figurines par des corps d’armées et nous étions mis face à des situations de plus en plus périlleuses. Ces exercices pratiques étaient longuement commentés et maintes fois répétés jusqu’à ce que nous proposions une solution pertinente ou innovante.
En dépit du temps que nous demandaient ces exercices, notre formation ne se limitait pas à ces seuls jeux. Nos maitres prenaient soin de compléter ces travaux pratiques par de nombreuses lectures. En outre, deux fois par mois, nous étions invités à prendre part aux entraînements de la garnison d’Almia. L’objectif était de nous familiariser avec les différents corps de l’armée et de comprendre comment en tirer le meilleur sur le terrain.
Je me remémore encore cette époque comme d’un temps heureux : j’étais entouré de livres, libre de réfléchir et, surtout, j’avais à nouveau le loisir de fouler le sable de la cour d’exercice. Je pensais à l’époque être à l’apogée de ma formation.
Pourtant je me trompais, comme je n’allais pas tarder à le découvrir.
Un matin, près de dix ans après mon entrée au temple, un prêtre vint s’adresser à l’assemblée des novices réunis sur la cour centrale du temple de Mogar en Almia. Je ne me rappelle plus ses paroles exactes, mais je sais qu’il finit par nous demander de nous aligner le long des murs du temple. Lorsque nous fûmes disposés à sa convenance, il vint se planter sous le nez de chacun d’entre-nous et, sans même prendre le temps de nous expliquer les raisons de son étrange comportement, il nous examina l’un après l’autre. Il ne passait que quelques instants auprès de chacun de nous, son examen se bornant le plus souvent à un simple regard. De temps en temps cependant, je le voyais appliquer la paume de sa main sur le front de l’un ou l’autre de mes camarades. Le contact semblait léger et ne durait jamais plus de quelques secondes, mais à chaque fois le visage du vieux prêtre s’animait. Il se retournait alors et adressait un sourire radieux à l’assemblée des prêtres qui nous faisait face avant de désigner l’heureux élu à ses acolytes. Ces derniers se hâtaient de rejoindre le Nain indiqué et l’emmenaient hors de vue en empruntant un étroit couloir qui s’enfonçait dans les entrailles du temple.
D’où je me tenais, toute cette cérémonie me semblait bien étrange. Je n’avais alors aucune idée de ce qui se jouait devant moi. Et, en aurais-je été informé, je n’aurais su qu’en penser. Lorsqu’arriva enfin mon tour, je retins mon souffle ne sachant pas ce que l’on attendait de moi.
Le vieux prêtre s’approchait avec lenteur. Les pans de sa longue robe bleue battaient le sol à chacun de ses pas et soulevaient de petits nuages de poussière. C’était étrange que d’observer ce vieillard se mouvoir : en dépit de son apparence fragile, lourde tête chenue posée sur un corps frêle perdu au milieu d’une robe trop ample, il n’en émanait pas moins de sa personne une aura de puissance. Lorsqu’enfin il fut parvenu en face de moi, il releva lentement la tête et riva ses yeux aux miens. Deux perles ambrées se posèrent sur moi et j’eus l’impression d’y voir danser des flammes. J’eus le sentiment que ses yeux lisaient en moi comme dans un livre ouvert. Rien de ce que je pensais ne semblait pouvoir leur échapper. Son regard était si intense, que c’en devenait presque effrayant. Et, bien que cet échange silencieux ne dura que le temps de trois battements de cœur, j’eus l’impression qu’une éternité s’était écoulée. Finalement, le vieux prêtre posa sa main sur mon front et, moins d’une seconde plus tard, il me souriait largement. Avant même que je ne réalise ce qui venait de se passer, deux de ses acolytes me saisirent par les épaules, me firent quitter le rang de mes frères et m’entrainèrent rejoindre le reste de ceux qui avaient été sélectionnés.
