[Petit Temple de Calimenthar] Les enfants terribles | Taurë

      Dans le petit Temple de Calimenthar à Alëandir, Aranos était seul. Il n’y avait jamais foule dans le sanctuaire du Père des Batailles, alors même que la Forêt tout entière courait à la guerre. Aujourd’hui que l’Automne s’étendait sur Anaëh, les premiers messagers du Sud commençaient à répandre la nouvelle : on murmurait que l’Ellyrion était repris. Rien n’était pourtant encore sûr, comme le Trône Blanc refusait de dévoiler le rapport des Eperviers. Mais Aranos avait veillé pendant six siècles depuis les remparts du Fort, et dans son sang qui battait avec force, l’Elfe pressentait que les Sombres avaient été refoulés loin de la pierre gardienne d’Anaëh.
      Au moment même où ces rumeurs joyeuses emplissaient de courage le cœur du Capitaine, d’autres dépêches, plus obscures celles-là, avaient couru depuis l’Ouest. Son vieux compagnon Timérion Adantar avait essuyé l’intrusion de Nains jusqu’au plus profond de Malereg, franchissant même l’antique Mur de Termalion. Le Seigneur Protecteur n’ébruitait pas encore ces sombres présages, car l’Epine Dorée aurait été disloquée par les intérêts éclatés de ses Protecteurs ; mais à Aranos, le camarade des batailles, comme ils avaient lutté sur les rives d’Uraal trois siècles auparavant, Timérion avait appris la nouvelle qui tonnait comme un tambour de guerre.
      Voilà pourquoi, à l’heure où la Forêt vacillait ou s’apprêtait à livrer bataille, et que les arbres et les Elfes semblaient confus et irréfléchis, Aranos avait repris la route du petit Temple de Calimenthar. Le Capitaine aurait besoin de toute la clairvoyance du Père des Batailles, comme l’Anaëh nécessiterait toute la fougue des I ehtyari (*).

      « Calimenthar, souffla Aranos agenouillé, le fort Ellyrion sera repris par d’autres, sans qu’il m’ait été donné d’y livrer bataille moi-même. Accorde-moi la clarté d’en défendre les murailles ; que là où les Elfes ont failli une fois, mon bras empêche une nouvelle chute. »

      Le petit Temple de Calimenthar en Alëandir était une bâtisse simple, si petite que vingt personnes n’y auraient pas tenu, et tout entière faite de bonne pierre. Certains prétendaient que ce grès venait des montagnes des Nains, loin dans le Nord, là où le Père des Batailles avait longtemps été révéré par tous et non une maigre poignée. Devant Aranos tombé à genoux, un petit autel se dressait, où l’on déposait des ronces et des épices, mais jamais de plantes douces ; quelques rameaux brûlaient de part et d’autre de la pierre. Derrière, la statue du Père des Batailles dominait les fidèles qui viendraient lui rendre hommage. Les sculpteurs n’avaient pas dépeint Calimenthar comme on le trouvait dans les terres barbares, là où il portait le nom de Mogar, où le Guerrier, et brandissait un terrible Marteau de guerre ; ici, en Alëandir, c’était le dieu Soldat qui veillait sur la Forêt, et son large bouclier s’élevait haut comme pour faire rempart et sauvegarder Anaëh.

      Les ronces qui se consumaient laissaient s’échapper un doux parfum qui embaumait le Temple, et clarifiait le cœur des adeptes. Pourtant l’esprit du Capitaine était embrumé d’autres pensées. Sa rencontre avec Timéron sur les rives d’Uraal lui avait laissé sur les lèvres un goût amer : la Forêt serait piètre au combat si elle ne se libérait pas des voiles du passé. Voilà douze ans, maintenant, qu’Aranos portait la plaie d’une rencontre empoisonnée avec Taurë, sa sœur. On la disait à présent Vaisseau de la Mère, Gardienne de Kyriä, et quoi d’autre encore ?

      Aranos inspira profondément, laissant la fragrance des rameaux lui pénétrer l’esprit, puis il se redressa. Elle ne tarderait plus.

Note :

Alëandir.

