[Temple de Tesso] Reçois le don de notre Dieu | L'Améthyste

Harkaas Val’Ulroa, Haut Prêtre de Tesso, méditait. Profondément enfoui dans un moelleux fauteuil de ses appartements privés, le plus fidèle serviteur du Dieu repassait dans sa tête le plan que le culte s’apprêtait à mettre en œuvre. Un plan comportant sa part de risque mais qui pourrait leur rapporter beaucoup. Lorsque pour la première fois il avait été évoqué, Harkaas s’était contenté de hausser les épaules, peu convaincu. Mais en y réfléchissant à tête reposée, il en avait vu tout l’intérêt et finalement accordé son appui.

L’idée de base de ce plan était solide, pour sur. Elle se basait sur la capacité du Haut Prêtre à changer d’apparence, don précieux que Tesso procurait à son plus fidèle serviteur comme ultime signe de sa faveur. Or en ces temps troublés où Uriz menait les drows tambour battant sur les champs de batailles, une guerre de l’ombre se menait aussi. Une guerre de l’information où chaque camp tentait de deviner les plans et les objectifs de l’adversaire.

Depuis longtemps le clergé de Tesso se positionnait sur ce créneau. L’ancienne Haute Prêtresse elle-même avait eu recours à son art afin de prendre l’apparence d’une humaine et d’infiltrer le royaume. Le sort divin, quasi parfait, ne pouvait être brisé à moins de disposer d’une puissance qu’aucun mortel ne pouvait prétendre détenir de seul. Oh certes les meilleurs mages réussissaient parfois à voir à travers l’illusion, mais peu nombreux restaient ceux aptes à percer les illusions de Tesso.

Toutefois, Harkaas ne comptait pas se rendre lui-même en terre humaine. Habitué à son douillet confort au Puy et peu désireux de s’éloigner trop longtemps de ses ouailles, il resterait dans son temple. Là intervenait le plan, proposé quelque temps plus tôt. Si le Haut Prêtre ne pouvait lancer le sort changeant son apparence physique que sur lui-même, peut être… et je dis bien peut être… avec l’aide du reste du clergé lui serait-il possible de cibler quelqu’un d’autre.

Risqué ? Oui, sans doute, la magie fut-elle divine n’aime guère être manipulée dans des alliances contre-nature via de tels rituels, toutefois l’enjeu valait bien cette peine. Si le Haut Prêtre réussissait à détourner le sort vers un autre, un espion quasi-indétectable pourrait s’introduire dans le royaume. Les yeux perdus dans le vague, Harkaas repassa une par une les étapes du plan. Tant de choses pouvaient transformer ce bel édifice en champ de ruines, mais là aussi était la beauté inhérente d’un plan bien conçu…

Se levant, le Haut Prêtre refermant les pans de sa cape et fit signe à un serviteur, resté jusque là discret dans un coin de la pièce.

Allez la prévenir. Nous allons pouvoir commencer.

D’un long doigt aventureux passé sur son reflet, l’Améthyste contempla le bel ouvrage des poudres, et des fards ; Tesso, voluptueux, bondissait entre ses prunelles.

Ce long visage oblongue, ce masque pâle et déjà froid, était-ce bien la petite catin des maisons de l’Ouest, celle-au-visage-rose ; la rubiconde, comme ils la nommèrent ?... Encore, elle se voyait, assaillie par les harangues du Sombre pourceau, et sentait en elle s’immiscer la force du Noble Peuple, des Seigneurs de l’Elda. Quelle grandeur, quelle splendeur chez ceux-là, les dévoreurs de vie.
Mais là, pour une heure, pour un battement de cil, l’Améthyste était de la caste des ravageurs – et son visage, veiné, strié, dévasté par les fards opalescents, semblait comme une longiligne effigie de nacre qui tournoyait dans les vapeurs environnantes. Un petit miroir, un bassin proche, lui assurait les reflets de sa pâleur – enfin, elle était Drow.

Bientôt, toutefois, elle le savait, le Trouble Trompeur appellerait son Esclave à se soumettre à ses phantasmes ; elle abandonnerait sa dépouille, ses masques et ses mensonges, et même son cuir blanchi qui enfin lui donnait la silhouette des femelles de Sombres – et elle rosirait, elle s’incarnerait en génisse pour les barbares rupestres d’au-delà-de-la-mer.