C’est ainsi, par une matinée singulière et sans que je sache très bien pourquoi, que ma vie prit un nouveau tournant. J’avais été remarqué parmi mes pairs pour amplifier un don dont j’ignorais jusqu’à l’existence. Havreburg Farsor’Ma, Haut-Prêtre de Mogar en personne, avait bravé la route entre Kirgan et Almia pour désigner ceux qu’il jugeait dignes d’apprendre la magie runique. Je ne découvris que bien des années plus tard qu’il était capable de sentir le don couler dans nos veines et qu’il avait utilisé un sort très puissant pour lire dans le secret de nos âmes.
Commença alors pour moi une nouvelle vie au service de Mogar. A partir de ce jour, je passais en effet toutes mes matinées dans une cour isolée de l’aile sud du Temple. Cette dernière était entourée de hauts murs taillés directement dans la roche. Son sol était fait de larges dalles de marbre sur lesquelles était répandu tous les matins du sable blanc. Tous les novices qui avaient été choisis par le Haut-Prêtre devaient s’y retrouver avant le changement des feux pour y apprendre la magie runique.
Je compris très vite que ce serait là un apprentissage long et difficile. Les bases peuvent peut-être en être appréhendées en quelques jours, mais il faut de longues années de pratique pour parvenir à un résultat satisfaisant. Et il n’est rien de plus pénible que de constater qu’en dépit de tous ses efforts, un sortilège refuse de fonctionner comme il le devrait. A ma courte honte, je confesse que j’en fis plusieurs fois l’amère expérience au cours de ma formation. La magie, telle que nous autres Nains la pratiquons, est un art délicat. La réussite d’un sort est fonction de nombreux facteurs : le tracé des runes, leur bon agencement, la matière sur laquelle elles sont gravées, la formulation de la prière, la volonté des dieux… Pour le novice que j’étais, il était souvent délicat d’exceller dans tous ces domaines. Fort heureusement, je jouissais d’un avantage sur mes camarades : chez moi le don se manifestait avec une plus grande force. Une puissance brute mais qui ne demandait qu’à être disciplinée. Même si pour ce faire je dus consentir à de nombreux sacrifices.
Aujourd’hui encore, le bout de mes doigts garde la marque des brûlures nées de mes efforts pour maitriser le sort le plus simple qu’il se puisse exister pour un adorateur de Mogar. Apprendre à contrôler le Feu fut pour moi un parcours semé d’embuches. Je n’eus d’autre choix pour parvenir à mes fins que de me soumettre, comme tous les autres novices, à un exercice de précision pour lequel la puissance de mon don ne me fut d’aucune aide. Réussir me demanda de longs mois de formation. Un temps qui me parut incroyablement long et qui me fit, plus d’une fois, regretter d’avoir attiré l’attention des runistes de Mogar. Le contrôle du feu est en soi un exercice facile qui vise à protéger le runiste nain lorsqu’il manipule des sorts ignés. Seulement l’apprentissage de ce sort n’est pas sans risque. A l’aide d’un morceau de charbon, le prêtre doit tracer une rune de Mogar sur sa paume avant d’implorer la protection du dieu de la Guerre. Si la rune est tracée avec soin, et si la prière est sincère, il peut alors toucher des flammes ardentes sans en ressentir la morsure. En cas d’échec, il faut à l’insouciant payer le prix de sa méconnaissance. Mais le résultat mérite les sacrifices consentis. Cette rune, combinée à d’autres, permet d’exercer un contrôle toujours plus fin sur le feu. Elle ouvre en outre au disciple de Mogar des perspectives nouvelles.