Contempler la hauteur de ses murailles manquait à Taurë. Le faste de ses portes, l'agitation de ses rues, la déambulation des marchands...tout cela, elle s'imaginait tout ce qui ne pouvait se sentir par d'autres moyens que l'ouïe ou l'odorat. Faute de vue, c'est par ses autres sens que la Gardienne se guidait. Et bien que l'endroit où elle se rendait n'était absolument pas le genre de lieux où elle n'avait eu coutume de se rendre, elle le connaissait. Les quelques détours, afin d'éviter les grands boulevards, qu'elle emprunta lui permirent de rapidement traverser la Prime Cité, puis de marcher sur les dalles froides d'une des périphéries citadines parmi lesquels le Temple de Calimenthar était l'un des plus imposants bâtiments. Il n'avait que peu de concurrence, parfois ci et là se dressaient jadis quelques manoirs détenus par les grandes familles, dont les vestiges aujourd'hui vacillants s'éteignaient, emportés par le tourment prôné par le Dieu célébré par le temple voisin.

Rarement les rues n'étaient apparues aussi silencieuses à Taurë. En quelques instants, ceux qui lui suffirent pour pénétrer dans le Temple, ce furent plus d'une décennie qui la rattrapa, plusieurs mois de silence, sinon plusieurs siècles d'indifférence. Jamais elle ne le montrerait, et pourtant, son frère avait beau la connaître mieux que quiconque, il ne le saurait probablement pas, mais Aranos était le seul à même capable d'anéantir Taurë. Par fierté ou par orgueil, aucun des deux ne reconnaissait le pouvoir que l'un avait sur l'autre, et même si celui ci était visible, il n'était pas reconnu, et les effets dévastateurs qu'il pouvait avoir étaient rapidement voilés par un air hautain et acerbe. Chair de leur chair, et sang de leur sang, le schisme qu'ils incarnaient n'auraient pu être plus puissant qu'en cette heure.

Elle ne le voyait pas, mais sentait qu'il était présent. Son odeur peut-être, ou le fait que le temple désert ne semblait répondre à aucun autre mouvement que les siens lui prouva qu'elle n'était pas seule. Aranos était un guerrier, se dissimuler figurait parmi ses talents, et pourtant, même lui ne pouvait se dérober à la cécité de la Gardienne. C'est pourquoi, assurée que ses paroles tomberaient dans les bonnes oreilles, elle lâcha tout en rabaissant sa capuche et dévoilant son visage :

« Bonjour, Aranos. Relève toi, interromps ta prière, et viens embrasser ta sœur. »

      Ainsi Timérion avait dit vrai. Aranos regarda cette silhouette soudain apparue dans l’encadrement des doubles portes du Temple, et à son visage il aperçut l’éclat grisé des pupilles à jamais voilées. A cette exception près, la figure de Taurë ressemblait trait pour trait à ce minois auquel Anàsï s’était confronté douze ans plus tôt ; le Capitaine plissa les lèvres, et les larges rides de son menton lui rappelèrent que certains Elfes portaient moins parfaitement que d’autres le don de l’immortalité.

      Le Temple de Calimenthar semblait un étrange théâtre pour ces amères retrouvailles. Pourtant drapé de l’habit des Prêtres du dieu Soldat, et frappé du blason de son Marteau, Aranos n’avait pas oublié la foi de la Forêt. Il fit trois pas et plia le genou devant sa sœur aux yeux égarés :

      « Vaisseau de la Mère, salua le Capitaine, êl síla erin lû e-govaned vîn (*). »

      Alors seulement, Anàsï se releva et, avançant la tête, il déposa un baiser sur les joues laiteuses de sa sœur : voilà deux lèvres presque parcheminées, et qui effleuraient ce visage lumineux et intact. Qui aurait juré que ces deux-là avaient vu le jour ensemble ?
      Et il murmura :

      « Taurë. »

      Avec ce mot s’achevaient toutes les effusions dont le Capitaine se croyait capable. Il recula de deux bons pas, et croisa les bras sur sa robe d’adepte de Calimenthar. Les rameaux embrasés embaumaient leur rencontre d’une saveur qui avait viré à l’épicé.

      Sans attendre un instant de plus, ni même laisser sa sœur le saluer en retour, Aranos reprit la parole ; sa voix dure, et métallique, tonna avec plus d’éclat qu’il ne l’aurait souhaité :

      « L’heure est tardive, pour que la Forêt se souvienne qu’elle doit sa survie au Père des Batailles. »

      Et ce fut tout, les lèvres se clôturèrent à nouveau. Douze ans de mutisme, tout ça pour ça.