Gorgée d’humaine laideur – pour la haute-gloire du Maître des Mouvements.

Des bottes claquèrent dans son dos, et l’eau du miroir chancela ; il était temps.

Le Temple, cyclopéen comme de coutume – car enfin, Tesso pouvait être Feu et Fumée, il s’abritait de la même splendeur que ses comparses – faisait jaillir ses piliers de démons, arrachés aux racines du sol. Cela s’élevait, cela tourbillonnait, cela chavirait au gré des souffles et des brumes, qui parsemaient doucement le lieu ; la vérité, coque-de-noix, n’y trouvait guère de point d’ancrage.
L’Améthyste, lorsqu’elle y porta son corps, ressentit les troubles tempêtes de la maisonnée divine ; des amas, des galaxies de duperies, se faisaient et se défaisaient dans le silence des grandes morts. Quelques formidables collisions du sens, de l’esprit, embrasaient les encensoirs retors des environs ; le chant d’un pinson, un instant, sembla s’élever – mais peut-être n’était-ce là que le bruissement des capes, des capuchons bleus, qui s’amassaient dans la pénombre.

Car le Culte, ce soir, faisait bombance de joie ; et la magie, torrentielle, allait ruisseler d’entre les mensonges du Divin Dupeur.
Déjà, là-bas, s’élevait le Troubletrône, où viendrait le Mangeur de Mouvements, le Val’Ulroa.

Mais pour l’heure, prostrée comme son escorte de Prêtres songeurs, l’Améthyste faisait étinceler sa noble face blanchie sous les poudres ; et contre les dalles trompeuses, rejaillissait le visage comme vélin.

« Gloire au Menteur. »

Le Temple de Tesso pouvait surprendre le non-initié. Régulièrement des murmures semblaient jaillir de derrière soi, des ombres s’épaissir ou disparaître, des frottements se faire entendre. Il était Un et il était Légion à la fois, comme si le Dieu ne voulait pas que sa propre maison puisse être trop clairement définie par un architecte à l’œil de lynx un peu curieux.

Il n’est pire abomination que l’absolu. Rien ne doit ni ne peut l’être. Accepter un absolu est les accepter tous, figer chaque chose pour l’éternité et refuser le mouvement. Le mensonge et l’illusion vivait et prospérait sur les doutes, sur les hésitations, sur ces petites failles qui existent dans chaque esprit et dans chaque être. Les prêtres du Dieu savaient s’infiltrer dans ces failles et les exploiter.

Non, jamais d’absolu. Il n’y a pas qu’une réalité, qu’une vérité. Il y en a une infinité, et chacune a sa valeur suivant la situation. Tesso est Multiple car il refuse l’absolu. Ce que vous appelez mensonge, ce que vous appelez trahison, ce que vous appelez illusion, tout n’est que choix dans l’univers des possibilités. Faux ici sans doute, mais qui vous dit qu’ailleurs cela ne serait pas vrai ?

Le Haut Prêtre passa tranquillement au milieu des rangs des prêtres. Pour réussir ce qu’ils allaient tenter de faire, la puissance combinée de tout le culte ne serait pas de trop. S’asseyant sur son trône, juste sous la sculpture représentant leur Maître sous sa forme préférée, celle d’une brume impalpable.

Harkaas ne put s’empêcher d’admirer encore une fois l’œuvre. L’artiste était tellement doué que l’on arrivait à deviner des formes connues dans la statue, mais sans réussir à les retrouver la fois suivante. Certains affirmaient que le Dieu lui-même avait guidé la main du sculpteur, et si l’histoire n’était pas vraie, du moins était-elle bien trouvée. Se tournant vers l’élue, le Haut Prêtre demanda :

Êtes vous prête à recevoir le don ?

Là, elle raclait ; là, elle fouillait, elle transperçait, la longue Griffe du Merveilleux Menteur. Tesso ondoyait parmi la légion de ses fidèles, et c'était sur l'Améthyste que ses plus sinueux tentacules s'abattaient.

