Un Joyau sous le Soleil

        Kahina bouillonnait, sans réellement savoir pourquoi exactement. Tout était si différent ; l'Ouest ne semblait tenir aucune de ses promesses et ce n'était pas faute, pour l'estréventine, d'en avoir attendu bien peu des terres de son désormais époux. Et ils se pensent un peuple civilisé... songea-t-elle ironiquement, allongée sur la banquette de sa calèche, la tête posée sur ses bras croisés. Elle ne ressentait que dégoût pour ce véhicule inconnu des thaarii. Les hommes de la Péninsule semblaient prendre un malin plaisir à y enfermer leurs femmes et à s'y enfermer eux-mêmes, parfois. Les pauvres seraient morts, étouffés par la chaleur, s'ils avaient tenté pareille entreprise, dans son Orient adoré.
        Pour autant, avait-elle vite compris, si son exotisme avait son charme et demeurait son meilleur atout à la cour d'Aphel — elle s'était déjà faite, en quelques jours, une solide réputation d'imprévisibilité — elle devait prendre garde à ne pas en abuser ; ce qui était agréable et rafraîchissant devenait vite, aux yeux des autochtones, gênant dès lors qu'ils y étaient trop confrontés. Aussi se forgeait-elle son rôle de princesse étrangère, intriguant pour prendre sa place, là où d'autres ne feraient que la chercher. Prenant rapidement pleinement mesure de ses droits en tant qu'épouse du régent parti en guerre, elle avait su se mettre dans la poche la cour apheloise, jouant du chaud et du froid avec une noblesse absolument pas préparée à la tornade qu'elle pouvait être... le tout, bien sûr, sans jamais que l'orient de son cœur ne quittât ses pensées.  Après quelques jours passés à prendre la mesure de son nouveau jouet et à comprendre dans quel monde elle était appelée à évoluer pour les années à venir, elle avait compris que si le regard de Maciste devait être tourné vers les sybronds, il était de son devoir de voir au delà des frontières de la baronnie ; les terres que convoitaient son époux faisaient parties d'un territoire plus grand qu'il convenait de ne pas négliger. Aussi surprit-elle son monde, un soir, en annonçant qu'elle partirait le lendemain présenter ses hommages au sire Asdrubal et à la dame Margot de Soltariel. L'occasion s'y prêtait d'autant plus que les époux fêtaient leurs épousailles.
        Et ainsi s'était-elle retrouvée de cette prison de bois, à attendre que le temps passât, rongeant son frein. La Péninsule ne trouvait guère de crédits à ses yeux, mais elle savait reconnaître des opportunités quand elle se présentait. Maciste baron du Sybrond, elle devenait baronne ; être l'épouse d'un régent n'était pas aussi avantageux qu'on avait bien voulu lui faire croire. Maciste mort, elle perdait tout pouvoir. Non pas qu'elle prévoyait d'attenter à la vie du jeune homme d'aucune façon, mais à peine mariés, il s'en allait déjà à la guerre et on mourait à la guerre plus sûrement qu'ailleurs. Aussi devait-elle songer à assurer sa position, et il suffirait d'un héritier au trône de la baronnie pour lui assurer cela. Cela valait bien plusieurs heures dans une boîte de bois.
        L'escorte arriva peu de temps avant le coucher du soleil, les couleurs apheloises brandies haut. On les accueillit avec les honneurs et cela ne déplut pas à une Kahina qui prenait plaisir à attirer tous les regards. Sa peau mate tranchait avec la pâleur des femmes soltarie et la concernée le savait tout comme elle savait en jouer. Sa robe venait de Thaar et si elle était des plus décentes pour la cité portuaire, elle en montrait bien assez aux yeux des péninsulaires, qui n'en manquaient pas une miette. Tout sourire, même si elle n'avait envie que de mordre, Kahina se fit charmante, roulant ses paroles de son accent orientale, glissant ça et là quelques mots exotiques. Jusqu'à ce que, finalement, on la convia à rejoindre séance tenante la salle du trône où, lui apprit-on, Asdrubal en personnel l'attendait. À nous deux, Absurde, pensa-t-elle avec un sourire narquois. Tant que le surnom demeurait dans ses pensées, il ne pouvait faire de mal à personne, n'est-ce pas ?
        Ainsi la petite comtesse d'Ys fit-elle ses premiers pas dans le grand monde de la Péninsule. L'épouse du régent avança, droite et fière, au devant de l'homme le plus puissant de cette partie de la Péninsule. Son regard accrocha bien vite le sien, aussi curieux qu'elle, et elle ne lui fit pas l'honneur de détourner pudiquement le regard, trop fière pour cela. Elle aurait pu jouer l'épouse modèle et discrète, venue timidement plaider la cause de son va-t-en-guerre d'époux, mais ce n'était pas là un rôle qu'elle désirait. Non, elle serait Kahina d'Ys et d'Aphel et de Sybrondil si les Dieux lui souriaient et la Péninsule apprendrait à la connaître bien avant qu'elle n'eut apprit à connaître la Péninsule.
        « C'est un honneur, votre Excellence, de venir vous présenter les respects de mon époux, les miens et ceux du bon peuple Aphelois. La cité, en loyale vassale, — le mot roula sur sa langue — se réjouit de la bonne fortune de ses suzerains. Veuillez accepter ces présents, gage de l'amitié de Maciste d'Aphel à votre égard. » Et s'inclinant finalement, elle se détourna de côté, tandis que deux aphéloises à son service apportaient les dits présents. Un sabre d'apparat, comme on en trouvait au côté des Princes Marchands de Thaar, ainsi que trois pièces d'or frappées du Dragon (des objets provenant de l'empire nisétin et d'une valeur inestimable, Kahina avait déjà prévu de faire son possible pour les récupérer, peu importait le temps qu'il lui faudrait y passer). Pour couronner le tout, une robe typiquement thaarie étaient soigneusement pliée, un présent pour la duchesse, que Kahina n'avait pas voulu oublier. Avec un sourire de façade, la princesse d'Ys se promit d'envoyer sa Yssea rencontrer Margot, afin de s'assurer que l'habit irait bien à la duchesse et de faire, au besoin, les retouches adéquates.