Note :

Taurë demeura de marbre au baiser de son frère. Aurait-elle eu ses iris lisibles, Aranos aurait pu y discerner peut-être un peu de plaisir à l'idée de revoir son frère. Mais rien sur le visage de la Gardienne ne témoignait de l'affection, comme si ce baiser de retrouvailles n'était qu'une signature d'une quelconque formalité. Ils se seraient salués comme le protocole hiérarchique l'exigeait, le résultat aurait été similaire. Elle le sentit se reculer, comme cette fois la forme l'exigeait. Puis, de tout son caractère forgé par le marteau de Mogar, il lâcha ce qu'il avait sans doute pensé comme acerbe, ou du moins provocateur. Les deux frères se regardaient, puis finalement, penchant doucement sa tête sur le côté en s'armant d'un léger sourire, Taurë répliqua :

« Et il n'est pas trop tard pour que les déviants rejoignent le droit chemin. »

La Gardienne s'avança alors, prenant le bras de son frère, affichant une mine soudainement radieuse. Elle l'intima, en esquissant un pas, de la guider dans le temple, afin que leurs pas déambulent côte à côte sous les alcôves du réfectoire. Cette proximité, gênant tout autant le capitaine que sa soeur, avait cependant le don d'amuser la jeune Elfe, qui, sentant l'exaspération de son frère, ne pouvait qu'en rire. Entamant leur marche, et après avoir serré fort ses bras autour de celui d'Aranos, Taurë, à demi souriante, lança un sujet qui ne manquerait pas de plaire au militaire...

« Les choses ne changent pas avec le temps...Les Seigneurs Protecteurs sont tous aussi bornés qu'il y a deux siècles...»

      « Ah ! Je ne saurais assurément pas te dire, ricana doucement Aranos au bras de sa soeur, si les Seigneurs Protecteurs changent ou non. Il y a deux siècles, je combattais sur les murailles d’Ellyrion. Toi seule était versée dans les secrets et les soupirs des Seigneurs et de la Reine. »

      Avec les années, le rire du Capitaine s’était fait sans joie : il tordait étrangement ses joues trop tôt ridées par le temps. Son pas demeurait mesuré tandis qu’ils marchaient tous deux sous les quelques arcades du Petit Temple de Mogar ; celui-ci n’était pas grand, aussi ils furent bien vite rendus devant la sculpture majestueuse du dieu Soldat. Aranos l’appelait la grande Statue, mais elle devait paraître bien petite à la Gardienne : pour qui avait ses habitudes dans le vaste Sanctuaire de la Mère à Alëandir, l'enclave de Calimenthar devait prendre des proportions étriquées.
      Le Capitaine dévisageait sur le côté le visage pur comme l’océan de Taurë : elle avait connu les palais d’Orelindë, et la splendeur des demeures des plus grands Elfes. Aranos détourna les yeux pour contempler ce Petit Temple duquel il n’était pas même maître, mais un simple Prêtre parmi une poignée. A la pensée qu’il avait souhaité impressionner sa sœur en l’amenant au plus près de la Statue, là où la stature du Soldat les écrasait de toute sa noblesse, Aranos eut un haussement d’épaules et chassa cette idée.

      Il avait maintenant quitté le bras de la Gardienne, et se dressait à trois pas face à elle ; l’affrontement semblait plus naturel au Capitaine.

      « Les Seigneurs Protecteurs peuvent être bornés, Vaisseau de la Mère, reprit Aranos d’une voix claire, si ce que l’on prétend est vrai. Un, en particulier, à Malereg dans l’Epine Dorée, pourrait être en colère, s’il n’était trop sage et mesuré pour cela. On murmure que non contente d’entraver ses plans de bataille, tu surgis jusqu’au cœur de ses terres dans le plus grand secret ; et tu apparaîtrais à des Casári (*) plutôt qu’aux Enfants de la Mère. »

      Aranos se détourna et se courba sur l’autel, réaménageant les rameaux : à mains nues il s’empara d’une poignée de ronces, et elles rejoignirent le petit bûcher pour l’alimenter. Toujours des plantes devaient se consumer dans l’antre de Calimenthar, pour tenir éveillé le Soldat.

      « De toi ou de moi, Taurë, Vaisseau de la Mère mais ennemie des Protecteurs, interrogea Aranos, qui dévie ? »

      Et en lui-même, le Capitaine songeait déjà à reprendre sa question : « Qui dévie le plus ? »

Note :

La Gardienne regarda le Prêtre, et ne put s'empêcher de sourire franchement.