Le Temple du Trompeur, lové sous les gorges de l'Elda, n'était pas les grandes bâtisses brutales d'un quelconque Uriz perpétuellement empourpré, ou d'une Isten langoureuse ; et les zélateurs n'y étaient ni les barbares patentés du Destructeur, ni les femelles fardées de la Rouge Catin, ou ces autres rampants des quelques Cultes qui parsemaient gaiement les parterres des Niveaux Médians.
Car lorsque les esclaves du Dévoyé Devin paraissaient dans la pénombre, ce n'était guère nus, ou frêles ; ils ne portaient pas l'arme au poing, certes, ni ces ridicules canifs de quelque Sergent de Ville des provinces trop humaines – mais, dans le cortège de leurs capes, ils colportaient des mensonges. Des tissus de menterie, des draperie de vilenie coupée.
Car ainsi les désirait le Seigneur, pour mieux jouer à tordre les voiles de leur âme, à battre la braise de leurs illusions – et c'était en ce jour la Prêtresse à la chair trop rose, qui devenait réceptacle des longues balafres infligées à ses citadelles trompeuses.

Il était, en vérité, délicieux, de voir ses petites forteresses futiles s'évaporer entre les non-mains du Noblementeur.

Alors le Val'Ulroa a parlé, et sa voix était doucement dure entre les murs flanchants.

Était-elle prête ? Quelle prétention.
Demandait-on donc, à l'heure où les vastes bourrasques pourfendent les arbres, à l'heure où les tempêtes ravagent les forêts et font ployer les peupliers indéracinables – demandait-on, à la minuscule fourmi assoupie sur une feuille, si la marche des choses lui convenait ?

L'on ne peut pas dire que l'Améthyste répondit ; l'on peut conjecturer que sa non-voix ne dit pas non, tout au plus.
Alors, seule au milieu des longues ombres de tout le Culte amassé – et il était beau de voir qu'autant de menteurs, autant de fourvoyeurs arpentaient la terre, un sourire crocheté à leurs lèvres – l'Améthyste s'agenouilla devant le Subreptice Siège où devait trôner Harkaas le Duplice, sous le noble profil du Dieu à peine esquissé, à peine détouré dans le sein de ses brumes brûlantes. Et elle attendit que vînt le Rituel.

Les doigts serpentins de Tesso, lascivement, étendaient leur moiteur vers les plaines levantines, vers les contractions humaines ; et la magie du Merveilleux Menteur palpitait, elle était pleine des desseins irréels du grand esprit, et féconde de mille mauvais tours à jouer aux autres comparses de la divinité – et l'Améthyste irait porter les délicieuses calamités vers l'Ouest, et le Nord.

Elle ne répondit ni positivement ni négativement, le doute planant autour de la prêtresse, l’enveloppant tel les étoffes qui drapent les nobles dames. Un peu d’appréhension sans doute, car après tout si le rituel tournait mal, elle risquait gros. Mais le Dieu demandait une dévotion sans faille de ses fidèles, et si le doute devait les accompagner dans de tels moments, il ne pouvait les ralentir. La gloire de Tesso passait par l’humanité et par le sacrifice de la sublime apparence de la Sombre.

S’installant sur le Trône du Menteur, le Haut Prêtre fit signe à ses adeptes d’entourer la Favorite, celle qui allait recevoir le don. Le principe du rituel demeurait assez simple… Harkaas devait modeler le sort, mais au lieu de le projeter dans son être, il le maintiendrait prisonnier dans un état instable. Aux prêtres ensuite d’utiliser la force de leur foi pour l’aider à canaliser le sort vers l’Améthyste. Et si Tesso le voulait bien, elle deviendrait humaine pour plusieurs mois.

La réussite du sort dépendrait également de la qualité de l’image mentale formée par le Haut Prêtre, image qu’il projetterait dans sa construction arcanique. Et pour cela, rien ne valait un modèle, une source, une origine qu’il n’ait pas à inventer. Un peintre laisse habituellement parler son imagination, mais en ce jour le sort serait quelque peu différent et Harkaas ne voulait pas avoir à réfléchir à chaque détail du futur corps de la prêtresse. Son attention serait déjà requise pour ne pas laisser l’énergie s’échapper, aussi partirait-il pour une fois d’un modèle réel.