Aussi, passée cette première étape, les années se succédèrent au rythme lent mes progrès. J’améliorais mes compétences pour tracer les runes, m’exerçant sans relâche. Le sable de la cour d’entraînement en portait fréquemment les stigmates dès le matin. Souvent même avant que les autres novices ne se lèvent. De temps à autres, je sentais, par un regard ou un geste d’encouragement, que mes maitres étaient bien conscients de mes efforts. Ces derniers finirent d’ailleurs par porter leurs fruits : ma technique s’améliorant sans cesse, je fus bientôt en mesure de tirer le meilleur parti de mon don. Mes sorts gagnèrent dès lors en puissance et mes formateurs m’initièrent à de nouveaux secrets.
Ainsi se passèrent mes années de formation en Almia. Mes journées s’écoulaient paisiblement entre mes exercices pour maitriser la magie runique, mon entraînement militaire et ma formation théologique. Mon travail et mes efforts furent finalement reconnus et, environ deux semaines avant ma centième année, je fus accepté comme prêtre de Mogar à part entière.
Dussè-je vivre encore cent ans de plus, jamais je n’oublierai ce jour.
Mes parents se tenaient parmi la nombreuse assemblée venue assister à la cérémonie. Le visage de ma mère, revêtue pour l’occasion de ses plus beaux atours de prêtresse de Briessa, affichait une telle fierté que ça en devenait presque gênant. Mon père pour sa part se bornait à sourire tandis qu’une étincelle de fierté pétillait dans son regard.
Sitôt que la cérémonie fut terminée, il me prit à part et me fit un cadeau qui depuis ce jour ne m’a plus quitté. De sous sa tunique, il sortit une pièce de métal soigneusement enveloppée dans un carré d’étoffe. Tandis que j’en écartais les coins, je découvris un pendentif d’or et d’argent. Les métaux, joints à la perfection et finement martelés, représentaient un marteau et une enclume. Se raclant la gorge, mon père me dit alors : « Je l’ai fait pour toi. Le marteau symbolise Mogar, il est la force brute. L’enclume, elle, est la rigueur indispensable à la formation d’un esprit fort ». Puis, comme si sa pudeur l’empêchait de le dire tout haut, il ajouta à mi-voix : « En outre, fils, je me dis que si tu portes ce symbole, nous serons toujours réunis. De par ton nouveau statut, tu es le marteau tandis que de mon côté je suis l’enclume ». Je ne crois pas qu’après ces mots, lui ou moi ayons ajouté quoique ce soit. Nous nous sommes contentés de rejoindre les autres et avons pris part aux réjouissances.
Ce jour fut aussi celui où je découvris que le clergé d’Almia m’avait réservé une surprise : mes maîtres avaient décidé de m’envoyer poursuivre ma formation au temple de Kirgan. Pour moi ce voyage était une opportunité à saisir. La chance de découvrir de nouvelles merveilles et de lire de nouveaux livres. J’étais si heureux que pour un peu je serais parti sans attendre la fin des réjouissances…
Si j’avais su que je mettrais trente-deux à revenir et que je n’aurais plus jamais l’occasion de voir mes parents, peut-être aurais-je été moins enthousiaste.
Mes premières années au temple de Kirgan furent un émerveillement de tous les instants. J’aimais l’animation de cette cité. Je me perdais avec délice dans ses corridors. Je m’émerveillais de sa richesse et de la finesse de son architecture.
Les découvertes que je fis au temple ravirent mon esprit. Tant de livres, tant de runes. Je passais des journées entières enfermé dans la bibliothèque. J’y travaillais jour et nuit, allant parfois jusqu’à y dormir. Mes nouveaux maîtres, de leur côté, poursuivaient ma formation, m’enseignant autant de choses que je pouvais en retenir.
Ces premières années furent décidemment heureuses. Malheureusement à l’extérieur du temple, le temps suivait son cours. Et bientôt je fus rattrapé par une crise que mon isolement ne m’avait pas laissé entrevoir : mon peuple subissait les affres de la guerre civile.