Il n'avait pas changé. Aranos était probablement l'un des meilleurs éléments sur lesquels l'armée pouvait compter. Il était méthodique, primant l'efficacité par dessus tout, seul le résultat importait dans ses démarches, et une victoire, qu'importe le lot de morts qui l'accompagnait, valait mieux qu'une défaite à ses yeux. Cela, Taurë le partageait aussi. Il aurait pu vaincre à lui seul des dizaines de Drows, rien qu'en pensant fermement que la main de Calimenthar guidait sa lame. Mais jamais il n'aurait su admettre que la Forêt n'avait pas toujours besoin de ce qu'il prônait. Aranos aurait pu convaincre n'importe qui du bien fondé de n'importe quelle folle épopée militaire. Il aurait été capable d'amener un Protecteur à se livrer en otage pour une embuscade. Mais il ne pouvait pas convaincre sa sœur, et cela depuis sept siècles.

« Aller à l'encontre des plans d'Adantar ? Oui, c'est ce que je fais. Et ?
Adantar est assez stupide pour croire que les Nains lui seront d'un grand soutien. Lante ! La Cité Naine. Adantar entretient...pardon, entretenait, de bons rapports avec elle et leur roi, un certain...Valok...ou Valek. Il n'aurait rien en retour de l'aide qu'il aurait apporté à la Cité. Qu'espérait-il ? Des renforts ? Vois-tu des Nains, créatures du Dieu que tu prônes, lutter aux côtés des créations de la Mère ? Non. Alors des ressources ? Les Nains seraient-ils assez généreux pour nous faire don des pierres qui autrefois servaient de pilier à leurs demeures ? Stupide. »

La Gardienne s'approcha de son frère, et comme elle le savait plus grand que lui, elle posa ses mains sur son torse et avec un sourire mielleux, elle murmura d'une voix basse.

« Les Nains qui ont ôté Neglendir à Adantar...l'ont vendus aux Sombres de Yutar. Sur mon ordre.
Si tel n'avait pas été le cas, il serait aujourd'hui aux mains de Valek Roi de Lante, ou pire, aux mains d'Almia, soutenue par...les Drows. Adantar aurait alors dirigé ses armées vers la Nanie, s'attirant les foudres de Lante et d'Almia, provoquant alors une alliance entre ses deux cités contre notre pays. Et imagine toi si Almia était en très bons termes avec les Drows...En ordonnant aux Nains de vendre l'intendant aux Sombres...J'ai essayé de faire rediriger la haine d'Adantar sur Yultar, et non sur les Nains.
Tu devrais me remercier : avec mon intervention, Timérion et Valek conserveront une bonne entente, et ainsi nous éviterons une alliance de Lante avec Almia et les Sombres. »

La Gardienne se recula à nouveau.

« Et cela, je l'ai fais avec l'appui de notre Mère. »

      La jumelle parlait vite, à présent, et beaucoup : son souffle rapide portait des mots de colère. Les projets étagés qu’avançait Taurë n’intéressaient pas le Capitaine : seuls comptaient ses aveux dans l’assaut des Nains contre la Terre du Seigneur Adantar. L’impulsive sœur semblait ne rien avoir perdu du sang bouillonnant de la lignée d’Hëlmeliòn, elle tranchait dans le destin d’Anaëh comme si elle l’avait découpé au fil de l’épée ou à la pointe de la lance.

      « Ainsi tu susurres des conseils à l’oreille des Nains, Taurë, releva Aranos, les lèvres tordues de surprise, et tu marchandes la vie des nôtres auprès des Sombres. »

      Les mises en garde d’Adantar revinrent à l’esprit du Capitaine : le Seigneur Protecteur lui avait révélé comment la charge de Vaisseau de la Mère, en plus de voiler ses yeux, avait enténébré la raison de Taurë. Voilà que la jumelle paraissait comme un entrelacs de fureur et de force, plongeant les racines d’Anaëh jusqu’au plus profond de la terre pour y atteindre les entrailles secrètes du monde.
      A la ceinture de Prêtre était passée une dague d’argent : Aranos la fit jaillir hors de son fourreau, la lame au clair, et la déposa à leurs côtés sur la pierre de l’autel du Soldat.

      « Cette dague était destinée à qui aurait ravi la vie de Neglendir, gronda Aranos, pour réparer l’honneur d’Adantar. »

      Pour l’heure, le frère ne s’en saisirait pas. Trop de questions se bousculaient au bord de ses lèvres, et c’aurait pu être tout le peuple d’Anaëh qui menait là son inquisition, comme le frère s’enquérait de la folie de la sœur :

      « On commence à murmurer dans la Forêt, déclara Aranos à mi-voix, les yeux baissés sur sa jumelle à deux pas à peine, on murmure contre le Vaisseau de la Mère. Le mépris avec lequel tu affrontes les Protecteurs, et maintenant ces obscures machinations au-dehors des lisières de l’Œuvre... le doute a pris racine dans le cœur de la Forêt, Taurë. »

      Les senteurs des rameaux se faisaient toujours plus âcres, pourtant le Capitaine conservait son timbre doux, grave et profond à la fois.