Deux prêtres amenèrent dans le temple une esclave humaine, nue. Une esclave nouvellement arrivée au Puy et achetée quelques jours plus tôt à un marchand de chair. Fort jolie, elle aurait du finir dans un bordel mais Tesso désirait son aide en ce jour. Quitte à fournir un nouveau corps à sa prêtresse, le Haut Prêtre des Mensonges comptait lui en fournir un qui plairait aux humains. Envoyer un laideron n’irait pas sans désavantages, surtout lorsque l’on savait à quel point les mâles se laissaient guider par leurs braguettes. Alors autant donner un atout dans son jeu à l’Améthyste.

La jeune humaine roulait des yeux terrifiés, craignant sans doute de se retrouver là pour servir de victime à un quelconque sacrifice. Amenée de force à côté de l’Améthyste, elle resta là à trembler tandis que face à elles deux le Prince de la Trahison entamait son sort. Priant son Sombre Seigneur de lui apporter son soutien, il recréa mentalement le corps de l’esclave, ses yeux et son esprit en visualisant chaque infime détail, chaque trait. Bloquant le sort une fois mi-construit, il murmura :

Maintenant frères !

Le surplus d’énergie qui coula d’un coup dans ses veines alors que chaque adepte déversait la puissance de sa foi faillit lui faire lâcher prise. L’espace d’un seconde, il se sentit… différent… comme détaché du monde… était-ce cela devenir un dieu ? Serrant les dents afin de ne pas se laisser aller à ce sentiment de jouissance psychique qu’il savait être totalement illusoire, le Haut Prêtre visualisant le corps mental formé par son sort et le projeta sur l’élue.

Un tourbillon de brumes enveloppa le corps de l’Améthyste alors que l’image mentale formée par le Haut Prêtre tentait de s’imposer à la réalité physique de la prêtresse. Haletant, le front baigné de sueur, Harkaas se laissa retomber en arrière sur son trône et regarda les brumes se délier lentement, dévoilant à leurs regards…

… une catin à la chair rose, au visage tremblant.

Quelle splendeur, quelle délicatesse – mais quelle cruauté – lorsque le Merveilleux Menteur abattait ses mauls de papier sur la charpente des deux femelles, éboulait un ouragan de légèreté contre la peau tendre et fébrile des deux suppliciées du jour.

L’Améthyste, comme saisie par les crochets de Tesso, arrimée à la grand-voile des cent Cultistes psalmodiant cent incantations dans les fumerolles, fut happée entre les longues serres du Trouble-Trompeur et, chevillée du corps et de l’âme sur la nef des fous, elle alla transpercer la pâle silhouette d’une esclave aux esprits tourneboulés. Ce ne fut guère une magie d’un instant, une sonde d’une seconde ; mais, légion de conquistadors à l’assaut de l’Humaine candeur, la Prêtresse prit d’assaut la doublure que lui forgeait le doux regard de son Dieu.
Là se déployait la petite fraîcheur de la silhouette ; et la soldatesque de l’Améthyste, guidée dans les veines du corps rose comme par une trainée de poudre de soufre, livra bataille pour empourprer chaque nerf, chaque cavité de sang. Sur l’échauguette de ses seins, sur les douves de ses cuisses, entre les herses de ses paupières, et jusqu’aux oubliettes des orteils, l’âme de la Drow livra croisade contre les reliquats de l’esprit humain, arrachant de toute violence des débris de conscience sur la plaine guerrière de cette chair, de ce corps ; et, malheur aux vaincus, les éclats de raison humaine furent projetés du haut des murailles de l’esclave, refoulés hors des sens par la cruauté des Cultistes.

Il n’y eut plus, sous l’auréole de Tesso, que le corps rompu d’une génisse des Hommes, d’une putain péninsulaire.
Les volutes d’un corps de Drow, les reliefs d’une âme de l’Ouest, qu’étaient-ils devenus ? Epars, éparpillés, ils avaient plongé sous la grande coupe du Retors Rêveur. Quelque part, noyée dans les embruns de la marée et des songes noirs, une petite lueur d’Humaine devait se débattre, ravagée par des corbeaux sans corps.
Tesso, à n’en pas douter, s’amuserait quelques temps de ces apparences fourvoyées ; les dés du Menteur avaient jeté les fatalités.