Dorgrar « Bras Solides » avait fait son temps et il avait été remplacé par Yordin « Le Malheureux ». Seulement, certains parmi les nôtres voyaient visiblement cette succession d’un mauvais œil. Tout commença, comme c’est trop souvent le cas, par de simples escarmouches qui passèrent presque inaperçues. Puis, rapidement, trop en tout cas pour que quiconque puisse réagir, les conflits firent rage en tous points du royaume. Des Nains combattaient d’autres Nains. La terre que Mogar avait confiée à notre garde était souillée de notre propre sang.
Ce fut pour moi une période terrible. En ma qualité de prêtre de Mogar, mes conseils et ma magie furent requis lors de nombreuses batailles. Je devais concevoir des plans pour tuer des frères. Assurer la défense de places fortes contre leurs assauts et bénir des guerriers qui, je le savais, allaient tuer d’anciens amis.
Je ne compte plus le nombre des miens que j’ai personnellement noyés sous des torrents de feu. J’en arrivais presque à regretter d’avoir été formé à la magie runique. Et aujourd’hui encore, de sombres cauchemars viennent parfois hanter mes nuits. Je redoute qu’un jour on me demande des comptes.
En de telles circonstances, il me fut difficile de rester fidèle aux préceptes de mon ordre. Servir le dieu de la Guerre me semblait une tâche indigne. Savoir qu’en son sein, il accueillait aussi bien les vainqueurs que les vaincus ayant fait preuve de courage, ne m’était que d’un piètre réconfort. Fort heureusement, ces conflits cessèrent presque aussi vite qu’ils avaient commencé. L’ordre et le calme revinrent. Et vint le temps de pleurer les morts puis de reprendre une vie normale.
Aujourd’hui encore, j’ignore ce que j’aurais fait si cette guerre avait continué. Je me demande parfois si j’aurais pu supporter plus longtemps d’assister au massacre de mes frères. Très honnêtement, je n’en sais rien et je bénie Mogar pour avoir mis fin à cette folie.
Mes parents moururent sept ans après que Yordin fut monté sur son trône. L’année suivante, je quittais Kirgan et revenais à Almia : le Grand-Prêtre Bargardor s’était éteint à son tour et c’était moi qu’on avait choisi pour lui succéder. Encore aujourd’hui, je ne m’explique pas ce choix. Parfois, je me prends à rêver que le grand Bargardor en personne m’avait fait mander sur son lit de mort. Mais je n’ignore pas que c’est alors ma seule vanité qui s’exprime.
Quoiqu’il en soit, j’étais désormais le Grand-Prêtre d’Almia. Les responsabilités qui allaient de pair avec mon rang étaient écrasantes – du moins est-ce ainsi qu’elles m’apparaissaient à l’époque. Pourtant, mon premier geste, sitôt de retour dans la ville qui m’avait vu naître, fut d’honorer la tombe de mes parents. Puis, peu après ma prise de fonction officielle, je reçus la visite du maître forgeron qui avait succédé à mon père. Il vint me trouver en toute simplicité. Tandis que je le recevais dans mon bureau, il m’avoua n’être pas venu quérir les conseils du Grand-Prêtre mais rencontrer le fils de Korigan. Il me dit être porteur d’un cadeau et du dernier message d’un père pour son fils. Alors, il me tendit des bracelets que je connaissais bien pour les avoir vus aux bras de mon père et me dit : « Quelques mois avant de mourir, Korigan m’avait demandé si un prêtre de Mogar pouvait porter des bracelets autres que ceux du culte. Il disait que si cela était possible, il aurait voulu que vous héritiez des siens. ‘Je sais qu’ils lui rappelleront que la violence est indispensable à l’accomplissement de grandes choses’, disait-il. ‘C’est ainsi que l’on forge : on brûle, on tord, on frappe, on noie et malgré tout il en sort un chef-d’œuvre’ ». Sans rien ajouter, il repartit en laissant les poignets-de-force de mon père sur le coin de mon bureau.