      « Tes paroles sont gonflées de colère, et tu dispenses les promesses de guerre, Taurë. Ce n’est pas du Sanctuaire de la Mère que tu devrais porter l’insigne, mais de ce Petit Temple-ci. »

      Aranos n’était qu’un soldat dans les rangs de l’armée du Sud, et les plus hautes sphères des dieux lui étaient fermées : à peine pouvait-il caresser le Bouclier de Calimenthar, et de loin encore, petit Prêtre parmi la myriade des fidèles au Soldat. Pourtant son cœur d’Elfe l'abreuvait encore de quelques certitudes : ces actions du Vaisseau de la Mère, ce n’était pas la voie de Kÿria.

La Gardienne écoutait les paroles de son frère. Mais que disait-il ? Que la Forêt doutait de Sa Gardienne ? Que les Elfes murmuraient tout bas que le Vaisseau, que l’Élue de leur Mère ne méritait pas sa place ? Cela ne l'affectait pas. Cela ne la chagrinait pas. Taurë n'avait de comptes à rendre qu'à la Mère, et à personne d'autre, et dans tout ce qu'elle faisait, derrière un voile de manigances douteuses, se cachait l'unique volonté d'assister à l'ascension du Premier Peuple. Et cela, la Mère l'avait compris, et c'est pour cela qu'elle avait été choisie parmi tant d'autres. Si cette volonté de voir les Elfes se redresser n'était pas réelle, Taurë aurait-elle été choisie ? Si d'un Être peuplant l'Anaëh, il en existait un ayant une force plus grande que celle de Taurë pour mener ce projet à bien, cette dernière n'aurait pas été choisie. Or les faits étaient là. Et parmi plusieurs centaines de milliers d'Elfes, c'était elle parmi les autres qui avait été désignée.

« Les Elfes...les Protecteurs...et même le Roi...n'ont pas à douter de ce qui est au delà de leur entendement. Mes actes sont au-delà de leur compréhension. Sérieusement, mon cher frère...si mes intentions étaient belliqueuses, malsaines et vouées à provoquer la chute de notre peuple...serais-je toujours aveugle ? Serais-je toujours le Vaisseau de la Mère ? Les Protecteurs comme Timérion devraient être soulagés de se confronter à moi. Et ils devraient redouter le jour où, lassée, ce sera la Mère qui se confrontera à eux. Et vu la tournure des événements, je ne serais pas étonnée qu'Elle apparaisse de nouveau. C'est la seule raison que je puis te donner, petit Elfe. »

Taurë sourit grandement en prononçant ses deux derniers mots.

« Tu caches bien ton jeu, Aranos. Tu pousses Timérion à croire que tu le soutiens. C'est habile. Maintenant sois franc, Capitaine, et réponds moi : avec ce que je viens de te dire, n'ai-je pas accéléré la chute de Yultar ? Je n'ai nullement relancé un conflit, car celui ci ne s'est jamais éteint. Je m'efforce de pointer du doigt ce qui est un problème et un risque depuis plus d'une décennie. Ne me mens pas, Aranos. Tu souhaites autant que moi la chute de Yultar.
Et comme je te l'ai déjà dis...et je ne te le dirais qu'une fois encore...j'ai agis en ayant l'aval de la Mère. Serais-tu assez fou pour La remettre en question ? »

      « Ne me mêle pas à tes jeux de pouvoir, Taurë, avertit Aranos. S’est tissé entre le Seigneur Adantar et moi un lien dont tu ne connaîtras jamais la substance, car tu n’as pas combattu pied à pied dans une bataille. Tu n’étais pas à Uraal ce jour-là. »

      Qui, parmi les Elfes, aurait osé s’adresser ainsi au Vaisseau de la Mère, si ce n’était son propre frère ? Aranos était revêtu de la bure de Calimenthar, passée dessus son armure étincelante : sous les arcades du Petit Temple, il ne craignait rien de la colère de la jumelle. L’heure était à déverser des biles vieilles de douze ans.