Mais quand bien même les ombres n’eussent pas tout à fait grignoté la raison de l’Humaine, quand bien même les remous de la folie ne l’eussent pas rigoureusement dérobée, nul n’aurait plus laissé tomber la moindre œillade sur celle-ci ; car la splendeur de Tesso avait parlé, et un Culte soufflant, souffrant, s’agenouillait dans la pénombre mensongère, face à la cathédrale de menteries qu’avait tissé l’Ephémère, le Passant.

Cependant l’Améthyste, prostrée, larvée contre la non-roche du sol, n’ouvrit pas ses pupilles du Ponant ; embrasée jusque dans les veines, en proie aux tempêtes et aux fureurs, elle sentait une rage digne d’Uriz lui embraser le cœur et les esprits, lui fendiller les raisons intérieures – la forteresse de voiles bouillait du dedans.
Quelle douleur, quelle souffrance irradiait de son âme ; et quelle hache illusoire, quelle doloire de fumée avait donc cisaillé en deux son crâne encore intègre l’instant passé ? Incendiée par les migraines et les tourmalines, l’Améthyste eut un maigre cri, un court appel.

Le destin s’était arrogé une intrusion ; elle pâtirait de jour en jour.

Mais enfin, une telle force, une telle puissance lui embrumait l’esprit, lui insufflait les délires mauves, qu’elle n’y prêta guère attention.
Et, enfin redressée sur ses nouvelles jambes – pâles gigots, dignes des crochets de la boucherie aux esclaves – la Prêtresse tourna son nouveau masque sous les regards du Val’Ulroa. L'on eût juré à une Courtisane des palais de l'Ouest.

« Où irai-je, Seigneur des Soupirs ?... »

Le Haut Prêtre s’autorisa un fin sourire lorsqu’il vit les brumes se dissiper. Devant lui ne se tenait plus une, mais deux esclaves humaines. Pareilles en tout point, indissociable, telles de parfaites jumelles créées à partir de la même glaise primordiale. Pareilles physiquement mais pas mentalement bien sur, car si l’humaine (la vraie) semblait terrifiée voire horrifiée à la vue de sa consœur, la fausse gardait sa dignité de Sombre malgré la souffrance qui semblait lui vriller la tête. La douleur serait également le compagnon de la prêtresse durant son voyage, pareil au chérubin qui sans cesse et à chaque instant lui rappellerait le don du Dieu et la bonté de Tesso envers elle.

Tout pouvoir, toute magie s’accompagne d’un prix à payer, et l’Améthyste connaissait désormais le sien. Cette bénédiction accordée par Tesso, ce masque que désormais elle pourrait porter avant de s’enfoncer au cœur du royaume, cette arme aussi subtile que mortelle, tout cela ne pouvait aller sans sa contrepartie. D’un geste, la Voix du Maître des Mensonges congédia ses fidèles afin de rester seul dans le temple en compagnie de l’Élue. Pour ce qui allait suivre Harkaas ne désirait pas de témoins, les instructions données n’appartenaient qu’à lui, à l’Améthyste… et bien sur à leur Seigneur dont l’œil vigilant ne les perdrait jamais de vue.

Vous allez vous rendre à Diantra. Introduisez vous dans les cercles du pouvoir, utilisez votre corps et vos dons pour… nouer… des relations. Distillez de fausses vérités, aspirez la vraie. A vous de trouver un moyen d’exfiltrer les informations ainsi recueillies jusqu’à moi. Le mieux serait sans doute d’utiliser ceux d’entre nous qui vivent en Ithri’Vann.

Le Haut Prêtre faisait là allusion aux adeptes du culte vivant dans cette contrée. Bien que théoriquement autonome, l’Ithri’Vann se trouvait en réalité sous un étroit contrôle drow et la plupart des factions du Puy y avaient placé des agents, autant pour surveiller la zone elle-même que pour se surveiller entre eux. Un territoire se trouvant à l’interconnexion de plusieurs ennemis héréditaires ne pouvait que grouiller d’espions comme les mouches grouillent sur la merde.

