[La Lanterne Noire] De désir et de violence | Drykars

Perdu dans un océan de draperies, Cendre rêvait.


Au plus profond du ventre secret du Temple, les appartements du Haut-Prêtre bruissaient d'échos. Les stances des fanatiques, bourdonnées comme des mantras, le cliquetis des chaînes à leurs flancs. Les cris des condamnés, de ceux que l'on menait à la stèle sacrée pour que leur sang, au nom de Vengeance, soit versé. Des murmures plus secrets, ceux des Confesseurs, où roulaient les plus atroces des phantasmes. L'éternelle symphonie de Meingal. Les chants de la demeure du Dieu-Justice.

De sa demeure.

Sans hâte, doucement éveillé, il glissa sur le flanc et, d'une main indolente, chercha le corps de son amant. La place vide, constatée, le fit s'étirer et chuinter de dépit. Dans l'air flottaient encore le parfum de leurs encens et celui, plus âpre, de leurs jeux ; ils alourdissaient les sens, et l'entraînaient dans une torpeur où il se serait volontiers laissé happer si son devoir ne lui intimait pas d'en faire autrement.

Il se redressa. Ses pieds s'enfoncèrent dans des tapis profonds comme des fougères, et doux comme un millier de fourrures. Ils lui épargnèrent la froideur du sol marbré, cette glace faite pierre dont la simple suggestion lui tira un frisson - car Cendre aimait la tiédeur, la chaleur, et ne goûtait guère aux climats plus frais. Ses gestes trouvèrent parure et armes, mais ce fut l'esprit encore engourdi qu'il quitta la chambre.


Il savait où le retrouver.


Cendre n'eut pas à chercher loin, en effet. Seul dans la salle circulaire où menait une volée de marches soigneusement dissimulées, Lessryn, le Haut-Prêtre, inspirait les vapeurs à visions dont il était friand. Le dos courbé sous le manteau d'encre et de rubis, les mains serrées aux rebords de la vasque, il tressaillait parfois, puissant dans ses délires, et si vulnérable pourtant. A pas légers, Cendre se rapprocha. Le dos élancé et nerveux de son amant était assez proche pour que, d'une allonge du bras, il puisse planter l'une de ses lames à travers la chair jusqu'au coeur. Ce serait simple, songeait-il. Simple, rapide. Il tendit la main. Mais au lieu du geste pur et meurtrier, ce fut d'une brève caresse qu'il honora l'épaule du maître des lieux, avant de se rabattre en arrière pour ne plus interrompre le rituel en cours.

Simple. Frustrant.



Les champs de feu s'étirent. Au centre, long comme une arme d'hast et tout aussi acéré se tient un Sombre, les paumes ouvertes. De sa main gauche, il sème, et de la droite, récolte.

Le Dieu-Balafré attend la moisson.

Sursaut. La vision se tord, s'étire, se métamorphose enfin. Quittant les champs dévastés, le Haut-Prêtre arpente à présent les couloirs de son domaine. Haut et démesuré, le Temple l'accueille. Des noeuds de serpents se sont installés dans ses alcôves et sifflent à l'unisson.

L'un s'en vient, accueillant, et lui fait la révérence. Un fidèle, un fanatique, à l'attitude soumise et extatique. Il s'approche. Le suppliant relève légèrement la tête, et entre les rigoles pâles de ses cheveux, Lessryn devine le visage de Cendre, qui lui sourit.

Il s'approche encore, se penche. Les mains accueillent les mains. Délicatesse. D'une calme impulsion Cendre est relevé, remis à sa hauteur. La Main-du-Balafré sait reconnaître les siens.

Le suppliant l'enlace. La chaleur de ses bras fait un noeud de vipères contre ses reins. L'oeil rouge est vrillé à l'oeil rouge. Son visage, sa bouche se rapprochent, effleurent. Il l'embrasse. Puis s'embrase.



D'un tressaillement, Lessryn Vesz'Talinth quitta l'emprise de la vision. D'une main fatiguée, il chassa les volutes de fumée odorante qui persistaient à tourbillonner autour de son visage, et redressa sa haute stature. L'oeil couleur grenat fouilla les environs, accrocha la silhouette immobile, attentive, de Cendre. Et Cendre, l'air absent, un poignard en main, souriait.

~*~

Peu de temps plus tard.

Seuls deux Sombres avaient été autorisé par Lessryn à l'accompagner tandis qu'il cheminait vers les étages supérieurs de la cité des scories. Deux de ces fanatiques dévoués à leur cause et drogués aux vapeurs jusqu'au fond de leurs prunelles. Les deux avaient teint leurs cheveux de noir, pour n'être aperçus que s'ils le voulaient bien ; et leur parure était de noir également ; mais leurs lèvres, plus pâles, s'ouvraient sur des sourires en lames de couteau. Le plus grand tressait ses cheveux ; l'autre avait la langue tranchée. Tous deux marchaient d'une foulée souple au côté de leur seigneur et maître, accompagnés dans leur périple par le choc régulier contre le sol de la crosse du Haut-Prêtre.