J’ignore si le pendentif que m’avait offert mon père, et que je portais en permanence, nous liait réellement. A moins qu’il n’ait compris qu’assister à la mort de Nains sous la hache d’autres Nains avait été pour moi une épreuve presque insurmontable. Quoiqu’il en soit, ses paroles soignèrent mes plaies. Je compris enfin pourquoi Mogar nous avait infligé tant de peines : il forgeait nos âmes en vu d’épreuves futures. Cette compréhension nouvelle m’était d’autant plus chère que je la devais à mon père, maître parmi les forgerons et grand parmi le Nains.
Je passais les presque quarante années suivantes à me consacrer tout entier à Almia. La vie y était douce. De temps à autre, je participais à quelques conseils en compagnie des autres Grands-Prêtres sous l’égide de Yordin, roi des Nains, et de Snorri Kalgar’Ma. J’accompagnais de temps en temps le gouverneur d’Almia dans ses chasses aux Drows et aux pirates. Mais le plus clair de mon temps, je le consacrais à Mogar et au perfectionnement des arts magiques.
Tout aurait pu demeurer en l’Etat si les Drows n’avaient tenté de renverser Yordin. L’arrivée des Sombres sur nos terres marqua la fin d’une période de paix et le début d’une nouvelle ère : celle du réveil des Nains. Après de longues années à demeurer en marge de Miradelphia, l’empoisonnement de Yordin, la mort de Bromar « Le Sage » Sansoif et l’avènement de Garmin « Le Vengeur » firent bouillonner le sang des nôtres. L’âme guerrière de tout un peuple avait été tirée de sa torpeur. De toutes parts, haches, marteaux et épées étaient brandies avec une vigueur qui n’avait d’égale que la soif de sang qui se lisait dans les yeux des plus braves.
En dépit des liens qui me liaient à Almia, je quittais sans tarder ma chère citée pour me joindre à l’ost du Roi. Sous sa bannière, je pus goûter à nouveau au fracas des armes. Garmin nous avait en effet entrainés dans une guerre aux côtés des Humains et des Elfes contre ces maudits Drows. Ce fut pour moi l’occasion de faire la preuve de mes compétences martiales. Aux côtés du roi et d’Ognar Darmazion’Ma, j’aidais à l’élaboration des stratégies guerrière et prenais part à certaines batailles.
Se faisant, j’eus tout le loisir de rencontrer les autres races. Les Humais me firent bonne impression : en dépit de leur taille trop grande, ils avaient quelque chose du Nain en eux. Peut-être par leur ardeur au combat ou l’amour qu’ils montraient pour la bière. Les Elfes en revanche me semblèrent étranges. Ils étaient peut-être de redoutables guerriers, mais ils me donnaient en permanence l’impression d’évoluer sur un plan différent du notre. Je ne sais comment l’expliquer mais ils me semblèrent presque insensibles aux maux qui nous tourmentaient.
Qu’ajouter à présent ?, sinon ce que tous savent. Les Nains ont payé un lourd tribut lors de cette dernière guerre. Nombreux sont ceux qui n’en sont pas revenus. Quant aux autres, certains semblent y avoir perdu une partie de leur âme. Notre roi n’est plus le même depuis son retour. Il est distant, renfermé et de plus en plus secret. Quant à mon prédécesseur, Ognar « Le Lointain » Darmazion’Ma, il n’a plus jamais pu assumer ses responsabilités après son retour.
J’en arrive au terme de ce récit. Le reste est connu de vous puisqu’il figure en bonne place dans l’histoire de notre Ordre. J’ai déjà écrit plus que je ne l’aurais souhaité et je doute que vous soyez intéressé par le récit de mon élection au poste de Haut-Prêtre.
Agrarald Dolbarg’Ma,
Quarante-deuxième Haut-Prêtre de Mogar
à prendre place dans le grand temple de Kirgan.
Toujours aussi complet et prenant.
. Colorisé et mis en page par
que je remercie chaudement pour son travail.