Je vous conseille de vous arrêter quelques jours auparavant dans une baronnie frontalière le temps de parfaire votre histoire et vos manières. Votre apparence a beau être parfaite, votre attitude drow pourrait vous trahir si vous n’y prenez pas garde. Et… ah, une dernière chose.

S’approchant, le Haut Prêtre posa ses deux mains sur les frêles épaules de l’humaine et lui murmura à l’oreille :

N’oubliez jamais que les plus puissants pratiquants des arcanes peuvent déceler votre véritable identité, sans pour autant réussir à briser l’enchantement. Évitez donc autant que possible la proximité des mages et des prêtres.

Dans les pupilles désormais bleutées, et désespérément fades, passa un éclat de clarté qui fit tressaillir l’Améthyste tout entière à sa proie accolée ; les yeux comme un océan bêtement lumineux, chatoyèrent avec un zeste de cruauté bienvenue.
Car enfin, c’était encore sous les auspices de Tesso que se tissaient ces fatalités-ci ; et le Volcan, frondeur, bouillonnait tout à côté, et son lourd grondement allait entrechoquer les dents de l’autre esclave, l’Humaine dépossédée jusqu’à sa carcasse et sa trogne.

L’Améthyste, détourée par les chandelles voilées, porta son ombre sur la silhouette toute semblable à elle ; seule la peur, une fière frayeur exhalant les sévices du Noble Peuple, différenciait l’esclave orgueilleuse et tranchante, de la forme cisaillée et blottie de l’autre.
La Drow, de sous son masque, la contempla longuement ; cette chèvre humaine, cette relique des Péninsulaires provinces, avait fort bien fait de sacrifier son angélique minois – auréolé de quelques entailles, quelques balafres – pour la grandeur des Drows. Ceux-ci tâcheraient de s’en remémorer, à l’heure de lui arracher toute vie, de lui ôter tout sourire.
Mais enfin, pour l’heure, la migraine fêlait tant le crâne de la Dupeuse, que celle-ci n’eut pas même plaisir à saisir les éclairs d’horreur qui parsemaient le visage de sa consœur d’apparence. Seul un parfum diffus, de peur et de sueur mêlées, allait remplir les coins venteux du Temple Trompeur aux mille pénombres.

Et l’Améthyste sourit, de sa poignée de quenottes importées de l’Ouest.
Cela serait affaire d’habitude, voilà tout.

Le Val’Ulroa lui soufflait ses mots, lui insufflait ses phrases de conseil, de sagesse.
Cela évoquait Ithri’Vaan aux sombres plaines, les chaos de la Mer toute proche, qui ballotait les côtes rouges ; et au-delà, Diantra, l’urbaine gueuse des Contrées du Ponant, et ses longues vallées parsemées d’inanité poisseuse – mais encore, plus avant vers le cœur, et c’est le fumet rance de quelque Baronnie, l’admirable crasse d’un port rompu aux négoces de chair, qui offrait ses flancs lourds à l’emprise des Drows.
Là où les marchands au sang-mêlé lèvent l’ancre, là où les catins empourprées poignardent les hommes – là où tout, jusqu’aux crânes fêlurés, était pâle copie des vicissitudes des bas-fonds Volcaniques – là s’étirait le chemin pour l’Améthyste, vers les mensonges bercés de manteaux.
Formidable ; d’ici déjà, et ardemment, les coteaux lointains fumaient de fragrances haineuses, de fières duperies levantines.

Tesso serait, honorablement et hardiment, exaucé jusqu’à la chair, jusqu’au sang.

Un doux regard, un rictus de son petit visage frêle comme génisse des Hommes, et la Drow encapée de songes s’en fut vers l’horizon, vers les rougeurs de l’Ouest. Ses longues boucles brunes ou blondes, emmêlées, étaient incongrus dans les voiles moirés du Temple Sombre.
Le Val’Urloa saurait apprécier le sacrifice de ses esclaves.

« Adieu pour cette heure, Seigneur Harkaas. Que les mensonges vous préservent. »

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