      « Ton clan d’Aleyïa Adäm y était, Taurë, ils ont combattu à l’ Uraal ailin ohta, se souvint Aranos. Après la bataille, nous avons prié ensemble pour nos morts, et j’ai parlé aux Mains de la Forêt. Ils étaient de mauvais combattants, et beaucoup avaient été fauchés par les coups de nos ennemis : j’ai proposé de les entraîner dans les voies de Calimenthar, mais ils ont tous décliné. Ils n’ont pas même voulu des pointes d’acier pour durcir leurs flèches de bois. »

      Le Capitaine se souvint que la discussion avait été longue avec les druides et les archers d’Aleyïa Adäm, et qu’elle s’était poursuivie très avant dans la nuit. Les questions militaires avaient vite été délaissées, comme Aranos les pressait d’interrogations sur le sort de Taurë, qu’il n’avait revue depuis si longtemps. Mais le Capitaine avait fait jurer à ceux-là de n’en souffler mot à sa jumelle : sans doute avait-elle cru qu’il l’avait oubliée.

      « Deux siècles de conseil dans les Palais t'ont fait oublier la sagesse de ton clan, inya Nésa. Peut-être Yutar tombera plus vite, par la main du Vaisseau de la Mère, acquiesca Aranos à mi-voix, mais combien de cycles pour qu’Anaëh soit purifiée de sa souillure ? Tu aurais pu broyer les Casári, mais tu leur as livré la vie de l’un des nôtres, et il sera égorgé par le couteau d’un Sombre. L’Œuvre en sortira ternie. »

      Le Capitaine s’avança jusqu’à la jumelle, pour que ce visage trop longtemps oublié ne puise lui échapper ; dans les pupilles voilées de la Gardienne, il plongea ses yeux aguerris par des siècles de veille.

      « Anaëh ne doit pas être sauvée par d’autres, nous sommes les Fils et les Filles qui devons livrer bataille pour l’Œuvre. La victoire n’importe pas ; seul prime le combat. »

Note :

« Tu pourras toujours juger mon clan sur des critères de guerre, Aranos. Sur ce point, bien que tu sois loin de figurer parmi les meilleurs, je te pardonne de porter un avis sur les Aleyïa Adam en usant de critères dont ils ne sont pas de réels pratiquants. »

La Gardienne ne pouvait voir son frère, mais cela ne l'empêchait pas de le regarder. Son frère pouvait toujours se tarer de critiquer les autres, en sachant qu'il surclassait nombre de ses semblables dans le domaine de l'armée et du combat. C'est alors que la soeur y vit l'occasion de le toucher de plein fouet. Taurë n'était pas du genre à laisser passer les occasions.

« Tu dis que j'ai terni l'Œuvre ? Aranos...qui de toi et moi était sur les murailles d'Ellyrion lorsque la Forteresse est tombée ? Qui, de toi et de moi, a failli à sa tâche de défenseur de la Forêt ? Qui, d'Adantar et de moi, a failli à sa tâche de Protecteur d'Anaëh ? Depuis que j'ai été choisie, et je dis bien "choisie"...il n'y a eu qu'une seule invasion des Sombres en Anaëh, dans un Temple de la Mère, au Sud de la Forêt...et c'est moi qui ai dû purger cet affront. Pas les soldats. Combien de morts, Aranos, doit-on à l'inefficacité des tiens, et de ces Immortels appelés "soldats" ? »

La Gardienne était dure dans ses paroles. Mais il fallait que le Capitaine se rende à l'évidence : les agissements de Taurë n'avaient que précipités la mise à terre de Yultar et de ses occupants. Ce n'était plus qu'une question de temps, avant que l'échiquier achève sa mise en place, et pour qu'un simple coup sec, les pièces Sombres tombent au sol sans se relever. Taurë reprit d'une voix douce à l'adresse de son frère.

« Aranos...qu'est ce que la vie d'un seul...si ce sacrifice peut en sauver des milliers d'autres ? »

      La parole assassine de Taurë trouva sans peine son chemin jusqu’au cœur d’Aranos, qu’elle laboura de profonds remords. Oui, Ellyrion, la Pierre qu’il avait défendue six siècles durant, était tombé. Mais si le Capitaine sentait les regrets le ronger, ce n’était pas au souvenir d’une défaite, mais plutôt d’une bataille jamais livrée. Le sort avait voulu qu’il soit au Fort lorsque les Drows l’avaient submergé, mais qu’il ne puisse marcher parmi l’Armée du Sud lorsque les Elfes réclamèrent une vengeance retardée de six ans.