        « Ce sabre est deux fois centenaires, puissant duc, il fut porté par plusieurs princes marchands de Thaar parmi les plus puissants de la fin de la précédente ère. » Fière de sa cité natale, Kahina commenta ainsi chacun des cadeaux qu'elle offrit. « Ces pièces datent du grand empire nisétien, qui tint tête aux ilythiiri plusieurs cycles durant. Les ilythiiri prirent beaucoup de soin à détruire toutes traces de leur adversaire vaincu, si bien qu'on ne trouve pratiquement plus d'or frappé du Dragon, aujourd'hui. » Quand finalement, la robe fut présentée, elle ne put s'empêcher de plaisanter : « J'espère que la duchesse et son époux apprécieront la douceur des robes thaarii. »
        La réaction d'Asdrubal, cependant, devait la décevoir. À peine son regard se teinta-t-il d'intérêt quand il observa la monnaie d'un empire révolu. L'adolescente prenait cette absence d'enthousiasme comme une insulte à ses origines et à sa culture, mais elle n'en témoigna rien. Qu'importait, au fond, que l'homme en face d'elle aimât ce qu'elle venait lui apporter. Elle n'était pas venue pour se faire apprécier du duc mais pour gagner ses faveurs, ce qui était légèrement différents. Pour ce qui était des amitiés, elle préférait se concentrer sur Margot, dont elle notait par ailleurs l'absence. Maciste pourra toujours essayer de m'évincer de la sorte... songea-t-elle rêveusement. « Vos félicitations me ravissent autant qu'elles raviront Maciste. » Elle se fendit d'une nouvelle révérence. Il était difficile de se souvenir que Kahina eut pu avoir seulement seize années et pas une de plus, tant elle semblait à l'aise sous le regard de l'assemblée.
        « Il sera toujours temps d'évoquer le destin de la Sybrondie et celui de mon époux demain, sire. J'aurai voulu venir seulement pour me réjouir de votre bonne fortune, mais ne peut me résigner à altérer la félicité de votre cité avec mes mauvaises nouvelles. » Elle secoua doucement la tête en signe de dénégation. « Si votre grâce accepte de me recevoir demain comme elle le fit aujourd'hui, j'accepte pour ma part avec plaisir votre invitation. » Maciste devrait rester en vie une nuit de plus, Kahina préférait de loin profiter de la soirée pour prendre la mesure du couple ducal avant de se lancer dans les choses sérieuses.

      Le spectacle — inattendu — ravit la belle autant qu'elle la fit enrager : où s'arrêtait l'inspiration et où commençait le vol ? Depuis plusieurs siècles, la Péninsule n'avait, aux yeux de Kahina, que peu de respect pour le peuple thaari et sa culture. Elle avait eu vent de temples de l'ancien empire dragon, ces temples là que les drows avaient brûlés et détruits, finalement pillés par quelques croisés de Diantra. Malgré sa joie sincère de retrouver un peu de « chez elle » aussi loin à l'ouest, cette vision lui rappelait que son peuple avait jadis été grand et qu'aujourd'hui, son père l'avait vendue à un suderon pour accroître son pouvoir. « La dame votre épouse est toute pardonnée ; ce ne sont pas moins que vos épousailles que vous fêtez là et je ne suis que l'épouse du sire d'Aphel. » La réponse pouvait ressembler à une boutade, ainsi décrite, mais le ton de la demoiselle n'y était pas et pour quelques secondes au moins, la turbulente et déjà redoutée dame d'Aphel s'était faite humble et avenante... avant de lancer un regard profond et suspicieux à un duc qui ne savait pas forcément sur quel terrain il s'avançait.
      « L'est est rempli de magies, on dit que c'est dans la veine des dracennes que naissait les plus puissantes d'entre elles. » Elle n'expliqua pas ce qu'était un dracenne, pas plus qu'elle n'indiqua qu'elle était — persuadée — descendre des dits aristocrates. « Mon père, le Prince d'Ys et comte du Val, aimait à s'entourer de faiseurs de merveilles. Parfois le temps d'un repas, parfois plus longtemps. » D'un sourire, elle conclut sa tirade d'un innocent : « J'ai grandi dans une ville empreinte de magie, puissant duc, aussi puis-je dire qu'elle m'intéresse, oui. » Et, comme professeur, j'eus la plus puissante des sorcières, la plus dangereuse des dracennes, celle là même qui survécut aux âges jusqu'au nôtre. Celle là même qui m'offrit ses trésors de savoir et m'initia à des arts que tu jugerais interdits. Mais de cela, elle ne pipa mot.