La Lanterne Noire, telle était leur destination.

Aux portes, le trio s'arrêta. Sur un signe du menton de la part de Lessryn, l'un des deux dévoués - celui qui pouvait encore parler - s'avança.

A la première âme Sombre que le drow put croiser dans l'établissement voué aux plaisirs d'Isten, furent tenus ces quelques laconiques propos.


- Mon Seigneur Lessryn Vesz'Talinth, Héraut et Main du Dieu-Balafré Par-Qui-Sentence-S'abat, Meingal Sasshik'Etsh, vous donne son noble salut. Il souhaite s'entretenir sur-le-champ avec Drykars Trys'Tavilon, Lui-Aux-Mille-Esclaves, pour profiter de l'hospitalité de sa demeure et peut-être lui proposer un marché. »

Le moins qu'on pouvait dire, c'était que l'étrange trio dénotait dans l'atmosphère riche et luxueuse du bordel. Encadrant le Haut-Prêtre lui-même, les deux fanatiques qui composaient sa garde pour ce soir avaient décidément la semblance de deux ombres faites chair, dans l'étalage de soieries et autres délicatesses dont étaient coutumières les maisons closes de cette sorte : leur parure était noire, leur habit était noir, leur peau, leurs cheveux, même leurs ongles étaient teints de sombre. Seuls leurs yeux, d'un rouge incongru dans tant de ténèbres, brillaient et sautaient d'un visage à l'autre, d'un esclave à l'autre. Le plus grand - celui qui avait annoncé la venue du Haut-Prêtre - se tenait droit et hiératique comme une statue. L'autre en revanche souriait, d'un sourire un peu torve, et suivait avec gourmandise les ondulations des reins des plus alléchantes hôtesses.

Venait enfin Lessryn, colosse de plus de sept pieds de haut, la chevelure rejetée en arrière, libre. Le manteau couleur cendre et sang, piqueté de rubis et de pierreries non moins rouges, s'évasait autour de ses pieds comme une flaque d'étoffe, et la crosse dont il se munissait dans la plupart de ses déplacements luisait comme un sinistre casse-crâne. Austère et fermée, l'expression du Haut-Prêtre s'adoucit cependant légèrement lorsque Drykars se présenta face à lui. Le jeune drow était ponctuel, rapide à accueillir ses hôtes ; détail qui plaisait au strict religieux.

A son invite, les trois suivirent. Lessryn attendit que le maître des lieux l'enjoigne à s'assoir pour ce faire, mais ses deux acolytes restèrent debout. Lorsque fut offerte la liqueur, le Sombre à la langue tranchée s'empara de la coupe destinée au Haut-Prêtre, y but deux gorgées, fit claquer sa mâchoire puis, après quelques instants, offrit le calice à son maître avec un petit hochement de tête. Quant à l'autre drow, toujours aussi hiératique, il déclina poliment celle qui lui fut tendue et se remit à fixer avec intensité Drykars, silencieux.


- Mon Seigneur, je dois vous avouer ma curiosité quant à la raison pour laquelle vous avez souhaité me rencontrer. Si je puis vous être utile, n'hésitez pas. Ce sera un honneur pour moi de servir le Dieu-Balafré Par-Qui-Sentence-S'abat, disait celui-ci, qui semblait avoir à coeur de contenter ses invités.


Savourant la liqueur offerte, Lessryn ne répondit pas tout de suite. Déglutissant sans hâte l'alcool, considérant le jeune Drykars sous de lourdes paupières à demi-closes, il finit par balayer d'un geste calme les environs proches - à savoir l'alcôve dans laquelle son interlocuteur, lui-même et sa suite s'étaient installés.


- L'on vante déjà, des étages les plus hauts jusqu'au fond de la Chambre, et même au-delà du Puy, les qualités de ta Maison, Trys'Tavilon. Des rumeurs et des murmures j'ai saisi le suc, au point de vouloir moi-même savoir de quoi il retournait. Bien des regards sont posés sur toi, ainsi que sur ton établissement. Nous pensons que tu feras honneur à l'Aveugle, et que les charmes que tu offres honoreront Ses charmes. »


Dodelinant de la tête, le Haut-Prêtre reprit une gorgée avant de parler à nouveau, d'une voix toujours aussi rauque et dissonante.


- Mais il est difficile, seul, de tenir une telle Maison. L'ambition est ce qui fait battre le pouls de notre peuple, mais elle peut s'avérer parfois périlleuse pour qui en fait son alliée. Le chaos précède toute naissance. Mais le chaos doit être dompté, sous peine de dévorer l'enfant avant que celui-ci ne naisse. »


L'oeil couleur grenat se rouvrit totalement. Le regard perçant de Lessryn se vrilla à celui de Drykars pour ne plus le quitter.


- Nous savons que tu possèdes des esclaves au caractère quelque peu... ambitieux. Nous donneras-tu des nouvelles de ceux-ci ? »