      « Nous n’aurions pu avoir d’armée plus excellente pour défendre Ellyrion, tonna Aranos, les plus grands de nos seigneurs ont combattu jusqu’au dernier jour du Dixième cycle. Ce ne sont pas le feu et l’acier qui nous auront fait fléchir, les Atalantië nous ont défaits avec plus que leurs armes. Mais si j’ai failli, je n’ai pas renoncé, Taurë : vois, je porte toujours sous ma robe l’armure de mon rang. »

      Le regard d’Aranos passa sur le visage du Dieu soldat, à jamais figé dans la pierre. C’était ici même, tenu loin du front et de la bataille, que le Capitaine avait appris le triomphe des siens, comme ils voulaient refouler les Sombres au-delà d’Ellyrion. Un frisson avait passé dans l’échine du culte lorsque Calimenthar avait senti, six ans après la débâcle, le nouveau choc de l’Elfe contre le Drow.

      « Mon Roi n’a pas voulu que je combatte avec les miens à l’heure de reprendre Ellyrion et le Sud d’Ardamir, poursuivit le Capitaine, pourtant nos frères et nos sœurs ont triomphé. Il aura fallu six années à l’armée du Sud pour faire céder l’incursion, mais nous n’avons pas failli. »

      Aranos contemplait maintenant la jumelle avec un début d’effroi dans le regard. Les paroles de la Gardienne se faisaient de plus en plus étranges. Non contente de vanter la grandeur de ses marchés honteux passés avec les Montagnes ou le Volcan, voilà qu’elle clamait que tous avaient chuté sauf elle, dans la défense des lisières et du peuple.

      « La vie d’un seul des nôtres peut courir sur plus d’un cycle, Taurë, énonça Aranos, elle a une valeur qui est hors d’atteinte de ton pouvoir. Notre peuple est guidé par un Roi, et chaque terre a reçu un Seigneur Protecteur pour la défendre. De Neglendir, sur le domaine de Malereg, nul ne pouvait disposer sauf Adantar. »

      Le Prêtre de Calimenthar conclut d’une voix soudain durcie.

      « De la vie des forêts, la Mère peut t’avoir fait l’impératrice, inya Nésa ; mais seul le Trône blanc et ses émissaires peuvent saisir la vie des Quendi. Tu as outrepassé ta charge, Vaisseau de la Mère, et trahi notre peuple. »

Note :

Les paroles d'Aranos résonnaient en Taurë comme les incessants piaillements d'un jeune enfant auquel nul n'aurait pris la peine d'enseigner le silence et le respect. Le Capitaine était naïf, et comme tous les siens, il en venait, en remettant en cause la Gardienne, à remettre en cause la Déesse. On aurait pu accuser Taurë de tout, d'être fausse, sournoise et vicieuse. Oui, elle l'était. Mais pas qu'elle était une traître. La Représentante de la Mère n'était pas une traître à son sang, à son peuple, aux siens. Ce mot lui était insupportable, et qu'on l'insinue, et même qu'on l'insulte de cette palabre l'offusqua, la blessa, et eut le don de l'énerver. Ce fut un coup sec. Claquant et sonore. Un seul coup, asséné par le revers de la main. Le visage de la Gardienne était resté impassible, mais sous la violence du coup, elle pouvait sans gêne deviner la trace rouge qui devait désormais orner la joue de son frère.

« Ne redites jamais cela en ma présence, ni même en mon absence, Capitaine. A l'instant c'était ma main, la prochaine fois, ce sera celle de la Mère qui vous remettra à votre place. »

La Gardienne n'avait aucun remords d'avoir giflé son frère. Elle disposait de peu d'armes contre lui, et cet inconscient ignorait qu'il disposait de la seule pouvant l'atteindre. Il mesurait, la dernière fois qu'elle l'avait vu, une bonne tête, voir deux, de plus qu'elle. Et au jugé de son coup, elle estima qu'il avait certainement encore grandi. Elle plaça sa main doucement sur la joue de son frère, et la poussa afin qu'il lui fasse face. Elle sourit doucement.

« Aranos...pourquoi dois-tu toujours t'opposer à moi ? Cesse ta résistance inutile. Je regrette pour Neglendir. C'était un Elfe talentueux et qui avait sa valeur. Nous regretterons tous son sort. Mais c'était un sacrifice nécessaire. Et je le referais si la Mère me le demandait. Tu n'es pas stupide, Aranos, et je sais que tu n'iras pas hurler ce que je t'ai confié. Personne ne te croirait. Qui irait plussoyer le fait que la Gardienne de la Mère aurait soi disant trahi son peuple...tu te ferais rétrograder voir bannir des rangs de l'Armée. Ce n'est pas ce que tu veux, n'est ce pas ? Au lieu de quoi...pourquoi ne m'aiderais-tu pas ? Ensemble, nous pourrions tant accomplir, jusqu'à provoquer la génuflexion de Yutar devant nous. N'est ce pas ce que tu veux ? »

      Dans le silence du Temple de pierre, l’écho de la gifle roula longuement et se répercuta d’un mur à l’autre. La joue du Capitaine avait viré rouge, tandis que sa tête résonnait et bourdonnait longuement. Aranos s’était trompé en fin de compte, la vie de palais n’avait pas tant amolli la poigne de la jumelle.
      Sur la table de pierre brillait le poignard, et les coffres du sanctuaire étaient toujours pleins de lames et de flèches. L’ombre d’un instant, Aranos caressa l’idée de clore ici et maintenant leur querelle de sept siècles, et laver dans le sang l’honneur des Elfes. Mais si c’était là peut-être la voie du Soldat, ce n’était pas celle de la Mère : quoique Prêtre de Calimenthar, le Capitaine restait un Fils de Kÿria, et fidèle à ses préceptes ; lui ne la trahirait pas...

      « Toi seule peut ainsi lever la main sur Anàsï, Taurë, souffla-t-il en ressuscitant de leurs jeux d’enfants cet ancien nom. Mais tu t’égares, Vaisseau de la Mère, tu frappes jusqu’à ceux de ton propre sang. »

      Les paroles de la Gardienne sonnaient comme des éclats de folie à l’oreille du Capitaine : car la Forêt grondait, bientôt la grogne et les soupçons enfleraient encore. A l’aube de marcher à la guerre, Aranos sentait se fendiller derrière son dos le socle qui portait Anaëh ; de cela, Taurë, dont les bras couraient des Montagnes au Volcan, aurait à répondre un jour.

      « Je n’ouvre pas les flancs d’Anaëh aux lances des Casári, rétorqua Aranos, pas même pour que Yutar s’effondre plus rapidement. Du Nord au Sud de la Forêt, lorsque nos frères et nos sœurs en seront dignes, l’on ne trouvera plus qu’une parfaite muraille pour ceinturer la lisière ; et nos ennemis viendront s’y briser. Tu tords l’épreuve de la guerre, tu alanguis le combat et tu amollis les remparts des Moriquendi. Un instant j’aurais cru ta férocité inspirée par le dieu Soldat ; pourtant, ni la bure de ce Temple ni celle de la Mère ne te conviennent. La défroque des déesses catins et traîtres des Sombres te siérait mieux, anya Nésa.»

      Un large silence tomba sur les deux jumeaux ennemis. Jamais Aranos ne plierait son inflexible stature à rejoindre les envies de Taurë ; l’entrevue était achevée. Les deux enfants terribles de la lignée d’Hëlmeliòn se quitteraient une fois encore la rage au cœur, l’amertume pendue à leurs lèvres. Mais comme les tambours de guerre enflaient et venaient couvrir le pépiement dans la Forêt, Aranos savait que cette fois, il ne faudrait pas attendre douze autres années pour que les jumeaux soient de nouveau réunis.

      « Tes volontés sont trop retorses pour le dieu Soldat, Taurë, gronda Aranos, pourtant implore sa clémence. Viendra un temps où tu auras grand besoin de son Bouclier pour paraître parmi nos frères et nos sœurs. »

      Le Capitaine brisa abruptement la rencontre et il s’en fut par la porte aux doubles battants, vers Alëandir. Ses pas bottés claquaient sur le sol de pierre, et à sa joue s’attardait l’ovale rougi de la gifle reçue. Il n’oublierait pas ; aucun n’oublierait.

Note :

Aucun geste fut esquissé en la direction du capitaine pour le retenir. Le stoïcisme presque parfait de Taurë dura l'espace d'une minute après le départ de son frère. Puis, ravalant sa salive, elle s'en retourna elle aussi vers les doubles portes battantes. Elle se passa les mains sur le visage, insistant sur son front. Sans un regard vers le temple, elle remit son large manteau sur ses épaules, et reprit le chemin qu'elle avait emprunté pour parvenir jusqu'à l'édifice. Elle eut soudainement envie de cracher sur ce parvis maudit de cet exécrable monument. Mais elle n'en fit rien. Appréciant le léger vent frais de la matinée, la Gardienne porta son regard sur l'horizon qu'elle ne pouvait pas voir, et en souriant légèrement, elle murmura au vent :

« Ne te mets pas au travers de ma route, Anàsi. C'est tout ce que je te demande...dans ton intérêt. »

Spoiler: